5. La conception de l’espace et l’approche socio-spatiale dans le travail social
p. 177-198
Texte intégral
« Le temps avance à grands pas, quand l’espace prend tout son temps »
– Doreen Massey, 1993 : 118 [trad.]
Conceptions de l’espace
1Depuis les années 1980, l’espace est l’un des grands thèmes de discussion des sciences sociales, humaines et culturelles. Le spatial turn (tournant spatial) a franchi la porte du travail social. L’approche de l’espace social dans le travail social et plus particulièrement dans l’animation socioculturelle connaît un âge d’or depuis la moitié des années 1990. Accompagnant les développements des villes, des quartiers ou des communes, les activités visant à influer sur l’espace social sont au cœur du travail social et de l’animation socioculturelle (voir Willener, chap. 6).
2Pourtant, il ne faut pas oublier que l’espace, à la fois comme objet et comme notion, est resté quasi absent du discours des sciences sociales et du travail social. Dans les sciences sociales en effet, ainsi que le souligne la sociologue Gabriele Sturm (1999), l’espace a été dissocié de tout rapport à l’évolution sociale. Cela tient à une conception de l’espace longtemps dominante qui considérait séparément l’espace et les processus sociaux, de même qu’à une tradition de la recherche sociologique qui reliait surtout les mutations sociales au temps et à sa perception. Sturm dit à ce propos :
Soit l’espace est considéré, dans une optique kantienne, comme un élément d’appréciation ex ante, préalable à toute expérience humaine – vu dès lors comme préexistant au social –, soit le regard sociologique suit plutôt le temps, qui est thématisé de manière plus évidente comme synthèse de l’activité humaine (Elias, 1984) de manière analogue aux transformations sociales, ou encore l’espace est perçu comme un cadre contraignant, comme un conteneur du jeu social, et de fait, n’est pas pris en considération (Sturm, 1999 : 26 [trad.]).).
3Si l’espace est considéré comme un conteneur ou simple récipient de la vie sociale, sans aucune interaction avec elle, il ne constitue plus une donnée pertinente pour les sciences sociales. Comme le souligne la sociologue hambourgeoise Ingrid Breckner (2000), contrairement à la notion d’espace, la notion de « social, dans toutes ses significations, connaît depuis la mise en place des sciences sociales à la fin du XIXe siècle une évolution présentant une multitude de facettes très nuancées » (p. 126 [trad.]).
4Les diverses disciplines recourent à des méthodes et des questionnements variés pour définir l’espace. Une science qui de tout temps s’est intéressée de près à l’espace est la physique. Ses découvertes révolutionnaires – par exemple celles d’Isaac Newton qui, au XVIIe siècle, postulait le caractère infini de l’espace, ou d’Albert Einstein au XXe siècle, avec sa théorie de la relativité – montrent que dans ce domaine, les théories de l’es pace évoluent en permanence. Le développement de ces théories, de l’Antiquité à nos jours, n’est pas seulement celui des révolutions dans le domaine de la physique ; il offre des points de repère pour le transfert dans les sciences humaines des théories et modèles des sciences naturelles (Günzel, 2006 : 42). La question de savoir si l’espace est absolu et immuable ou s’il faut l’envisager comme un paramètre variant selon le point de vue considéré, et susceptible, par conséquent de faire partie de l’action sociale, occupe les sciences naturelles et humaines.
5Des représentations diverses et divergentes de l’espace sous-tendent cette question et elles correspondent essentiellement aux deux conceptions suivantes : celle de l’espace en tant que contenant ou conteneur, qui appréhende l’action et la structure indépendamment l’une de l’autre et prend ainsi l’espace dans son sens absolu, et celle de l’espace relationnel, fondée sur une conception de l’espace dynamique, interactif et relativiste, qui aborde l’action et la structure comme une dualité, et considère donc l’espace comme un espace social. Dans l’optique sociologique, cette seconde conception de l’espace est pertinente. Elle ne s’intéresse pas seulement à la signification de l’espace, mais aussi aux représentations qu’on peut s’en faire. L’« aveuglement » partiel des sciences sociales à l’égard de l’espace, qui a prévalu dans les années d’après-guerre surtout, tient notamment au fait qu’en dépit des conceptions relationnelles existantes, on préférait au fond voir l’espace comme un contenant.
6L’évolution des moyens de transports et des techniques de communication a également suscité un questionnement sur la conception de l’espace. L’apparition du chemin de fer, par exemple, apportait une nouvelle perception de l’espace qui remettait celui-ci en question. En 1843, dans l’Augsburger Zeitung, Heinrich Heine décrit en ces termes le sentiment inquiétant que lui inspirent les premiers voyages en chemin de fer :
A quels bouleversements de notre vision des choses et même de nos conceptions ne devons-nous pas nous attendre ! Même les notions élémentaires du temps et de l’espace commencent à vaciller. Le chemin de fer est en train de tuer l’espace, au point que seul le temps subsistera […]. J’ai presque l’impression de voir les montagnes et les forêts du monde entier toucher Paris, de pouvoir humer de là le parfum des tilleuls d’Allemagne, de sentir à ma porte se briser les vagues de la mer du Nord [trad.].
7Malgré le chemin de fer, l’avion et internet, l’espace n’est pas mort. Nous ne vivons pas dans une société où l’espace ne joue aucun rôle. Car l’espace est « le temps cristallisé », selon la définition qu’en donne Manuel Castells dans son ouvrage sur l’ère de l’information (2001 : 466). Il n’est pas un contenant matériel que l’on peut maîtriser par la vitesse.
8Par référence au dictionnaire de Grimm, Markus Schroer (2006) rappelle le sens étymologique (allemand) du mot espace (Raum), lié au verbe räumen (ranger, faire de la place). Faire de la place ou, à l’origine, défricher, voilà qui correspond à une activité. Ici, l’espace n’est pas une réalité figée existant comme telle de toute éternité, mais quelque chose qui doit d’abord être agencé, construit. Il y a donc dans le sens originel du mot « Raum » un concept constructiviste de l’espace (ibid. : 29). Par conséquent, l’espace n’est pas seulement une structure, il se matérialise dans l’action.
Pour une compréhension sociologique de l’espace, il ne faut pas prendre comme point de départ les espaces existants pour analyser leur effet sur le social, les individus et la société. Il importe au contraire de commencer par construire l’espace afin d’en tirer la signification des processus sociaux (Schroer, 2006 : 29 [trad.]).
9La question de savoir dans quelle mesure ce rapport entre la signification de la spatialité et le social s’est modifié avec l’entrée du discours sur l’espace social dans le travail social, et quelles pourraient en être les conséquences, fait précisément l’objet de la présente contribution.
10Nous présentons ci-dessous les deux conceptions de l’espace, en mettant l’accent sur le concept d’espace de relation, qui n’est pas pertinent pour les seules sciences sociales, mais aussi pour le travail social ou l’animation socioculturelle.
L’espace en tant que contenant rigide et absolu
11L’idée d’un espace absolu est à la base de la notion de l’espace considéré comme un conteneur. L’espace se conçoit ici comme un récipient vide, un réceptacle empli de matière. Il n’y a aucun rapport interne entre matière et espace. Celui-ci existe indépendamment des actions et des mouvements humains, indépendamment de l’homme et de ses perceptions sensorielles. Il est considéré comme un territoire séparé de l’action et de sa signification sociale, investi simplement de matière et de propriétés diverses. Cette vision découle du principe que l’espace a sa réalité propre et ne peut être appréhendé en rapport avec l’action humaine ou comme conséquence de celle-ci.
12La conception de l’espace contenant nous semble en général parfaitement naturelle. Nous pensons nous mouvoir dans l’espace, dans un espace défini par sa longueur, sa largeur et sa hauteur. Dès notre plus jeune âge, nous apprenons à l’appréhender comme contenant. Pour la sociologue Martina Löw (2001 : 265), la vision du réceptacle vide se nourrit aussi de l’histoire judéo-chrétienne de la Création. La Genèse ne nous apprend-elle pas qu’il y avait, à l’aube du monde, un espace entourant et enveloppant préexistant à l’homme ? Par ses découvertes et expériences révolutionnaires, Isaac Newton (1643-1727), homme des Lumières, inaugurera le concept de l’espace infini et ouvert qui viendra relayer la vision d’un cosmos aux contours définis. Si l’histoire de la Création s’en trouve ébranlée, Isaac Newton n’en reste pas moins convaincu de la nature absolue et figée de l’espace. L’espace est né de la main de Dieu, il est le fruit de la Création. Douter de son caractère absolu reviendrait à douter de Dieu en tant que Créateur du ciel et de la terre.1
13A notre époque, les unités spatiales – quartiers, villes ou régions – se décrivent souvent à travers des données statistiques. Ainsi parle-t-on volontiers du nombre de bénéficiaires de l’aide sociale par quartier ou encore du nombre d’immeubles d’habitation par commune, ce qui équivaut à établir un inventaire chiffré d’éléments définis à l’intérieur d’un espace délimité. Cette démarche, justement, repose sur l’idée d’un espace contenant : les résultats qu’elle peut nous livrer ne renseignent aucunement sur l’agir social, puisque l’unité spatiale et la situation décrite sont totalement dissociés.
14L’idée de penser l’espace comme une entité relationnelle, sociale et dynamique est plus difficile à saisir. Pourtant, la conception d’un espace relationnel conditionne la compréhension de l’espace social et l’approche socio-spatiale de l’animation socioculturelle. C’est cette conception de l’espace relationnel, ou plutôt de l’espace relativiste et relationnel, que nous allons maintenant exposer en plusieurs étapes.
L’espace relationnel : relatif et interactif
La vision relative de l’espace
15Notre perception de l’espace, nous l’avons vu, se confond volontiers avec l’espace euclidien, lequel est déterminé par sa longueur, sa largeur et sa hauteur. Une quatrième dimension vient s’y ajouter dès la Renaissance, avec l’illusion de la profondeur, autrement dit la perspective. La perspective rattache la perception de l’espace au point de vue de l’observateur. Elle traverse la peinture et l’architecture,2 modifiant du même coup le regard porté sur l’espace et sa perception. L’existence de plusieurs perspectives possibles vient relativiser la perception rigide et absolue de l’espace. L’espace change selon l’observateur et selon le point de vue géographique. Le physicien et mathématicien Gottfried Wilhelm Leibniz (1646-1706) a exploré cette question et décrit comme suit la nouvelle vision relative portée sur l’espace :
Et comme une même ville regardée de différents côtés paraît tout autre et est comme multipliée perspectivement, il arrive de même que, par la multitude infinie des substances simples, il y a comme autant de différents univers qui ne sont pourtant que les perspectives d’un seul selon les différents point de vue de chaque monade (Leibniz, 1714).
16La conception relative de l’espace l’affranchit de son caractère absolu ; désormais l’espace dépend du point de vue, de l’angle de vision et de l’observation.
L’espace relationnel
17Newton, nous l’avons vu, avait découvert l’infinité de l’espace sans pour autant remettre en cause son caractère figé et absolu. A la même époque, Leibniz ne reconnaissait d’existence matérielle ni au temps ni à l’espace :
Pour moy, j’ay marqué plus d’une fois que je tenois l’espace pour quelque chose de purement relatif, comme le Temps : pour un ordre des Coëxistences, comme le Temps est un ordre des Successions. Car l’espace marque, en termes de possibilités, un ordre des choses qui existent en même temps, en tant qu’elles existent ensemble : sans entrer dans leur manière d’exister particulièrement (Leibniz, 1716).
18Leibniz met donc en avant la relation spatiale des choses. La situation d’un corps résulterait toujours de sa relation avec un autre corps, d’où sa conviction que l’espace marque un ordre des choses et n’est pas une chose absolue (ibid.). Dans cet ordre d’idées, la représentation de l’espace dépend non seulement du point de vue, mais aussi du rapport des choses entre elles : il est donc relationnel.
L’espace dans les nouvelles sciences humaines et sociales
19Ces concepts philosophiques et physiques fonderont le socle sur lequel les sciences humaines et sociales vont développer leur approche de l’espace. A la fin du XIXe siècle, les nouvelles sciences humaines se sont intéressées au lien entre structure sociale et espace. La conscience existante d’un espace relatif et relationnel, qui intègre les rapports à l’espace des hommes et des choses, permettra à la sociologie naissante de thématiser la relation entre société et espace. Dans les concepts de Georg Simmel (1858-1918), l’espace se conçoit en tant que réalisation analytique humaine. En somme, l’espace n’existe pas en soi, il se constitue et se représente dans la conscience collective pour devenir un espace social. Pourtant, l’espace ne se comprend pas comme le simple contenant d’un ordre social, dans la mesure où il y a interaction entre l’organisation sociale et l’organisation spatiale. Simmel oppose ainsi au modèle newtonien d’un espace physique absolu, rigide et immuable, le concept de l’espace social. Dans son ouvrage Raumtheorie (2006), le philologue Jörg Dünne explore, avec le concours du spécialiste des médias Stephan Günzel, les textes philosophiques et scientifiques fondateurs de la théorie de l’espace. Selon lui, les sociologues de la première heure ont créé une lignée dans laquelle s’inscriront plus tard les descriptions purement sociales de l’espace, celles qui s’efforceront de se défaire de toute substance géographique (Dünne & Günzel, 2006 : 289). Dans ses écrits Zur Soziologie des Raums et Über die räumlichen Perspektiven sozialer Formen parus en 1903, Georg Simmel entreprend non seulement d’étudier les effets des configurations spatiales sur la vie sociale, mais s’intéresse aussi à la construction sociale de l’espace et donc à la représentation de l’espace :
Un volume géographique, un nombre déterminé de mètres carrés ne forme pas encore un grand domaine, c’est là l’œuvre des forces psychologiques qui assurent, politiquement parlant, la cohésion des habitants dudit territoire, à partir d’un centre dominant (Simmel, 1995 : 133 [trad.])
20Pour illustrer la notion d’espace relationnel, osons encore un petit détour par la peinture. La représentation des relations spatiales est, en effet, très présente dans cette forme d’art. Au début du XXe siècle, le cubisme vient boule verser l’approche du monde visible fondée sur une unique (et juste) perspective. En démultipliant les perspectives, le cubisme ne représente plus les objets depuis un unique angle de vue, de sorte qu’on peut les regarder simultanément sous toutes leurs facettes (voir aussi Pablo Picasso, Femme nue accroupie, 1954, ou Portrait de Dora Maar, 1937). Le cubisme entreprend de rendre la réalité d’un objet sans se plier aux lois classiques de la perspective pour pouvoir dépeindre son propre rapport à l’objet. Dans ce sens, le cubisme privilégie la réalité de la représentation. Aussi l’expérience visuelle est-elle toujours liée à son propre vécu, à sa manière propre de concevoir et percevoir l’espace. Pour reprendre les propos de Simmel, on peut dire que « […] l’espace n’est autre qu’une activité de l’âme, la manière humaine de relier des impressions sensorielles isolées en une vision unifiée » (1995 : 133 [trad.]).
La construction sociale de l’espace
« En somme l’espace est un lieu pratiqué. Ainsi la rue géométriquement définie par l’urbanisme est transformée en espace par des marcheurs. » – Michel de Certeau (1990 : 173)
21Comme nous l’avons vu, Georg Simmel avait déjà envisagé la construction sociale de l’espace en référence à un espace relationnel. Dans son ouvrage La production de l’espace, paru en 1974, Henri Lefebvre, philosophe et sociologue français, a renoué avec l’éclairage sociologique des conceptions spatiales qui avaient été longtemps délaissées, pour les développer et, surtout, pour donner une impulsion nouvelle à la réflexion et aux études sur la question dans les sciences sociales et humaines. Le concept de Lefebvre, d’inspiration marxiste, part de l’idée que l’espace est toujours une construction sociale (« L’espace [social] est un produit social » [2000 : 35]).
22Pour Lefebvre, l’espace est d’une part une infrastructure économique (il fournit la matière première), donc un espace physique, et d’autre part le produit d’une pratique sociale. Il souligne à ce propos que l’espace naturel (physique) s’éloigne de plus en plus pour acquérir surtout une signification symbolique, dans la mesure où il existe avant tout comme toile de fond des conceptions que les hommes ont de l’espace. « Certes, il ne disparaît pas purement et simplement de la scène. Fond de tableau, décor et plus que décor, il persiste et chaque détail, chaque objet de nature se valorise en devenant symbole » (Lefebvre, 2000 : 40). Les hommes, affirme Lefebvre, gardent bien en mémoire les espaces naturels, mais les habitent de leurs représentations et souvenirs, de leur imaginaire. Les espaces sont ainsi le produit de représentations et de l’imagination et, en cela, ils sont toujours des espaces sociaux. L’ethnologue Sina Lucia Kottmann (2005) renvoie aussi à l’espace comme un facteur majeur de la pratique de la mémoire. Les lieux concrets, dit-elle, sont toujours associés à la présence d’éléments immatériels, à des souvenirs, à une aura particulière, à un sentiment de malaise ou de liberté, à une atmosphère particulière. Le souvenir se rattache à des lieux et à des paysages, rappelle Jan Assmann (1999b), le souvenir des aïeuls, d’événements passés, d’événements vécus. Dans ce sens, les paysages doivent se lire comme autant de textes topographiques commémoratifs qui façonnent l’identité de l’individu. L’approche de Lefebvre consiste à analyser l’espace en tant qu’effet ou résultante des rapports sociaux. Dans ce sens, on ne peut donc le penser préalablement en dehors de nos représentations et de la pratique sociale. L’espace est un produit de la société et non pas un réceptacle immuable et figé dans lequel la vie se déploie. Lefebvre, nous l’avons vu, ne distingue pas seulement l’espace naturel ou physique de l’espace social, il réunit dans son concept la représentation de l’espace, sa signification symbolique. L’espace se forme au travers de cette triple relation qui réunit l’espace physique, mental et social. Ces trois niveaux s’imbriquent et agissent toujours en simultanéité. La triplicité de l’espace comprend les pratiques spatiales, les représentations de l’espace et l’espace des représentations (Lefebvre, 2000 : 42-43) Les pratiques spatiales désignent l’espace perçu, conçu et vécu. Dans la vie quotidienne, les acteurs produisent et reproduisent cet espace. Par représentation de l’espace, il faut entendre selon Lefebvre l’espace tel qu’il est développé sur le plan cognitif. C’est l’espace pensé par les scientifiques, par les architectes ou les philosophes. Il s’agit de concepts théoriques matérialisés sous forme de cartes ou de plans, c’est l’espace du savoir et des codes. L’espace des représentations souligne la dimension symbolique de l’espace, c’est l’espace imaginé, celui que l’imagination cherche à s’approprier ou à modifier.
23Avec cette triplicité de la spatialité, Lefebvre a jeté les bases essentielles sur lesquelles poursuivre le développement des concepts spatiaux dans les sciences sociales.
L’idée que l’espace est produit par des activités et des acteurs, idée certes déjà présente à l’état embryonnaire chez Simmel et Durkheim, mais que seul Lefebvre placera au cœur de l’analyse, a véritablement dopé l’approche sociologique de l’espace (Schroer, 2009 : 362 [trad.]).
Les espaces sont des processus
24La sociologue Martina Löw a marqué, avec son ouvrage Raumsoziologie (2001), une nouvelle étape majeure dans la réflexion et la recherche théorique sur l’espace. Ses considérations portent sur la constitution de l’espace. Dans l’optique sociologique, la constitution de l’espace découle, comme chez Lefebvre, d’un processus sociétal, mais à la différence de ce dernier, Martina Löw ne comprend pas l’espace relationnel comme un simple agencement de biens sociaux3 en rapport les uns avec les autres. L’agencement en lui-même, c’est-à-dire l’action des individus, est partie intégrante de la construction de l’espace. Martina Löw s’interroge à partir de là sur ce qui est agencé (choses, événements, etc.), sur les acteurs de l’agencement (légitimité, pouvoir) et sur la manière dont les espaces se créent, se dissolvent, se matérialisent et évoluent pour structurer la société (2001 : 151).
25Cette approche met l’accent sur les acteurs, étant entendu que les espaces se constituent avec le concours des individus présents (ibid. : 155). Ainsi, les individus ne construisent pas seulement des espaces, ils en sont parties intégrantes. Martina Löw s’oriente ici sur une approche inspirée de la théorie de l’action en faisant notamment référence à Anthony Giddens.4
26Martina Löw s’intéresse donc à la naissance de l’espace dans le rapport entre l’agir et la structure. Elle conçoit l’espace comme un espace social d’action, qui se constitue à travers l’action et la structure ou, dans une vision dynamique, par les acteurs et les choses. Ainsi les structures sociales sont-elles inhérentes à l’espace, tout comme la dimension de l’action (les processus d’ordonnancement, repris plus bas).
Le discours de la dualité de l’espace exprime l’idée que les espaces n’existent pas simplement en tant que tels, mais qu’ils sont forgés par l’action et qu’ils peuvent, en tant que structures spatiales incorporées aux institutions, influencer l’action (Löw, Steets et Stoetzer, 2007 : 63 [trad.]).
27Martina Löw distingue deux processus de constitution de l’espace : le spacing et la synthèse. Les espaces se constituent à la fois dans l’agencement des biens matériels et sociaux et à travers leurs relations réciproques, mais aussi dans les processus d’ordonnancement à proprement parler. Cela englobe aussi le positionnement des empreintes symboliques. Le processus d’ordonnancement est désigné par Löw sous le terme de spacing. Le spacing peut signifier aussi bien la construction d’immeubles que le positionnement de groupes de jeunes dans l’espace public urbain ou la présentation de marchandises dans un supermarché. Que les articles en question soient offerts à la vente dans de nobles écrins ou dans des cartons à moitié déchirés renvoie à la symbolique du marquage. Le second processus que distingue Martina Löw dans la constitution de l’espace est la synthèse. La synthèse veut que l’agencement, des biens et des êtres vivants, soit toujours synthétisé en un seul élément au travers des processus de perception, de représentation et de mémorisation. La synthèse en tant que moment constructeur de l’espace est dépendante des processus de socialisation. Ainsi, la constitution de l’espace est-elle toujours marquée par la vision de l’espace, par l’interprétation et les associations opérées par les individus, autrement dit par ceux qui opèrent la synthèse. Le spacing et la synthèse coexistent, étant entendu que l’action a toujours caractère de processus.
28Le point de départ essentiel, dans l’approche de Löw, consiste à postuler l’existence d’un espace qui englobe plusieurs composantes. L’espace social n’est pas dissocié de l’espace matériel. Pour la sociologue allemande, il y a lieu de dépasser la dualité entre espace naturel et espace social. Sa thèse centrale affirme donc que l’espace est un ordonnancement relationnel de biens sociaux et d’êtres vivants. L’espace est constitué par deux processus que l’analyse doit distinguer, le spacing et la synthèse. Le second permet de réunir l’ensemble des biens et des individus en un seul élément (Löw, 2001 : 159-160).
Le discours sur l’action dans l’espace social, qu’il soit de nature purement scientifique ou axé sur le travail de terrain, n’envisage pas l’espace en tant que contenant de processus sociaux, mais comme un espace social dynamique, qui structure la société autant qu’il est lui-même structuré par elle et qui évolue dans ce processus (Löw, Steeets & Stoetzer, 2007 : 51).
29Comme mentionné précédemment, comprendre les espaces comme des espaces relationnels exige souvent une attention particulière. C’est le cas dans la pratique quotidienne, mais aussi dans la recherche empirique sur l’espace (développement urbain ou développement des quartiers, animation socioculturelle, gestion des espaces publics) où on manque souvent de s’interroger sur la manière dont les acteurs et les activités façonnent l’espace. Bien souvent en effet, l’espace qui abrite la vie sociale est admis par avance comme un contenant vide (voir Schroer, 2006 et 2009 ; Reutlinger, 2009b). Il n’est pas rare, nous le verrons plus loin, que les analyses et les processus de développement des villes ou des quartiers soient enfermés précisément dans un « conteneur ». Plutôt que de s’intéresser à la manière dont les habitants interprètent et s’approprient l’espace, on se contente de qualifier – parfois à grand renfort de statistiques – les espaces de lieux précaires pour conclure que la situation des gens qui les occupent est quasiment sans issue. Cette posture cherche, entre autres, à justifier l’appel à une politique préconisant une plus grande mixité sociale dans le quartier, sans vraiment s’interroger sur les critères qui doivent fonder cette mixité, ni sur le périmètre à l’intérieur duquel elle doit être instituée, ni sur ses tenants et ses aboutissants. Schroer relève ici que l’on tend volontiers à désigner les individus comme des victimes ou des personnes vouées à endurer passivement les conditions que leur impose leur espace de vie (Schroer, 2009 : 363). Dans une conception de l’espace social dynamique et relationnel au contraire, les habitants sont pris en compte comme des individus agissants. C’est ici que se situe l’approche socio-spatiale dans le travail social ou l’animation socioculturelle.
L’approche socio-spatiale dans le travail social
30Le rôle de l’espace que les sciences sociales se sont employées à redéfinir depuis les années 1980 transparaît aussi dans le discours du travail social. Depuis le milieu des années 1990, le concept d’espace social a bénéficié d’un formidable intérêt dans le travail social et plus spécialement dans l’animation socioculturelle. Reutlinger (2009a) regrette toutefois que dans leurs développements, les différentes disciplines se réfèrent trop peu les unes aux autres. Et de constater notamment que dans le travail social, le nouvel axe de l’espace social est souvent déconnecté des thèses interdisciplinaires développées en parallèle sur le thème de l’espace, notamment dans la sociologie urbaine ou régionale, dans les sciences économiques, dans l’architecture ou dans le domaine de la politique sociale (p. 17). Le concept d’espace relationnel et sa transposition aux pratiques (scientifiques) courantes seraient souvent insuffisamment compris (Schroer, 2006 et 2009). Au quotidien, les pratiques sociales resteraient souvent arrimées au concept de l’espace contenant. Pour Schroer, il faut s’appliquer à repérer ces conceptions implicites ou explicites pour les soumettre à un examen critique, y compris dans l’idée d’une application réfléchie de ce concept. « Nous avons affaire à de multiples visions, concepts ou représentations de l’espace qui ne prennent pas le relais les uns des autres, mais existent et se déploient en parallèle » (Schroer, 2006 : 179).
L’approche spatiale réflexive du travail social
31En résumé, les espaces constituent un monde construit à travers des processus sociaux dans des circonstances historiques données. Les espaces sont de nature dynamique et mouvante. Les espaces sont des processus, reproduits en continu sous l’effet des représentations, de l’action et des structures. Enfin, les espaces sont toujours des espaces sociaux dès lors qu’ils résultent de l’action humaine, en somme, l’espace est toujours un espace social.
32L’animation socioculturelle porte son attention sur les changements à l’œuvre dans la société et dans l’espace social et par conséquent aussi sur les processus de constitution de la spatialité.
33Considérons désormais comment se présente l’espace social à l’aune de l’animation socioculturelle. Si l’approche intègre, outre la structure, les individus agissants, leurs pratiques sociales et leurs représentations de cet espace en tant qu’éléments constitutifs de celui-ci, la dimension ou l’étendue de l’espace social dépend de l’orientation que ces mêmes individus impriment à leur action. Ainsi, les espaces sociaux constituent-ils des espaces dynamiques qui ne s’arrêtent pas à la limite d’un quartier ou à la frontière d’une ville. Les espaces sociaux urbains ne doivent pas se comprendre comme des territoires clairement circonscrits et immuables, mais comme des contextes sociaux hétérogènes et conflictuels qui s’entrecroisent, qui s’affirment sur le plan spatial, faisant ainsi de l’espace urbain un espace social multidimensionnel et contradictoire (Kessl & Reutlinger, 2007 : 38). Les espaces sociaux matérialisent toujours des corrélations complexes qui revêtent plusieurs dimensions culturelles, historiques et territoriales et intègrent des modes d’agir.
34Pierre Bourdieu recourt à la notion d’espace social pour illustrer les processus sociaux. Dans sa pensée, les structures de la société sont gravées dans des lieux. L’espace, comme nous l’avons vu avec Lefebvre et Löw, est par conséquent aussi révélateur des structures sociales.
Il n’y a pas d’espace, dans une société hiérarchisée, qui ne soit pas hiérarchisé et qui n’exprime les hiérarchies et les distances sociales. […] Et pourtant, tout porte à penser que l’essentiel de ce qui se vit et se voit sur le terrain, c’est-à-dire les évidences les plus frappantes et les expériences les plus dramatiques, trouve son principe tout à fait ailleurs (Bourdieu, 1993 : 249).
35Ainsi, la participation ou l’exclusion sociale se cristallise en certains lieux. Il serait ainsi difficile, selon Bourdieu, d’agir sur les hiérarchies et distances sociales, sur les processus d’inclusion ou d’exclusion qui donnent une visibilité aux luttes pour l’espace dès lors que ceux-ci se forment dans l’espace social. Pour les deux spécialistes de la géographie humaine Benno Werlen et Christian Reutlinger, les questions et problèmes d’espace sont, tout bien considéré, des questions liées à l’action. Ils en concluent que toute politique spatiale visant à remédier à des situations sociales difficiles est obligatoirement vouée à l’échec (Werlen & Reutlinger, 2005 : 64). Qu’est-ce que cela implique pour l’approche socio-spatiale de l’animation socioculturelle ? L’espace est une condition essentielle de l’agir social et il constitue par voie de conséquence un champ décisif de l’animation socioculturelle. Nous nous référons une fois encore à Martina Löw, qui comprend l’espace comme une dualité entre action et structure (dualité au sens d’un caractère double et non pas opposé). En définissant l’espace comme un processus, elle indique que « l’espace est dérivé de la structure des êtres vivants et des biens sociaux, seul positionnement permettant de saisir les changements qui s’opèrent dans les phénomènes spatiaux » (Löw, 2001 : 264). Pour l’animation socioculturelle socio-spatiale, cela signifie que l’action doit certes se concentrer sur les terrains d’action que sont, par exemple, le quartier, la cité ou la maison des jeunes, mais aussi sur les individus qui agissent dans ces espaces, sur leur vision de la spatialité et leurs modèles d’action, ainsi que sur leurs pratiques sociales. Pour le travail social, l’espace n’est pas un simple cadre territorial, c’est aussi l’arène où s’engagent les processus sociaux (Otto & Ziegler). Tant les animateurs socioculturels que leurs destinataires sont en eux-mêmes des éléments de figuration de la spatialité. C’est pourquoi Hans Uwe Otto et Holger Ziegler (2004 b : 279) plaident pour l’orientation spatiale réflexive du travail social, étant entendu que le travail social est lui-même un acteur dans le champ social, c’est-à-dire un élément qui contribue à façonner l’espace en tant qu’espace social. Dans ce sens, toute modification de la spatialité ne peut avoir lieu qu’avec le concours des acteurs qui s’inscrivent dans l’espace considéré. Au final, l’animation socioculturelle crée des espaces sociaux présentant un caractère intégratif et non exclusif. Au sens d’une posture réflexive, l’animation socioculturelle doit se focaliser sur l’espace en tant que lieu physique – quartier ou maison des jeunes par exemple – s’interroger sur son intégration institutionnelle et s’employer à ouvrir les espaces sociaux (Otto & Ziegler, 2004b). A cet égard, Reutlinger (2009a) en appelle à « abandonner la vision d’un espace social au carrefour de l’institution et de l’intervention pour privilégier une perspective dialectique de l’espace et du développement social » (p. 19). Au-delà de la représentation du développement des espaces sociaux, Reutlinger aborde ici la question des rapports de force. Lors de la constitution des espaces, des batailles se jouent quotidiennement pour ces espaces, que ce soit sur des dossiers immobiliers ou via des processus de gentrification à l’œuvre dans certains quartiers urbains, par l’exigence de restaurants haut de gamme plutôt que des emplacements de grillades dans l’espace public ou encore au travers du marquage visuel, par des panneaux de circulation ou des graffitis. A partir du moment où une réflexion s’engage sur les différentes manières d’envisager l’espace, cet espace peut devenir un espace de possibles pour les acteurs qui l’occupent, dès le moment où leurs demandes et attentes sont prises en compte dans le développement de l’espace social. On peut alors donner aux habitants qui sont les agents de leur propre développement la possibilité de formuler leurs demandes et de les faire valoir (Reutlinger 2009b : 104). La participation, ou plutôt la décision démocratique et autodéterminée, est une condition clé de l’approche socioculturelle. Vue sous cet angle, elle s’inscrit dans le prolongement de la conception de l’espace dynamique et relationnel, qui envisage l’espace comme un espace social constitué par l’action.
36Pareille posture réflexive est souhaitable dans l’animation socioculturelle, d’autant que l’on place beaucoup d’espoirs dans l’approche spatiale du travail social qui privilégie la dimension locale. En resserrant la focale sur des espaces locaux, et donc identifiables, on cherche à tirer profit de leurs ressources, à mieux maîtriser des processus complexes et globaux et à amortir les bouleversements qui secouent le domaine social ou l’Etat social (voir Reutlinger, 2008 : 9). Le recentrage sur la spatialité locale n’est pas sans risques si l’espace en question est considéré comme un simple contenant et que l’on omet de s’interroger sur la production de l’espace dans sa dimension relationnelle et sur les structures de pouvoir dont il est empreint. La spatialisation des conflits sociaux participe à leur dépolitisation, et ce particulièrement dans un contexte de démantèlement des institutions sociales. Cette situation peut aussi inciter à tourner le dos au vaste cadre social pour privilégier la communauté comme premier cadre de référence ou de localisation des processus sociétaux (Otto & Ziegler, 2004a : 131).
37De fait, tout le débat sur la ségrégation ou la concentration ethnique, sociale et résidentielle appelle un questionnement critique. Dans les programmes de développement de quartier par exemple, les analyses spatiales ou ségrégationnistes tendent à spatialiser ou à territorialiser les processus d’exclusion débouchant souvent sur la définition de quartiers à problèmes. Ce faisant, Otto et Ziegler affirment qu’on tendrait à coller « une image homogénéisée sur certaines zones d’habitation pour rendre du même coup visibles des groupes à problèmes homogénéisés dans la population à partir d’un marquage territorial ». C’est toute la vision de la différenciation sociale et culturelle réelle qui disparaît ainsi, avec, de surcroît, le risque de passer à côté de certaines situations individuelles problématiques (Otto & Ziegler, 2004 a : 133-134). Ulrich Deinet signale à raison que les analyses de l’espace social se résument d’ordinaire à relever des données socio-structurelles et socio-spatiales et négligent d’intégrer l’expertise des individus dont les espaces étudiés constituent l’univers de vie (Deinet, 2009). En revanche, si l’on inclut dans les analyses les pratiques sociales et les modèles d’interprétation des individus, ou qu’on y associe divers groupements au sens d’un travail d’activation sur des questions en lien avec l’espace social, on peut parler d’une méthode d’analyse et de participation socio-spatiale (Deinet, 2009 : 9). La complexité des analyses de l’espace social, ou plutôt de l’animation socioculturelle qui s’attache dans son travail aux espaces sociaux et emprunte le concept d’espace dynamique et relationnel, est mise en évidence à trois niveaux. D’abord, les raisonnements développés autour des conceptions de l’espace montrent que l’espace social ne saurait être simplement une grandeur définie par voie administrative, précisément parce que cet espace s’inspire de schémas de comportement des individus, qui sont par définition dynamiques. En second lieu, l’analyse de l’espace social peut intégrer des méthodes de participation actives si l’accent est porté sur les individus agissant dans l’espace social, l’analyse ayant alors déjà fonction d’intervention sociale propre à créer des espaces intégrateurs. Troisièmement et enfin, une analyse de l’espace social doit obligatoirement prendre en compte les rapports de pouvoir et de domination établis, sachant que les structures spatiales, comme toutes les autres structures, portent en elles les principes de la société de classes et des rapports sociaux de genre (Löw, 2001). En intégrant cette dimension, les analyses de l’espace social et de l’animation socioculturelle se focalisent sur les inégalités sociales, sur les processus d’appropriation et, partant, sur les luttes politiques (autour de l’espace). L’enjeu consiste ici à développer de nouvelles compréhensions de l’espace et à mettre en lumière les processus de sa fabrication. Cela implique, d’une part, que l’on considère l’ordonnancement des espaces comme l’expression de pratiques sociales qu’il faut contextualiser, et, d’autre part, que l’animation socioculturelle a l’obligation de se positionner dans le débat sur la gestion politique de l’espace (voir Kessl & Reutlinger, 2007 et Husi, chap. 1 du présent ouvrage).
Développement socio-spatial
38La réflexion sur l’évolution de l’espace social vise à éclairer les corrélations entre l’espace et la société, les nouvelles formes de socialisation spatiale et l’organisation spatiale des rapports sociaux.
39Il est aujourd’hui un processus socio-spatial qui illustre parfaitement les luttes en cours pour l’espace et pèse grandement dans le débat actuel sur le développement des quartiers, il s’agit de la gentrification. Dérivé de l’anglais gentry, qui désigne la petite noblesse, la gentrification désigne le processus consistant à chasser les habitants des anciens quartiers populaires du centre-ville au profit d’une population plus aisée. Sous l’effet de la valorisation de ces quartiers, l’offre de logements passe d’un segment de prix inférieur à un segment supérieur. En tant qu’elle constitue un processus d’éviction, la gentrification peut être le résultat négatif du développement urbain. Elle est surtout le fait de villes connaissant une très forte demande de logements (au centre-ville).
40Processus socio-spatial par excellence, la gentrification met en lumière les intérêts et rapports de force en présence dans le développement urbain, mais aussi la complexité et les multiples facettes du développement intégré des villes et des quartiers. La concentration croissante de certains groupes de population dans un quartier constitue souvent l’un des points de départ pour la mise en place de programmes de développement de quartier. On parle ici de ségrégation résidentielle dans les quartiers, terme qui désigne une inégale répartition des groupes sociaux à travers les zones d’habitation.
41Hartmut Häussermann et Walter Siebel, dans leur ouvrage Stadtsoziologie (2004), distinguent plusieurs processus de différenciation sociale à l’origine de la ségrégation résidentielle et donc de la distribution inégale, sur le plan quantitatif et qualitatif, de l’offre de logements à travers la ville. Il y a d’abord la différenciation politique des espaces, qui, par le biais de la planification urbaine et de la politique des logements, crée un habitat de qualité différenciée selon les quartiers. Puis la différenciation économique des espaces qui s’opère via les écarts de prix entre les différentes zones d’habitation, mais aussi via les niveaux d’équipements. La différenciation symbolique, qui consiste à attribuer une étiquette positive ou négative sur le plan architectural ou historique ou encore en termes d’infrastructures et, enfin, la différenciation sociale des espaces qui résulte de la composition de leurs habitants, dans la mesure où le prestige social, faible ou élevé, d’une région est une dimension façonnée, puis cimentée par la politique des prix et l’attribution sélective des logements (Häussermann & Siebel : 157).
42Jens Dangschat, spécialiste de la sociologie urbaine, constate que le terme de ségrégation est généralement associé à une concentration (non souhaitée) de certaines catégories de la population défavorisées, ce qui met en alerte les appareils administratifs et politiques communaux (Dangschat & Hameldinger, 2007 : 41). On redoute par exemple l’émergence de (sous-) cultures ou encore une érosion du contrôle social. On s’aperçoit donc que le débat sur la ségrégation en tant que processus de différenciation socio-spatiale soulève la controverse et touche parfois à l’émotionnel, que ce soit au niveau politique ou au niveau scientifique.
43En somme, on impute à la ségrégation autant de mérites que de défauts. Elle est présentée tantôt comme un indicateur du délitement social, tantôt comme une aide importante à la naissance de (sous-) cultures. On décrit la ségrégation volontaire et fonctionnelle en termes relativement favorables, à l’inverse la ségrégation structurelle et contrainte est perçue comme un phénomène négatif, comme un facteur de désintégration.
44Ainsi, il y a ségrégation et ségrégation, celle-ci ne pouvant être qualifiée de manière générale de problématique ou non problématique. De tout temps, les villes ont été découpées sur le plan fonctionnel, social ou encore le long de lignes symboliques. La ségrégation en tant que telle intéresse moins que la manière dont elle se met en place, que ses causes et ses effets.
45Les retombées de la ségrégation ou de la concentration en matière d’intégration ont fait l’objet de plusieurs études empiriques (voir notamment Heitmeyer & Anhut, 2000 ; Farwick, 2009 ; Kronauer, 2007). On retiendra que tous ces travaux parviennent à la conclusion que la concentration spatiale ne constitue pas à elle seule un critère d’intégration réussie ou ratée. Plusieurs paramètres entrent ici en jeu. Ils peuvent se renforcer ou, au contraire, se neutraliser mutuellement.
46Deux questions dominent actuellement le discours sur la ségrégation. Celle-ci est d’une part abordée sous l’angle d’une possible atteinte aux objectifs d’égalité sociale, elle est d’autre part débattue sous l’angle de l’ethnicité et de l’intégration. L’égalité sociale et la mixité ethnique sont considérés comme des indices du succès ou de l’échec de l’intégration des migrants (Häussermann & Siebel, 2002 ; Löw, Steets & Stoetzer, 2007). La discussion est marquée par une superposition de critères discriminants en fonction de la pauvreté (situation sociale) et de caractères ethniques. Pour une partie de la population immigrée, divers aspects de l’inégalité sociale se cumulent.
47La recherche sur la ségrégation pose dès lors la question des rapports entre les différences spatiales et sociales d’une part, et entre la ségrégation et l’intégration d’autre part. Elle s’interroge sur les conclusions qui peuvent en être tirées, afin d’établir si le fait qu’une société urbaine contienne des éléments de ségrégation signifie forcément que la ville considérée – notamment ses secteurs à forte concentration de groupes sociaux défavorisés – soit anomique ou puisse le devenir (Dangschat, 2004 : 48).
48Les stratégies de développement des villes et des quartiers, en particulier, tiennent de plus en plus compte de la notion d’intégration. De nouvelles exigences en découlent pour le développement communautaire et l’animation socioculturelle. Précisément, l’attention portée à la concentration de groupes de population indésirables conduit à retenir de préférence des solutions purement spatiales dans le développement des quartiers et/ou à mettre les questions de mixité sociale au premier plan. Selon les circonstances, les responsables cherchent à résoudre les problèmes sociaux à l’aide d’une politique de l’espace conforme à l’idée d’un espace contenant, au lieu de faire participer les habitants à l’analyse et aux processus, sur un « mode de décision démocratique et autodéterminé ».
49Même des études classiques sur la ségrégation tendent à traiter l’espace à étudier, par exemple le quartier, comme un espace contenant. Elles travaillent sur la distribution des individus dans l’espace en partant d’une « répartition égale comme orientation normative » (Dangschat, 2004 : 55). La ségrégation y est en effet analysée comme structure ou comme modèle de répartition préférentielle de divers groupes sociaux dans certains secteurs d’une ville. Ce modèle peut être chiffré par un indice de ségrégation qui quantifie les écarts par rapport à une distribution uniforme de la population dans l’espace urbain. Selon Otto et Ziegler (2004a), ces analyses territoriales correspondent à une pratique de mesure et peuvent se décrire comme une technique permettant de classifier et d’étalonner la population par catégories et hiérarchies (p. 134). La recherche sur la ségrégation remonte à l’école de Chicago, laquelle a étudié les inégalités socio-spatiales sur une base empirique. Les experts observaient alors que les personnes appartenant à divers groupes ethniques ou couches sociales se concentraient dans certains secteurs urbains ou territoires. Les représentants de cette école, notamment Robert E. Park, en ont déduit que les inégalités sociales s’expriment spatialement et que la distance sociale de certains groupes coïncide aussi avec leur éloignement dans l’espace.
50Depuis des années, le discours des sciences sociales souligne avec insistance que la « recherche sur la ségrégation doit élargir ses perspectives et ne peut plus centrer la distribution des individus sur le seul cadre spatial ville » (Heitmeyer, 1998 : 449). Si l’espace est vu comme espace relationnel, comme espace social dynamique, alors les rapports de distribution décrits par une recherche fondée sur l’approche socio-écologique de l’école de Chicago ne suffisent pas à rendre compte de la ségrégation en tant que processus de différenciation de l’espace social. Pour une analyse plus fine des concentrations socio-spatiales ou de la ségrégation et de ses effets, il faut donc recourir à des analyses structurelles impliquant des réflexions sur la théorie de l’action (voir entre autres Löw, 2001 ; Dangschat, 2004) ; cela met du même coup en évidence, comme le propose Heitmeyer (1998), l’importance symbolique et identitaire de l’espace. Car une analyse de l’espace social portant son regard sur la ségrégation ou l’inégalité sociale ne devrait pas se borner au constat de l’inégalité sociale, mais dire aussi comment et pourquoi l’inégalité se répercute et se reflète dans l’espace (Dangschat, 2004 : 61 et 2007 : 261). Une analyse de la ségrégation et de l’espace social sous-tendue par le concept d’espace social dynamique n’est pas axée sur des espaces territoriaux définis administrativement, mais sur la façon dont les acteurs investissent l’espace. Ainsi, l’espace devient-il une ressource de l’action que l’on peut mobiliser ou ne pas mobiliser selon le contexte (Löw, 2002).
Bibliographie
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Notes de bas de page
1 Révolution copernicienne : à la même époque, Copernic parvient dans ses travaux à la conclusion que la terre n’est autre qu’une des nombreuses planètes qui tournent autour du soleil, qu’elle tourne sur elle-même et que son propre mouvement crée l’illusion du mouvement du soleil dans le ciel. Copernic a ainsi forgé une conscience nouvelle qui rompt avec l’idée de l’homme au centre de l’univers. Cette vision remettait aussi en cause la représentation de Dieu en tant que Créateur et de celle de l’homme en tant que créature de Dieu. L’Eglise condamnera cette interprétation et mettra à l’index les écrits de Copernic, comme ceux de Galilée ou d’autres savants.
2 Voir à ce propos l’œuvre de Francesco Borromini (1562-1667). Borromini a expérimenté l’effet de perspective dans les bâtiments. Le Palazzo Spada à Rome en est une célèbre illustration. Borromini a placé dans le hall d’entrée de ce palais une colonnade dont les éléments diminuent de hauteur à mesure qu’elles se rapprochent du point de fuite. Il a créé ainsi une perspective en trompe-l’œil, qui donne l’illusion d’un espace bien plus long (effet de profondeur) et fait apparaître la statuette placée au fond de l’entrée bien plus grande qu’elle ne l’est en réalité.
3 Martina Löw utilise la notion de biens sociaux au sens matériel, mais renvoie aussi à sa portée symbolique. « Les symboles du trafic routier par exemple ne peuvent être agencés qu’à condition d’être matérialisés, mais ils sont positionnés pour déployer une symbolique. Les biens sociaux constituent une composante essentielle des espaces » (Löw, 2001 : 154).
4 La contribution de Gregor Husi dans le présent ouvrage développe l’approche fondée sur la théorie de l’action ou sur les bases de la théorie de la structuration.
Auteur
Diplômée en sociologie – sciences des médias – et philosophie de l’Université de Zürich. Depuis 2005, elle est enseignante et responsable de projets à l’Institut pour le développement socioculturel de la Haute école de travail social de Lucerne. Ses champs d’étude portent sur la recherche urbaine et territoriale ainsi que sur les processus de développement socio-spatial. [barbara.emmenegger@hslu.ch]
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