Conclusion

1Le 29 décembre 1927, s’ouvre au Caire la XVII^e session du Congrès de l’IIS ; les délégués des 29 pays représentés y débattent de diverses questions relatives à l’harmonisation des méthodes statistiques à l’échelle internationale, notamment dans le domaine des statistiques vitales, sociales et économiques1. Indépendamment du contenu des débats, l’importance de l’événement réside dans sa valeur symbolique, le Congrès du Caire étant, en effet, la première rencontre de l’IIS qui se tient hors d’Europe et des États-Unis. En Égypte, l’événement se donne à voir comme une manifestation de souveraineté nationale. Outre le Congrès de l’IIS, le pays accueille d’ailleurs plusieurs conférences et congrès internationaux après 1922, notamment la XI^e session du Congrès international de géographie en 1925, ainsi que le Congrès international de médecine en 19282. Si, comme le souligne Éric Brian, les congrès scientifiques internationaux du xix^e siècle opèrent comme un outil de promotion des États-nations européens en une période d’expansion impériale3, la période de l’entre-deux-guerres donne naissance à une dynamique inverse.

2Environ une décennie après la tenue, au Caire, du Congrès de l’IIS – plus précisément en 1939 – paraît le premier manuel de statistique, rédigé en arabe par un statisticien égyptien, ʿAbd al-Munʿim al-Shāfiʿī4. Dans l’introduction de l’ouvrage, l’auteur revient sur les origines de sa discipline :

La statistique, au sens de recensement et de comptage, est une idée ancienne dont l’origine remonte à une période éloignée dans l’histoire de la civilisation humaine. Les premiers à avoir appliqué cette idée pour gérer les affaires d’État sont les anciens Égyptiens ; c’est ainsi que les constructeurs des pyramides ont conduit un recensement des habitants et des ressources de l’Égypte et en ont utilisé le résultat pour organiser les opérations de construction. De même, le roi Ramsès II a entrepris un autre recensement, et ce comme prélude à l’opération de division des terres et de leur partage entre les habitants5.

Figure 10. Timbre-poste émis à l’occasion de la tenue au Caire du Congrès de l’Institut international de statistique, 1927 (source privée).

3La construction d’une tradition nationale en matière de statistique passe, on le voit, par l’inscription de ce savoir dans un passé plus ancien, un passé pharaonique. Cette forme de nationalisation de la discipline statistique ne doit cependant pas nous conduire à envisager son histoire en termes d’opposition binaire entre un régime de savoir colonial et un régime postcolonial ou national. L’intérêt du cas égyptien réside plutôt en ce qu’il nous permet de retracer les modalités de construction d’une « science de l’État6 » dans une configuration politique marquée par une souveraineté multiple et contestée, ainsi que par une série de luttes autour du contrôle des ressources publiques.

4À partir du cas de l’Égypte, cet ouvrage a montré comment, au-delà des flux financiers, la première globalisation financière – et les crises qui lui sont associées – ont contribué à faire émerger un répertoire d’expertise autour de la dette publique et de sa gestion. La crise égyptienne intervient dans un contexte marqué par une multiplication des banqueroutes à l’échelle globale ; les débats qui entourent l’émergence du contrôle international en Égypte sont façonnés par – en même temps qu’ils contribuent à façonner – les autres expériences du contrôle financier dans l’espace méditerranéen. De ce point de vue, la formation d’une expertise « pratique » autour des contrôles financiers constitue un précurseur aux formes de gouvernance financière qui se développent dans le cadre des institutions internationales de l’entre-deux-guerres7.

5Les crises de la dette, qui se multiplient en cette ère de globalisation des flux financiers, s’accompagnent de tentatives de standardisation transnationale des normes statistiques et comptables. Cet ouvrage a précisément pris le parti d’appréhender la dette publique sous l’angle d’une histoire des savoirs statistiques et administratifs.

6La prise de contrôle des finances égyptiennes par les puissances européennes passe par la production de mesures standardisées et de classifications uniformes, à l’échelle nationale. Elle passe également par un alignement des diverses mesures sur le secteur internationalisé de l’économie égyptienne, contribuant à dissocier les pratiques de quantification des configurations locales spécifiques dans lesquelles elles étaient inscrites. Cette entreprise reste, on l’a montré, largement inachevée. La réorganisation des comptes ou celle de l’impôt demeure in fine dépendante d’une série de négociations et de compromis avec divers acteurs locaux, depuis les hauts fonctionnaires de l’administration centrale jusqu’aux notables provinciaux. Elle reste conditionnée, en outre, aux compromis scellés au sein des institutions du contrôle financier qui sont marquées par des rivalités inter-impériale, rivalités qui se jouent notamment sur le terrain des « instruments d’action publique8 ». À rebours d’un récit de modernisation, centré sur la rationalisation des outils de gouvernement, cet ouvrage a ainsi mis l’accent sur le caractère intrinsèquement politique des choix techniques qui sous-tendent l’évolution des procédures de quantification.

7Dans le cas de l’Égypte, le programme de réformes financières et administratives promu par les Britanniques et les Français au nom du libéralisme politique et du bon gouvernement entrave, dans les faits, le développement d’une pratique constitutionnelle et démocratique. La visibilité donnée à l’action gouvernementale, à travers la publication de rapports statistiques sur les « progrès » réalisés dans différents secteurs de l’administration opère, de ce point de vue, comme un « simulacre du consensus politique9 ». La mobilisation du langage des chiffres est cependant loin d’être le monopole du pouvoir d’occupation. Les finances publiques et la fiscalité deviennent un lieu privilégié autour duquel s’articulent une série de revendications d’ordre politique, liées à des questions d’équité et de représentation politique.

8Enfin, les deux premières décennies du xx^e siècle voient l’expansion de la statistique à de nouveaux domaines, dans une période marquée par la consolidation puis la crise du contrôle colonial. Les innovations statistiques de cette période – indices de prix, enquêtes sur le budget des familles, statistiques du travail – accompagnent le développement de nouveaux outils d’intervention économique, alors que l’on voit émerger, de manière concomitante, les premières critiques de la politique gouvernementale en matière de production et de diffusion des données. La montée d’un nationalisme économique et les crises de ces deux décennies s’accompagnent, plus largement, d’une remise en cause des indicateurs de progrès et de prospérité promus par les Britanniques, à travers notamment la problématisation de la question sociale.

9L’expansion de la statistique et son autonomisation progressive en Égypte doivent être également envisagées en lien avec leur contexte plus large, celui de la transformation de l’outil statistique à l’échelle globale avec sa mathématisation croissante. Pour les statisticiens et ingénieurs britanniques, l’Égypte fait office de terrain d’expérimentation des nouveaux outils mathématiques. La réappropriation de ces instruments par la première génération de statisticiens égyptiens se fera dans un contexte marqué par une récession économique mondiale – la Grande Dépression –, qui place au centre des débats la question du rôle de l’État dans la gestion économique. Ce nouveau langage statistique contribuera largement à façonner la réflexion et les débats autour de l’« État ingénieur10 ».