Chapitre 4. Comment explique-t-on l’autorité ?
p. 65-72
Texte intégral
1Le survol historique des transformations de l’autorité à travers les jalons de la modernité et le résultat de ses autres investigations philosophiques (1998) et psychosociologiques (1992) sur l’appropriation de l’acte permettent à Mendel (2002 : 229) d’affirmer que : « […] le socle de l’autorité est resté semblable, associant toujours promesse de sécurité et menace d’abandon. C’est la forme que prendra la promesse qui varie et qui continuera certainement de changer de forme et de moyen d’action ».
Le schéma familialiste
2Mendel (2002 : 110) formule l’hypothèse selon laquelle les sources de légitimité de l’autorité seraient alimentées par des représentations idéalisées de plusieurs formes sociales, mais où la famille constituerait une source fondamentale :
Le grand casting de la légitimité, la famille, la société, l’humanité, la nation, le progrès, la nature, la science elle-même (le scientisme) et aujourd’hui Internet ont pu acquérir certains des caractères du sacré pour un groupe ou une collectivité et devenir ainsi l’autorité de référence. La psychanalyse, qui pourtant a pour objet d’étude l’approche rationnelle de l’irrationnel, n’a pas échappé à ce processus.
3Rappelons que, pour s’exercer, l’autorité a besoin de s’appuyer sur une transcendance ; c’est pourquoi sa légitimité relèverait de la croyance. De quelle transcendance le schéma familialiste tirerait-t-il sa légitimité ? Pour nourrir la croyance en une transcendance, Mendel avance que le schéma familialiste reposerait sur une représentation temporelle d’un temps antérieur à notre naissance correspondant aux générations précédentes, une dimension non accessible à nos sens et qui s’amalgame avec la structure d’équivalence symbolique « parents-enfants ». De la même manière que, pour la théologie, le Dieu chrétien aurait fait l’homme à son image. Et comme Dieu est présenté comme le Père, nous sommes tous ses enfants. Le fait de situer Dieu dans le ciel signale bien le niveau supérieur où il se trouve. Ici, c’est toute une anthropologie de la croyance que Mendel (2002 : 113) tente d’ouvrir pour comprendre la pertinence de son hypothèse. Qu’il s’agisse d’un « avant soi » ou d’un « au-dessus de soi », il s’agit toujours d’un « plus grand que soi » et le schéma familialiste incarne bien de façon analogique cette structure symbolique. Reprenant l’analyse de l’autorité faite par Horkheimer, Fromm et Marcuse en 1936, Genel (2013 : 48) rappelle que : « […] l’autorité est définie comme le renforcement de la croyance selon laquelle il doit toujours y avoir un haut et un bas, et selon laquelle l’obéissance est nécessaire ».
4Voilà qui explique une source fondamentale de légitimité, mais pour quelles raisons l’autorité carburerait-elle à la croyance ? La peur du plus grand que soi serait-elle la réponse à cette question ? Contrairement à ce qu’avance Kojève (2004), l’autorité ne serait pas qu’affaire de conscience ou de volonté, mais d’inconscient. L’une des hypothèses formulées en ce qui regarde la genèse psychologique de l’autorité serait de nature psychique et anthropologique. Selon une lecture kleinienne des processus, Mendel (2002 : 81) avance que l’argument de la crainte pour rendre compte de l’obéissance face à l’autorité qui impose ses ordres n’est pas suffisant pour comprendre ce phénomène. N’oublions pas qu’avant de recourir à la force, le pouvoir exercé par l’autorité est avant tout psychosociologique : « Si on obéit à cet ordre, c’est parce que le donneur d’ordre s’amalgame dans l’inconscient avec une ancienne figure parentale de l’enfance dont on craint de perdre l’amour, l’appui » (2002 : 81).
L’angoisse d’abandon
5En plus des travaux de Klein, Mendel s’inspire de ceux de Winnicott (1975) et de Guex (1973), qui ont étudié l’impact psychique des premières ruptures dans la symbiose mère-enfant (moments de fusion-défusion) générant des frustrations face aux parents, dont la mère. Le familialisme social constituerait ainsi un versant défensif contre l’angoisse abandonnique (souhaiter être aimé et ne plus être abandonné) (Guex, cité par Mendel, 2002 : 69-70) et que Mendel appelle une « blessure anthropologique ». Rueff-Escoubès (2008 : 430) utilise cette formule narrative pour illustrer ce qui semblerait se jouer dans cette relation primaire s’apparentant à un chantage inconscient : « Ou bien tu m’obéis et je t’aime, c’est-à-dire que je reste auprès de toi et surviens à tes besoins vitaux, ou bien tu désobéis en t’opposant à moi et je t’abandonne, seul face à ton incomplétude, avec laquelle tu es incapable de vivre. »
6Déjà en 1549, La Boétie s’était intéressé à l’autorité, mais surtout aux raisons pour lesquelles les humains acceptent de se soumettre et de consentir à l’obéissance. Il cherchait à comprendre le sens de ce qu’il a appelé la « servitude volontaire » dans les sociétés en établissant un lien avec l’obligation qu’a le bébé de se soumettre à ses parents : « Certes, chacun de nous ressent en soi, dans son propre cœur, l’impulsion tout instinctive de l’obéissance envers ses père et mère » (La Boétie, 1540 : 19). Plutôt que d’invoquer « l’impulsion instinctive » comme explication de la soumission à l’autorité ou de parler d’intériorisation, Mendel voit là une conséquence de l’immaturité biologique et psychique du nourrisson, qui est totalement dépendant des autres pendant une période prolongée (appelée aussi néoténie) et qui se soumettra d’emblée à ses parents pour éviter l’abandon en échange de la sécurité. Le moteur de la soumission à l’autorité serait donc, selon Mendel, cette angoisse d’abandon. Cette soumission aux parents sera par la suite transférée aux diverses autorités sociales, qui pourront la soutenir et l’encourager de diverses façons.
7Cette blessure, dont la mémoire souffrante de son inscription accompagnerait la vie adulte de l’individu, nourrirait en quelque sorte l’existence même de l’autorité comme phénomène psychique et social par le réveil répétitif et inconscient de toute situation sociale qui accompagne un « grand » (patron, enseignant, chef de service) face à un « petit » (employé, élève, patient) :
Le sentiment de culpabilité débouche toujours sur l’angoisse d’un retrait d’amour, sous une forme inscrite profondément dans la mémoire d’un corps ; d’où l’élément physique, corporel, qui est si important dans la mise en scène de l’autorité. L’autorité, dont nous venons de voir, dans la scène avec l’agent de police, comment elle manipule le sentiment de culpabilité, s’en va puiser sa force au plus profond de l’entonnoir psychoaffectif humain, dans la peur du retrait d’amour. […] Ce sentiment abandonnique serait consubstantiel à l’espèce humaine. L’autorité représente comme le symptôme – c’est-à-dire à la fois la souffrance et la réponse à la souffrance (Mendel, 2002 : 70 et 74).
8Le philosophe Cléro (2007 : 27) établit des liens similaires en parlant de division du moi, en référence à ce que Mendel appelle la grande séparation pour désigner les premiers moments de fusion-défusion chez le nourrisson abordés précédemment :
On pourrait dire, dans un vocabulaire qui est moins celui de Winnicott que celui de Lacan, que la règle s’immisce dans la division du moi, permettant à la fois de s’en accommoder tout en se le masquant. L’autorité est une interminable stratégie pour vaincre une insupportable, quoique périssable, division en soi-même. Le symbolique ou si l’on préfère, le langage, divise et soigne le moi, le réconcilie avec lui-même ; le mal et le remède ne faisant qu’un.
9En parlant des travaux de Guex (1973) sur le syndrome abandonnique, Mendel précise sa pensée sur le prolongement dans le monde adulte des premières socialisations à l’autorité :
[…] je dirais que les socialisations sont ce qui permet d’intégrer le sentiment abandonnique de base, lié à la petite enfance, dans une structure psychoaffective stable. Tel sera l’un de leurs bénéfices. Ce bénéfice a pourtant un coût. L’angoisse d’abandon étant ainsi contrôlée soit depuis l’extérieur (la communauté), soit depuis l’intérieur (les identifications parentales), mais toujours par les autres, par la société, l’individu restera sa vie durant sous dépendance psychologique des « représentants de l’autorité ». L’autorité n’est rien d’autre que le nom de cette dépendance psychofamiliale ; on comprend mieux dans cette perspective, les différentes figures historiques de l’autorité […]. A l’insu des acteurs, l’autorité prolonge socialement l’enfance dans le monde adulte (Mendel, 2002 : 70-71).
10En lien avec ces réflexions, le psychanalyste Kaës (1979) a aussi observé dans la vie sociale ce qu’il appelle l’« angoisse d’assignation » ou plutôt de non-assignation de place. Il existerait une incertitude quant à la place occupée par chacun d’entre nous dans la société. Qu’il s’agisse d’une place dans son propre groupe social ou plus largement dans une organisation, nous aurions besoin que cette place soit reconnue comme étant légitimement la nôtre. Ce constat rejoint de façon complémentaire celui du sociologue Honneth (2000), pour qui le rapport pratique à soi se constitue dans un rapport à autrui, dans un jeu d’attentes, et où la reconnaissance positive ou négative devient alors un enjeu politique pour la distribution des places sociales. A ce sujet, Brothers (2008), qui a développé une psychologie de l’incertitude, soutient qu’une personne entrant en relation avec les autres doit pouvoir supporter un certain niveau d’incertitude car elle ne peut deviner l’altérité de la personne en face d’elle. Ces liens entre l’angoisse d’abandon et d’assignation de place et les enjeux entourant la reconnaissance montrent que l’autorité est toujours inscrite dans un complexe de relations pouvant constituer un terreau fertile à son exercice, surtout là où l’incertitude normative est perçue comme une menace à la reconnaissance de sa place et de son rôle dans le travail.
11Dans une recherche doctorale traitant des représentations qu’ont les gestionnaires de leur travail dans le cadre de la réorganisation des services sociaux et de santé de 2003 au Québec, les propos de l’un de ces gestionnaires illustrent bien le travail à distance qui lui était demandé (Bolduc, 2013 : 184) :
Moi j’essaie de ne pas m’éloigner trop du terrain. Je sais que les attentes de ma directrice c’est vraiment que je m’occupe plus de l’administration, de l’analyse de la situation, des rapports et de ci et de ça, mais […] je trouve que je ferais une erreur de m’éloigner des ressources cliniques. Ce n’est pas moi qui va signer les dossiers des patients mais j’aime être au courant des situations qui se vivent sur le terrain, il me semble que ça me sert quand j’en parle dans les réunions de gestion, […]. Ma directrice me disait à un moment donné : « ah vous pouvez gérer à distance, ça ne demande pas absolument que vous voyez le personnel ». Non, non, et non, on ne gère pas de la même manière à distance. (Directeur 2)
12Dans le cadre de la même étude, un autre gestionnaire montre ici comment la surcharge de travail découlant des exigences de la nouvelle gestion publique contraint les gestionnaires à maintenir cette distance avec les intervenants (Bolduc, 2013 : 143) :
Avant ça tu étais à la porte d’à côté, tu croisais ton intervenant, tu le voyais et tu savais s’il allait bien ou pas. Tandis que là on ne le voit plus, on ne le voit plus. Moi je me suis viré assez vite dans tout ça, j’ai changé mes façons de faire, malgré le fait que j’aime beaucoup les ressources humaines, les relations humaines, mais c’était une question de survie, c’était une question de survie. […] Il faut que tu fasses le deuil de ce type de relation avec tes subordonnés, si tu ne te donnes pas les moyens tu vas y laisser ta peau, tu vas carrément y laisser ta peau, et ça, non, je ne voulais pas y laisser ma peau. Alors j’ai développé le courriel, tu y vas un peu moins souvent, au lieu d’aller une fois par semaine dans chacun des sites tu y vas une fois par mois. C’est peut-être un peu plus réaliste, mais ça fait une distance, ça a comme impact que nos intervenants disent : « on ne voit plus nos gestionnaires, on ne les voit plus ». Et ils ont raison, ils ont raison. (Directeur 3)
13Dans ses enquêtes sociologiques, Linhart (2013 : 537-538) a observé de façon récurrente ce sentiment d’abandon des salariés dans le contexte de la gestion managériale actuelle :
Le sentiment d’abandon que peuvent éprouver les salariés ressort de nombre d’enquêtes de terrain. Les salariés affirment ne pas trouver de soutien ou d’aide lorsqu’ils se trouvent confrontés aux tensions organisationnelles, et à des objectifs contradictoires. La hiérarchie est indisponible ou non compétente et ils doivent trouver eux-mêmes des solutions aux multiples défis qui s’accumulent. Ils se trouvent parfois acculés à faire du mauvais travail. Il en ressort une angoisse permanente, un sentiment d’incompréhension voire d’une perte de sens.
14L’incertitude quant aux règles du jeu du travail se traduit souvent par les changements opérés par les directions ou les responsables politiques via des réformes institutionnelles majeures telles que celles mises en place par les ministres de la Santé et des services sociaux en 1993, en 2003 et en 2014. Contrairement à la promotion du progrès chère au taylorisme et au fordisme, l’éthique du « changement permanent » (Linhart, 2013 : 534) préconisé par ce type de réformes déstabiliserait systématiquement les travailleurs salariés et les cadres, forçant ceux-ci à « s’adapter à un environnement mouvant et à des enjeux termistes » (Linhart, 2013 : 536). Larivière (2010) arrive à des constats semblables dans le cadre de sa recherche auprès des travailleurs sociaux chapeautée par l’Ordre des travailleurs sociaux et thérapeutes conjugaux et familiaux du Québec (OTSTCFQ). En analysant les discours des intervenants relativement aux restructurations du réseau de la santé et des services sociaux consécutives à la réforme Couillard menée entre 2006 et 2010, il souligne que : « Dans un contexte où le changement devient la règle, le pilotage de celui-ci constitue un enjeu d’importance. Or, de toute évidence si on se fie aux nombreux commentaires formulés, dans plusieurs CSSS, les gestionnaires semblent peu habiles à concilier la maîtrise des changements avec la gestion courante de l’organisation. L’allongement de la période de changement contribue à créer plus de malaise et d’incertitude » (Larivière, 2010 : 5). En effet, le contexte des diverses réformes que le réseau de la santé et des services sociaux a connu depuis une vingtaine d’années a déstabilisé périodiquement non seulement des mandats institutionnels et des places professionnelles dans les structures administratives reconfigurées, mais aussi des territoires d’intervention et des organisations syndicales. Cette pratique ne va pas sans conséquences sur les conditions psychosociologiques des travailleurs :
Avec cette politique de réformes systématiques, les individus au travail sont en situation permanente de désapprentissage et réapprentissage (Metzger, 1999). La précarisation subjective, ce n’est pas seulement la peur d’être conduit un jour à la faute professionnelle qui peut faire perdre son emploi, mais c’est aussi une mise en danger de soi, par le risque de se trouver dans une situation de quasi incompétence qui porte atteinte au sentiment de valeur, de dignité, de légitimité. Les salariés sont artificiellement mis en état de fébrilité, d’alerte, d’inquiétude, ce qui est l’objectif recherché pour obtenir d’eux qu’ils développent précisément les compétences, l’excellence, l’engagement configurés selon les besoins et les valeurs de leur entreprise. Pour qu’ils s’approchent de la figure du travailleur convoitée par le management (Linhart, 2013 : 537).
15Selon Tuffa (2013 : 193 et 197), lorsque « […] la question de la responsabilité dans les organisations complexes n’est plus lisible », la croyance devient alors une réponse à l’angoisse de l’inconnu, elle calme en redonnant du cadre, elle permet de simplifier la réalité et d’évacuer la dimension interne des conflits, et redonne ainsi de l’unité en permettant d’instituer. C’est ici que l’autorité peut prendre vie, dès lors que la figure ou l’objet d’autorité se présente comme (fait croire à) un guide vers des solutions garanties.
16En résumé, l’autorité serait une formation psychosociologique mettant en scène une fiction relationnelle asymétrique qui a connu des variations historiques quant à ses figures et ses enjeux conflictuels associés aux expériences culturelles de liberté politique. Cependant, ses conditions d’existence et le fondement de ses sources de légitimité seraient d’ordre anthropologique si nous considérons, à l’instar de Mendel, que l’angoisse d’abandon, vécue d’abord dans la famille et rejouée par les diverses socialisations, constitue le ressort des phénomènes de soumission à ce qui est imaginé (cru) comme un plus grand que soi. Faire autorité ne peut fonctionner que si nous reconnaissons la légitimité d’une figure sur le mode de la croyance et de l’espérance aux bienfaits supérieurs que seule ladite autorité peut nous procurer. Sans cette croyance, l’autorité ne peut plus exister, mais elle peut se transformer en coercition et répression si elle persiste tout de même à s’imposer.
17Les sections précédentes nous ont permis d’explorer de façon théorique et historique certaines pistes de compréhension et d’explication du phénomène d’autorité. C’est avec ces repères théoriques que nous tenterons, dans le chapitre suivant, de voir comment la forme d’autorité prépondérante qui traverse aujourd’hui la nouvelle gestion publique dans les services sociaux et de santé au Québec structure les rapports que les intervenants établissent avec leurs actes de travail. Pour ce faire, il est nécessaire de bien comprendre d’où vient cette approche appelée nouvelle gestion publique ou new management. Avec quelle rationalité balise-t-elle la structuration de l’organisation du travail dans les institutions publiques ? Et comment les rapports de pouvoir instaurés par ce type d’approche gestionnaire tendent-ils à mettre en scène une forme d’autorité spécifique affectant les conditions d’appropriation des actes professionnels ?
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