6. L’agir et l’espace social
p. 199-233
Texte intégral
Introduction
1La référence à l’espace social a aujourd’hui le vent en poupe dans le travail social, et spécialement dans l’animation socioculturelle, mais elle ne date pas d’aujourd’hui, tant s’en faut. En effet, Jane Addams, fondatrice en 1889 du Hull House à Chicago, a entrepris – à côté de l’action socioculturelle, politique et pédagogique qu’elle menait dans ce « centre de quartier » – de recenser systématiquement les situations d’urgence ou de détresse dans le quartier et de coordonner les ressources de soutien disponibles ou encore à organiser.
2Environ un siècle plus tard, dans le contexte de l’animation socioculturelle, Jean-Claude Gillet engageait dans son ouvrage de référence, Animation et animateurs : le sens de l’action (1995), une réflexion sur l’espace dans la perspective de l’agir, réflexion passée certes un peu inaperçue. Il distingue ainsi trois concepts d’espace :
- une approche physiographique, qui englobe les paysages et les bâtiments, que les individus peuvent parfois ressentir comme étrangers ou insupportables ;
- une approche sociale, qui comprend les relations interpersonnelles et les valeurs culturelles, parfois difficilement partagées ;
- une approche intérieure, qui désigne la vie physiologique et psychologique des individus, confrontés en certains cas à une lutte pour la survie.
3Gillet estime d’autre part nécessaire de prendre en considération le concept de territoire, qui se définit plutôt comme un espace défini par l’usage, par un processus ou par un ensemble d’actions, que l’on puisse relier à un ou plusieurs acteurs ayant forgé l’organisation de celui-ci (1995 : 249).
4Bien que le territoire se comprenne généralement plus volontiers comme un champ clairement circonscrit, la conception de Gillet, à l’évidence, va dans le sens d’un espace relationnel tel que décrit par Barbara Emmenegger dans le chapitre précédent. Pour Gillet, l’espace social est un espace
où se confrontent des acteurs, dont les logiques d’action se jouent dans un réseau de contraintes et de ressources, dans un champ traversé par ces logiques, et structuré selon des appartenances et des références qui sont celles des acteurs concernés (groupes, organisation, institutions) (1995 : 20).
5Pour Gillet, l’espace et le social sont en interaction, l’espace est toujours le lieu de pratiques et, dans ce sens, un espace animé par des acteurs.
6Avec l’approche de la praxéologie – science de la pratique avec son mouvement de va-et-vient entre l’action et la réflexion – Gillet s’applique en continu à relier la théorie à la pratique. L’approche mérite en tous les cas d’être encore affinée dans le discours sur l’espace social. En effet, tout praticien qui évolue dans les contextes de l’espace social et souhaite prendre appui sur quelques éléments théoriques se retrouve irrémédiablement confronté à la contradiction entre postulats théoriques énoncés et réalités du terrain, ou plutôt à leur représentation dans des bases conceptuelles. Thomas Franke (2008) le résume avec un brin de cynisme en affirmant que l’on observe, pour l’espace social, un net contraste entre les « discours théoriques plutôt éloignés de la pratique et un pragmatisme plutôt dénué de substance théorique » (Franke, 2008 : 141 [trad.]).
7Pour l’animation socioculturelle en Suisse alémanique, les choses se compliquent du fait que la discussion autour de la pratique est fortement marquée par l’influence des publications allemandes, rares étant en effet les contributions qui éclairent le rapport à l’espace social dans le contexte helvétique.1 A défaut de théories, de concepts et d’approches « maison », la pratique n’a donc d’autre choix que de se rabattre sur les travaux du grand voisin et de les adapter au contexte particulier. Cependant, le cadre de la politique sociale est tout à fait distinct dans les deux pays considérés – la Suisse et l’Allemagne – où le travail de terrain obéit le plus souvent à des règles distinctes, d’où l’impossibilité de transposer les concepts tels quels. Afin de faciliter la compréhension et la classification des sources disponibles, il nous semble donc judicieux de considérer brièvement les grands courants de l’approche socio-spatiale en Allemagne.
8Le présent chapitre se propose de livrer, dans une première partie, une brève vue d’ensemble du contexte et des contours du travail axé sur l’espace social en Allemagne et en Suisse. Deux parenthèses éclaireront d’une part la pratique de l’intervention en milieu ouvert et, d’autre part, le quartier en tant que cadre majeur de l’approche socio-spatiale. Une deuxième partie esquissera une série d’éléments conceptuels convergeant vers une approche socio-spatiale de l’animation socioculturelle.
Approches socio-spatiales en Allemagne et en Suisse
9En Allemagne, le discours sur l’orientation socio-spatiale a pris naissance dans les années 1990 et a produit depuis une mine de théories, de concepts et de rapports de terrain. Les concepts propres à l’approche socio-spatiale plongent en grande partie leurs racines dans la tradition du travail communautaire née dans les années 1970 et dans le concept de travail social de quartier développé une vingtaine d’années plus tard (Hinte, Lüttringhaus & Oelschlägel, 2007), mais aussi dans le management de quartier en tant que stratégie élaborée par les communes en faveur des zones défavorisées (Grimm, Hinte & Litges, 2004). Dans tous les cas, il s’agit, en substance, de modes d’action misant essentiellement sur la responsabilisation et l’activation des habitants de quartiers défavorisés, en vue d’améliorer leur qualité de vie et d’agir sur l’organisation de leur espace.
10L’approche socio-spatiale en Allemagne est marquée en second lieu par l’entrée en vigueur, en 1991, de la base légale Hilfen zur Erziehung2 (aides à l’éducation), qui vise à compléter le travail social centré sur l’individu par un travail de réseau mené dans l’espace social par des équipes pluridisciplinaires comprenant des acteurs publics et privés ; cette approche peut prendre la forme d’une collaboration entre services sociaux, crèches, garderies et écoles. L’idée étant que l’intervention orientée vers l’espace social de quartier et les activités d’assistance éducative axées sur l’individu se complètent au sens où elles stabilisent l’équilibre entre potentialités et charges (Schrapper, 2006b : 272).
11Troisièmement, le concept d’Etat activateur, qui reste controversé en Allemagne, veut que l’Etat se limite à assumer les tâches régaliennes, tandis que les autres tâches, considérées jusque-là comme mission de service public, sont assumées au travers de l’engagement citoyen, en particulier dans le tissu social de proximité (voir Dahme & Wohlfahrt, 2005).
12Enfin, un quatrième ferment essentiel de l’approche socio-spatiale est à rechercher dans le programme « Quartiers caractérisés par des besoins de développement particuliers – Ville sociale » (« Stadtteile mit besonderem Entwicklungsbedarf – Soziale Stadt ») qui relève à la fois du Bund et des Länder (voir Krummacher, Kulbach, Waltz & Wohlfahrt, 2003). Le programme a été lancé en 1999 dans le but d’enrayer la spirale descendante dans des quartiers défavorisés ou « défavorisants », et d’améliorer globalement les conditions de vie sur le terrain. La « Ville sociale » a démarré dans 161 quartiers de 124 communes. On dénombre aujourd’hui 523 quartiers répartis dans 326 communes (voir le site du programme www.sozialestadt.de). Les modes d’intervention qui s’y rattachent peuvent se résumer sous les termes de « concepts de développement intégrés », « mise en commun des ressources », « activation et participation » et « management de quartier ». Doté d’une direction nationale, d’une riche documentation et d’un système d’évaluation central, le programme a considérablement façonné les modes de pensée et d’action dans l’espace social.
13Les multiples courants esquissés ci-dessus ont débouché, dans la théorie comme dans la pratique, sur des acceptions du concept d’espace social foncièrement distinctes : l’espace social en tant que territoire (perspective administrative), en tant qu’univers de vie (perspective des habitants), en tant qu’objectif (perspective de pilotage), en tant que ressource (moyen), en tant que bassin (zone de recrutement d’une institution), en tant que lieu d’intervention du travail social (espace public ou bâtiments) (voir Hopmann, 2006 : 124). Au vu de cette profusion d’acceptions, il n’est guère étonnant de trouver dans les multiples publications consacrées à l’espace social des approches fort diverses, ce qui n’est pas pour simplifier la tâche des non-initiés désireux de développer une vision cohérente.
14Parmi les innombrables publications consacrées au sujet, on retiendra surtout l’œuvre de Wolfgang Hinte. A travers ses nombreuses contributions théoriques et son activité de directeur de l’Institut für Sozialraumorientierte Soziale Arbeit à Essen (ISSA), il s’est sans conteste distingué comme un des pionniers de l’approche socio-spatiale. Hinte a développé de solides bases conceptuelles et publié quantité de résumés descriptifs et de commentaires critiques sur la transformation de l’espace social à l’œuvre en Allemagne. Selon lui, il est possible de résumer la nouvelle orientation comme suit : sur le plan de la méthode, l’activité prend plus systématiquement en compte les ressources, les mondes vécus et s’oriente sur l’espace social ; sur le plan de la politique professionnelle, elle consiste à agréger des qualifications spécifiques jusque-là atomisées, et sur le plan de l’organisation, à intégrer les services, les départements spécifiques ainsi que les instances de prévention et d’intervention. Cette stratégie globale, dit encore Hinte, doit nécessairement passer par des décisions politiques, par un découpage de la ville en espaces sociaux, par un consensus entre les acteurs du monde politique et administratif et les entités libres et, enfin par l’abandon du partage traditionnel des tâches dans les modes d’aide et d’assistance. Plus loin, Hinte (2002) énonce les principes méthodologiques auxquels doit obéir l’approche socio-spatiale, parmi lesquels figurent la considération systématique des souhaits et intérêts des intéressés, le travail d’activation ainsi que l’exploitation des ressources des habitants du quartier et de l’espace social. Par ailleurs, le travail doit toujours se concevoir en fonction des groupes cibles et à cheval sur plusieurs domaines. Enfin, la coopération et la mise en réseau des prestations existantes doivent former la base des structures et processus de l’espace social.
15En résumé, on retiendra que l’approche socio-spatiale jouit en Allemagne d’une solide assise théorique, qu’elle s’est concrétisée dans plusieurs concepts de travail social et a atteint une large diffusion dans de nombreux champs professionnels.
16Hinte observe toutefois qu’en dépit d’un solide ancrage théorique, le travail sur le terrain enfreint continuellement les principes de l’approche socio-spatiale, principalement du fait de
structures bureaucratiques mal tricotées, de modalités de financement risquées, d’intérêts privés ou professionnel des différents acteurs, mais aussi en raison des nombreuses particularités des organismes responsables qui entrent en jeu (Hinte, 2007 : 26 [trad.]).
17Notons encore que dans la majorité des cas, il est question de « discriminations », de « besoins de développement et d’intégration » spécifiques aux espaces sociaux considérés. En somme, les espaces sociaux concernés sont appréhendés à partir d’une qualification négative, comme le constatent Christian Reutlinger, Fabian Kessl et Susanne Maurer (2005).
18En Suisse, l’espace social a également été thématisé, de manière implicite ou explicite, dans les premières discussions et expériences pratiques du travail communautaire dans les années 1970 et d’animation socioculturelle à partir des années 1980. Aussi, l’approche socio-spatiale se pratiquet-elle aujourd’hui encore essentiellement dans les zones d’influence de l’animation socioculturelle et du travail communautaire. En Suisse alémanique, à la différence de l’Allemagne, cette approche n’a guère trouvé de prolongement dans les services sociaux des communes (à l’exception du cas particulier de Zurich présenté plus loin).
19On observe d’abord un axe prioritaire dans l’animation en milieu ouvert, ce champ constituant un cas à part comme nous le verrons dans la première parenthèse ci-dessous. Depuis les années 1990, il n’est plus guère de concept communal de travail socio-éducatif qui n’intègre pas la notion d’espace social et les procédés qui y sont associés tels que le travail social hors murs ou de proximité.
20L’approche socio-spatiale tient d’autre part une place de choix dans tous les quartiers urbains qui connaissent un travail de quartier professionnel. Dans les villes de Zurich ou de Berne, le travail de quartier, mieux connu sous l’abréviation GWA (Gemeinwesen Arbeit : approche communautaire) a déjà une longue tradition, cependant que les villes de la Suisse alémanique de plus petite taille n’ont introduit que depuis quelques années ce type de fonctions dans les quartiers.
21La Ville de Zurich a joué en Suisse alémanique un rôle de précurseur de l’approche socio-spatiale en réorientant sa politique sociale au début de la législature 1998-2002. La réorientation s’est traduite par une refonte totale du Département des affaires sociales ainsi que par la mise sur pied de centres sociaux décentralisés dans cinq espaces sociaux urbains nouvellement définis. La délimitation de territoires comprenant environ 80000 habitants a tenu lieu d’instrument de planification, alors que sur le terrain, on a également procédé à un découpage à plus petite échelle (voir Stocker, 2003). Sur le plan conceptuel, la réorganisation s’est inspirée des modèles allemands et peut se comparer, en certains points, à la restructuration opérée dans la ville de Munich.
22Un autre axe de développement est issu de la nouvelle orientation des maisons de quartier et des centres communautaires. Traditionnellement, la maison de quartier ou le centre de loisirs classique se limitait à offrir des prestations, plus précisément un programme d’animations. Son activité restait ainsi confinée dans ses propres murs, ne bénéficiant ainsi qu’à une petite partie des habitants de l’espace social considéré. Or, l’approche socio-spatiale implique, c’est là l’un de ses principes majeurs, une rupture avec un travail enfermé dans des locaux définis. Ainsi, l’ouverture sur le quartier environnant, l’abandon des structures tout entières vouées à l’« accueil de l’usager » au profit de formes plus flexibles, a permis de diversifier les fonctions des maisons de quartier. La démarche participe de la conviction que des installations et équipements ancrés dans l’espace social et accessibles à toutes les classes d’âge (le « tout public ») favorisent grandement l’intégration, l’autonomie, la responsabilisation envers l’environnement local et l’utilisation des ressources institutionnelles dans un quartier (voir Casparis, 2008).
23L’approche socio-spatiale gagne aussi du terrain avec la pratique du développement de quartier intégré. Dans plusieurs grandes ou moyennes villes suisses, on a mis en place, depuis la fin des années 1990, des processus de développement dans des quartiers défavorisés. Peuvent être considérés comme tels les quartiers pour lesquels une série d’indicateurs s’écartent sensiblement des valeurs moyennes de la ville dans son ensemble ou de l’agglomération. Ces quartiers peuvent se caractériser notamment par une charge de trafic excessive, des conditions de logement défavorables, une forte concentration spatiale de personnes à faible niveau socio-économique, une augmentation de la population issue de la migration, combinées à la diversité ethnique, à la pauvreté et à l’exclusion, à un environnement et une zone d’habitation peu attractifs et souffrant d’une mauvaise image. Bien souvent, ces quartiers supportent à eux seuls tout le poids socio-économique d’une ville ou région entière en même temps qu’ils accomplissent un travail d’intégration considérable (voir Willener, 2005). Ce sont en l’occur rence des zones qui ont été le plus durement frappées par la crise des villes des années 1980, avec la désertion des classes moyennes – connues pour être d’importantes contributrices – et l’accroissement de ce que l’on qualifie en allemand de population des villes-A.3 Ces quartiers ont été laissés à eux-mêmes des années durant et ont été emportés, dès les années 1990, dans une spirale descendante. Les autorités avaient alors peu de moyens d’enrayer le processus, dès lors que les immeubles d’habitation urbains étaient des propriétés privées.
24Dans ce contexte et sur la base d’expériences réunies dans d’autres pays européens, l’Office fédéral du développement territorial a élaboré avec d’autres offices fédéraux un instrument intitulé « Projets urbains » permettant de faire face aux enjeux complexes du développement urbain. Le programme est destiné à accompagner un processus de transformation de longue haleine dans des quartiers précis. Le programme ne vise pas à instaurer un état idéal, il se conçoit plutôt comme une démarche évolutive, d’une succession dynamique d’activités concrètes. Selon l’Office fédéral du développement territorial (OFDT, 2010), les Projets urbains sont des processus complexes qui portent sur des enjeux sociaux, économiques, urbanistiques et écologiques et dont la mise en place se déploie localement à plusieurs niveaux. La notion de « développement de quartier intégré » rend compte du caractère évolutif et de la prise en compte de plusieurs champs d’action.
25Le discours officiel qui sous-tend ces développements a aiguisé la sensibilité pour de nouvelles formes de participation et de coopération, pour lesquelles la palette d’instruments de l’approche socio-spatiale offre un cadre d’action hautement pertinent. Du coup, l’animation socioculturelle accède à de nouvelles possibilités de participation active.
26En conclusion, il est permis d’affirmer que l’approche socio-spatiale n’a connu qu’un faible essor en Suisse alémanique et qu’elle ne s’est implantée que dans les champs d’action du travail communautaire, de l’animation socioculturelle ainsi que dans le cadre des processus de développement territorial.
Premier cas
L’animation jeunesse en milieu ouvert en tant que paradoxe socio-spatial
27Dans les développements concernant la situation en Suisse alémanique, il a été fait mention de l’orientation socio-spatiale très poussée de l’animation jeunesse en milieu ouvert. Parmi les grands principes qui fondent cette approche figure le concept d’appropriation. La découverte ou conquête constructive de l’environnement fait partie des tâches essentielles du développement des individus en devenir. Lothar Böhnisch et Richard Münchmeier (1990), de même que Ulrich Deinet (1990) ont livré à cet égard des éléments fondamentaux. Les bases théoriques du concept d’appropriation émanant du psychologue russe Alexej Leontjew ont montré comment l’interaction avec l’environnement matériel et symbolique ouvre aux enfants et aux adolescents des perspectives d’apprentissage et de développement cognitif et émotionnel spécifiques. Le processus d’appropriation augmente leurs capacités motrices et enrichit leur compétences d’action et comportementales (Krisch, 2009). L’appropriation, affirment Gabriela Muri et Sabine Friedrich (2008), est à la fois une confrontation active avec l’environnement, un investissement (créatif) des espaces par des symboles notamment, la mise en scène et la localisation dans l’espace public, un élargissement de la marge d’action ou encore une modification de situations ou de constellations prédéfinies. A travers leurs modes d’appréhension de l’espace, les enfants et les adolescents sont aussi confrontés à la détermination d’usages définis, à des réglementations et des interdictions.
28La perspective d’appropriation des jeunes et la socialisation dans l’espace débouchent irrémédiablement sur une vision spatiale du quartier ou de la commune, et, partant, sur la mise au point de méthodes spécifiques d’animation jeunesse en milieu ouvert à caractère socio-spatial. Ces méthodes (par exemple parcours dans le quartier avec les jeunes et les enfants, cartographie subjective, localisation de bandes de jeunes dans le quartier, etc.) sont tout à la fois des instruments de l’analyse socio-spatiale et du travail de terrain. Elles livrent des informations sur les enfants et les adolescents et sur les structures sociétales transmises au travers de l’espace en même temps qu’elles façonnent la pratique concrète de l’animation jeunesse en milieu ouvert dans une perspective socio-spatiale (Krisch, 2009 : 71). Ces méthodes permettent, entre autres, de comprendre l’usage des espaces publics et semi-publics, la qualité subjective (liée au vécu) d’un espace comme ressource pour la construction de l’autonomie, la symbolique et la structure de zones spécifiques que les différentes bandes de jeunes – par groupes d’âge ou de genre – se sont appropriés, mais elles permettent aussi de cerner les interactions entre le processus d’appropriation et les espaces socialement structurés.
29La démarche consiste à mobiliser les enfants et adolescents et à les inviter à participer, puis à construire un savoir commun sur leur milieu de vie, dans leur contexte socio-spatial. C’est le partage de ces connaissances qui façonne la suite des activités, les approches et les priorités de l’approche socio-spatiale (voir Krisch, 2009). L’animation jeunesse en milieu ouvert axée sur l’espace social se propose donc de développer des offres pertinentes et flexibles qui répondent aux besoins et aux intérêts des groupes cibles du quartier ou de la commune considérée, toujours en lien avec leur milieu de vie. Toutefois, l’animation jeunesse en milieu ouvert s’emploie aussi à encourager et aider les enfants et adolescents à conquérir et s’approprier des espaces publics au sein de la collectivité.
30La construction de réseaux et de liens de coopération avec d’autres organisations permet de stimuler de nouvelles activités dans le quartier, de produire des changements de l’infrastructure au profit des enfants et adolescents ou de mieux coordonner les prestations offertes par les différentes structures du quartier (Willener, 2008a).
31En résumé, l’animation jeunesse à orientation socio-spatiale passe en règle générale par l’élaboration de projets. Elle commence par une analyse de l’espace social, des univers et habitudes de vie, ce qui forme la base de l’identification des besoins et de la définition des objectifs. La deuxième étape comprend l’analyse des ressources et des équipements disponibles, puis intervient en troisième lieu la définition de priorités et les différenciations d’approches, enfin l’évaluation du projet, qui se conçoit comme un processus continu (Deinet & Krisch, 2002).
32Bien des approches socio-spatiales importantes et intéressantes ont ainsi vu le jour, en théorie comme dans la pratique, dans le contexte de l’animation jeunesse en milieu ouvert. Tout bien considéré, celles-ci renferment cependant une contradiction interne. En effet, l’approche sociospatiale se focalise sur les individus qui vivent ou travaillent dans un espace défini. Elle intervient sur la base des besoins identifiés dans l’espace considéré et définit, à partir de là, des objectifs et des priorités. Les priorités peuvent se définir par thèmes ou par champ d’action (intégration, valorisation de l’espace public, promotion de la santé, activation culturelle, etc.) ou encore en fonction des groupes cibles (commerçants, migrants, personnes âgées ou enfants en âge préscolaire, etc.). Dans pareille optique, les adolescents ne constituent pas par essence un groupe prioritaire à encourager ou à encadrer en permanence. D’où la nécessité de remettre en question la segmentation classique par groupes d’âge propre aux concepts de l’animation jeunesse en milieu ouvert (offres pour les 12-15 ans, pour les 16-18 ans, etc.). Le contexte « spatial » est indissociable du contexte « temporel ». Si l’on analyse le parcours des individus dans un espace donné – au travers également d’une analyse biographique – on peut parfois observer ceci : les enfants qui entrent à l’école enfantine avec des déficits sont les mêmes qui, au sortir de l’école, ont énormément de mal à trouver une place d’apprentissage ou risquent de prendre une mauvaise pente. Ainsi, les professionnels investis d’un mandat classique limité aux seuls adolescents, voire à un groupe d’âge déterminé, seront condamnés à intervenir dans un segment d’âge précis et ne pourront choisir le point de départ le plus efficace. Le professionnel appelé par exemple à s’occuper des 13-15 ans ne pourra porter son attention sur les enfants en âge préscolaire et s’interroger sur les moyens de réduire le nombre d’enfants entrant à l’école avec des déficits, et encore moins mettre l’accent sur les parents, dans l’idée par exemple de mettre sur pied un programme de formation à leur intention.
33A partir de l’exemple ci-dessus, on s’aperçoit que la perspective socio-spatiale authentique nous conduit à nous interroger sur le bienfondé des offres de l’animation jeunesse en milieu ouvert. Dans bien des quartiers, on peut se demander si les personnes âgées esseulées et à mobilité réduite n’auraient pas davantage besoin d’une activation dans l’espace social que les adolescents hautement mobiles et actifs. N’est-il pas étonnant qu’à l’heure où la Ville de Zurich transformait dans les années 1990 les clubs d’aînés en centres transgénérationnels ouverts à tous et abandonnait ainsi le travail segmenté par groupes d’âge, les centres de jeunesse n’aient jamais remis en question la logique du découpage par âges ?
34Au fond, l’approche socio-spatiale implique une action destinée à un large public avec la possibilité de désigner, de cas en cas et au gré des besoins, des groupes cibles prioritaires. Or, bien des organisations qui se réclament d’une approche sur l’espace social, enferment leurs animateurs socioculturels dans le groupe « ados ». Des considérations stratégiques s’imposent dans pareilles situations : il faudrait se demander notamment comment réaliser, ou, du moins, ébaucher une approche socio-spatiale qui prendra ensuite de l’ampleur. Les exemples dans ce sens sont nombreux, le plus intéressant provenant précisément du segment du travail avec les personnes âgées : dans quatre villes et communes du canton de Vaud, Pro Senectute a mis en route des projets de développement de quartiers sous le titre « quartiers solidaires ». A partir du groupe cible des aînés, le processus a été progressivement étendu à toute la population du quartier. Une des faitières de l’animation jeunesse en milieu ouvert ne pourrait-elle pas, elle aussi, déclencher un processus similaire ?
Ebauche pour une conception de l’approche socio-spatiale dans l’animation socioculturelle
35Il convient de se demander ici s’il est véritablement possible de développer un concept général pour une animation socioculturelle axée sur l’espace social. Car chaque espace obéit à sa propre logique, constat que les récentes recherches en urbanisme mettent en lumière après avoir longtemps admis que les enseignements valables pour une ville pouvaient être transposés dans d’autres villes (Berking & Löw, 2008). La règle vaut a fortiori dans notre Suisse fédéraliste caractérisée par d’importantes différences d’une commune ou d’un espace social à l’autre. En d’autres termes, il faut, pour chaque ville et pour chaque région, développer des concepts de terrain en fonction des conditions spécifiques du lieu, comme c’est le cas dans la pratique réelle. Cela étant dit, il est possible néanmoins de formuler quelques principes et modes d’action universels qu’on pourra mettre en pratique sous une forme adaptée aux conditions locales. Il convient aussi de préciser ici – dans le prolongement de la critique formulée précédemment par Barbara Emmenegger – que l’approche socio-spatiale ne prétend pas offrir une solution aux problèmes de politique sociale. Elle doit veiller de même à ne pas se laisser instrumentaliser pour compenser un démantè lement des normes sécuritaires, comme le soulignent Birgit Kalter et Christian Schrapper (2006).
36Dans un premier temps, il est utile de se forger une compréhension pragmatique de l’espace social. Car, comme le montre le manuel de l’espace social, Handbuch Sozialraum (Kessl, Reutlicher, Maurer & Frey, 2005), les diverses disciplines, au même titre que les différents champs d’action, discutent de notions fort variées, ce qui ajoute à la difficulté qu’ont les professionnels de terrain à positionner leur action et à la légitimer sur le plan théorique. Comme développé plus haut par Barbara Emmenegger, l’espace façonne le social et le social influe à son tour sur l’espace. Christian Schrapper (2006a) décrit cette interaction comme suit :
D’une part, les conditions de vie essentielles sont déterminées, pour les enfants, les adolescents, les familles et les personnes âgées, par l’environnement social de proximité, notamment par la qualité de l’habitat, l’infrastructure d’approvisionnement, le bassin de recrutement des jardins d’enfants et des écoles, des associations et des paroisses ou encore par le trafic. Plus un espace compte d’individus tributaires du tissu social de proximité en raison de leur faible mobilité, plus cet espace est important pour la qualité de vie, mais aussi pour l’aide et le soutien en situation d’urgence. Dans ce sens, c’est l’espace qui marque le social de son empreinte.
Par ailleurs, les caractéristiques sociologiques telles que la pyramide démographique, les conditions de revenu, la taille et la composition des familles, l’ethnicité et la religion, le niveau de formation, entre autres facteurs, déterminent à leur tour la qualité de vie d’un quartier. Plus les processus de ségrégation ou processus urbains (concentration de logements et d’environnement de moindre qualité, situation isolée, etc.) définissent les contours des zones résidentielles, plus la marque que les conditions ou problématiques sociales impriment à l’espace est déterminante. Dans ce sens, c’est le social qui modèle l’espace (p. 43. [trad.]).
37Une fois ces éléments précisés, nous n’avons pas encore résolu le dilemme entre l’espace tracé par l’administration et un espace fluide dessiné par les acteurs. Reste aussi à déterminer comment configurer cet espace, comment le diviser ou le structurer pour qu’il reste à taille humaine. Wolfgang Hinte (2007) parle lui aussi de la nécessité d’un découpage différencié des espaces sociaux (p. 38). Celui-ci doit différer selon la taille de la ville ou de la commune ou l’étendue de la région et prendre en compte aussi l’agencement spatial existant ainsi que le personnel et les ressources institutionnelles à disposition.
38Si l’on considère le concept d’espace relationnel, il apparaît essentiel que les acteurs professionnels sachent travailler efficacement avec des périmètres variables, car en fonction du champ d’action, de la thématique ou des participants, les frontières peuvent s’estomper ou se chevaucher. Le cas suivant consacré au quartier nous livre quelques éléments conceptuels dans ce sens.
39Il ressort des considérations qui précèdent que le travail axé sur l’espace social doit partir des expériences communes des habitants dans le tissu social de proximité qui, selon le contexte, s’étend à toute une commune, ou à un quartier déterminé s’il s’agit d’une ville. L’approche socio-spatiale est encore peu répandue dans les petites communes et il faut encore en concevoir, en tester et en explorer les contours et les conditions. Elle est en revanche principalement mise en pratique dans les quartiers urbains. Le cadre dominant de l’approche socio-spatiale étant constitué par le quartier, c’est cette entité spatiale que nous allons étudier de plus près dans le cas suivant.
Deuxième cas
Le quartier en tant que lieu d’intervention de l’action socio-spatiale
40Les travaux de la Chicago School of Sociology cités dans tous les manuels de sociologie et de recherche urbaine ont thématisé le quartier dès les années 1920. Dans leur ouvrage le plus célèbre, The City (réédité en 1984 dans une nouvelle édition), Robert Park et Anthony Burgess ont entrepris de décrire, sous la notion de natural areas, des zones ségrégées (neighborhoods) se distinguant les unes des autres par leurs structures sociales et leur situation dans l’espace urbain. Au fil du temps et avec une ampleur croissante ces trente dernières années, un vaste champ d’investigation hétérogène s’est développé autour des quartiers urbains. La multitude de disciplines (géographie, sociologie, aménagement du territoire, économie ou science politique) qui ont participé et la disparité des approches expliquent l’absence d’un cadre conceptuel ou d’une tentative de définition commune du quartier, comme le relève Olaf Schnur (2008), spécialiste de la question, dans un ouvrage synoptique qui explore en profondeur l’histoire des quartiers et des thèses défendues sur le sujet.
41Le concept et la réalité qu’ils recouvrent ont une longue tradition, bien que l’on trouve dans la zone germanophone différentes appellations. En Allemagne, les professionnels parlent généralement de Quartier, tandis qu’à Berlin on parle dans la langue courante de Kiez, en Autriche de Viertel et à Vienne de Grätzel.4 En France avec quartier et aux Pays-Bas avec Kwartier, nous trouvons des désignations à consonance très proche. Les choses se compliquent toutefois pour les comparaisons avec les zones anglophones. En effet, le terme anglo-saxon community, qui se comprend tantôt comme « commune » tantôt comme « communauté », est volontiers rendu en français par le terme « quartier ». Il est parfois aussi assimilé au terme américain neighborhood ou au terme anglais neighbourhood, qui désignent bien plus que le simple voisinage immédiat. On songera par exemple ici aux vingt-trois neighborhoods de Chicago qui forment des unités administratives et politiques, dont le périmètre circonscrit le champ des programmes de neighborhood development. Une transposition directe est ici possible : le neighborhood development propre aux villes des Etats-Unis a une signification proche de celle de « développement de quartier » dans la zone germanophone. Toutefois, dans cette acception politico-administrative, le neighborhood anglosaxon ne peut être généralisé à l’ensemble de la zone anglo-saxonne, comme le relève Schnur (2008) en se référant à George Galster. Le neighbourhood serait selon lui – et en cela il constituerait l’unique dénominateur commun auquel peuvent être ramenées les différentes définitions – une unité socio-spatiale plus grande qu’un ménage et plus petite qu’une municipalité. S’agissant de la zone germanophone, Monika Alisch (2002) définit le quartier comme un espace social à la fois plus petit qu’un secteur administratif municipal et nettement plus diversifié qu’une zone résidentielle que l’aménagement du territoire affecte exclusivement à l’habitat.
42Ce type de définitions ne fait guère plus que de nous indiquer quelques ordres de grandeur, alors que ce dont l’animation socioculturelle a précisément besoin, c’est d’une vision du quartier qui s’articule autour du capital social en tant que fondement constitutif. On trouve une telle définition chez Patsy Healey (2006), théoricienne de l’aménagement, qui conçoit le neighbourhood en tant que lieu des univers de vie quotidiens :
[…] A key living space through which people get access to material and social ressources, across which they pass to reach other opportunities and which symbolises aspects of the identity of those living there, to themselves and to outsiders (p. 69).
43Cette définition a l’avantage d’établir un lien avec les possibilités d’action et les ressources et d’affirmer d’autre part la possibilité pour chaque habitant de percevoir ou concevoir différemment le quartier. Comme nous l’avons vu au chapitre précédent, le quartier se définit dans cette optique dans sa dimension relationnelle, en tant que construction sociale ou symbolique. Cette vision contraste avec celle des frontières administratives qui forment en quelque sorte un espace contenant, lequel ne coïncide pas nécessairement avec les univers de ses habitants. Nous retrouvons ici le dilemme entre la nécessité pratique d’une démarcation du territoire et la dimension de « relationnalité » qui est propre à toute la logique socio-spatiale.
44Schnur (2008) tente de surmonter la difficulté avec un concept emprunté à la technique, à savoir le fuzzy-concept spatio-temporel. Ce concept signifie que le quartier possède une zone d’intersection commune (noyau) et une zone périphérique constituée d’espaces frontaliers qui se déplacent en continu (lisière) (p. 42). La terminologie est certes encore peu familière, mais le propos cadre bien avec la pratique des projets de développement de quartier. Citons le projet « Solothurn West » conçu à « géométrie variable », afin de pouvoir étendre au besoin une zone centrale définie au départ. Dans ce projet, ce sont les habitants eux-mêmes qui ont donné l’exemple d’une telle extension des frontières spatiales. Ont en effet participé spontanément à la première réunion de projet plusieurs habitants du quartier nord limitrophe, séparé du périmètre défini par une voie ferrée qui tenait lieu de ligne de démarcation, au motif qu’ils habitaient eux aussi dans la partie ouest de la ville. Cette anecdote vient valider le constat fait par Thomas Franke (2008) selon qui :
les clôtures virtuelles pensées par les unités administratives (grandes artères de circulation par exemple) ne sont pas perçues de la même manière par tout le monde et ne sont pas nécessairement vues comme des obstacles (p. 138).
45Les questions concernant le rôle des démarcations nous amènent logiquement à nous interroger sur la place du quartier à l’heure de la mondialisation et de la mobilité totale. Les opinions sont très divisées à ce propos, d’aucuns prétendent que la population urbaine passe allègrement d’un univers de vie à l’autre et relie sans problème les différentes sphères spatiales entre elles. D’autres insistent sur la fonction du quartier comme lieu de relations sociales, de rencontres, de communication et d’intégration. Gillet (1995) qualifie à la fois le quartier de mythique (p. 239), mais aussi de médiateur du social – une territorialité médiatrice des rapports sociaux, des « relationnalités » plus ou moins permanentes (p. 240). Au fond, ces deux choses ne sont pas antagoniques, puisque la société actuelle – que Peter Gross (2005) qualifie de société multi-optionnelle – est à la fois l’une et l’autre. Les individus ont en effet souvent des identités multiples, si bien que l’identification à un quartier n’exclut nullement l’identification simultanée à une région d’origine ou à un groupe ethnique. Sans oublier que la mobilité ne concerne pas chacun dans une égale mesure. Pour les jeunes ou les personnes très âgées, mais aussi les personnes handicapées, le quartier tient une plus grande place que pour les citoyens du monde qui se déplacent beaucoup. Les familles ont aussi un lien quotidien avec le quartier, ne serait-ce que par les écoles et les structures d’accueil extrafamilial qu’il abrite.
46En tout état de cause, les quartiers ont en Suisse une longue tradition. Des associations de quartier, plus ou moins actives, œuvrent à l’enracinement local et au regroupement des intérêts face à la ville ou la commune. Leur rôle a cependant évolué au fil du temps : dans les années 1980, par exemple, bien des associations de quartier étaient critiquées pour défendre trop souvent les intérêts du petit commerce et pour se montrer rétives aux projets de modération du trafic, de rues piétonnes, d’espaces de jeu ou de zones vertes. Elles se sont ouvertes depuis à différentes forces sociales. Ces dernières années toutefois, il est devenu manifeste que ces associations n’étaient plus en mesure de s’occuper de tous les développements en lien avec le quartier, de défendre les multiples intérêts en présence et de concrétiser les actions nécessaires sans l’appui et l’apport des professionnels.
47Ce constat nous ramène aux approches conceptuelles de l’espace social.
Une vision idéale de la pratique socio-spatiale
48Pleinement conscients que des formes très poussées de l’approche sociospatiale ont été déjà mise en œuvre en maints endroits, mais aussi que la plupart des villes sont loin de réunir les conditions nécessaires à ce type d’action, nous nous proposons d’esquisser ici un modèle idéal de l’action professionnelle inscrite dans l’espace social, tel qu’il pourrait s’appli quer dans le contexte d’un quartier.
49Le modèle proposé se rattache aux considérations de Heike Hermann (2008) pour qui la situation actuelle des secteurs urbains appelle un nouvel instrument de développement du territoire. Il faut, dit-elle, une forme d’organisation et d’action intégrées qui conjugue les modes d’action, les connaissances, les principes, les approches et les méthodes du travail social, de l’aménagement du territoire urbain, de l’économie, de l’activité culturelle et de formation.5 Le développement de l’espace social est ainsi un projet interdisciplinaire comme le souligne Michael May (2008). Dans l’idéal, cette activité doit être confiée à une équipe interdisciplinaire de type « équipe d’espace social » ou « équipe de quartier », dont les membres, rattachés à des organisations privées ou publiques, seraient partiellement libérés de leur fonction, selon le volume de la tâche à accomplir. Selon la dimension du territoire, l’équipe peut compter un ou plusieurs professionnels, dont un « travailleur de quartier » (Quartierarbeiter) salarié.6
50L’équipe de quartier ou le travail de quartier agit sur ce territoire comme trait d’union entre les compétences des habitants et les compétences des spécialistes ou encore entre les processus bottom-up et top-down. A travers la mobilisation et la participation des différents acteurs, l’équipe relève les défis du quartier et active les ressources nécessaires pour faire évoluer et agencer l’espace social. L’équipe assure sa proximité avec l’espace social en intégrant une structure sur place, qui sera rattachée (de préférence du point de vue territorial) à d’autres institutions et organisations liées à l’espace social ou qui collaborera étroitement avec elles. Elle cultive d’autre part la proximité avec les autorités politiques et les services officiels pour faciliter la mise en œuvre des mesures. L’approche socio-spatiale s’intéresse aux individus qui vivent ou travaillent dans un espace donné ; elle conçoit son action sur la base de leurs besoins – manifestes ou latents – qui sont en lien avec l’espace considéré, et fixe les objectifs et les priorités en conséquence.
51Intégrés au sein de telles équipes, les animateurs socioculturels peuvent endosser divers rôles et fonctions pour participer à des activités et des processus dans l’espace social. Ces rôles s’inscrivent dans un continuum entre deux pôles. Pour les décrire, nous nous référons aux concepts que Carl Rogers (2008) a développés dans les années 1970 pour la conduite d’entretien, à savoir le style directif et non directif. Dans une approche directive, l’animateur prend l’initiative, dirige les (sous)-projets, mobilise certains groupes et stimule leur participation. Dans l’approche non directive, il soutient les initiatives ou les activités des habitants par des procédés appropriés lorsque ceux-ci n’ont pas réussi à les faire aboutir par leurs propres moyens.
52Ces rôles ne s’excluent pas mutuellement, ils peuvent être tenus tour à tour dans diverses interventions ou processus ou à différents stades du processus.
53Cela étant dit, c’est le rôle d’intermédiaire qui est le plus important dans l’espace social, le rôle de médiateur et de pont dans l’établissement du dialogue et la gestion des conflits (Krummacher, Kulbach, Waltz & Wohlfahrt, 2003). Le rôle d’intermédiaire se conçoit en règle générale comme une position médiatrice entre le monde vécu des habitants et les sphères politiques et administratives. Dans le contexte de l’espace, ce rôle peut être affiné. Sachant que ni les habitants, ni les autorités ne forment des groupes homogènes, le rôle de médiateur peut aussi consister à stimuler le dialogue ou à mettre en relation des forces différentes dans la population, notamment des cultures, des milieux ou des générations différents dans le quartier, ou à servir de trait d’union entre des institutions de socialisation – école, famille ou groupes de pairs par exemple – et des institutions extrascolaires de l’animation jeunesse, entre les commerçants et les habitants ou encore entre les différents services de l’administration (Langhanky, Friess, Hussmann & Kunstreich, 2004). Enfin, la fonction médiatrice peut aussi s’exercer entre les propriétaires immobiliers et les institutions sociales. Dans sa multiplicité, ce rôle intermédiaire est – inutile de le préciser – hautement exigeant. Il est parfaitement illustré par l’image de l’équilibriste chère à Marcel Spierts (1998), image qui renvoie au professionnel qui doit mobiliser tous ses sens pour maintenir les équilibres à tout instant.

Figure 1 Rôle de l’animation socio-culturelle dans l’espace social
54Ces deux schémas fondamentaux – rôle directif/non directif et rôle médiateur – ainsi que les différents positionnements possibles dans le contexte de l’espace social sont représentés dans la figure 1.
55Les rôles esquissés valent pour l’approche socio-spatiale au quotidien. Comme nous l’avons vu, des processus de développement à caractère temporaire sont pilotés dans de nombreux espaces sociaux. Les animateurs socioculturels peuvent y assumer un double rôle, en agissant d’une part en spécialistes des questions socioculturelles (pour accueillir par exemple les demandes des différents groupes d’âge concernant le quartier, la formation, la culture, l’intégration, la prévention, etc.) ; ils peuvent d’autre part faire valoir leurs qualifications pour intervenir et gérer les processus. Cet aspect sera développé plus loin en lien avec le répertoire des méthodes.
Modèle pour une approche socio-spatiale dans l’animation socioculturelle
56A partir des considérations qui précèdent, nous tenterons maintenant de modéliser la position caractéristique de l’animation socioculturelle dans un contexte de travail socio-spatial. Le modèle s’inspire du schéma en corolle de Marcel Spierts (1998), dans lequel l’animation socioculturelle forme la partie centrale. A l’évidence, il ne s’agit pas de figurer ici la position réelle de l’animation dans l’approche socio-spatiale, mais simplement d’ordonner les éléments depuis la perspective de l’animation socioculturelle. Les champs adjacents que Spierts qualifie de domaines de focalisation sont désignés comme des champs d’action, conformément à la terminologie en usage dans le contexte du développement de quartier. Il ressort clairement du schéma que ces champs ne sont pas tous d’égale importance pour l’animation socioculturelle. Les cercles se rapportent à des champs d’action (que Spierts utilise aussi de manière similaire) qui se recoupent directement avec l’animation socioculturelle et qui délimitent en quelque sorte son cœur d’activité. Les triangles figurent les champs d’action que l’animation socioculturelle prend en considération depuis peu de temps seulement et qui sont traditionnellement dévolus à des disciplines et des professions plus éloignées.7 Dans le contexte du développement de quartier, l’animation socioculturelle a prouvé qu’elle était parfaitement en mesure de construire des plateformes pour des activités relevant de champs de l’économie locale, de l’écologie, de l’architecture, de l’urbanisme et de l’aménagement du territoire (voir p. ex. Willener et al., 2008b). [Fig. 2]
57La position centrale permet de situer les interventions et les projets dans les différents champs, au gré des besoins et des potentialités, et de les mener à bien avec les acteurs respectifs. On peut imaginer par exemple des activités visant à améliorer les conditions du petit commerce local, des projets de community art réalisés avec des artistes, des programmes de promotion préscolaire ou des ateliers de planification pour la valorisation des zones vertes (voir Stäheli, chap. 4).

Figure 2 Modèle de l’approche socio-spatiale
58Aussi différents soient-ils, les champs d’action que nous allons exposer ci-après, s’approchent au moyen d’un ensemble commun de méthodes et de procédés, pouvant être adaptés de cas en cas.
Répertoire de méthodes et de modes d’action de l’animation socioculturelle dans l’espace social
59Les formes et les méthodes d’action présentées ci-après se veulent une synthèse des expériences réunies ces dernières années lors de la mise au point et l’application de méthodes dans le cadre de projets du centre de compétence Développement régional et urbain de la Haute Ecole de Lucerne ; elles sont complétées par des pratiques issues du travail de terrain.
Connaître l’espace social et y être présent
60L’analyse de l’espace social proposée par Husi (chap. 1) montre comment approfondir la connaissance de l’espace social et créer des points d’attache concrets pour tisser les contacts et développer une vision, à l’aide de méthodes pertinentes. Force est cependant de constater que ce diagnostic global, qui devrait avoir lieu au début d’un processus de développement de quartier, fait souvent défaut. Au-delà de ces analyses complexes (qui requièrent le concours d’une équipe entière), il importe d’ausculter en permanence l’espace social. Aller à la rencontre des individus dans leur espace de vie et leur espace social nous permet de nous faire une idée de leurs conditions de logement, de leurs parcours de vie et de leurs perspectives, mais aussi du climat qui règne dans leur voisinage immédiat, de mieux saisir les demandes et les ressources en présence et de cerner les besoins en matière d’action et de développement à petite et grande échelle. L’approche socio-spatiale exige des professionnels qu’ils connaissent l’espace social « comme leur poche » pour qu’ils puissent en percevoir les moindres modifications. La bonne connaissance des individus, de leur situation et de leurs ressources est utile pour créer des liens et former des alliances à l’aide d’interventions fondées sur les structures existantes.
Construire la confiance
61La confiance envers les professionnels ne naît pas spontanément. Les personnes défavorisées, précisément, ont souvent vécu des relations pénibles avec les agents d’institutions étatiques ou privées. Il n’est pas rare d’ailleurs que les habitants des quartiers déshérités fassent l’objet d’études sans jamais tirer avantage des résultats de ces travaux. Dans ces circonstances, la confiance s’établit bien souvent du seul fait que l’animateur sait prendre en considération les demandes exprimées, quand bien même celles-ci ne cadrent pas entièrement avec ses objectifs et priorités ou ceux des organismes responsables. Citons ici l’exemple d’un programme de développement de quartier pour lequel on recherchait un acteur clé pour un groupe ethnique défini. Ainsi a-t-on contacté une infirmière employée de l’hôpital local appartenant à ce groupe et ayant de très bonnes connaissances d’allemand ainsi qu’un excellent réseau de contacts. La femme a laissé entendre qu’elle élevait seule ses enfants et qu’elle n’avait pas envie d’avoir plus d’activités à côté de son travail, ni de passer encore moins de temps avec ses enfants. Cependant, elle a aussi évoqué les problèmes scolaires de son fils et fait savoir qu’elle recherchait un soutien. Il importait ici que le professionnel se mette en quête d’un répétiteur pour cet enfant, même si cela n’entrait pas dans son cahier des charges. La confiance était ainsi établie, si bien que cette femme a pu être gagnée ultérieurement pour d’autres activités dans l’espace social, ce qui n’aurait sans doute pas été possible si l’animateur s’était déclaré non compétent pour répondre à sa demande.
Nouer des contacts, motiver et activer
62Dans l’approche socio-spatiale, cette tâche ne se distingue pas de celle que Spierts (1998) nomme « contacter ». Il s’agit ici de tirer parti de toutes les opportunités qui se présentent au quotidien dans l’espace social pour discuter de manière informelle et sans but précis avec les gens, pour se faire connaître auprès des habitants, des propriétaires d’immeubles, des représentants des organisations ou encore auprès des autorités. Ces contacts provoquent fréquemment un effet boule de neige en ce qu’ils facilitent l’entrée en contact avec de nouvelles personnes. Dans un premier temps, on cherchera simplement à faire leur connaissance sans intention particulière. Les occasions se présentent sur les places de jeux, dans les commerces de quartier, dans les manifestations ou les réunions. L’approche suppose une certaine souplesse dans la gestion des horaires de travail et de loisirs. Quand les membres d’un groupe de travail ou d’une association de quartier se retrouvent autour d’un verre après leur réunion, l’occasion est excellente pour découvrir les personnes sur un plan plus privé. Ces prises de contact sont nécessaires pour mobiliser intelligemment les ressources personnelles et construire des réseaux de quartier, des groupes de travail, des projets ou tout simplement développer des formes d’entraide de voisinage ou organiser une fête. Un rôle important revient ici aussi à la fonction d’empowerment pour motiver et encourager les individus à s’investir pour eux-mêmes et pour des buts communs (voir Hermann, 2008).
Mobiliser et associer des acteurs clés
63On entend par acteurs clés des personnes qui, par leur fonction, leur rôle ou leurs compétences linguistiques, ou encore en raison de leur personnalité, ont une fonction de pivot dans un espace social défini et sont en relation avec de nombreux groupes différents, notamment des groupes de migrants, de commerçants, de propriétaires immobiliers ou d’acteurs de la scène artistique et culturelle. Dans de nombreux cas, il faut, selon les besoins identifiés, mettre d’abord en place des acteurs clés locaux pour des groupes ethniques déterminés afin qu’ils puissent agir comme des relais vers les activités de quartier, l’école ou d’autres organisations locales. Or la tâche est loin d’être facile, spécialement dans les zones d’habitation qui se caractérisent par une population majoritairement peu qualifiée et de faible condition socioéconomique. L’acteur clé doit bien maîtriser à la fois sa langue maternelle et la langue locale, présenter une aptitude à la négociation et, surtout, être accepté et reconnu dans le groupe visé. Le degré d’acceptation ou de reconnaissance de l’acteur clé dépend de plusieurs éléments, surtout de sa neutralité politique ou de sa région d’origine. Lorsque les personnes formant un groupe ethnique proviennent en majorité de régions rurales et sont peu formées, elles auront parfois du mal à reconnaître comme l’un des leurs une personne appartenant certes à la même ethnie, mais issue de l’élite urbaine cultivée. La recherche d’acteurs clés pour un groupe ethnique précis doit souvent se faire en dehors de l’espace social considéré (Willener, 2008a), car les groupes ethniques s’organisent plus volontiers à un niveau suprarégional plutôt que dans l’espace social. Pour exercer son rôle, l’acteur clé doit être formé à certaines tâches dans l’espace social et connaître les conditions de cet espace.
Promouvoir la coopération et les réseaux de proximité
64Abstraction faite des organisations traditionnelles rattachées au quartier, associations de quartier, écoles ou paroisses par exemple, on trouve d’ordinaire peu de formes de collaboration ou de réseaux dans le tissu social de proximité. Selon les besoins et demandes identifiés, c’est par la construction de tels réseaux qu’il faut commencer. Gerhard Litges, Maria Lüttringhaus et Christoph Stoik (2005) voient dans cette coopération et cette mise en réseau un axe central de l’approche socio-spatiale. Les professionnels du travail social ont ainsi pour mission de tisser des réseaux sociaux et de mobiliser les réseaux existants. A Zurich, c’est dans le souci d’optimiser l’accueil extrafamilial qu’a été instaurée dans tous les quartiers une coopération entre toutes les crèches, garderies, groupes de jeux, familles de jour et familles d’accueil. Avec l’ouverture d’une antenne locale rattachée à une organisation existante, les familles s’adressent désormais à une seule et même adresse pour toute question touchant à l’accueil et la prise en charge des enfants dans l’espace social. Avant cela, les parents devaient se débrouiller seuls dans la jungle des innombrables institutions privées et municipales pour trouver une solution adéquate pour leur enfant.
65Cet exemple montre que les réseaux mobilisent et multiplient les ressources dans un espace social donné pour les rendre accessibles au plus grand nombre.
Conseiller et assurer un soutien individuel adéquat
66On considère généralement, à juste titre d’ailleurs, que l’approche sociospatiale opère avec de grands systèmes pour en conclure, parfois à tort, que le soutien individuel n’en fait pas partie. Certes, il existe partout des services spécialisés et des compétences clairement définies pour traiter toutes sortes de problèmes matériels, psychosociaux ou sanitaires. Cependant, lorsqu’à l’occasion des rencontres et des contacts noués dans l’espace social, l’interlocuteur fait part à l’animateur de ses questions, préoccupations ou difficultés de la vie quotidienne, il est possible et souhaitable de lui proposer une aide spontanée et sans formalités. Comme nous l’avons vu plus haut, c’est là un excellent moyen de mise en confiance. Or, la confiance est indispensable pour franchir une étape supplémentaire vers la mobilisation des individus.
Construire ou soutenir des groupes
67Dans nombre de situations, la formation de groupes éphémères, différenciés, en accord avec les conditions et les besoins du lieu constitue une intervention efficace et utile, qu’il s’agisse d’explorer plus avant les problématiques de santé dans le quartier, d’instaurer des échanges sur des problèmes éducatifs ou de mettre en place un groupe de parents d’élèves, de discuter de la sécurité des chemins pour piétons ou pour développer de nouvelles ressources ou de nouvelles offres dans l’espace social. Les groupes rattachés à l’espace social sont plus enclins à développer l’entraide mutuelle ou à s’investir pour améliorer leur qualité de vie dans l’espace considéré.
68L’accent est mis sur l’entraide autogérée lorsque les personnes aspirent principalement à acquérir de nouvelles compétences personnelles, que ce soit sur le plan linguistique, sur le plan éducatif ou qu’il s’agisse par exemple de mieux gérer sa santé ou d’autres problèmes en particulier. En revanche, l’engagement est au premier plan lorsque les personnes souhaitent unir leurs forces pour œuvrer à la modération du trafic ou créer un point de rencontre pour les filles ou encore une maison de quartier.
69Entraide autogérée ou engagement pour l’espace social, dans un cas comme dans l’autre on ne peut que souscrire à la vision de Judith Lee (2001) pour qui les groupes constituent les canaux ou instruments les plus performants de l’empowerment, parce qu’ils favorisent l’entraide, le soutien mutuel, l’encouragement et le développement de compétences. En d’autres termes, les groupes de travail favoriseraient le développement et l’acquisition d’aptitudes multiples, y compris pour les individus à faible capital social et culturel.
70Dans les deux cas, la tâche de l’animateur socioculturel consiste à accompagner les groupes pour qu’ils apprennent peu à peu à « marcher seuls », c’est-à-dire à leur transférer progressivement des compétences et à leur confier la direction des affaires, de sorte qu’ils puissent assumer toujours plus de responsabilités.
Mettre en place et accompagner des moyens et des structures de participation dans le quartier
71L’espace social est toujours un espace en mouvement. Les individus vont et viennent et leur participation à cet espace varie au gré de leur situation et du moment de leur existence. A cela s’ajoute que bon nombre d’habitants n’ont que peu ou pas de possibilités de participation formelle. L’existence d’une association de quartier ou d’une structure de développement de quartier ne garantit pas nécessairement la participation des habitants, car il existe en chaque structure bien plus d’exclus volontaires ou involontaires que de participants effectifs. Voilà qui explique pourquoi dans des programmes de développement de quartier de longue haleine peuvent régulièrement apparaître des gens qui jusque-là ignoraient tout des possibilités de participation. Les structures participatives des quartiers sont des structures à reconstruire sans cesse et à adapter en continu aux besoins et possibilités de groupes déterminés. On veillera ici à assurer un accès à bas seuil, afin que les enfants, les adolescents, les allophones ou d’autres personnes peu habituées à s’exprimer puissent franchir un pas vers une participation plus active à l’aménagement de l’espace social.
Soutenir les organisations dans le quartier
72Beaucoup d’organisations (écoles, associations, etc.) implantées dans l’espace social n’ont pas les ressources suffisantes pour venir à bout du volume de tâches en constante augmentation. Parallèlement, l’engagement des habitants sur la durée s’est fragilisé. La relève fait défaut jusque dans les clubs sportifs de quartier, du moins au niveau de leurs moniteurs et dirigeants, au point que ces associations sont contraintes de limiter leur action pourtant si précieuse en faveur de la jeunesse du quartier. Il faut, pour y remédier, leur fournir des ressources externes. On peut imaginer ici que l’animateur socioculturel assume diverses tâches pour le compte du club, mais le soutien peut aussi consister à mobiliser d’autres personnes pour ces tâches ou encore à organiser des programmes, des stages de formation ou des missions de service civil pour mettre ponctuellement des personnes avec des ressources en relation avec ces organisations.
Trouver et exploiter de nouvelles ressources
73L’exploration méthodique ou empirique de l’espace social met incontestablement des ressources à jour : personnalités, locaux, infrastructures, institutions, offres, finances, réseaux et bien plus encore. Rares sont les cas ou par d’heureuses circonstances, on trouve immédiatement la ressource qui correspond à un besoin donné. Généralement, la convergence des ressources et des besoins est le résultat d’un travail de collecte assidu et patient dans l’espace social. Pour ce faire, on établira un système de documentation, une base de données ou un fichier des ressources qui permettront de mobiliser les ressources idoines pour chaque situation. Celles-ci devront être discutées et mises à jour à intervalles réguliers avec tous les acteurs de l’espace social.
Collaborer avec l’ensemble des acteurs et les destinataires
74La physionomie de l’espace social porte l’empreinte des nombreuses décisions propres aux différents acteurs. Toute démarche visant à induire des changements précis et à faire évoluer l’espace social doit associer les groupes d’acteurs et de bénéficiaires impliqués. On trouve parmi eux des individus et des organisations, ces dernières étant le plus souvent représentées par des personnes, par des acteurs clés habitant dans l’espace en question, des représentants des associations du quartier, des directeurs d’écoles, des îlotiers, des artisans, des propriétaires d’immeubles ou des représentants de l’administration ou des autorités politiques. Les personnes associées se présentent à chaque fois dans une constellation différente selon le champ d’action et les mesures à engager. Une analyse des sphères concernées s’avère indispensable pour déterminer de cas en cas les acteurs et bénéficiaires qu’il convient d’associer (voir Willener, 2007), de même qu’il faut aussi s’employer en continu à tisser des relations dans l’espace social.
Insuffler et recevoir des impulsions
75Dans le travail axé sur l’espace social, l’animateur doit avoir en permanence les oreilles et les yeux grands ouverts, autrement dit être toujours à l’affût et à l’écoute des gens. Seule pareille posture permettra de faire avancer et fructifier des idées et des projets qui ne peuvent se développer d’euxmêmes ou amplifier des impulsions encore à l’état embryonnaire. Il suffit parfois pour lancer la machine d’écarter quelques obstacles ou d’ajouter une ressource appropriée. Dans certains cas, c’est au professionnel qui aura identifié des potentialités ou des besoins d’insuffler l’impulsion nécessaire. Mais plutôt que d’agir lui-même, il peut aussi porter son idée dans une association de quartier, signaler une mesure nécessaire à l’admi nistration municipale ou la soumettre à un groupe de travail existant.
Négocier avec les milieux politiques et les services officiels
76Pour presque chaque aspect de l’espace social ou chaque modification envisagée, il faut associer tôt ou tard les autorités ou les politiques, notamment quand la réalisation d’un projet nécessite un financement, du personnel ou des infrastructures. L’approche socio-spatiale reste généralement encore peu connue des autorités communales et municipales. Au niveau de l’administration, elle suppose une collaboration transversale au-delà des frontières sectorielles qui exige à son tour une démarche de sensibilisation et de stimulation du côté des professionnels. Entretenir de bonnes relations avec les services officiels et les représentants politiques fait partie du b. a.-ba du travail orienté sur l’espace social.
Partager et développer les savoirs
77Le partage des savoirs est capital pour beaucoup de questionnements et d’interventions liés à l’espace social. Sans connaissances fondées, on risque en effet de s’éparpiller ou de foncer de manière inconsidérée. Selon les cas, il convient de s’assurer le concours de spécialistes, par exemple pour les questions ayant trait à la prévention de la violence, à l’économie locale, au rayonnement des réseaux de téléphonie mobile, à la fonction et aux tâches des maisons de quartier, mais aussi lorsqu’il s’agit d’aménager des places de jeux conformes aux besoins des enfants et aux impératifs écologiques ou de modérer le trafic. Le rôle d’expert peut être endossé par un animateur qui, après s’être documenté et formé sur le sujet, transmettra son savoir dans le cadre d’un atelier ou au sein d’un groupe de travail. On peut songer aussi à faire appel à des spécialistes externes pour des questions précises. Il n’est du reste pas rare de trouver à l’intérieur même de l’espace social des experts compétents dans des domaines particuliers, ce qui milite à nouveau pour la tenue d’un fichier de ressources. Sur bien des sujets, on trouvera dans les services officiels ou dans des organisations privées des personnes à même de transmettre des connaissances dans le cadre de leur travail sans facturer d’honoraires. Enfin, il est souvent judicieux aussi d’inviter les acteurs de projets ou de mesures qui ont été mis en œuvre avec succès ailleurs, pour ne pas « réinventer à chaque fois la roue ».
Mapping
78La « relationnalité » des espaces sociaux exposée plus haut par Barbara Emmenegger signifie, entre autres, que chaque individu a sa propre perception du quartier. D’où l’utilité de représenter cet espace conçu comme un périmètre d’activité, sous une forme visuellement cohérente. Pour mobiliser les habitants, pour organiser des groupes de travail, des manifestations ou des discussions avec les représentants des autorités, il est avantageux de disposer d’une sorte de cartographie du quartier qui représente les données et les connaissances topographiques et le savoir sur l’espace social. La cartographie est établie selon un système de symboles figurant les différents domaines (institutions sociales, places réservées aux enfants et aux adolescents, thèmes d’actualité, etc.). Conçu à la fois pour les professionnels et les destinataires, ce moyen rend graphiquement compte du dynamisme, des modifications à l’œuvre dans la région, ainsi que de ses composantes spécifiques. La réalisation de la carte pourra être confiée à un graphiste local afin d’utiliser et de renforcer ici aussi les ressources disponibles dans l’espace social.
Modéliser les interventions et les processus
79Dans les espaces sociaux, le développement piloté (dans le contexte des processus de développement de quartier par exemple) est toujours un enchaînement plus ou moins long d’étapes et d’activités successives et interdépendantes. On distingue ici trois niveaux : l’architecture du processus, le design d’intervention et le design des outils méthodologiques (Willener, 2009). L’architecture du processus n’est autre que la conception globale du processus, du début à la fin du projet. Le design d’intervention désigne l’agencement et la structuration d’une étape précise de ce processus, cet élément se comprenant comme un élément architectural pouvant prendre la forme d’un atelier ou d’un grand meeting par exemple. Les outils méthodologiques s’inscrivent à un niveau immédiatement inférieur, en quelque sorte au niveau micro. Tout bien considéré, il s’agit ici encore d’interventions englobant à la fois des instruments relativement courants, tels que les procès-verbaux sur tableaux flip-chart, les rapports, les moyens de communication et d’autres éléments faisant partie de la caisse à outils du modérateur.
80Les professionnels de l’animation socioculturelle ont ici pour mission de participer à la mise en place de ces activités et de veiller à ce que les méthodes soient bien pensées et non pas appliquées à tort et à travers.
Développer et réaliser des projets locaux
81L’attention systématique portée aux intérêts des habitants met en lumière les besoins et les demandes auxquels il est souvent possible de répondre au moyen de projets locaux, de faible envergure et de courte durée (voir Krummacher, Kulbach, Waltz & Wohlfahrt, 2003). Les analyses de l’espace social contribuent elles aussi à discerner les mesures à mettre en œuvre, lesquelles peuvent être regroupées et synthétisées sous la forme d’un plan d’action ou d’un plan de développement de quartier. Dans les deux cas, l’animation socioculturelle a la possibilité de prendre les rênes d’un projet pour le mener à bien, car on ne sait que trop bien que nombre de mesures restent en plan du simple fait qu’elles supposent beaucoup d’activités.
Conclusion
82Les animateurs socioculturels peuvent exercer dans l’espace social des rôles essentiels et multiples de mobilisation, de médiation et d’encadrement professionnel. Outre leurs connaissances des différents champs d’action, ils ont pour principal atout de savoir organiser et agencer des processus et de les enrichir par des méthodes créatives appropriées. Les représentations idéales esquissées plus haut demeurent dans la plupart des cas bien loin de la réalité et les grands projets de développement tels que les projets urbains dans lesquels les animateurs peuvent jouer un rôle créatif ne sont pas légion. Habituellement, le rôle des animateurs consiste à imprimer de légères impulsions et une dynamique qui tende vers une vision idéale, afin d’élargir les marges d’action dans les différents contextes de travail. La démarche passe nécessairement par une clarification des rôles avec les organismes politiques responsables afin de légitimer les actions engagées dans l’espace social.
83Pour devenir un acteur de poids dans l’espace social, l’animateur socioculturel doit :
- connaître les personnes vivant et travaillant dans le quartier, leurs langues et cultures respectives, de même que les services officiels, les partenaires et les professionnels d’autres disciplines ;
- être désireux et capable d’évoluer dans un territoire étranger, de se plonger dans des univers largement inconnus et d’en assimiler les règles du jeu ;
- démontrer de la ténacité pour pouvoir dégager des champs d’action, développer des thématiques et mobiliser des partenaires ;
- faire preuve de créativité et de compétences afin de nourrir l’espace social de ses idées et connaissances.
84Les professionnels de l’animation socioculturelle doivent afficher un mélange de modestie et d’assurance. Ils feront preuve de modestie parce qu’en dépit des nombreuses publications sur le sujet et des multiples expériences réunies, personne ne sait au fond comment « fonctionne » véritablement l’intervention socio-spatiale et comment elle se construit. Chaque quartier et chaque processus nous confrontent à des circonstances et des éléments inattendus, si bien qu’une surestimation de ses capacités n’est pas de mise. De plus, n’oublions pas que les animateurs socioculturels ne sont qu’une pièce du puzzle et qu’ils ne peuvent rien sans le concours des habitants ou d’autres acteurs. Et s’ils doivent en même temps se montrer sûrs d’eux, c’est parce qu’avec leurs méthodes et outils traditionnels, les partenaires des autres disciplines sont aussi parfois démunis dans ces processus qui leur sont inconnus et sont ainsi contraints de revoir leurs modes de faire.
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Notes de bas de page
1 En Suisse romande, les ouvrages de référence proviennent essentiellement de France et du Québec. [Note de l’éditeur]
2 Prestations étatiques (communes) d’aide à la jeunesse en faveur des familles avec enfants, régies par le deutsche Kinder-und Jugendhilfegesetz.
3 Ce terme est apparu dans les années 1980 et désigne la forte concentration de personnes pauvres, âgées, exclues, peu formées, élevant seules des enfants, qui est un corollaire de la suburbanisation (en allemand : arme, alte, ausgesteuerte, auszubildende und alleinerziehende Personen)
4 Tous ces termes se traduisent en français par « quartier ». [Note de l’éditeur]
5 Avec cette proposition Hermann va – à juste titre selon nous – plus loin que Michael Krummacher, Roderich Kulbach, Victoria Waltz et Norbert Wohlfahrt (2003), en fondant le management de quartier sur un « modèle tandem », comprenant des représentants des professions sociales et des professions de planification.
6 En quelques rares endroits, on parle de « travail communautaire », mais il semble que les termes pragmatiques de « animation de quartier » et de « animateur de quartier » semblent s’imposer dans plusieurs villes alémaniques (en français nous pourrions traduire avec le terme d’animateur territorial).
7 On a vu se multiplier ces dernières années des formes de collaboration entre agents de la socioculture et de l’architecture et/ou de l’aménagement du territoire.
Auteur
Diplômé en travail social de la Haute école de travail social de Lucerne. Il suit également une formation de supervision et conseil en organisation d’entreprise à Salzbourg puis effectue des études urbaines à Milton Keynes. Depuis 1999, il est enseignant à la Haute école de travail social de Lucerne. Ses champs d’étude portent sur le développement régional et urbain. [alex.willener@hslu.ch]
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