Chapitre 6. Conception de l’action et exercice de l’autorité en contexte organisationnel
p. 101-111
Texte intégral
1Les grandes théories qui ont forgé la nouvelle gestion publique reposent sur la conception d’un travailleur disposant d’une « rationalité limitée », que nous allons mettre en discussion dans cette section. Cette conception varie au fil de l’histoire des théories du management public anglo-saxon (Gruening, 2001). Elaborée d’abord par J. March et H. A. Simon (1957),46 cette théorie de l’action est ensuite critiquée puis élargie par des théoriciens de l’école du Public Choice tels que Buchanan et Tullock (1965), qui ont grandement influencé les principes de la nouvelle gestion publique.
2Simon et March développent un modèle de l’organisation du travail en postulant que les travailleurs sont des personnes rationnelles dans leurs intentions, mais limitées par leurs capacités d’agir. L’action d’un acteur à rationalité limitée expliquerait l’incertitude qui pèse toujours sur l’organisation, et surtout sur les décisions. Ces chercheurs considèrent d’ailleurs que les organisations fonctionneraient mieux si la rationalité humaine était moins limitée. Ils cherchent ainsi des moyens organisationnels pour repousser les limites de la rationalité des individus qui la constituent : « […] les limites cognitives de la personne au travail permettent à l’organisation de légitimer sa propre domination, et de stabiliser ainsi les rapports de travail. […] Même si elle constitue une entrave à l’efficacité organisationnelle, la rationalité limitée rend possible l’existence de structure hiérarchique stable » (Courpasson, 2000 : 37).
3Sous cet angle, l’individu demeure continuellement soumis à des stimuli qui l’obligent à adopter des chemins contrôlés par l’organisation. Par exemple, l’un des gestionnaires du réseau québécois de la santé et des services sociaux interrogés par Bolduc dans sa recherche doctorale (2013 : 152) décrit comment faire accepter le changement de pratiques auprès des intervenants :
Ça nous a donné le signal de revoir nos façons de faire. Alors ça nous a permis d’aider aux changements de pratiques chez les professionnels, parce que ce n’était pas évident, quand tu as une travailleuse sociale qui travaille comme ça depuis vingt ans, elle ne voit pas pourquoi il faut qu’elle change et qu’est-ce qui fait qu’elle va laisser tomber une patiente plutôt qu’une autre. Alors dans ce cas, les cibles de gestion, ça permet de donner du sens au changement. (Directeur 4)
4Selon cette logique de contrôle organisationnel, les personnes n’acceptent pas les buts de l’organisation parce qu’elles les partagent ou parce qu’elles y croient, mais plutôt parce que l’organisation dispose de mécanismes validant que leurs comportements et leurs valeurs individuelles sont cohérents avec l’atteinte des objectifs de l’organisation. Ce sont d’ailleurs ces formes de contrôle « souple », pesant entre autres sur les prémisses des décisions, qui constituent, en définitive, la clé de compréhension des rapports de pouvoir de l’organisation pour Simon et March (Courpasson, 2000 : 38).
5Plus tard, des chercheurs de l’école du Public Choice47 aux Etats-Unis, dont Buchanan et Tullock (1965), viennent élargir le concept d’agir rationnel aux comportements « irrationnels ».
Their approach is based on the assumption that individuals pursue their own aims and act according to their preferences. It assumes a different concept of rationality than Simon did. From the public-choice perspective, rationality is not bounded compared with a theoretical optimum ; rather, rational behavior is when a person acts to pursue his or her aims according to his or her knowledge of the situation. For example, a Native-American who believes that raindancing produces rain and who begins to dance in a severe drought is behaving rationally (Gruening, 2001 : 5).
6Cette conception de l’action fondée sur l’idée que les actes rationnels sont, la plupart du temps, guidés par les intérêts des acteurs permet de démontrer la pertinence d’un modèle d’organisation du travail avec des dispositifs de contrôle indirect, mais aussi des « zones d’autonomie » des travailleurs dans un cadre décentralisé. Des chercheurs prétendent qu’un tel modèle constitue une alternative efficace et démocratique faisant enfin prévaloir l’individu dans le rapport organisation/individu (Balducci, 2009 : 553). Du point de vue d’un gestionnaire des services sociaux québécois, cette zone d’autonomie permet justement de responsabiliser les intervenants face aux objectifs de résultats attendus tout en leur accordant une certaine marge de liberté dans le choix des moyens (Bolduc, 2013 : 157) :
Moi je vous dirais que la gestion à distance, […] moi j’aime ça parce que ça me permet de responsabiliser les intervenants. Quand je suis devenu cadre mon paget pouvait sonner 5-6 fois par jour, maintenant il ne sonne plus jamais. Les intervenants savent que lorsqu’il y a une situation où ils ne sont pas sûrs d’eux ils vont prendre la décision et je me fie à la décision qu’ils vont prendre et on s’en reparle après et je ne leur taperai pas sur la tête parce que ce n’est pas tout à fait ce que j’aurais fait. […] Alors moi j’aime ça cette gestion-là parce que justement les gens apprennent à se responsabiliser, c’est tous des professionnels, ils n’ont pas besoin d’avoir une maman qui les suit à la trace en arrière. (Cadre intermédiaire 4).
7En associant le contrôle hétéronome de l’autonomie avec la démocratisation au cœur d’un des principaux modèles d’organisation du travail de la nouvelle gestion publique, on suggère une vision bien particulière de l’idéal démocratique. Cette vision paradoxale nourrit une confusion occultant les rapports d’autorité dans les organisations publiques de santé et de services sociaux d’aujourd’hui : « La tentative de légitimation du management par la démocratie représente l’une des grandes perversités de notre époque. Nous sommes très loin d’avoir appris à gérer, si la chose est possible, la contradiction aiguë entre démocratie et capitalisme mondialiste » (Mendel, 2003 : 202). D’un côté, il y a des dispositifs de contrôle justifiés par les limites rationnelles des acteurs impliqués dans un contexte organisationnel donné et, de l’autre côté, on a la responsabilisation unilatérale de ces mêmes acteurs justifiée par un idéal de maîtrise rationnelle de l’acte. Voyons de plus près en quoi consiste cet autre volet de la conception de l’action véhiculée par la nouvelle gestion publique (idéal de maîtrise rationnelle).
8Des penseurs comme Gérard Mendel (2003) et Danilo Martuccelli (2004) soutiennent que les rapports de pouvoir asymétriques ont radicalement changé de formes au cours de l’histoire moderne. Les rapports d’autorité au cœur des institutions sociales sont aujourd’hui caractérisés par une pression nouvelle autour de la responsabilisation de l’acte (Martuccelli, 2004). Cette intensification de la responsabilisation du sujet pour ses actes repose, entre autres, sur l’idéal de la maîtrise rationnelle et d’un acte pouvant être infaillible48 au cœur de l’exercice de l’autorité moderne. Il est aussi possible de constater comment l’intériorisation d’une telle conception de l’acte de travail contribue à la rigidité actuelle des modes de gestion en plus de rendre le sujet agissant, plus vulnérable aux rapports d’autorité et de domination qui prennent forme au sein de l’organisation du travail. Du point de vue des théoriciens de la nouvelle gestion publique tels que March et Simon (1993), l’action se limite souvent à la définition d’un projet. En tant que projet, l’action repose systématiquement sur un avant-acte hypothétique et planifié (la planification du projet). Et tout projet qui n’aboutit pas ou dont la réalisation dévierait de la conception de départ est considéré comme anormal, incomplet ou ayant débouché sur des erreurs à corriger inévitablement. Quant au moment où la personne cherche à faire aboutir son projet dans la rencontre avec le réel par l’appropriation de ses actes (l’expérience d’exécution du projet), il ne fait pas partie des considérations des planificateurs, sinon pour s’assurer que les pratiques vont bien dans le sens de la perspective planifiée (Mendel, 2006, cité dans Barus-Michel, 2006). Cette ouverture aux enjeux de l’acte dans sa rencontre incertaine avec le réel, et non seulement aux actions prévues par le projet, implique de considérer la contingence et le risque inhérents à rencontrer le réel (Mendel, 1998 ; Libois, 2011 : 153 ; Arendt, 1998).
Instrumentalisation de l’« agir » par le « faire »
9Depuis l’Antiquité, l’humanité résiste à intégrer cette contingence au cœur de l’acte. A ce sujet, Arendt ([1958], 1998 : 295) soutient que les êtres humains ont, depuis toujours, tenté de résoudre « […] la profondeur du problème de la faculté d’agir par le “faire” puisque ce dernier donne l’impression “d’éliminer les risques et les dangers en introduisant dans le réseau des relations humaines les catégories plus sûres, plus solides que comportent les activités par lesquelles nous affrontons la nature et bâtissons le monde artificiel des hommes” ».
10Arendt fait la distinction entre l’« action » (praxis) et le « faire » (poièsis) en s’inspirant d’Aristote. L’action (le rapport à autrui non engagé par l’utilité) repose sur trois caractéristiques : l’imprévisibilité de ses résultats, l’irréversibilité des processus qu’elle engendre et l’anonymat de son auteur (Arendt, [1958], 1998 : 43). Pour sa part, le « faire » repose sur un processus avec une fin clairement reconnaissable, un produit concret et un résultat tangible. Cette philosophe judéo-germanique affirme qu’avec le développement des organisations industrielles, la sphère de l’action dans la société se trouve progressivement saturée par le faire.
11Ce processus de transformation, qui date au moins de l’Antiquité, est mû par l’espoir d’épargner la production des hasards de l’action humaine à l’organisation du travail.49 C’est la recherche infinie du « calcul des conséquences » et du contrôle de « […] l’inattendu, l’événement lui-même » (Arendt, [1958], 1998 : 375). Qui plus est, le « faire » repose sur une forme d’utilitarisme présentant :
[…] une incapacité congénitale à comprendre la distinction entre l’utilité et le sens. L’idéal utilitaire défie qu’on l’interroge sur sa propre utilité puisqu’il n’y a pas de réponse à la question « A quoi sert l’utilité ? » […] Le problème de l’utilitarisme est de se laisser prendre dans la chaîne sans fin de la fin et des moyens, sans pouvoir arriver à un principe qui justifierait la catégorie de la fin et des moyens, autrement dit de l’utilité elle-même. […] Ainsi, l’utilité engendrée comme sens engendre le non-sens ! (Arendt, 1998 : 207-208.)
12La gestion inspirée de la NGP dans les services sociaux et de santé contribue à une montée de l’utilitarisme. Une pression est vécue au niveau des activités de travail des intervenants sociaux. C’est la recherche d’efficacité rapide et à moindres coûts qui prime. La distance critique, les dimensions plus créatrices et les interventions plus démocratiques deviennent subordonnées aux impératifs de contrôle et d’efficacité à court terme. Cette logique nuit même parfois à l’efficacité de l’intervention, soumise à l’obligation de garantir des résultats extraordinaires en peu de temps (Alderson et al., 2011). Ce pragmatisme utilitariste et néoproductiviste influence l’émergence d’approches d’interventions opérationnelles et de techniques s’harmonisant avec certains principes et recettes à la mode dans les « sciences » de la gestion. Avec une telle position, l’action prétend se situer hors du champ normatif. De surcroît, son « efficacité » repose sur la négation du pouvoir d’influence normative qui la constitue. Les « problèmes » (individuels, interpersonnels, etc.) sont souvent conçus comme des difficultés d’adaptation.
13Devant ce constat, Arendt n’invite pas à reconnaître les gains au niveau de l’égalité des droits des salariés, mais plutôt à prendre conscience à quel point la plupart des activités du travail humain dans les organisations modernes se limitent à « pourvoir aux nécessités de la vie et à produire de l’abondance » (Arendt, [1958], 1998 : 177). En d’autres termes, il s’agit de comprendre que :
[…] la désagréable vérité, c’est que la victoire que le monde moderne a remportée sur la nécessité est due à l’émancipation du travail, c’est-à-dire au fait que le salarié (animal laborans) a eu le droit d’occuper le domaine public, et que cependant, tant qu’il en demeure propriétaire, il ne peut y avoir de vrai domaine public mais seulement des activités privées étalées au grand jour (Arendt, [1958], 1998 : 184).
14Sous cet angle, et en suivant Honneth et Gernet (2007), il est possible de constater qu’Arendt retire conceptuellement l’activité de travail de l’horizon sémantique d’une théorie de l’autonomie politique et de l’émancipation. Honneth et Gernet précisent d’ailleurs à ce sujet que « […] l’expérience qui est au fondement de ce concept de travail rétréci qu’elle utilise est celle de l’activité de travail rationalisée, productive et technique » (Honneth et Gernet, 2007 : 38).50 En d’autres termes, la possibilité d’une expérience de l’autonomie formatrice de subjectivité et d’émancipation susceptible de mener à une action politique transformatrice des rapports de savoirs et de pouvoir dans l’organisation est exclue de toute expérience de travail. De son côté, Arendt préfère garder cette possibilité pour les « actions », soit pour l’unique forme d’agir ouvrant sur un rapport à autrui non engagé par l’utilité.
15Au fait de ces études sociohistoriques et critiques sur l’instrumentalisation du travail humain, Honneth et Gernet proposent certaines voies possibles afin de consolider les critiques des intervenants sociaux en contexte organisationnel. Par leur analyse des dynamiques de pouvoir dans les organisations, ils soutiennent que le travail salarié constitue un levier d’autonomie, d’émancipation, voire même de résistance. Ils précisent notamment qu’un concept critique d’activité de travail : « […] doit maintenir la différence entre un agir instrumental, dans lequel le sujet qui travaille structure et régule son activité de sa propre initiative et selon ses connaissances, et un agir instrumental dans lequel ni les contrôles accompagnant l’activité ni la structuration relative à l’objet ne sont laissés à l’initiative du sujet qui travaille » (Honneth et Gernet, 2007 : 53).
Deux facettes de l’agir instrumental
16En différenciant ces deux facettes de l’agir instrumental,51 Honneth et Gernet défendent l’idée selon laquelle l’agir instrumental peut constituer un acte de travail autonome, c’est-à-dire un acte façonné et contrôlé par le sujet. Ils relèvent ainsi la possibilité de l’influence du salarié sur la réalité de l’organisation du travail pour le maintien de son droit au contrôle du processus de travail. Par cette analyse, ils reconnaissent également l’existence d’un type de « connaissance morale-pratique » produite dans l’activité de travail. Cette connaissance se fonde sur l’expérience « […] de la destruction des actions de travail dans le cours de sa rationalisation et de son contrôle systématique» et s’incarne dans les « […] activités de travail par lesquelles les salariés réclament leur autonomie au sein d’une réalité organisationnelle de relations de travail » (Honneth et Gernet, 2007 : 54). Dans cet ordre d’idées, ils affirment finalement que la « rationalité pratique », qui naît de la réaction contre la dissolution du contenu de travail, « […] confère sa logique propre aux “pratiques de résistance” des salariés » (Honneth et Gernet, 2007 : 55). Par exemple, les résultats préliminaires de la recherche de Grenier et Bourque (2016 : 14) sur les impacts des dernières réformes du réseau de la santé et des services sociaux sur les travailleurs sociaux « […] indiquent que les praticiens développent des stratégies de résistance pour garder une autonomie professionnelle, cherchent à reprendre un pouvoir dans le contexte actuel et valorisent les collaborations ». Ces stratégies viendraient, selon elles, pallier un déficit d’autonomie professionnelle et décisionnelle issu des nouvelles pratiques managériales dans le réseau. C’est bien ce qu’exprime une répondante de l’étude de Ruel (2016 : 111-113) sur le point de vue des travailleurs sociaux du réseau québécois de la santé et des services sociaux :
On avait fait des manifestations et beaucoup de rencontres syndicales puis on avait consulté nos ordres [ordres professionnels]. On était rendus là. On avait tout fait, mais ils ne nous écoutaient pas. On était rendus là. C’était ça. On n’en pouvait plus. […] A partir du moment où on a commencé à se mobiliser, je pense que ça a eu un bel effet sur notre équipe, de voir qu’on fait les choses ensemble, que tout le monde embarque. Une belle solidarité. On a vu qu’on était capables d’atteindre des objectifs. Quand quelque chose ne va pas, oui, on a un pouvoir. D’avoir réalisé ça, c’était déjà beaucoup […] Ce qui est important de retenir de tout ça, c’est à quel point la mobilisation a fait toute la différence pour nous. Je sais que d’autres places au Québec vont vers ça et j’aimerais leur dire que si vous êtes ensemble, si vous vous tenez, il n’y a rien qui doit vous arrêter. Ce n’est pas une action contre-productive. On a fait ça pour défendre l’intérêt des clients et le nôtre aussi. On n’était pas résistants au changement. On était là pour défendre les droits des clients et notre autonomie professionnelle (Participante 1).
17De là, Honneth et Gernet (2007) proposent de reprendre le concept d’« appropriation » développé dans une étude de Philippe Bernoux (1983), qui met en évidence des pratiques de travail quotidiennes par lesquelles les salariés d’une entreprise enfreignent et contournent les règles de production déterminées par l’organisation du travail. Selon Honneth et Gernet, la « connaissance morale-pratique » des salariés au cœur de ces pratiques d’opposition des régulations du travail vise au déploiement de leur autonomie dans l’acte de travail. A la lumière de ces exemples de « pratiques d’appropriation », ces deux sociologues postulent que « […] toute forme de travail dépourvu de sens éthique et moral tend à s’accompagner de résistances par lesquelles les sujets qui travaillent cherchent à reprendre le contrôle de leur activité » (Honneth et Gernet, 2007 : 57). En définitive, ces deux chercheurs invitent à trouver de nouveaux repères conceptuels afin de saisir les « connaissances morales-pratiques » au cœur de ces nouvelles formes de « pratiques d’autonomie au travail ». Poursuivons notre réflexion sur cette importante différence conceptuelle qui existe entre l’action et l’acte, qui peut nous aider à penser les conditions d’une organisation du travail plus centrée sur les possibilités de rencontre avec la réalité que sur le désir de son contrôle tout-puissant.
Distinguer l’action de l’acte
18Pour Mendel, tout acte se confronte à une résistance inévitable du réel. De par cette résistance, l’acte présente le risque de ne pas aboutir comme projet d’action. Ce risque est souvent conçu comme une menace à tout projet d’action qui aurait :
[…] la propension naturelle à s’accomplir sans défaillance ni défaut. […] Ainsi, la normalité de l’acte repose dans l’accomplissement parfait du processus programmé. L’imperfection ne peut donc venir que de la contingence par la faute de laquelle l’acte n’est plus l’acte vrai, mais une forme dégradée de l’acte, le non-acte. […] Le risque dans cette approche appartient à la pathologie de l’acte. Il témoigne de l’ignorance et de l’erreur (Mendel, 2006, cité dans Barus-Michel, 2006 : 26).
19Sur le plan pratique, le risque non seulement participe normalement de l’acte lui-même, mais il représente l’une de ses propriétés fondamentales. Pour qu’il y ait acte, le sujet doit rencontrer une réalité en dehors de soi qui lui résiste. De là émerge le risque, mais aussi l’engagement du sujet dans l’acte même. Dans cette perspective, l’acte n’est ni plus ni moins que le processus interactif entre un sujet porteur d’un projet d’action et la réalité concernée par ce projet (Mendel, 2006 : 25). Il est l’interactivité entre le sujet et la réalité dans leur transformation mutuelle. Le sujet ne peut pas vraiment savoir où le portera son engagement quand il entreprend l’acte. « C’est le côté “sauvage” de l’acte, tel une porte vers l’inconnu et vers les risques » (Mendel, 2006 : 27). Sous cet angle, un acte ne peut être complètement déterminé à l’avance. En fait, l’indéterminisme naît à l’intérieur de l’acte à partir de l’interactivité des éléments qui y participent ; là réside son côté contingent.
20Pour bien saisir les liens entre acte, réalité et pouvoir asymétrique, il faut aussi comprendre le rapport que le sujet entretient avec l’acte comme tel. La notion d’« actepouvoir » de Mendel rend compte de ce rapport, c’est-à-dire du pouvoir du sujet sur son acte. Selon ce dernier, le sujet se construit dans et par l’actepouvoir. Si le sujet n’a pas la possibilité de s’approprier et de mettre en pratique cette capacité au cœur de l’actepouvoir, il tend à devenir plus vulnérable aux rapports de pouvoir asymétriques. Qui plus est, ces possibilités d’appropriation de l’acte demeurent plus restreintes dans un mode de gestion et d’organisation du travail fondé sur une conception de l’action en tant que projet « normal » sans « risque » : « La pensée occidentale entend le risque comme un élément “extra acte”, surajouté à l’acte […]. L’acte en son essence ne comporte pas le risque, et il faut, entend-on dire avec logique dans cette perspective, tendre absolument au “risque zéro” à l’intérieur d’une culture dite de sûreté » (Mendel, 1998 : 121).52
21Prenons l’exemple de l’évaluation de la performance au travail, épreuve par laquelle se produisent des rapports de pouvoir et par laquelle peut se transformer l’acte de travail. Si une telle épreuve repose sur la conception d’un acte de travail sans risque, prévisible et contrôlable, elle ouvre la porte à des rapports de pouvoir asymétriques par lesquels le sujet est invité à se responsabiliser face à l’imperfection, l’imprévisibilité pourtant inhérente à tout acte (Martuccelli, 2010). La remise en question de ces rapports de pouvoir par le sujet évalué et responsabilisé semble d’autant plus difficile que l’institution y puise souvent sa légitimité et sa raison d’être (Dubet, 2009). Par conséquent, force est de reconnaître que remettre en question une épreuve telle que l’évaluation de la performance au travail ainsi que les rapports de pouvoir et d’autorité qu’elle produit implique nécessairement de critiquer les modes de légitimation institutionnelle fondés sur l’infaillibilité (ou la « qualité totale ») de l’acte de travail (vu comme « projet d’action »).
22A l’aune de ces différentes perspectives concernant les conceptions de l’action au cœur de l’organisation du travail moderne, nous sommes en mesure d’aborder les réactions et formes de liberté possibles devant les nouveaux rapports d’autorité auxquels sont confrontés les intervenants sociaux en contexte organisationnel.
Notes de bas de page
46 C’est entre autres de ce modèle que s’inspirent, tout en le critiquant, la réingénierie et l’école du Public Choice quant aux fondements théoriques et pratiques de la nouvelle gestion. Qui plus est, Herbert A. Simon obtint en 1978 le Prix Nobel d’économie pour son ouvrage Administrative Behavior, dans lequel il présente le modèle organisationnel de la rationalité limitée. Le Comité du Nobel le définit alors comme « l’œuvre la plus marquante de son époque » (Balducci, 2009 : 541).
47 Les œuvres classiques en matière de Public Choice sont : Buchanan, J. M. & Tullock, G. (1962). The Calculus of Consent Ann Arbor Mich., University of Michigan Press ; Nordhaus, W. D. (1970). The political Business Cycle. Oxford, Oxford University Press ; Olson, M. (1965). The Logic of Collective Action : Public Goods and The Theory of Groups. Cambridge (Mass.) : Harvard University Press ; Downs, A. (1955). Economic Theory of Democracy. New York : Harper ; Riker, W. H. (1962). The Theory of Political Coalitions. New Haven : Yale University Press.
48 C’est ainsi que l’on ne remet pas en question l’organisation du travail et la hiérarchie qui la soutient. Mendel précise que, actuellement, l’acte revient au sujet et le pouvoir à la hiérarchie. A la différence du taylorisme et de la division scientifique du travail, où l’acte et le pouvoir appartenaient à la hiérarchie.
49 Selon Arendt, on utilise aussi le « faire » pour s’attaquer à l’essentiel de la politique et de la démocratie. « Les calamités de l’action viennent toutes de la condition humaine de la pluralité, qui est la condition sine qua non de cet espace d’apparence qu’est le domaine public. C’est pourquoi vouloir se débarrasser de cette pluralité (responsables des caractéristiques viscérales de l’action) en changeant l’action par le faire, correspond toujours à vouloir supprimer le domaine public. » (Arendt, [1958], 1998 : 283).
50 Honneth et Gernet (2007 : 51) remarquent aussi une méfiance exprimée quant au potentiel émancipatoire du travail dans la philosophie de l’action d’Habermas. Ils reprochent notamment à ce dernier d’appliquer le concept d’agir instrumental en neutralisant de manière normative la notion de travail.
51 Signalons que la notion d’agir instrumental d’Honneth et Gernet diffère de celle d’acte de Mendel. Cependant, leur analyse critique, qui tente de relever le caractère « complet » (à la fois subjectif et rationnel) de toute forme d’activité de travail, rapproche ceux-ci des préoccupations de Mendel avec l’actepouvoir. C’est dans cet esprit qu’Honneth et Gernet précisent que : « […] avec l’établissement des systèmes de travail selon les idéaux de Taylor, la rationalisation du travail et la technologie de production, conduites par la pression de l’accumulation capitaliste, atteignent un seuil à partir duquel une grande partie des activités du travail industriel perd son caractère d’acte de travail complet. Les opérations instrumentales fragmentées, auxquelles le travail social a été réduit par le processus de rationalisation, ont été à tel point séparées du contrôle autonome et de la connaissance empirique des sujets qui travaillent qu’ils ne peuvent plus comprendre leur structure de travail comme un processus de travail complet » (Honneth et Gernet, 2007 : 53).
52 Selon des recherches en psychodynamique du travail, une organisation du travail et une gestion reposant sur une telle conception de l’acte de travail nuit même à la santé mentale des travailleurs. En effet, ces recherches ont démontré que la « métis » ou l’« art du bidouillage » (Dejours, 2009 ; Molinier, 2008), c’est-à-dire ce processus créatif d’allers-retours constants entre les essais et les erreurs, demeure nécessaires à la santé mentale au travail. Ainsi, lorsque les gestionnaires évaluent les actes uniquement en fonction de leurs résultats et de leur efficacité, en responsabilisant les acteurs pour leurs actes non efficaces, les risques de fragilisation de leur santé mentale tendent à s’accroître.
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