1. La mise en place du DSGE

3Si l’année 1905 a généralement été identifiée comme une date clé dans l’histoire de la statistique égyptienne – avec la mise en place d’une institution spécialisée –, les archives disponibles ne nous éclairent pas sur les débats qui ont présidé à l’établissement de ce nouveau bureau. Celui-ci est rattaché dans un premier temps à l'Administration de l’arpentage (cadastre) du ministère des Finances et placé sous la direction du chef du Service de la statistique douanière, Randone, qui fait partie de la première génération de statisticiens italiens arrivés en Égypte dans les années 1860 et 18702.

4La mise en place du bureau central, au printemps 1905, est précédée par une mission en Italie et en Allemagne de Randone, visant à étudier l’organisation de la statistique officielle dans ces deux pays3. Le rapport qu’il rédige à son retour n’a pu être trouvé dans les archives. Mais des extraits en sont reproduits dans le rapport annuel de Cromer et dans un article, paru dans les années 1940, retraçant l’histoire de la statistique officielle en Égypte :

Le travail sera aisé tant que l’on aura à s’occuper du mouvement commercial, de statistiques concernant la poste, les télégraphes, les chemins de fer, la navigation etc. ; mais, dès que l’on abordera des questions d’ordre économique ou général qui sont de beaucoup les plus importantes, comme les statistiques annuelles du mouvement de la population (naissances, décès, mariages, divorces), des causes de la mortalité, des professions, du bétail, des cultures et de tout ce qui concerne l’agriculture, cette grande source de richesse du pays, le nouveau service se heurtera forcément à des difficultés nombreuses auxquelles on ne pourra remédier que graduellement. […]
Le ministère de la Justice, l’Administration des Douanes et celle des Chemins de fer, les Services sanitaires et l’Administration des Prisons ainsi que certains autres services de l’État, effectuent déjà, chacun en ce qui le concerne, quelques travaux statistiques. Le premier pas à faire consistera donc manifestement à réunir ces divers services. On s’occupera ensuite des autres sujets qui, par leur importance, méritent d’être traités, et on organisera le mode de recueillir les données nécessaires à cet effet. On espère que le « Bureau de Statistique » pourra former graduellement un personnel technique spécial et établir un système pour obtenir des renseignements exacts4.

5La première mission que s’assigne Randonne consiste ainsi à centraliser la production statistique existante au sein du nouveau bureau. Cette tâche s’avère longue et difficile, à la fois en raison des moyens limités dont dispose le bureau de statistique et de la résistance que cette tentative de centralisation rencontre au sein de l’appareil administratif.

6Érigé en 1911 en service autonome au sein du ministère des Finances, le DSGE ne compte, à sa création, qu’une dizaine d’employés5. Les postes supérieurs sont occupés par de hauts fonctionnaires britanniques et italiens issus des Douanes (Randone), du Cadastre et des Contributions directes (notamment James Ireland Craig, C.W. Fraser et M.J. Hands), ou qui viennent de l’extérieur de l’administration publique, comme, en l’occurrence, Isacco Lévi, Italien de Constantinople, formé en langues orientales et en économie politique, qui est recruté par le nouveau département après un court passage au consulat italien du Caire6. Les rapports entre Britanniques et Italiens sont essentiellement des rapports de rivalité, dont les signes les plus visibles sont les luttes de promotion au sein du service. En l’occurrence, lorsque Randone prend sa retraite, en 1913, c’est le Britannique Craig qui est nommé au poste de contrôleur du département. Au moment où Craig quitte à son tour le service, en 1918, les tensions autour de sa succession sont vives : du fait de son ancienneté et des responsabilités qu’il assume au sein du département, Lévi paraît être le successeur naturel de Craig. Il est pourtant marginalisé et c’est T.L. Bennet, un Britannique extérieur au service – il est issu de l'Administration du cadastre –, qui est choisi pour le poste en 1920. Lévi reviendra, quelques années plus tard, sur cet épisode :

Bennet aurait pu rendre des services inestimables dans les fonctions qu’on lui avait imposées, afin, pensent certains, de maintenir dans le Département la tradition pourtant si récente, d’une direction britannique ; dans le but, disent d’autres, d’atténuer le mécontentement existant parmi le personnel supérieur d’un certain service qui se trouvait embouteillé et sans espoir d’une promotion immédiate. Quant à nous, il n’y avait là que le désir politiquement légitime des Anglais, réalisé dans d’autres administrations, d’avoir un des leurs dans cet observatoire de premier ordre qu’est le Département de Statistique7.

7S’agissant des employés intermédiaires et subalternes – principalement des Égyptiens et des Italiens –, ils sont issus des diverses administrations qui mènent des travaux statistiques. Certains parmi eux disposent de certificats d’étude primaire, mais ce n’est pas la règle. Tous ont été formés « sur le tas » dans les divers services dont ils sont issus. La consultation de leurs dossiers de fonction indique qu’ils connaissent tous une ou plusieurs langues européennes (anglais, français, italien). Plus que la possession d’un diplôme, ce sont les compétences linguistiques qui sont ainsi valorisées8. Si l’on observe, par ailleurs, une évolution progressive des critères de recrutement au sein du DSGE – les nouvelles recrues des années 1910 et 1920 disposent toutes de diplômes d’études primaires ou secondaires –, cette évolution est à la fois liée à l’élargissement du champ d’action du service et à l’évolution plus générale des critères d’admission dans la fonction publique. Les décrets de juin 1901 et de mai 1909 limitent en effet le recrutement dans les administrations de l’État aux candidats munis de certificats d’études secondaires ou d’études primaires, les moins diplômés étant du reste bloqués en termes de promotion9.

8Quant aux activités du DSGE, celles-ci se limitent dans un premier temps au dépouillement des rapports statistiques issus des principaux services administratifs. Ce travail donne lieu à la parution, à partir de 1909, d’un annuaire statistique annuel, dont la première édition comporte cinq parties : territoire et climatologie, population, voies de communication et moyens de transport, commerce extérieur et agriculture, et enfin une dernière section consacrée aux finances publiques. Principale publication du Service de statistique, l’Annuaire croît rapidement en volume, passant de 338 pages en 1910 à 620 en 1914. Outre les données statistiques émanant des divers services administratifs, le volume intègre les résultats d’enquêtes spéciales entreprises par le DSGE, telles que la statistique des écoles égyptiennes et étrangères et celle des sociétés anonymes par actions.

9Si la publication de l’Annuaire devait constituer une première étape en vue de la centralisation de la statistique administrative au sein du bureau central, ces efforts ne rencontrent cependant qu’un succès partiel. Et si dans un article de 1912, Lévi se félicite que l’Égypte « ait profité des méthodes de centralisation suivies depuis une quarantaine d’années », notamment en Europe, il dénonce quelques années plus tard l’« inertie déplorable » manifestée par les diverses administrations10. Disposant de leur propre dispositif de collecte et de compilation des données, ces dernières semblent en effet résister à l’extension du champ d’action du DSGE. Signe de ces tensions, les transferts successifs des services statistiques entre l’appareil central et les administrations spécialisées. En 1915, le bureau statistique des services sanitaires, avec ses six employés, est transféré au Département de statistique11, mais l’on voit également le processus inverse se produire. Le Service d’enregistrement de la navigation fluviale, mis en place au sein du département central en 1913, est ainsi repris en main après la guerre par le ministère des Communications12. Quant à la statistique de la navigation maritime, établie en 1906 par Randone, elle passe cinq ans plus tard sous l’autorité de l'Administration des ports et phares « à la suite d’un vent de décentralisation qui avait soufflé pendant quelques années », avant de faire retour au DSGE en 192213. C’est à cette même date qu’est également amorcé le transfert des statistiques du commerce extérieur, du ministère des Finances au service central de statistique14.

10La nécessité d’une centralisation de la collecte et de la compilation de l’information statistique reste tout au long des années 1910 et 1920 une revendication centrale des responsables successifs du DSGE. Le thème revient systématiquement dans les interventions de Lévi, le plus prolifique des contrôleurs du département. Dans un article daté de 1912, le statisticien s’arrête sur l’expérience d’un certain nombre de pays en Europe, en Asie et en Amérique Latine en matière d’organisation de la statistique officielle, exposant les deux modèles principaux selon lesquels s’est opérée la centralisation : création de bureaux de statistique auprès des diverses administrations, secondés par un service général, ou mise en place d’un bureau central de statistique chargé de publier toutes les statistiques concernant le pays15. C’est ce dernier modèle que promeut Lévi, insistant sur ses multiples avantages : homogénéité et comparabilité des résultats, meilleur contrôle des données grâce à la multiplicité des sources, possibilité d’employer des moyens scientifiques et techniques sophistiqués, économie de personnel et d’outillage16. À la tête du bureau central de statistique doivent être placés, souligne Lévi, « des statisticiens proprement dits et non pas de simples jongleurs de chiffres ». On le voit ici, la revendication d’une centralisation de la statistique se double d’une affirmation de la spécificité du métier de statisticien et d’une tentative de délimitation de la statistique comme champ de savoir et de pratique autonome.

11Si le débat autour de la centralisation des données révèle en partie les conflits de compétence au sein de l’appareil administratif, cette problématique revêt également une dimension politique. À l’occasion de son intervention à la xi^e session de l’Institut international de statistique (IIS), tenue à Copenhague en 1907, Randone met l’accent sur les « très singulières conditions locales » qui distinguent l’Égypte des États européens disposant d’un système centralisé de collecte statistique :

Ces conditions sont dues soit à la situation spéciale créée aux étrangers par les capitulations, soit à l’état de la législation civile et pénale qui est des plus compliquées. En effet, en dehors de la législation nationale mixte (civile) et indigène (civile, pénale et religieuse), toutes les lois religieuses, en ce qui concerne la population indigène non musulmane et le statut personnel, de même que toutes les lois civiles et pénales des étrangers établis dans le pays y sont appliquées. Cet état de choses rend tout travail statistique extrêmement difficile et souvent impossible à organiser17.

12Lévi met, pour sa part, l’accent sur la « situation politique et juridique sui generis rendant impossible toute pression administrative pour pouvoir explorer nombre de domaines statistiques et recommandant surtout d’éviter que les renseignements soient demandés aux institutions étrangères, pour ne pas provoquer leur méfiance par le département dont ils seraient censés dépendre si cette situation particulière ne les mettait sous le contrôle direct de leurs représentants diplomatiques18 ».

13La difficulté est double : elle réside, d’une part, dans le statut d’extraterritorialité dont jouissent les institutions étrangères, qui les met à l’abri de toute surveillance du gouvernement égyptien19 ; elle tient, d'autre part, aux obstacles rencontrés par le Service de statistique pour élaborer des grilles cohérentes d’observation et de description du réel, étant donné la multiplicité des juridictions et législations pratiquées dans le pays. Statistique et droit apparaissent, en ce sens, intimement liés, dans la mesure où le droit « préformate » les objets à quantifier et les enserre dans une normativité qui lui est propre20. Ainsi, les mêmes contradictions que l’on a vues à l’œuvre dans les tentatives d’uniformisation des unités de mesures et de la fiscalité sont également présentes dans la mise en place du DSGE. Un aperçu rapide des tentatives menées par le département pour développer un certain nombre de domaines – notamment la statistique scolaire, judiciaire et démographique – permet d’illustrer ces difficultés. Parmi les premières enquêtes lancées par le service au lendemain de sa création, figure celle sur l’enseignement national et étranger. Entrepris dans un premier temps à titre ponctuel, le recensement des écoles devient par la suite périodique : annuel pour les écoles gouvernementales et biennal pour les écoles étrangères, qui forment environ un dixième de la totalité des écoles établies en Égypte et un tiers de celles disposant d’un enseignement secondaire21. Pour les établissements étrangers cependant, l’intervention des consulats et des chefs des communautés religieuses s’avère nécessaire puisqu’elles ne sont pas soumises à l’autorité du gouvernement égyptien ; le processus de collecte de l’information s’en trouve par conséquent ralenti et compliqué. Le groupement et le classement des statistiques sont en outre rendus difficiles en raison de la diversité des régimes scolaires suivis22.

14Les tentatives menées par le service pour développer une statistique judiciaire se heurtent à des obstacles de même nature. Cette statistique reste en effet limitée aux tribunaux indigènes (al-maḥākim al-ahliyya) et mixtes, ainsi qu’aux tribunaux religieux musulmans (al-maḥākim al-sharʿiyya), sans inclure ni les juridictions consulaires (au nombre de 12), ni celles des communautés religieuses non musulmanes23. L’obstacle n’est cependant pas uniquement d’ordre politique, mais également épistémologique. « En admettant, par pure hypothèse que le travail relatif à chaque nationalité et à chaque communauté fût fait, souligne Randone, ce serait au moment de rapprocher toutes les informations recueillies, qu’on verrait les obstacles se dresser et s’accroître à vue d’œil et que le statisticien téméraire se trouverait en présence de son absolue impuissance24. »

15C’est également le fonctionnement du système capitulaire qui freine en partie le développement d’une statistique démographique. La création d’un service de statistique sanitaire remonte à 1886, mais dès l’origine ce service doit se limiter à l’enregistrement de la natalité et de la mortalité. Si la déclaration des naissances et des décès auprès des autorités égyptiennes devient une obligation pour les étrangers à partir de 1891, les mariages et divorces restent de la compétence exclusive des consulats et communautés religieuses. C’est seulement en 1931 qu’est exécutée, à titre d’essai, une statistique de la nuptialité, qui reste limitée cependant aux sujets égyptiens25.

2. Internationalisme statistique et coordination impériale

16Au-delà des difficultés de mise en place d’un système statistique homogène et unifié à l’échelle nationale, la question de la standardisation des nomenclatures et des procédés de quantification se pose à l’échelle internationale. De ce point de vue, la mise en place d’un organe central de collecte statistique s’accompagne d’un renouvellement des liens avec les réseaux internationaux de statistique, liens qui s’étaient distendus au cours des premières décennies de l’occupation. En 1876, l’Égypte participe au dernier Congrès international de statistique tenu à Budapest, et il faut attendre 1907 pour voir un représentant égyptien prendre part aux rencontres de l’IIS. Entre-temps, c’est la nature même de l’internationalisme statistique qui se voit transformée. Le dernier quart du xix^e siècle marque en effet la crise des congrès internationaux de statistiques, initiés par Quételet en 1853. Déclenchée par le refus de l’Empire allemand de se faire représenter au sein de ces rencontres, où les Français jouent un rôle important, cette crise est plus profondément liée à la nature ambivalente de cette instance : s’agit-il d’un espace de négociation interétatique où sont discutées les formes d’harmonisation administrative des statistiques, ou d’une instance savante où sont débattus les aspects techniques de la discipline26 ?

17Cette crise va se résoudre au tournant du siècle avec la dissociation progressive entre instances vouées à l’harmonisation scientifique et instances de négociation et de coordination administrative. En 1885 est fondé l’IIS sur le modèle des sociétés savantes européennes. S’il réunit, dans le cadre de ses rencontres biennales, les statisticiens des bureaux officiels, c’est à titre individuel que ces derniers participent aux rencontres, même si, dans les faits, les formes d’harmonisation discutées au sein de cette instance ont une influence sur la pratique administrative des États. Avec la mathématisation croissante de la statistique, à partir des années 1920, l’IIS devient le principal lieu où sont débattus, à l’échelle transnationale, les aspects techniques de la discipline27. C’est alors aux institutions internationales à caractère politique de l’après-guerre, notamment la Société des nations (SDN) et le Bureau international du travail (BIT), que revient la mission d’harmonisation administrative des statistiques nationales.

18Outre la participation régulière de Randone, Craig et Lévi aux rencontres de l’IIS, le gouvernement égyptien est partie prenante des diverses conférences et conventions visant à la standardisation des enregistrements statistiques. Quelques mois avant son départ à la retraite en 1913, Randone représente le gouvernement égyptien à la conférence internationale tenue à Bruxelles, qui aboutit à l’adoption, par convention, d’une nomenclature commune des marchandises faisant l’objet des échanges internationaux28. C’est par ailleurs à la demande de l’Institut international d’agriculture (IIA, ancêtre de la FAO), et dans le cadre du lancement d’un recensement agricole mondial que le DSGE entreprend un recensement de la sorte, en 1929.

19Loin de constituer un processus neutre, ces formes d’harmonisation reflètent dans une large mesure les rapports de force au sein des institutions qui en sont chargées, toutes établies en Europe. Un exemple, mentionné par T. Mitchell, est celui du recensement agricole de 1929, où l’unité de mesure adoptée pour la comptabilisation des exploitations agricoles est la ferme, domaine incluant le matériel d’exploitation, la main-d’œuvre et le cheptel. Peu conforme à l’organisation de l’agriculture égyptienne, ce mode de comptabilisation rendait, sous divers aspects, l’exécution du recensement difficile29.

20Plus encore qu’à l’échelle internationale, c’est à l’échelle impériale que se font jour le plus clairement les rapports de force inhérents à toute entreprise de standardisation statistique. En 1920 se tient à Londres la première Conférence statistique de l’Empire britannique, aboutissement de plus d’une décennie d’échanges visant à accroître l’uniformité et la comparabilité des données issues des diverses parties de l’Empire30. La conférence réunit des représentants des dominions, des colonies et des protectorats d’Asie et d’Afrique. Les trois quarts des participants à la conférence sont cependant issus des divers services administratifs du gouvernement britannique, reflet des relations asymétriques entre centre et périphérie31. La rencontre aborde des questions d’ordre à la fois épistémologique – relatives aux critères de classification et de comparabilité des données – et organisationnel, les discussions portant notamment sur la mise en place d’un bureau impérial de statistique.

21Si aucun des responsables du DSGE n’est représenté au sein de la conférence et que le bureau impérial ne voit finalement pas le jour, la question de l’alignement sur les normes statistiques de la Grande-Bretagne est régulièrement soulevée. On le voit clairement, en l’occurrence, dans la préparation du recensement de population de 1917. Dans sa description du recensement, Lévi note ainsi :

Vu l’utilité incontestable qu’il y avait – indépendamment de toute considération politique – à rendre les résultats du recensement de l’Égypte comparables avec ceux de certaines colonies britanniques avec lesquelles, comme il a été dit plus haut, l’Égypte a en commun plusieurs caractères démographiques, il fallait donc rapprocher le questionnaire de celui adopté par la Grande-Bretagne et ses principaux dominions32.

22Les choix adoptés pour la conduite de cette opération, en termes de méthode et de nomenclature, témoignent de cette double inscription dans les réseaux d’harmonisation statistique, à l’échelle impériale et internationale.

3. Recensement et mécanisation de la statistique : les tentatives d’imposition d’une légitimité

23C’est autour du recensement décennal de la population que se cristallisent les efforts des responsables du DSGE, les autres statistiques administratives restant, jusqu’aux années 1920 et 1930, en dehors du contrôle du département. Avec la prise en charge de cette opération lourde et coûteuse, le DSGE va connaître à la fois un gonflement de ses effectifs et une mécanisation de ses travaux. Le recensement va de surcroît offrir aux statisticiens l’opportunité de mener d’autres enquêtes à caractère économique et social, le manque de moyens financiers empêchant que ces opérations ne soient conduites séparément.

24Occupant une place marginale au sein d’un dispositif de production statistique initialement centré sur la question financière33, le recensement de population acquiert une importance nouvelle avec la création du DSGE. Randone revendique très tôt la mise en place d’un bureau permanent du recensement, insistant sur le capital que constitue la formation, sur le long terme, d’un personnel spécialisé en travaux statistiques, ainsi que sur l’importance d’une continuité dans les travaux du recensement34. Celui de 1907 est cependant exécuté par un bureau indépendant, créé ex-nihilo pour la durée des opérations, le DSGE étant de création trop récente pour en assumer la responsabilité. Son exécution est confiée à Cecil Lowis, appelé spécialement de l’Indian Civil Service pour mener l’opération35. Aucune trace de l’organisation de ce recensement ne sera trouvée quelques années plus tard, lorsque le DSGE entreprend la préparation de celui de 1917. C’est précisément en vue de conserver cette « mémoire » des recensements qu’un bureau permanent est créé en 1915, placé sous la direction du nouveau contrôleur du département, Craig36.

25La phase de préparation du recensement de 1917 est marquée par des débats autour des techniques de comptage à adopter. L’importation des nouvelles machines Hollerith, permettant le passage du calcul manuel au calcul mécanique, est notamment envisagée. Créées par l’ingénieur Herman Hollerith pour le recensement américain de 1890, ces machines à cartes perforées (perforatrices, trieuses et tabulatrices) se diffusent rapidement en Europe : elles sont utilisées lors des recensements de Norvège en 1894, et de France et de Russie en 189637. Les arguments en faveur du recours à cette nouvelle technologie pour le recensement égyptien sont l’efficacité, le gain de temps et l’économie de main-d’œuvre qu’elle permet. Si les études préliminaires, conduites dès 1915, indiquent un surcroît de coût par rapport au dépouillement manuel, on opte in fine pour la technologie Hollerith, ses partisans mettant du reste en avant la possibilité qu’elle offre d’enrichir le recensement et de le rendre plus détaillé38.

26Peu avantageux, avec un dépouillement réduit au minimum à cause du coût initial d’installation, le recours à la nouvelle technologie n’a du sens que si le nombre des données à extraire est important ; pour le recensement de 1917, Craig promet 50 % d’informations supplémentaires, par rapport à celui de 190739. Une priorité est accordée à la mesure de la force de travail. Celle ci-apparaît dans l’adoption d’une nomenclature détaillée des professions, sur le modèle de la nomenclature Bertillon adoptée par l’IIS40, et dans l’ajout d’une question relative au statut des travailleurs (distribution entre patrons et ouvriers travaillant à domicile ou à l’atelier). On note en outre l’introduction d’une question relative à la distribution et au mode de tenure de la terre agricole. Pour les responsables de l’opération, il s’agit ainsi d’utiliser le recensement comme substitut ou amorce d’enquêtes plus larges sur l’industrie ou l’agriculture, enquêtes dont la réalisation reste bloquée, pour des raisons notamment financières. Cette tentative s’avère néanmoins peu fructueuse, et les données collectées sur ces deux questions, peu utilisables. À propos de l’introduction, dans le recensement, d’une question relative à la question agraire, le rapport final note ainsi :

This was done with a view to saving the organization of a special inquiry in regard to the problem of land distribution and tenure, the necessity of which has been felt for a long time. The object was twofold. Firstly, to investigate the accuracy of the existing statistics on the subject and to show the utility of an agricultural census, which it would not be impossible to carry out simultaneously with the population census. However, if the inquiry should be confined within the limits of that of 1917, it would be much better if it were carried out separately through the agency of the Direct Taxes Department and the new Land Registration Office. The results were not such as to encourage its repetition, and besides, the space devoted in the schedule to the land enquiry, which after all was foreign to the population census, can be more usefully devoted to the latter 41.

27La conclusion est identique en ce qui concerne la question industrielle, les informations obtenues par le biais du recensement général s’étant avérées, selon le rapport, « insatisfaisantes ».

28Au niveau du mode de collecte des données, le recours aux machines Hollerith et l’enrichissement du questionnaire du recensement impliquent le remplacement du bulletin individuel, utilisé en 1907, par un bulletin familial, semblable à celui adopté pour le recensement britannique de 1911, qui fait à cet égard figure de modèle. Outre l’économie de papier qu’il permet – à une période de pénurie liée à la guerre –, le choix du bulletin familial permet d’assurer la comparabilité des résultats du recensement égyptien avec la Grande-Bretagne et les autres parties de l’Empire42.

29Au-delà de ses effets sur la conduite même du recensement, l’investissement technique que représente la mécanisation participe plus largement du programme de centralisation de la statistique. La possession d’un outillage mécanique sophistiqué et la nécessité de rentabiliser ce dispositif vont en effet constituer un argument central pour la prise en charge par le DSGE de l'ensemble des statistiques administratives. Avec la fin des travaux du recensement de 1917 est amorcé le transfert partiel des statistiques douanières au DSGE ; à partir de 1920, ce dernier prend en charge la compilation des résumés mensuels et annuels du commerce extérieur, avant que l’ensemble du Service de statistique douanière ne lui soit transféré43. La centralisation ne concerne cependant qu’un nombre limité de départements, et dans un article de 1924, Lévi souligne avec regret que l’installation mécanique « perfectionnée » et « coûteuse » du département ne soit pas encore suffisamment exploitée. « Elle le sera aussitôt qu’un organe central se chargera de persuader les différents services de statistiques qu’il est […] dans leur propre intérêt de confier [au] Bureau central la tâche de faire d’une manière économique, méthodique et ample, le dépouillement de leur matériel statistique qui, actuellement, est fait […] par une foule d’employés inexpérimentés44 », souligne-t-il. L’auteur s’arrête notamment sur le cas de l'Administration des chemins de fer, qui emploie environ 200 employés pour le contrôle du trafic et l’établissement des statistiques, tandis que le DSGE, avec 75 employés, effectue un travail dont le rendement est nettement supérieur.

30La mécanisation progressive contribue à redéfinir le métier de statisticien, qui, outre les compétences administratives requises, se voit associé à la maîtrise d’un outillage technique. Elle contribue dans le même temps à transformer l’organisation du travail au sein du DSGE. Outre les employés moyens et supérieurs, dont les critères de recrutement sont désormais fondés sur la possession de diplômes secondaires, voire supérieurs, le département recrute un personnel nombreux peu ou non qualifié, destiné exclusivement au travail sur les machines45. Pour les travaux du recensement en l’occurrence, le DSGE recrute une centaine d’agents affectés aux perforatrices et compteuses-trieuses Hollerith, en grande partie constitués de jeunes garçons précocement sortis de l’école. Très faiblement rémunérée (entre 150 et 250 piastres par mois), cette main-d’œuvre est évaluée au rendement, avec une division du travail extrême. Le rapport final du recensement indique la productivité moyenne du personnel : celle de l’agent chargé du codage des cartons est évaluée à environ 250 cartons par jour, alors qu’elle s’élève à 1 700 cartons pour celui opérant sur les perforatrices et à 300 cartons par heure pour l’agent chargé de la vérification. Cette évolution des techniques et de l’organisation du travail statistique fait écho à celle plus générale qui touche les bureaux de statistiques en Europe et aux États-Unis, qui, comme le souligne A. Desrosières, s’apparentent de plus en plus à des « ateliers industriels, impliquant un personnel nombreux et habile46 ».

Figure 7. Bulletin Hollerith, 1940. Source : Fresco, « Histoire et organisation de la statistique », p. 376.

4. Grande Guerre et statistiques économiques 

31Si le recensement de 1917 marque un jalon important dans le développement du DSGE, l'ampleur donnée à cette opération doit également être analysée en lien avec les transformations de la situation coloniale de l’Égypte au cours des deux premières décennies du xx^e siècle. Avec le déclenchement de la Grande Guerre, la Grande-Bretagne impose formellement son protectorat sur l’Égypte et développe, dans le même temps, de nouveaux outils d’intervention économique47. Ces années sont notamment marquées par l’expansion de la bureaucratie coloniale, l’appropriation étatique de la production de coton, une forte mobilisation des ressources pour assurer l’approvisionnement des troupes britanniques et la conscription forcée de la main-d’œuvre égyptienne dans le labor-corps.

32« It is a fortunate chance that the date for the census has occurred at a time when the change in the political status of Egypt may conceivably affect the economic and social conditions of the country », souligne Craig lors d’une intervention à la Société khédiviale d’économie politique, de statistique et de législation (SKEP)48. Le recensement n’apparaît pas, en ce sens, comme une opération isolée. Son lancement coïncide avec la mise en place d’une série de commissions et autres organes gouvernementaux destinés à traiter des nouvelles conditions économiques engendrées par la guerre, organes qui mobilisent les moyens et compétences du DSGE.

33Dès le début des hostilités, et dans un contexte de forte restriction des échanges internationaux, le gouvernement établit ainsi des commissions de tarification dans chaque muḥāfaẓa et chef-lieu de mudīriyya, chargées d’établir de manière hebdomadaire les prix maxima des denrées et articles de premières nécessité49, tandis que sont adoptées, en parallèle, certaines mesures législatives visant à limiter ou interdire l’exportation de ces articles. Une Commission d’approvisionnement, mise en place la même année, est notamment chargée d’entreprendre un recensement des vivres et matières de combustion.

34Le recensement, qui est entrepris en septembre 1914 par l’intermédiaire des ʿumda-s des localités, porte sur plusieurs produits agricoles (blé, maïs, fèves, lentilles, orge, fenugrec, riz, pommes de terre, haricots, petits pois) et autres produits alimentaires, ainsi que sur le charbon et le bois. La documentation disponible n’indique pas la méthode selon laquelle celui-ci est exécuté ; nous savons cependant que c’est au DSGE que sont confiées l’exploitation et l’analyse des données issues de l’enquête50. C’est d’ailleurs Craig qui assume la direction du Département d'approvisionnement, créé en 1917 à la place la commission : il va mobiliser, pour ses travaux, le personnel du DSGE51. Mais moins d’un an après la création de cette structure, le statisticien britannique est appelé à Londres pour intégrer le Ministry of Food Control, tandis que le Département d'approvisionnement est remplacé par une Commission de contrôle de l’approvisionnement, dotée de pouvoirs exécutifs plus étendus52. Ces modifications successives témoignent des difficultés auxquelles fait face le pouvoir d’occupation pour combler le déficit de la production locale, qui sont aggravées par la nécessité d’assurer l’approvisionnement des troupes britanniques stationnées en Égypte. Composée de membres issus du ministère de l’Intérieur, de l’Agriculture – nouvellement créé – et de la Justice, la Commission de contrôle de l’approvisionnement compte également un représentant de l’autorité militaire53. Elle est notamment chargée de faire un inventaire des ressources et d’obtenir des informations « concernant l’agriculture, le commerce et l’industrie, qui n’ont jamais été à la disposition du gouvernement », selon les termes du haut-commissaire britannique, Reginald Wingate54. Son collègue, le conseiller financier William Brunyate, affirme pour sa part que la nouvelle instance « donnera des résultats dépassant les besoins immédiats, car les enquêtes auxquelles elle devra se livrer fourniront au gouvernement égyptien l’occasion de voir de près les défauts de notre organisation économique et d’en préparer les remèdes55 ».

35Outre son rôle dans la réalisation des recensements des produits alimentaires et dans l’établissement de prévisions de récoltes, le DSGE est à l’initiative d’une statistique des prix, élément central de la réglementation des marchés de produits pendant les années de guerre. Le développement d’outils statistiques de mesure des prix, à l’échelle internationale, remonte au tournant du siècle, avec la vague inflationniste qui frappe l’Europe et les États-Unis. Le Bureau du travail américain publie un premier indice des prix de gros en 1902, suivi un an plus tard par le Board of Trade britannique56. En Égypte, la question de l’augmentation générale des prix tient une place centrale dans les débats économiques au cours de la première décennie du siècle, en particulier avec la crise financière internationale de 190757. C’est dans ce contexte que le DSGE met en place les premiers éléments d’une statistique des prix, avec le lancement en 1913 d’une enquête spéciale sur les prix et salaires et d’un bulletin mensuel indiquant les prix des principaux produits agricoles sur les marchés du Caire et d’Alexandrie, bulletin qui s’élargit l’année suivante à l’ensemble des produits de première nécessité. D’ailleurs, la question de l’uniformisation des poids et mesures – étroitement liée à la réglementation des prix – fait l’objet d’une attention nouvelle au cours de ces années. Une commission est mise en place en 1913, dont les travaux donnent lieu à l’établissement d’un Service des poids et mesures chargé de la vérification des instruments de pesage et de mesurage utilisés dans le commerce, sur la base du système d’équivalence fixé en 189158. La question de la généralisation du système métrique, au-delà des transactions officielles, est cependant encore une fois laissée en suspens.

36La publication de données sur les prix est rendue à la fois plus nécessaire et plus difficile au cours des années de guerre, en raison de la désorganisation des marchés et de l’instabilité des prix. La principale innovation de ces années tient dans le calcul par le DSGE des indices de prix, instrument de mesure de l’inflation59. Si c’est au sein des offices de travail européens et américains nés de la crise économique des années 1875-1895 qu’est développé l’indice des prix60, cet outil statistique acquiert une importance nouvelle avec les années de guerre et l’inflation générale qu’elle engendre. La question de l’indexation des salaires aux prix de consommation fait l’objet de discussions, notamment en Grande-Bretagne, aux États-Unis et en France, et c’est précisément par le biais d’enquêtes sur la consommation des ménages et du calcul d’indices des prix que l’on tente d’évaluer l’évolution du « coût de la vie61 ».

37En Égypte, l’organisation de relevés mensuels des prix au Caire et à Alexandrie permet le calcul, à partir de 1916, d’un indice des prix de détail et de gros pour une dizaine d’articles. C’est également dans la perspective d’une majoration des traitements des petits employés du gouvernement qu’est menée, au lendemain de la guerre, l’enquête « Cost of living », sous la direction du nouveau titulaire britannique du DSGE, Bennet62. L’enquête vise plus spécifiquement à réévaluer la « prime de guerre » déjà accordée aux personnels de l’État en compensation de la brusque montée des prix63.

38La question salariale est posée avec d’autant plus d’acuité que le pays connaît une agitation politique et sociale intense. Au lendemain de la guerre, le mécontentement contre les Britanniques est général dans le pays. Il touche à la fois les grands propriétaires terriens, qui subissent les restrictions imposées à la culture du coton, les paysans, victimes de la conscription forcée pendant la guerre, ainsi que les employés et ouvriers qui souffrent de l’inflation. Le mouvement se cristallise au printemps 1919, avec une mobilisation révolutionnaire dans les zones rurales, fortement réprimée par le pouvoir d’occupation, suivie dans un second temps par des protestations urbaines impliquant diverses franges sociales64.

39C’est dans ce contexte de montée d’un mouvement national articulé à une revendication sociale, que les Britanniques lancent l’enquête sur le « coût de la vie » :

It has been apparent for some time that the increased cost of living renders inadequate war gratuities already granted to lower ranks of Government service. Great, and, in my opinion, justifiable discontent is caused in higher grades of services by the fact that they have hitherto received nothing in addition to pre-war pay. The general discontent thus produced is being utilised by agitators, and there are threatenings of strikes of railways, posts, and telegraphs65.

Figure 8. Nombre-indice des prix au marché du Caire, août 1914 à mars 1916.

40Objet d’une attention particulière de la part du pouvoir d’occupation, comme en témoignent les déclarations du chargé d’affaires de la Résidence britannique au Caire, Milne Cheetham, la question de l’amélioration des conditions de vie des employés du gouvernement revêt une dimension clairement politique. Il s’agit en effet de contenir le mouvement de protestation qui rassemble, au cours de l’année 1919, des franges de plus en plus larges de la population.

41L’enquête menée au printemps 1920 est fondée sur la collecte des budgets de 594 familles égyptiennes classées comme appartenant à la « classe pauvre ». Plus spécifiquement, les deux catégories ciblées sont les « employés subalternes » (de 4^e classe) et les « ouvriers et domestiques au service du gouvernement », résidant dans les principaux centres urbains du pays66. Inédite dans son contenu, l’enquête l’est également au niveau des méthodes utilisées. Elle est en effet pensée comme une enquête représentative : les 600 budgets d’employés et d’ouvriers collectés sont censés représenter l’ensemble de ces deux catégories67.

42Conduite par l’intermédiaire des divers services administratifs au Caire, à Alexandrie et dans les provinces, l’enquête indique un budget moyen des dépenses de 22 L.E par mois pour les familles d’employés et de 11,8 L.E pour les familles d’ouvriers et de domestiques68. Elle permet d’établir l’« indice du coût de la vie » et d’en calculer l’évolution depuis 1914, sur la base d’une pondération des données relatives aux diverses catégories de dépenses des ménages69. Plus sophistiqué que le simple indice des prix calculé par le DSGE depuis les années de guerre, l’indice du coût de la vie porte sur l’ensemble des dépenses des ménages, tout en tenant compte de la part relative de chaque catégorie de dépenses (nourriture, logement, habillement, frais de déplacement, dépenses scolaires et autres) dans le budget moyen des familles.

Budget de famille.

43Au-delà du strict objectif de suivi de l’inflation, l’enquête sur le « coût de la vie » donne un aperçu des pratiques de consommation des ménages, sous un double aspect géographique et sociologique. L’analyse des données issues des budgets permet en l’occurrence d’établir des comparaisons relatives aux produits consommés, par frange sociale et par région. Commentant l’un des tableaux, qui porte sur la dépense moyenne de chaque famille pour chaque produit, par frange sociale et par lieu, le rapport final souligne ainsi qu’« en ce qui concerne les viandes, celles qui sont les plus consommées par la première classe (employés) sont la viande d’agneau, de veau et les poissons au Caire et dans le Delta, les poissons et la viande de bœuf dans les provinces côtières, et enfin les volailles et la viande d’agneau en Haute Égypte ». Le rapport ajoute plus loin, « qu’en comparaison avec la consommation de la première classe, la seconde (ouvriers et domestiques) consomme la même quantité de pain et légèrement plus de fèves et de lentilles, et moins en ce qui concerne les autres produits ».

44Si les résultats de l’enquête servent de base à une majoration des traitements à hauteur de 20 %70, les données collectées posent problème, sous deux angles différents : un point qui retient particulièrement l’attention des enquêteurs est l'écart entre les dépenses et les recettes. Les résultats indiquent en effet un excédent significatif des dépenses des ménages sur leurs recettes, à hauteur de 92 % pour les employés et 97 % pour les ouvriers et domestiques. Cet écart est renvoyé d’une part à certaines imprécisions dans la formulation du questionnaire, et de l’autre à la tendance générale des enquêtés à exagérer le chiffre de leurs dépenses ou à sous-estimer celui de leurs revenus, les résultats de l’enquête devant servir de base pour la fixation de l’allocation de vie chère71.

45Une seconde série d’observations se rattache quant à elle à l’exigence de représentativité de l’échantillon, problème central de la réflexion statistique à l’échelle internationale au cours de ces décennies. L’évaluation de sa représentativité passe principalement par une comparaison entre les résultats de l’enquête et ceux du recensement de population, pour une série de variables. Dans son rapport final, Bennet relève, en l’occurrence, un écart entre les deux sources en ce qui concerne la distribution des âges dans la famille ainsi que la taille de celle-ci. Repris par un critique, ce dernier point tend à remettre partiellement en cause les résultats de l’enquête, en particulier en ce qui concerne l’évaluation des revenus des familles : « The 594 family budgets collected in Governorate and Mudiriya towns in 1920 gave 1 earner in 5.6 persons. The budget families were not, however, altogether typical in so far as they showed only 54% of their members over 14 years of age, whereas the 1917 Census showed 62% of population over 14 years », souligne ainsi le conseiller financier du gouvernement égyptien, James Baxter, ajoutant plus loin : « The family budgets provide the only statistical information that I know of as regards the relation of earners to population and, although not sufficient in number to warrant a conclusion for the whole country without the risk of considerable error, stands as the only ascertained fact72. » La généralisation des données de l’enquête apparaît ici d’autant plus problématique qu’elles sont utilisées dans un cadre dépassant leur usage initial, à savoir l’évaluation du revenu national de l’Égypte au début des années 1920.

5. Quels publics pour la statistique ?

46Parallèlement au développement de ces nouveaux outils statistiques, les années de guerre stimulent également une réflexion autour des moyens de développer la production locale. C’est en 1916 qu’est mise en place la Commission du commerce et de l’industrie (CCI), sous la présidence d’Ismāʿīl Ṣidqī, ancien ministre de l’Agriculture. Formée de hauts fonctionnaires britanniques, dont le contrôleur du DSGE, ainsi que de représentants des milieux d’affaire locaux et européens, la commission de 1916 a notamment pour mission d’étudier la création de nouveaux débouchés pour les produits agricoles du pays et le développement d’industries de substitution aux importations pour pallier la pénurie des produits manufacturés73. Sa contribution s’avère cependant plus large puisqu’elle en vient à s’intéresser aux perspectives de développement économique à un moment où le secteur agricole montre ses premiers signes de faiblesse avec la baisse des rendements du coton, la concurrence de nouveaux pays producteurs et la pression démographique croissante sur la terre agricole, problème pour la première fois clairement formulé dans le rapport de la CCI.

47La formation de la commission étant concomitante de l’exécution du recensement de population, ce dernier est mis à profit pour ses investigations. En témoigne le caractère très détaillé de la nomenclature des professions, ainsi que l’ajout dans le questionnaire du recensement d’une question relative à la condition des travailleurs74. La commission clôt cependant ses travaux avant que l’exploitation du recensement ne soit achevée ; bien que son rapport final, paru en 1918, fasse largement usage de statistiques, notamment commerciales et démographiques (recensement de 1907), la commission admet ne pas être en mesure de dresser un tableau exhaustif de la situation de l’industrie en Égypte, en l’absence de données suffisantes. En outre, la CCI consacre un long développement, dans son rapport final, à la question de la publicité, entendue comme « la divulgation par l’État ou par les institutions soumises à son contrôle, par les associations professionnelles, coopératives ou autres, de tous les renseignements utiles concernant la situation économique intérieure et extérieure75 ».

48Il convient de s’arrêter sur cette définition, dans la mesure où elle reflète une évolution dans les modalités de diffusion des données statistiques. Si, depuis les années 1870, la notion de publicité est essentiellement liée à la question financière, c’est dans un sens différent que le terme est utilisé au tournant du xx^e siècle. Dans le discours des statisticiens, la publicité est désormais conçue comme une activité essentielle de l’État, visant à orienter son action et celle des acteurs privés (entrepreneurs, industriels, commerçants) en matière économique. Un bref retour sur la première et principale publication du DSGE, à savoir l’Annuaire statistique, permet d’illustrer cette évolution. La centralité de cette publication dans le cadre des activités du département ne tient pas dans son contenu, repris en grande partie des rapports statistiques produits par les diverses administrations ; elle réside plutôt dans la forme et la vocation de l’Annuaire. Tandis que les rapports statistiques annuels, produits par les différents départements de l’État, dans les années 1880 et 1890, étaient essentiellement destinés à la hiérarchie administrative supérieure, au Foreign Office et aux banques créancières, la statistique devient ici un produit adressé à « l’opinion publique ». Si nous ne disposons pas de chiffres précis en ce qui concerne la distribution de l’Annuaire, les choix de langue constituent un premier indice de la politique de diffusion de l’ouvrage : après une première édition publiée en français et en anglais, le DSGE décide de remplacer la version anglaise par une version arabe, afin d’assurer « la diffusion de l’ouvrage parmi la population indigène76 ».

49Les innovations formelles introduites dans l’Annuaire témoignent, elles aussi, de la vocation divulgatrice et pédagogique de ce type de publication. À partir de 1914, les responsables de l’ouvrage introduisent des résumés critiques, mettant en évidence les chiffres les plus importants de l’année, ainsi que des graphiques et diagrammes, utilisés pour la première fois dans les compilations statistiques égyptiennes, qui offrent un coup d’œil rétrospectif sur les différents thèmes abordés. Si les résumés critiques dressent, comme le souligne un commentateur « un tableau d’ensemble de toute l’Égypte économique et agricole77 », la représentation graphique des chiffres vise, quant à elle, à en faciliter la lecture, l’annuaire étant destiné à une large diffusion. Une dizaine de graphiques et diagrammes, représentant notamment le mouvement de la criminalité, du commerce extérieur, des finances publiques, ainsi que la distribution des cultures, font ainsi leur apparition dans l’édition de 1914 de l’Annuaire, accompagnés d’une carte économique de l’Égypte représentant les trois principales sources de richesse du pays : la superficie cultivée, les eaux (pêcheries et salines) et le sous-sol (gisements exploités ou identifiés). Cette innovation témoigne à la fois de l’évolution du langage statistique, – leur préparation est due aux compétences mathématiques du personnel du Cadastre – et des nouveaux usages du chiffre78. Dissociée de ses contextes initiaux de production, l’information statistique tend à acquérir une consistance propre et à prendre la forme d’une « culture objective », comme le fait observer T. Mitchell dans son analyse des rapports entre statistique et économie en Égypte au tournant du siècle.

50Si la réflexion développée par la CCI autour de la notion de publicité est à inscrire dans le cadre de cette nouvelle politique de diffusion des données, cette réflexion revêt une dimension critique. Le rapport de la commission met ainsi l’accent sur les principales lacunes du dispositif étatique de production statistique : les statistiques douanières, souligne-t-il, « sont trop condensées pour être vraiment utiles au commerçant », la nomenclature des articles étant trop sommaire. Quant à la statistique agricole, qui est partagée entre l'Administration des contributions directes et le ministère de l’Agriculture, elle n’inclut que cinq ou six produits principaux, les négociants étant en outre « insuffisamment renseignés sur la production, le rendement et la consommation de presque tous les produits agricoles ». Si la commission met en outre l’accent sur le progrès que constitue le développement récent d’une statistique des prix, elle souligne cependant le manque de réglementation des marchés de produits, situation qui place ces marchés à la merci d’un petit nombre de gros négociants.

Figure 9. Les finances de l’État (1880-1914).

51C’est dans le droit fil de cette réflexion sur la statistique et l’information économique qu’est institué dans l’après-guerre le Conseil économique, conçu comme un « corps consultatif qui puisse prévoir, étudier et enregistrer fidèlement les besoins réels du monde économique et préparer le terrain aux solutions à venir79 ». L’année de la mise en place de cette instance, 1922, est celle de la proclamation unilatérale par la Grande-Bretagne de l’indépendance de l’Égypte, après l’échec des négociations avec les représentants du mouvement national. Si Londres se réserve quatre domaines de compétences – la sécurité des communications impériales, la défense de l’Égypte, la protection des intérêts étrangers et des minorités et l’administration du Soudan –, la déclaration d’indépendance confère au gouvernement égyptien une liberté d’action limitée en termes de gestion des affaires internes, notamment économiques. Le changement du statut politique de l’Égypte stimule la réflexion, déjà engagée depuis une décennie, sur les perspectives de développement économique dans un contexte de baisse des rendements agricoles et de pression démographique croissante. La note préparée par Ṣidqī – devenu ministre des Finances – en vue de la création du Conseil économique dresse l’inventaire des questions les plus urgentes, notamment l’amélioration du rendement agricole, l’extension du sol arable et le développement industriel.

52Au premier rang des missions assignées au nouvel organe figure celle d’exécuter des recherches et enquêtes dans le domaine économique80. Outre la participation d’un certain nombre de hauts fonctionnaires et de représentants des cercles économiques et financiers, le Conseil compte parmi ses membres Lévi comme secrétaire-général. C’est d’ailleurs dans les bureaux du DSGE qu’est installé le nouvel organe, l’objectif étant de placer à sa disposition le personnel et les moyens techniques du département81. Parmi les premiers projets envisagés par le Conseil économique, au lendemain de sa création, figure le lancement d’un recensement économique général. Sa mise en place apparaît d’autant plus nécessaire que les informations fournies par le recensement de population de 1917 en ce qui concerne la question industrielle s’étaient avérées insuffisantes. Ce n’est cependant qu’en 1927 – en parallèle au recensement de population – qu’un recensement industriel est entrepris. Ces deux opérations seront suivies, deux ans plus tard, par un recensement agricole, conformément à la décision de l’IIA de Rome de faire procéder à un recensement agricole mondial en 192982.

53Le Conseil économique est par ailleurs à l’initiative d’un programme de réorganisation et de développement de la statistique agricole et commerciale. Le constat de base est, encore une fois, celui des dysfonctionnements d’un marché « très mal informé » ; cette fois, cependant, la critique s’inscrit dans un discours teinté de nationalisme. Selon les termes de Ṣidqī :

Si l’on excepte les évaluations faites annuellement par le ministère de l’Agriculture concernant l’acréage cultivé et les résultats probables de la récolte du coton et qui n’ont pas toujours été exactes, le pays ne possède pas un service officiel et vraiment compétent qui soit à même de le renseigner avec précision : 1. Sur l’état exact de la récolte égyptienne ; 2. Sur la situation des marchés cotonniers étrangers, notamment ceux d’Angleterre et d’Amérique ; 3. Sur l’état de la production dans les pays exploitant les mêmes cultures que l’Égypte ; 4. Enfin, sur les conditions des industries faisant consommation de nos produits.
Actuellement, seules quelques maisons de commerce possèdent des services plus ou moins complets de renseignements sur ces différentes matières ; mais elles ne s’en servent naturellement que dans la mesure où ils profitent à leurs propres intérêts ; la grande masse des producteurs, par contre, demeure très mal informée de la marche générale des affaires et se trouve à la merci d’une petite minorité intéressée. Ce fait a été remarqué cette année à la suite de la baisse du prix du coton83.

54Ṣidqī dénonce ici la monopolisation de l’information par les grandes maisons exportatrices de coton – contrôlées en grande partie par les Britanniques –, au détriment de la grande masse des producteurs84. L’une des principales mesures qu’il envisage pour remédier à cet état de choses consiste en la création d’un service de renseignements à l’étranger, dont la fonction serait précisément d’informer les producteurs égyptiens de l’état des marchés cotonniers d’Angleterre et des États-Unis, ainsi que de la production des pays exploitant les mêmes cultures que l’Égypte. On le voit, le programme d’égyptianisation de l’économie, poursuivi par les élites économiques et politiques nationales à partir des années 1920, passe en partie par une redistribution de l’information économique85.

6. Conclusion

Le recensement et la statistique constituent la base fondamentale de toutes les études scientifiques modernes et plus particulièrement celles qui touchent aux questions économiques. Le Département égyptien de la statistique a précisément entrepris des efforts significatifs, ces dernières années, pour rassembler des données fiables concernant les principaux secteurs d’activités. L’on peut par ailleurs se féliciter que la direction de ce département ait été confiée à un Égyptien, à savoir monsieur Ḥunayn bey Ḥunayn, qui a dirigé le dernier recensement86.

55Ces lignes sont extraites d’un entretien conduit en 1932 avec Ḥunayn Ḥunayn, premier directeur égyptien du DGSE, qui quitte en 1925 son poste dans l’Administration des domaines de l’État pour prendre la succession de Lévi87. À la différence de ses prédécesseurs, Ḥunayn a laissé peu de traces écrites concernant son travail à la tête du Département de statistique. L’on sait que c’est sous sa direction qu’est conduit le premier recensement industriel, en 1927, suivi, deux ans plus tard, par un recensement agricole. La mise en place de ces nouvelles enquêtes avait été projetée, on l’a noté, dès les années de guerre, au sein des diverses commissions économiques qui rassemblent responsables coloniaux et élites locales. Notons, de même, que si la nomination de Ḥunayn s’inscrit dans le cadre de la politique de nationalisation du personnel, adoptée après l’accès du pays à l’indépendance formelle, les hauts fonctionnaires britanniques et italiens du département continuent à y jouer un rôle après 1922. Craig est sollicité pour aider à la préparation du recensement de 1927, tandis que Lévi conserve sa fonction au sein du Conseil économique.

56En dépit de ces continuités, il convient de noter que les critiques qui émergent, dès les années 1910, concernant les « lacunes » de l’appareil statistique sont inséparables de l’émergence d’un nationalisme économique parmi les élites locales, et des débats autour de la promotion du capital national et de la nécessaire diversification de l’économie égyptienne.