1. La statistique en Égypte : savoir colonial ?

6La statistique, comme outil de savoir et de gouvernement, ne peut être considérée, pour le cas de l’Égypte, comme un produit direct de l’entreprise coloniale ; son développement, à partir des premières décennies du xix^e siècle, participe de la formation d’un appareil d’État égyptien, qui s’émancipe partiellement de la tutelle ottomane. C’est le règne de Muḥammad ʿAlī (1805-1848) qui voit naître les premières pratiques de dénombrement des personnes. L’objectif est d’abord militaire : le nouveau pacha met sur pied, à partir de 1815, une armée de conscription, qu’il mobilise non seulement dans le cadre des campagnes ottomanes – notamment en Arabie puis en Grèce – mais également pour servir ses propres projets d’expansion territoriale (au Soudan et dans les provinces syriennes) et pour s’émanciper de la tutelle de son suzerain ottoman4.

7Si la compilation de registres des personnes est liée à la levée des armées, les dénombrements ont également une portée fiscale. Sur ce point, le terrain est préparé de longue date par les Ottomans. L’existence, dès le xvi^e siècle, de registres fiscaux et fonciers comportant des listes de ménages a été mise en évidence par des historiens, pour l’Égypte comme pour d’autres provinces de l’Empire ottoman5. Mais les modalités de fabrique du nombre, telles qu’elles se développent au cours des premières décennies du xix^e siècle en Égypte, diffèrent des pratiques de dénombrement antérieures. L’essor de la fiscalité étatique s’accompagne, en effet, de la mise en place d’opérations de dénombrements, où il n’est plus uniquement question de recenser les « feux », mais également de comptabiliser les individus. Sur ce point, on peut évoquer la mise en place de l’impôt de la firda, en 1823-1824, impôt qui du point de vue de son mode d’établissement, combine deux critères : l’immeuble et la personne6.

8Le premier recensement de population date, quant à lui, des années 1840. Réalisé sur une période de deux ans (1846-1848), ce recensement offre le premier tableau démographique complet de l’Égypte ; l’administration dresse, pour la première fois, l’inventaire exhaustif de la population, avec l’enregistrement d’un certain nombre de caractéristiques des personnes : l’âge, le sexe, le statut juridique, la nationalité, la religion, l’origine et l’occupation7. Cette grande opération statistique coïncide avec la mise en place de dénombrements fiscaux dans d’autres parties de l’Empire ; mais au-delà de la question fiscale, le recensement égyptien a une portée politique. Sa mise en place suit de quelques années seulement la signature du traité de Londres (1841), qui met fin aux ambitions expansionnistes du pacha d’Égypte, tout en reconnaissant au pays un régime d’autonomie partielle, en accordant le gouvernorat héréditaire de l’Égypte à la famille de Muḥammad ʿAlī.

9« Il est bien connu que la connaissance exacte du chiffre de leur population et la bonne gestion de leur administration fait que les autres royaumes sont plus avancés dans la voie de la civilisation », souligne le préambule de l’ordonnance du recensement8. En rupture avec l’usage ottoman, tous les individus – hommes et femmes, libres et esclaves, adultes et enfants – sont décrits et énumérés ; comme le soulignent Ghislaine Alleaume et Philippe Fargues, l’administration égyptienne semble avoir, pour la conduite de l’opération, adopté certaines des techniques de la statistique censitaire européenne9. Mais si la collecte paraît avoir été exhaustive, couvrant l’ensemble du territoire, l’exploitation des données reste très largement inachevée. Des tableaux partiels sont établis et quelques effectifs globaux de populations publiés au Journal officiel, mais le traitement statistique des données collectées n’est pas mené à son terme10.

10C’est également sous le règne de Muḥammad ʿAlī que l’on assiste à la mise en place d’un système d’enregistrement des mouvements de la population. En 1836, est institué le Service de santé des provinces, responsable de la vaccination antivariolique et de l’enregistrement des naissances et des décès. Deux ans plus tard, l’administration rend obligatoire la déclaration des naissances et des décès ; mais, dans les faits, l’état civil ne fonctionne que de manière très imparfaite11. L’enregistrement reste en grande partie limité aux centres urbains et aux chefs-lieux de districts. D’ailleurs, les mises à jour successives et partielles du recensement de 1848 semblent avoir eu pour fonction de combler les lacunes d’un système d’enregistrement continu des mouvements de la population. Tout au long des années 1860 et 1870, les statistiques vitales font l’objet de débats, animés principalement par des médecins français et italiens, et touchant à des questions sanitaires et démographiques, y compris la question des causes supposées du sous-peuplement de l’Égypte et des conséquences de cette stagnation sur la prospérité générale du pays ; les statistiques égyptiennes font l’objet, dans ce cadre, de comparaisons internationales12.

11Un second aspect du développement des savoirs statistiques est lié aux transformations économiques que connaît le pays, dans la seconde moitié du xix^e siècle, et à son intégration croissante dans les circuits internationaux de production et d’échange. La participation de l’Égypte aux expositions universelles suscite le lancement d’enquêtes statistiques sur le commerce et l’agriculture. Organisées dans les différentes capitales européennes, à partir des années 1850, ces vitrines du « progrès » et de l’expansion impériale européenne visent notamment à stimuler le commerce international, à une période marquée par le triomphe du libre-échangisme. Pour l’Égypte, la participation à ces manifestations marchandes accompagne son insertion dépendante dans la division internationale du travail, avec la spécialisation croissante de l’économie égyptienne dans la production d’une culture principale, le coton, pour les industries textiles d’Europe13.

12Espaces de comparaison et de compétition entre marchandises nationales, les expositions universelles sont également le lieu d’une réflexion sur la standardisation transnationale des normes de classification et de mesure des produits du commerce, réflexion dont on trouve également la trace dans les comptes rendus des congrès internationaux de statistique, organisés dans les capitales européennes à partir des années 185014. Deux Égyptiens, Maḥmūd al-Falakī, ingénieur et cartographe, et Ismāʿīl bey, participent au premier congrès tenu en 1853 à Bruxelles à l’initiative du statisticien belge Adolphe Quételet. L’Égypte est également présente à la huitième session du congrès, tenue à Saint-Pétersbourg, en 1872 et à la neuvième, à Budapest, en 1876. Elle y est représentée par des médecins, membres de l’Intendance sanitaire15, notamment son secrétaire, le Français Eugène de Régny et son président, l’Italien Antonio Colucci. Ce dernier, à son retour de Budapest, fera d’ailleurs un compte rendu des travaux du congrès, où il insistera sur la nécessité d’une « unification des enregistrements et des recensements pour former une statistique internationale comparée16 ».

13En Égypte, ce sont les services de l’État les plus directement liés au commerce avec l’Europe qui produisent des statistiques : les Chemins de fer, les Postes et télégraphes et les Douanes. Mais à cette date, seul le Service des douanes possède un dispositif régulier de compilation des données, d’ailleurs limité au port d’Alexandrie, le plus important du pays17. Le recours croissant du gouvernement égyptien au crédit extérieur à partir des années 1860 stimule, lui aussi, la publication de données chiffrées sur les finances. La mise en place, en 1870, d’un premier bureau de statistique, rattaché au ministère de l’Intérieur, coïncide d’ailleurs avec la souscription d’un grand emprunt en Europe18. Notons que le mode de compilation et de présentation de cette documentation statistique destinée à l’étranger n'est pas le même que celui employé par l’administration égyptienne pour répondre à ses propres besoins.

14Placé sous la direction de Régny, le bureau publie un Annuaire statistique, qui paraît quatre années de suite (1870-1874), sur la base des données fournies par l’administration ou par des sources privées. L’ouvrage offre un inventaire chiffré du pays, avec des informations concernant la population, le commerce extérieur, les finances, les postes et télégraphes, le trafic ferroviaire et les travaux publics19. Dans l’Annuaire de 1872, on trouve aussi le résumé d’une enquête agricole et industrielle conduite à l’occasion de l’Exposition universelle de Vienne. Mais le bureau n’aura qu’une courte existence. Il est supprimé en 1875, à la suite de restrictions budgétaires20.

2. Crise financière et recensement des ressources

15C’est à la date même de la disparition du premier bureau de statistique qu’arrive au Caire la première mission d’enquête financière. La suppression de ce service et les autres mesures d’économie adoptées par le gouverneur d’Égypte, le khédive Ismāʿīl (1863-1879), sont la conséquence de la crise financière aiguë que connaît le pays, crise qui met au premier plan la question de l’évaluation de ses richesses matérielles et de ses ressources financières. La mise sous tutelle des finances de l’Égypte par les puissances européennes va ainsi de pair avec l’émergence d’une nouvelle demande – émanant des émissaires, banquiers et diplomates – pour des données chiffrées.

16La crise financière implique, pour les créanciers et leurs intermédiaires, de déchiffrer les finances du pays et de recenser ses ressources économiques. Elle suppose à la fois la standardisation des mesures et catégories statistiques, à l’échelle nationale, et l’alignement des pratiques administratives en usage en Égypte sur les normes européennes. Mais les Britanniques et autres Européens n’arrivent pas en terrain vierge. Ils font face à des difficultés majeures pour appréhender les pratiques de quantification en usage, qui mêlent divers éléments issus des traditions ottomane, copte et européenne. Cet ouvrage s’attache ainsi à décrire les obstacles auxquels font face les Européens pour déchiffrer et maîtriser le système d’information statistique en usage, en particulier dans les domaines de la fiscalité et du budget. Il montre comment s’articulent les débats autour du chiffre et les conflits politiques autour du règlement de la dette ; il met également l’accent sur les tensions inhérentes à la production d’un « espace de commune mesure » en contexte impérial.

17Les dynamiques de pouvoir qui sous-tendent l’évolution des techniques de quantification ne peuvent être comprises, par ailleurs, sans porter attention aux discours des acteurs. Du point de vue des hauts fonctionnaires européens qui mettent en place les instruments du contrôle financier, la reconfiguration des normes et pratiques de quantification n’est pas conçue comme une entreprise à caractère strictement technique. Elle est inscrite, plus largement, dans un paradigme de « réforme politique » fondé sur une opposition entre un « despotisme oriental », associé au règne du khédive Ismāʿīl, et un nouvel ordre politique fondé sur les principes d’ordre, d’équité et de transparence. La mobilisation du paradigme réformateur sert d’instrument central à la mainmise financière européenne. Mais comme le montrent les chapitres qui suivent, le discours autour du « bon gouvernement » n’est pas le monopole du pouvoir d’occupation ; il se superpose, croise et fait face à des visions concurrentes produites par divers groupes sociaux indigènes. De ce point de vue, les projets de réforme fiscale ou comptable contribuent à cristalliser les débats autour des notions d’intérêt public et d’équité.

18Enfin, les débats et controverses autour des statistiques ne peuvent être réduits à une opposition entre savoirs locaux et savoirs importés, que l’on désignerait a priori comme coloniaux. À la veille de l’imposition du contrôle financier, l’on est en présence d’un savoir statistique mixte, qui tout en évoluant en fonction de normes internationales en voie de constitution, conserve largement ses propres spécificités. Si la mise sous tutelle financière du pays passe par une réorganisation des normes statistiques et comptables, celle-ci – loin de se réduire à l’imposition d’un ensemble homogène de savoirs importés – devient elle-même un enjeu de compétition inter-impériale.

3. Les histoires de la quantification

19Cet ouvrage s’inspire et se distingue, à la fois, de la littérature sur l’histoire de la statistique et de la quantification. Au sein de ce champ de recherche, de nombreux travaux ont porté sur les statistiques nationales en Europe et aux États-Unis, selon une approche privilégiant une histoire politique et sociale de l’outil statistique21. Ces travaux ont mis en évidence les rapports étroits entre statistique – en particulier statistique démographique – et construction nationale.

20Par ailleurs, dans le champ des études coloniales, les historiens se sont intéressés à la statistique comme instrument de contrôle des populations et comme élément central de formation d’une « gouvernementalité coloniale » ; l’Asie du Sud, et plus particulièrement l’Inde, ont constitué le terrain privilégié de ces travaux22. Notons que par leur volonté de déconstruire les représentations coloniales, ces travaux ont eu tendance à réduire la diversité et l’hétérogénéité des savoirs et techniques mobilisés dans des opérations telles que le recensement et le cadastre, sous la catégorie englobante de « modernité coloniale23 ». Par ailleurs, dans ces travaux, l’analyse textuelle a été privilégiée au détriment de la description des processus concrets à travers lesquels les savoirs ont été produits, négociés et contestés sur le terrain. Ces approches – largement inspirées par la théorie postcoloniale – ont été nuancées par des travaux récents qui ont mis en évidence le caractère négocié et hétérogène de la production des savoirs en contexte colonial. C’est le cas, en l’occurrence, des travaux de Kapil Raj sur l’histoire du cadastre et de la cartographie en Inde, qui ont tenté de dépasser la notion totalisante de « savoirs coloniaux », en insistant sur le caractère hybride de la production des savoirs, même dans le cadre de conditions asymétriques de pouvoir24. Hors du champ des études sur l’Asie du Sud, des historiens ont, par ailleurs, mis l’accent sur la « topographie statistique irrégulière » de l’État colonial, notamment en Afrique. C’est l’historien Gerardo Serra qui a fait usage de cette expression, dans son analyse de l’histoire des enquêtes sur le budget des familles au Ghana. Il montre, en particulier, que les choix spatiaux et techniques opérés par les responsables de ces enquêtes reflétaient la variabilité des objectifs poursuivis par le gouvernement colonial, en fonction des régions, et la priorité accordée au contrôle de certaines d’entre elles au détriment des autres25.

21L’Égypte est, quant à elle, restée dans une certaine mesure à l’écart de ce débat historiographique, alors même que les deux dernières décennies ont été marquées par un renouveau des études sur la période coloniale. Parmi les travaux portant sur l’histoire de la statistique en Égypte, certains se sont intéressés à l’évolution des pratiques de dénombrement dans leurs rapports avec les processus de construction de l’État, dans la première moitié du xix^e siècle26. D’autres, comme ceux de François Ireton ou de Roger Owen, ont proposé une analyse de l’évolution des régimes statistiques, sur la longue durée27. L’article de R. Owen, en l’occurrence, offre une comparaison des trois régimes statistiques, qui se sont succédé en Égypte, à partir du xix^e siècle et jusqu’au début du siècle suivant. L’auteur insiste particulièrement sur la politique statistique adoptée par les Britanniques et sur l’évolution des techniques censitaires, évolution qu’il analyse par le recours – ici aussi – à la notion foucaldienne de gouvernementalité. C’est cependant uniquement sur des sources produites par les hauts fonctionnaires britanniques que s’appuie R. Owen, ce qui le conduit à surestimer le pouvoir détenu par ces derniers. Les autres acteurs – hauts fonctionnaires, statisticiens, notables et économistes égyptiens et européens (non Britanniques) – sont quant à eux, absents de son analyse.

22L’invisibilité des acteurs locaux peut également être observée à la lecture du travail de Timothy Mitchell sur Le règne des experts, dont l’approche s’inspire largement de la nouvelle sociologie des sciences28. Son chapitre, intitulé « The Character of Calculability », s’intéresse aux formes de quantification et de mesure qui donnèrent naissance à l’économie, conçue comme sphère distincte et comme objet de connaissance et d’intervention. L’Égypte du début du xx^e siècle représenterait, de ce point de vue, un « laboratoire », où se construit ce champ d’expertise et de pratique. C’est l’occupation britannique du pays, selon T. Mitchell, qui marque le début d’une production statistique systématique, au sein de l’appareil d’État : le cadastre cartographié des terres cultivées, réalisé à partir de 1898, permet l’émergence d’un « espace national de calculabilité » ; l’entreprise cadastrale s’accompagne d’une marginalisation des savoirs détenus par l’administration locale, notamment par les estimateurs et les percepteurs locaux29. L’une des limites de l’analyse de T. Mitchell est cependant qu’en voulant retracer la généalogie coloniale de l’expertise statistique et économique, elle n’a pas été attentive aux modalités selon lesquelles les administrateurs britanniques interagissent avec le régime bureaucratique khédivial30. Son analyse est, par ailleurs, restée aveugle aux diverses formes de négociation, compétition et conflit – techniques et politiques – qui sous-tendent les transformations de l’outil statistique. Comme le montrent les chapitres qui suivent, la compréhension des interactions entre acteurs locaux, coloniaux et internationaux autour de l’évaluation et du contrôle des ressources, nécessite d’une part, d’inscrire la période coloniale dans une temporalité plus longue, et de l’autre, de déconstruire la catégorie englobante de « colonialisme », à laquelle T. Mitchell a recours afin de rendre compte du développement des savoirs statistiques et économiques.

4. Dette publique et impérialisme

23Par l’attention qu’il porte à la mesure de la dépense publique, de l’impôt et de la production, ce travail met par ailleurs en relation l’histoire de la quantification et celle de la dette publique. Cette dernière a fait l’objet d’une attention particulière pour ce qui concerne l’Égypte, en raison de la centralité de la question financière dans l’histoire économique et politique du pays. Les études de David Landes, de Jacques Thobie et de Samir Saul ont ainsi examiné la question de la dette dans le cadre de l’histoire de la banque et de la finance, tandis que celles de Jean Bouvier et de Richard Atkins ont mis en lumière le jeu des intérêts politiques et financiers européens dans la « question d’Égypte », au cours des années qui précèdent l’occupation britannique31. L’histoire de la dette égyptienne a plus largement nourri les débats autour de l’impérialisme britannique, en particulier les interprétations économiques du fait impérial, depuis les écrits de John Hobson et de Vladimir Lénine du début du xx^e siècle jusqu’au concept de « gentlemanly capitalism » développé par Peter Cain et Anthony Hopkins32.

24Si l’Égypte de la seconde moitié du xix^e siècle a été considérée comme un cas classique d’impérialisme de la dette, cet ouvrage se propose de revisiter cette trajectoire en examinant, au contraire, les dynamiques de pouvoir spécifiques et locales qui façonnèrent le régime de la dette égyptienne. Il étudie, en particulier, la place des experts et de l’expertise dans les querelles politiques autour de la dette.

25Notons que lorsqu’elle est incidemment abordée dans l’historiographie, l’évolution des pratiques comptables au cours de cette période a généralement été appréhendée selon une perspective linéaire et progressive – en termes « d’avancées » et de « carences » – sans que ces pratiques, dans leurs liens avec la culture organisationnelle, n’aient fait l’objet, en tant que telles, d’une analyse approfondie. Dans son ouvrage Egypt under the Khedives, Robert Hunter décrit ainsi le système des finances gouvernementales, à la veille de la crise, comme peu rationalisé et peu centralisé, avec une confusion entière entre le domaine privé du souverain et les finances publiques33. Robert Tignor, dont le travail s’inspire de la théorie de la modernisation, attribue pour sa part, la mise en ordre du « chaos financier » égyptien, au personnel administratif britannique, en particulier aux hauts fonctionnaires financiers ayant acquis une expérience en Inde34. Outre qu’elles restent muettes sur l’organisation concrète de la comptabilité, ces analyses présentent l’inconvénient d’être en grande partie fondées sur des sources diplomatiques ou bancaires européennes, sources elles-mêmes produites dans un contexte de lutte autour du contrôle des finances égyptiennes.

26Ce travail vise, pour sa part, à rompre avec un tel récit linéaire, en privilégiant l’analyse des rationalités et des conflits institutionnels comme politiques qui sous-tendent l’évolution des outils et savoirs comptables. Il s’inspire, de ce point de vue, de l’historiographie de la comptabilité publique, qui a fait l’objet d’un regain d’intérêt au cours de la dernière décennie, comme en témoigne notamment la publication d’une série de recherches sur les formes de contrôle financier des États européens, du bas Moyen Âge au xix^e siècle35. L’un des principaux apports de ces travaux a été d’insister sur le caractère éminemment politique de l’histoire des comptes publics, et ce, à travers la mise en évidence des objectifs changeants de l’enregistrement comptable, des techniques déployées à l’échelle des divers États et des formes de circulation des savoirs comptables à travers l’Europe. Mon travail s’inspire, de même, des travaux récents qui se sont intéressés à l’histoire des finances publiques dans une perspective transnationale, comme l’ouvrage récent Global Debates about Taxation, dirigé par Holger Nehring et Florian Schui36. Comme le soulignent les deux auteurs, tandis que le champ des études transnationales est actuellement en plein essor, les historiens qui adoptent ce type d’approche se sont, majoritairement, intéressés à des thématiques culturelles plutôt qu’à des questions économiques et financières. Par ailleurs, étant donné la centralité de la question fiscale dans la construction des États-nations modernes, l’histoire des finances publiques et de la fiscalité a généralement été abordée selon une perspective nationale. L’adoption d'une telle perspective a cependant eu pour conséquence de négliger les circulations internationales d’idées, de techniques et d’expériences relatives à la fiscalité, qui ont contribué à façonner les différents modèles nationaux. L’Égypte de la fin du xix^e siècle et du début du xx^e siècle constitue, de ce point de vue, un cas privilégié pour observer ces circulations, et pour comprendre comment elles se négocient à l’échelle locale.

5. Sources et méthodologie

27L’histoire que se propose de retracer cet ouvrage n’est pas, au sens classique, une histoire institutionnelle de l’appareil statistique. Elle dépasse le cadre strictement institutionnel pour s’intéresser aux lieux, acteurs et modalités de la fabrique du chiffre. Une telle démarche m’a conduite à recourir à des sources variées, collectées dans différents centres d’archives et bibliothèques. Les principales sources consultées en Égypte se trouvent aux Archives nationales du Caire (Dār al-wathāʾiq al-qawmiyya) ; il s’agit en particulier des fonds Majlis al-wuzarāʾ (Conseil des ministres), Dīwān al-māliyya (Département des finances), Ṣundūq al-dayn (Caisse de la dette) et Usrat Muḥammad ʿAlī (Dynastie Muḥammad ʿAlī). J’ai également eu accès aux archives du Dār al-maḥfūẓāt al-qawmiyya qui conservent les dossiers de pensions des fonctionnaires de l’État (Malaffāt al-muwaẓẓafīn). Certaines bibliothèques se sont avérées particulièrement utiles pour la collecte de sources primaires publiées, notamment la bibliothèque du Centre d’études et de documentation économiques, juridiques et sociales (Cédej), la bibliothèque de l’Université américaine du Caire et Dār al-kutub (bibliothèque nationale). Au Royaume-Uni, les archives du Foreign Office, conservées aux National Archives, ont joué un rôle important dans la constitution du corpus. Celui-ci comprend, enfin, la documentation relative à l’Égypte, aux archives diplomatiques françaises.

28La documentation statistique et comptable qui a formé la base de cette recherche peut être répartie en deux ensembles : « sources administratives » et « enquêtes directes37 ». Le premier rassemble la production statistique des différentes administrations de l’État, conçue et compilée à des fins de gestion. Il s’agit plus précisément des registres, relevés et rapports statistiques périodiques produits par les divers services administratifs et des budgets et autres documents financiers issus du ministère des Finances. À cela s’ajoute la série de l’Annuaire statistique de l’Égypte, qui parut à partir de 1905 et était en très grande partie fondée sur les données fournies par les différents services de l’État. Pour l’analyse de cette documentation, l’on s’est également appuyé sur la production réglementaire (lois, décrets, circulaires, etc.) en matière de production et de compilation des données.

29Le second ensemble est, pour sa part, constitué par les enquêtes – dispositifs mis en place explicitement à des finalités de connaissance statistique –, qui peuvent être périodiques ou exceptionnelles. Notons que le terme enquête peut se prêter à diverses définitions. A. Desrosières entend par enquête « une collecte effectuée par un organisme spécialisé dans la statistique, et visant à produire une information agrégée de portée générale38 ». Dans cette étude, j’utilise la notion d’enquête de façon plus extensive en y incluant les collectes effectuées par des instances non spécialisées. Le processus de constitution d’un domaine propre d’expertise statistique formera lui-même l’objet d’une analyse. Par ailleurs, si cet ouvrage s’intéresse principalement à la statistique d’État, la délimitation entre « public » et « privé » est loin d’être évidente dans la mise en place des diverses enquêtes, et cette frontière mouvante fera également l’objet d’une analyse.

30Mon questionnement initial a guidé les choix effectués au sein de cet ensemble documentaire. Au point de départ de ce travail se situe la crise financière du milieu des années 1870, qui place au centre des préoccupations l’évaluation des revenus de l’État et de ses dettes. Par conséquent, le cœur du corpus est formé par la statistique financière et fiscale : procès-verbaux, rapports et correspondance produits par les missions d’enquête financières ; budgets et états de recettes et de dépenses ; rapports sur la monnaie et sur la circulation monétaire ; rapports, correspondance et réglementation relatifs à la fiscalité ; enquêtes sur la production agricole et autres statistiques économiques.

31L’approche adoptée est fondée sur l’analyse des modalités concrètes de construction et d’usage des documents statistiques. Les sources sont considérées ici comme résultats d’un travail d’observation et de mise en écriture39, dont il s’agira pour nous d’éclairer les dynamiques, en restituant les rapports de force qui sont en jeu dans la production des données, et en analysant les cadres interprétatifs et les grilles d’intelligibilité mobilisés par les acteurs. Il s’agit, en d’autres termes, de lire les sources non pas « à rebours » (against the grain), mais à l’inverse, along the grain ou « au fil de l’archive », comme l’y invite l’historienne et anthropologue américaine Ann Laura Stoler40.

32Si l’analyse de cette documentation statistique donne accès aux technologies cognitives de l’État, l’on s’est intéressé par ailleurs aux modalités de diffusion et d’usage des données. Comment se tracent les lignes de partage entre « secret » et « publicité » dans les interactions entre l’administration égyptienne et les missions d’enquête européennes des années 1870 et 1880 ? Quels sont les circuits de diffusion des rapports statistiques produits par l’administration coloniale ? Comment la statistique en vient-elle à être conçue comme un produit destiné à une large diffusion ? Et comment les chiffres sont-ils mobilisés dans des controverses économiques et politiques ? Telles sont les questions centrales qui guident le traitement des sources. L’attention portée aux formes de dissémination de l’information chiffrée et aux usages politiques des arguments statistiques m’a conduite à m’intéresser à des sources autres qu’administratives, notamment des sources diplomatiques, parlementaires et des sources de presse.

33Enfin, le traitement des sources a été guidé par la prise en compte du « jeu d’échelles », ou en d’autres termes, par le recours à différents niveaux d’analyse, qui « rend possible la construction d’objets complexes et la prise en compte de la structure feuilletée du social », comme le souligne Jacques Revel41. Au niveau micro, il s’agit d’analyser les modalités selon lesquelles les pratiques de classification et de quantification façonnent – en même temps qu’elles sont façonnées par – des dynamiques politiques et sociales spécifiques. Au niveau macro, il s’agit de reconstituer les divers espaces de production et de circulation des savoirs quantitatifs : le cadre national, l’espace impérial ottoman, l’espace impérial britannique, l’échelle trans-impériale et enfin le niveau international.

6. Structure de l’ouvrage

34Cet ouvrage suit les tentatives menées par les Britanniques et autres puissances européennes pour recenser les ressources économiques et financières égyptiennes, et pour transformer les dispositifs de quantification et de mesure. Il suit les confrontations, compromis et négociations autour de ces mesures. En 1876, la recherche d’une issue à la crise de la dette prend la forme de missions d’enquête, établies à l’initiative des banques et gouvernements européens. C’est à ces missions qu’est consacré le premier chapitre : celui-ci suit les interactions concrètes entre divers acteurs autour des enquêtes ainsi que les difficultés auxquelles font face les enquêteurs européens pour déchiffrer les finances égyptiennes. Je montre comment ces missions ouvrent la voie à un projet de réorganisation fiscale, qui est énoncé par les créanciers et leurs intermédiaires, en termes de réforme administrative et politique.

35Au cœur de ce projet de « réforme administrative » se trouve la réorganisation comptable et budgétaire, à laquelle est consacré le deuxième chapitre. Celui-ci montre, d’une part, comment la réorganisation comptable devient un enjeu de rivalité inter-impériale et, d’autre part, quelles sont les tensions inhérentes à la réforme administrative promue par le contrôle européen, réforme qui n’accorde aucune place à une instance parlementaire indépendante. La question budgétaire devient alors, au tournant des années 1880, le catalyseur d’une revendication nationale et constitutionnelle, analysée à travers l’étude des débats parlementaires et des débats de presse.

36Si c’est autour du contrôle du budget que se cristallise la lutte entre les créanciers européens et le mouvement national au tournant des années 1880, au lendemain de l’occupation, les Britanniques excluent toute délibération politique autour des finances publiques ; ils placent au centre de leurs priorités le rétablissement de l’équilibre financier. C’est dans ce cadre qu’est entamée la révision du régime monétaire et métrologique, à laquelle est consacré le troisième chapitre de l’ouvrage. Celui-ci montre comment le projet d’unification des monnaies, poids et mesures s’inscrit dans la continuité d’efforts antérieurs entrepris par l’administration égyptienne, même si les Britanniques affichent une ambition plus large et tentent d’étendre le nouveau système à l’ensemble des secteurs et du territoire. Cette entreprise de standardisation reste cependant, dans l’ensemble, largement inachevée : elle est sous-tendue par des tensions et contradictions, liées à la gestion de la dette publique et à la multiplicité des juridictions et législations appliquées dans le pays.

37À l’instar du projet de standardisation monétaire, l’uniformisation de la fiscalité foncière est étroitement liée à la question de la dette publique, une partie significative des revenus de l’impôt étant allouée au versement des coupons. Lancée en 1879, la réforme de l’impôt foncier, sur la base d’un nouveau cadastre, n’est achevée que deux décennies plus tard. Elle donne naissance à un nouveau mode d’évaluation de l’impôt et à de nouveaux critères de classification des terres. Le chapitre quatre se penche ainsi sur cette grande opération statistique ; il montre comment les administrateurs britanniques tentent de transformer les pratiques statistiques existantes, sans être en mesure, dans les faits, de se dispenser de l’expertise locale. Si la péréquation de l’impôt foncier donne, elle aussi, naissance à de nouvelles disparités, les données chiffrées engendrées par cette opération sont mobilisées par le pouvoir d’occupation au service d’une rhétorique de prospérité.

38Par leur ampleur et leur durée, le cadastre et la révision de l’impôt foncier stimulent le développement d’une expertise statistique au sein de l’appareil d’État. Le chapitre cinq se penche ainsi sur la mise en place d’un département autonome de statistique, au tournant du xx^e siècle, et aux tensions que ce processus rencontre dans un contexte de rivalités inter-impériales autour du contrôle de l’administration. Le processus de centralisation coïncide, par ailleurs, avec une série d’évolutions politiques et économiques, qui tend à faire évoluer l’usage de l’outil statistique. La question financière perd en centralité, tandis que l’imposition formelle du protectorat britannique sur le pays en 1914 s’accompagne de nouvelles formes d’intervention gouvernementale dans l’économie et de l’extension de la statistique à de nouveaux domaines (recensements agricoles, statistique des prix, enquête sur le budget des familles).

39Enfin, le dernier chapitre s’intéresse aux nouveaux usages du nombre, au cours des deux premières décennies du xx^e siècle. Il analyse l’émergence des savoirs économiques, entre expérimentation coloniale et savoirs critiques. Autour du cercle des statisticiens et ingénieurs britanniques, se développent les premiers outils de la statistique mathématique. Si l’usage de ces outils permet aux administrateurs coloniaux de redéfinir la statistique comme champ « technique », les premiers économistes égyptiens – associés aux économistes italiens et français – interviennent quant à eux dans le champ de l’économie politique. À travers leurs travaux, se dessinent à la fois un débat critique autour du bilan économique de l’occupation, et un discours autour de la réforme économique et sociale, à une période marquée par une montée du mouvement national.