Introduction

1En règle générale, la théorie se révèle utile et indispensable lorsqu’on est désemparé face à une situation. Bien sûr, elle ne nous livre guère de recettes toutes faites. Dans le meilleur des cas, elle peut stimuler notre pensée, éclairer les problèmes pratiques sous un jour nouveau et susciter notre intérêt. Les théories dont il sera question ici se fondent précisément sur des valeurs fondamentales de grande importance dans la pratique. Pour aiguiser la curiosité et prendre conscience des valeurs fondamentales, il n’est pas inutile d’examiner plusieurs théories, car ce sont précisément les résonnances entre les différents textes, de même que leurs contradictions, qui nous incitent à réfléchir à notre propre travail.

2C’est dans cet esprit que j’ai entrepris de relire deux ouvrages qui ont fait autorité dans l’animation socioculturelle, d’une part Animation, animateurs. Le sens de l’action de Jean-Claude Gillet (1995), et d’autre part, Balancieren und Stimulieren. Methodisches Handeln in der sozio kulturellen Arbeit de Michel Spierts (1998).1

3L’article qui suit se concentre sur deux éléments communs aux deux ouvrages. L’un comme l’autre voit dans la démocratisation une mission sociétale essentielle de l’animation socioculturelle. De même positionnent-ils tous deux l’animation socioculturelle dans un champ situé à la croisée du monde vécu, de l’Etat et du marché. Je me référerai entre autres à Jürgen Habermas que les deux auteurs se plaisent à citer,2 afin de dégager de leurs points communs une définition cohérente de la mission de l’animation socioculturelle et du positionnement de la profession.

4Dans une perspective plus large, ma contribution retiendra pour terminer deux éléments qui vont au-delà de la pensée de Gillet et Spierts.

Deux tentatives de classification

5Marcel Spierts a publié en 1994 un guide destiné aux futurs animateurs et animatrices socioculturels. Réalisé à la demande de diverses hautes écoles et employeurs, l’ouvrage a été traduit vers l’allemand en 1998. Marcel Spierts y multiplie les métaphores pour conjuguer dans son propos clarté et pluralité des points de vue. Au fil des pages, il compare ainsi l’animateur tantôt à un équilibriste (p. 91) tantôt à un bricoleur (p. 128 ss). Le difficile pari de son manuel consiste à synthétiser les multiples et diverses réalités de la pratique pour leur conférer une clarté conceptuelle. Spierts puise pour ce faire dans les descriptifs de postes, offres d’emplois, lignes directrices, chartes de la profession ou mandats publics et tente d’en dégager une description cohérente et rigoureuse. En quelques endroits cependant, l’exercice amène l’auteur à avancer des conclusions confuses. Sans doute, le manque de clarté peut-il être imputé, en partie du moins, au caractère antinomique des contraintes et exigences réelles du métier que Martin Hafen (voir chap. 2) relève également dans la version allemande de cet ouvrage. La contradiction est parfaitement résumée dans la phrase suivante : « Le travail socioculturel comprend une vaste palette d’activités ; celle-ci forme le cœur du métier » (ibid. : 70 [trad.]).

6Marcel Spierts présente ce large cœur d’activité à l’aide de multiples listes et tableaux à doubles entrées qui découpent l’animation socioculturelle selon des angles divers et toujours nouveaux : selon le public cible formé par groupes d’âge ou par groupes sociaux, mais aussi par champ d’activité, par fonction, par domaine d’intérêt, par méthode de travail, etc. L’auteur ose ici et là quelques digressions théoriques pour rattacher ses tentatives de classification à des courants théoriques issus de la sociologie ou des sciences de l’éducation, plus spécialement à la division opérée par Jürgen Habermas entre système et monde vécu, à la notion de bricoleur chère à Lévi-Strauss ou encore au concept de l’intervention agogique de Marinus van Beugens. L’ouvrage de Spierts ne doit pas se comprendre comme une modélisation ou une théorie aboutie, il vise à documenter la réalité multiple et à maints égards contradictoire du métier et ouvre une série de pistes pour ramener cette réalité à un dénominateur clair et intelligible.

7Sous le titre Animation et animateurs : le sens de l’action, Jean-Claude Gillet a publié en 1995 une synthèse-résumé de sa thèse de doctorat en sciences de l’éducation. Alors que Spierts (1998 : 18) met en avant l’élan et le renouveau de la profession aux Pays-Bas, dans l’espoir que son ouvrage aidera les jeunes animateurs à se faire une place dans le champ du travail social, Gillet, au contraire, pointe le risque d’une dissolution des catégorisations. En période de crise économique, dit-il, on retient « le terme d’animation (et métiers de l’animation) pour désigner, provisoirement, les situations les plus contrastées » (1995 : 16). Son ouvrage entend opposer un modèle à cette évolution.

8Gillet puise l’essentiel de ces concepts non pas dans la pratique, mais dans un dialogue qu’il mène avec lui-même, où le chercheur interroge le pédagogue (p. 15). Il convoque à cet entretien plusieurs auteurs et travaux étudiés : des tenants de l’analyse institutionnelle d’inspiration psychanalytique, des philosophes français, de Jean-Paul Sartre à Gilles Deleuze. Une grande partie de l’ouvrage, au fond, cherche à savoir comment appréhender la position du praticien pensant, comment articuler l’analyse sociale et la méthode pour doter l’animation socioculturelle des fondements scientifiques auxquels elle prétend.

9Gillet classe les théories développées à ce jour en France sur l’animation en deux univers, qu’il entreprend de relier aux grands courants philosophiques étudiés, et construit sur ce contraste le modèle connu sous terme de modèle consommatoire - transfert. A l’aide de sept couples de termes qui éclairent le contraste entre interventions libératrices et interventions répondant à des besoins,3 Gillet se tourne vers la pratique. Il dépeint des expériences concrètes, dont il a eu connaissance par des écrits ou des récits et les attribue ensuite aux différentes couples conceptuels. Il parvient ainsi à évaluer des exemples concrets de la pratique dans une approche théorique de la profession.

10La seconde partie de son ouvrage est constituée d’une série d’essais qui développent ou approfondissent certaines questions abordées en première partie. Je me limiterai dans ma contribution à la partie consacrée à la modélisation.

La démocratisation, une mission sociale

11Compte tenu des différences entre les deux pays concernés (Pays-Bas et France), de leurs approches méthodologiques distinctes et de l’indépendance des deux ouvrages,4 leurs points de concordance ou de convergence présentent un intérêt évident. Les deux auteurs mettent le doigt sur les enjeux sociétaux que représentent les mutations que la sociologie décrit sous le terme de modernisation. Marcel Spierts (1998 : 255) souligne explicitement la montée de l’individualisation croissante, la séparation grandissante entre travail et loisirs et la bureaucratisation – toutes choses qui creusent un fossé toujours plus profond entre les autorités et les citoyens. Fort de ces observations, il assigne des missions à l’animation socioculturelle. Précisons au passage que Spierts n’est en rien ce que l’on nomme un Kulturpessimist,5 que ce soit dans une optique conservatrice ou dans une perspective de gauche, pas plus qu’il ne se fait l’ardent défenseur de la modernisation forcée. Ainsi écrit-il :

L’animation socioculturelle ne se conçoit plus comme un portail vers la révolution. La réflexion sur ses objectifs et sa fonction sociale s’est affinée et elle n’aspire plus à jouer un rôle d’avant-garde ou à être le moteur du renouveau (1998 : 85 [trad.])

12Un peu plus loin il ajoute cependant :

Autant que possible, l’animation socioculturelle doit rechercher, depuis une position indépendante, la coopération avec des mouvements sociaux tels que les mouvements féministes, les organisations de migrants ou de protection de l’environnement, ou avec les syndicats, afin de pointer collectivement du doigt les risques techniques, sociaux et culturels de la modernisation accélérée (ibid. : 91 [trad.])

13Jean-Claude Gillet adopte, de prime abord, une posture autre, de nature révolutionnaire. En distinguant entre « l’univers froid » et « l’univers chaud » de l’animation, il dessine deux caricatures extrêmes de l’abord philosophique de la modernité (1995 : 44-47). On trouve ainsi d’un côté le combattant humaniste pour l’émancipation, qui porte haut la promesse de liberté des Lumières pour contrecarrer les développements technocratiques et la massification induits par l’économie et l’administration rationalisée. A l’autre extrême se dresse le fonctionnaire qui se comprend comme le rouage d’une vaste machine sociale toute-puissante et veille à ce que d’autres individus fonctionnent le mieux possible. Gillet force bien sûr le trait, mais souligne à maintes reprises que la praxis est condamnée à osciller entre ces deux pôles ou extrêmes (1995 : 62).6

14Ni Gillet ni Spierts ne s’attarde en détail sur la littérature sociologique consacrée aux réalités et aux normes de la modernité. La modernité se caractérise par des changements sociaux rapides, au point qu’il faut ré - actualiser en continu l’analyse des développements en cours pour pouvoir assigner à l’animation socioculturelle des tâches en phase avec l’époque et le lieu. Les deux auteurs ont chacun une lecture différente de la question. Le premier ouvrage identifie une série de problèmes fondamentaux des sociétés modernes qui fondent le métier d’animateur socioculturel,7 tandis que le second met en relief le caractère mouvant de ces mêmes problèmes qui complique la définition des missions du métier. Dans la préface à l’ouvrage de Spierts (1998), Paul Vlaar dépasse cette difficulté lorsqu’il affirme que plutôt que de résoudre les problèmes en lieu et place des intéressés, l’animation socioculturelle a pour vocation de les aider à identifier et à résoudre leurs problèmes par eux-mêmes.

15La démarche de Gillet est approchante : il place l’idéal moderne de la démocratisation au cœur de sa réflexion et intègre la démocratie dans le monde du travail. Il commence par diagnostiquer une menace générale sur les acquis démocratiques, mais s’empresse de préciser qu’une théorie générale ne permet pas d’expliciter les dysfonctionnements concrets.

16L’analyse, dit-il, doit être une entreprise collective, inscrite dans les lieux concrets à des moments précis, afin de permettre au plus grand nombre de comprendre, par l’expérience, qu’il est possible de transformer la société au lieu de simplement la subir (1995 : 16-18).

17De mon point de vue, les références au processus de modernisation et l’accent placé sur la démarche participative constituent l’assise d’une définition claire des missions de l’animation socioculturelle. La société moderne peut être appréhendée de manière descriptive. Mais la notion de modernité est aussi associée à une promesse : depuis la Révolution française et la révolte simultanée des esclaves dans les Antilles, depuis l’indépendance des Etats-Unis d’Amérique, nombre de mouvements, de partis et d’organisations, mais aussi des artistes ou autres individus, s’efforcent de façonner une société qui assure à chacun liberté et égalité. Cet idéal de l’époque moderne est aussi affirmé par la Fédération internationale de Travail social (IFSW, 2000). Le positionnement explicite est capital, car les idéaux normatifs de la société moderne n’ont pas toujours coïncidé avec les développements sociaux, techniques, économiques et culturels. L’histoire a amplement montré par exemple qu’à l’aide de moyens de propagande et de techniques sociales des plus rationnels, les régimes politiques parviennent à instiller une idéologie de la haine raciale. L’idée propre au libéralisme économique, selon laquelle le libre marché est une main invisible qui régule pour le mieux l’activité économique, n’est pas fondamentalement incompatible avec des régimes dictatoriaux. A preuve, les plans bureaucratiques que les Etats socialistes ont mis en place pour venir à bout de la pauvreté – élaborés au nom du progrès – ont pour certains entraîné des famines dévastatrices. Les liens entre la rationalisation politique, économique, scientifique et culturelle sont moins étroits que le souhaitaient quelques progressistes éclairés. Dans les démocraties également, les progrès techniques et développements économiques placent les institutions politiques et la société civile chaque jour face à de nouveaux défis.

18Tout bien considéré, l’idée même de liberté et d’égalité a aussi évolué. Au XIX^e siècle, un conseiller fédéral libéral en avait une représentation autre que les horlogers anarchistes jurassiens, tout comme la vision qu’en avaient les assistantes sociales catholiques différait de celle des féministes socialistes. A l’heure actuelle, un syndic du parti radical, un leader de l’opposition UDC, une jeune militante du WWF et un syndicaliste kosovar ne conçoivent pas l’essence de la démocratie suisse de la même manière, pas plus qu’ils ne partagent le même idéal de démocratie. La question de savoir qui, dans une collectivité, a voix au chapitre sur quel sujet, qui peut prétendre à quels moyens et qui mérite reconnaissance se pose constamment dans chaque commune. L’animation socioculturelle se trouve au cœur du débat, d’où la nécessité pour les animateurs de développer, d’une part, une position propre sur les questions fondamentales liées à la démocratie et, d’autre part, leur capacité à aider et amener un groupe à analyser sa propre situation.

19La philosophe politique Nancy Fraser a formulé un concept actuel de l’idéal démocratique. Ce concept se situe dans le prolongement de la théorie critique, car plutôt que de limiter cet idéal à la seule sphère politique formelle, il l’élargit à la famille, à l’économie et à la culture. Ce que Gregor Husi (voir chap. 1 du présent ouvrage) exprime par la formule tous pour tous, Nancy Fraser (2003) le définit comme parité participative. Ce principe veut que l’on prenne des mesures sociétales qui permettent à tous les membres de la société (adultes) de communiquer sur un pied d’égalité (Fraser, 2003 : 55). La concrétisation de ce principe essentiel devrait passer par une répartition équitable des richesses, par la reconnaissance des prestations culturelles et par la participation aux processus décisionnels. Tous les individus devraient pouvoir participer à droits égaux aux conquêtes sociales (tout en restant libre de le faire ou pas).

20De manière générale, la plupart des personnes qui s’emploient à scruter notre époque s’accordent à penser que la Suisse actuelle correspond en partie, mais jusqu’à un certain point seulement, à cet idéal. Ainsi, si les enfants d’universitaires ont cinq fois plus de chances de suivre une formation en haute école que les enfants de travailleurs non qualifiés (Lamp recht & Stamm, 2005 : 31), il est aussi établi que 60 % environ des étudiants des hautes écoles suisses sont issus de parents sans formation universitaire. L’accès démocratique à une formation supérieure n’est donc pas par principe réservé aux élites, mais on peut affirmer qu’il n’est pas entièrement ouvert non plus.

21En Suisse, les dispositifs de la démocratie directe autorisent certes une participation très large au niveau politique, mais il ne faut pas oublier que 25 % de la population n’a pas voix au chapitre, parce que sans passeport suisse. Les exemples pourraient être multipliés à l’infini. Selon moi, dès lors que l’on considère la démocratisation au quotidien comme une mission sociale de l’animation socioculturelle, on peut raisonnablement classer les différentes tâches énumérées par Spierts et Gillet en tâches partielles. Ainsi, certaines tâches sont de nature carrément politique, comme l’organisation et l’accompagnement de personnes qui, ayant identifié un problème qui touche à la répartition, la reconnaissance ou la participation, se proposent de s’y attaquer collectivement. Il peut s’agir par exemple d’un groupe de mères qui, faute de structures d’accueil pour leurs enfants, se sentent empêchées d’acquérir un revenu et enfermées dans leur rôle de femmes au foyer. On peut songer aussi à un groupe de jeunes musiciens à la recherche d’un local pour donner libre cours à leur mode d’expression. Tandis que Gillet accorde une grande importance à ce type d’organisation, celui-ci ne tient qu’une place secondaire chez Spierts.

22Les institutions et processus démocratiques, tels qu’ils existent aujourd’hui, demandent à être cimentés. Ils sont investis par de nouvelles générations et par de nouveaux migrants, tous porteurs d’idées, de demandes et de pratiques nouvelles qu’ils cherchent à développer. Les processus à l’œuvre sont bien souvent de nature conflictuelle et appellent un dialogue et une médiation. Spierts y voit une tâche centrale de l’animation socioculturelle (1998 : 120).

23Gillet examine lui aussi les conditions de l’engagement démocratique. Les administrations, dit-il, ont la tâche plus facile lorsqu’elles ont affaire, dans leur planification, à des individus passifs. Or, la société de consommation inciterait justement à la passivité ; on découragerait l’engagement actif là où rien ne le prévoit de manière officielle. Le modèle proposé par Gillet revient donc toujours à privilégier le travail participatif. Il faut, dit-il, créer des lieux, des moments ou des groupes où les individus puissent faire des expériences pour se rendre compte que par leurs propres actions, ils peuvent produire ou modifier quelque chose, organiser ensemble une fête réussie par exemple. Seules de telles expériences leur permettront de se percevoir comme des citoyens actifs.

24Dans la conception de Spierts, l’existence d’une société démocratique dépend de conditions plus fondamentales, à savoir de la construction et de l’entretien d’une infrastructure sociale (1998 : 184). Autrement dit, avant d’organiser ensemble des festivités, les individus doivent être en contact les uns avec les autres, avoir envie d’entreprendre collectivement quelque chose pour leur quartier. Dans les localités où les habitants déménagent souvent, là où les relations familiales se limitent à la famille nucléaire – pas toujours stable au demeurant –, où les changements économiques contraignent les individus à reconsidérer en permanence leurs projets de vie, tisser des relations sociales au quotidien n’est pas chose aisée. D’après Spierts, les animateurs socioculturels ont aussi pour tâche de cultiver ce qui fonde toute activité de la société civile. Sur ce point, il rejoint Gillet (1995 : 22, 207, 219) qui voit dans le lien social l’enjeu fondamental de l’animation socioculturelle.

25Définir la démocratisation comme mission centrale de l’animation socioculturelle ne revient pas à limiter la profession à des projets ou des campagnes politiques. Dans une acception plus large de la notion de démocratie, l’animation socioculturelle va bien au-delà. Il s’agit plus concrètement d’une pratique quotidienne de la démocratie qui s’attache à créer et entretenir, au niveau local, des rapports sociaux aujourd’hui en péril, à organiser des groupes, à élargir les possibilités de participation et à assurer une médiation dans les conflits.

La position intermédiaire

26Généralement, écrit Spierts (1998 : 253), l’animateur socioculturel est payé par l’Etat à qui il est par conséquent tenu de rendre compte de son activité. Parallèlement, il œuvre à l’émancipation et à l’épanouissement des personnes qui entretiennent un rapport précaire avec l’Etat. C’est sur ce double axe de travail que doit porter notre réflexion. Spierts illustre cette double orientation en situant l’animation socioculturelle dans un champ social médian, entre l’individu et l’Etat (ibid. : 87), entre système et monde vécu (ibid. : 89). Il emprunte donc ici la terminologie de Jürgen Habermas, que je souhaite introduire ici au moyen d’un exemple concret.

27La différence entre système et monde vécu se manifeste clairement lorsqu’il s’agit de rechercher des fonds pour des projets socioculturels. Il n’est pas donné à tout le monde de rédiger, par exemple, une demande de financement conforme aux exigences des services fédéraux. Les critères imposés résultent d’une conception qui se réclame directement de la gestion managériale de projet. Il s’agit plus concrètement de fixer des objectifs sur la base d’une analyse plausible d’un problème, pour définir ensuite les moyens efficaces à mettre en œuvre, calculer les coûts et affirmer, bien sûr, sa volonté de contrôler les résultats. Selon Jürgen Habermas (1987), ces contraintes correspondent à l’idéal de l’action efficace et rationnelle, propre aux organisations étatiques ou économiques. En référence à Talcott Parsons, Habermas conçoit l’Etat et l’économie en systèmes. Cependant – et en cela sa position diffère de celle de Parsons – ces systèmes, pour être performants et fonctionnels, doivent reposer sur un « monde vécu »8 de relations sociales directes (Habermas, 1995, vol. 2 : 230).

28Dans l’activité économique, des individus – qui ne se connaissent pas personnellement – peuvent communiquer relativement facilement les uns avec les autres tant qu’ils acceptent que leurs relations s’articulent exclusivement autour de la production, de l’achat et de la vente, tels qu’ils sont régis par les normes du marché. Au niveau de l’administration d’un pays, la voie de service est là pour régler mille questions ou problèmes pouvant surgir dans les rapports humains. Que ce soit dans la rue ou au bistrot, dans une soirée d’entreprise ou dans un tournoi sportif, les hommes et les femmes comptent sur leurs aptitudes bien rodées, et souvent automatiques, pour s’entendre. Lorsque des actions imprévues viennent bousculer leurs habitudes, ils deviennent tributaires du langage pour se comprendre, pour déterminer les règles à respecter et les objectifs communs. Habermas parle dans ce cas d’agir communicationnel.

29Imaginons le cas d’une animatrice de Suisse alémanique que l’on sollicite pour aider un groupe de mères tamoules à obtenir des fonds du crédit à l’intégration de la Confédération. Cette animatrice devra connaître les deux modes d’action et savoir les relier d’une quelconque manière. Admettons maintenant que parmi les mères tamoules, une seule parle relativement bien l’allemand, sans avoir cependant une idée précise de ce que la Confédération entend par projet. Il se trouve qu’elle connaît dans son voisinage une institutrice à la retraite et imagine possible de la rémunérer pour enseigner l’allemand aux mères et aider leurs enfants à faire leurs devoirs. Jugeant l’idée intéressante, l’animatrice doit maintenant réussir à élaborer, avec la mère tamoule qui conduit le groupe et l’enseignante retraitée, un concept qui satisfasse aux critères requis pour le crédit à l’intégration. Si elle décide de porter son attention sur les seuls critères de la requête et d’écarter toutes les propositions des femmes tamoules qui ne cadrent pas avec ces critères, il y a fort à parier qu’elle se retrouve au final avec un très beau document, qui ne correspond plus au projet du groupe. Dans ce cas, elle n’aura sans doute pas vraiment pris la mesure des relations qui se sont déjà nouées au quotidien dans le voisinage et sans lesquelles l’idée de départ n’aurait pu voir le jour et lui être soumise. En somme, l’animatrice doit comprendre et maîtriser à la fois la logique des relations tissées dans les cages d’escalier des immeubles, sur les places de jeux et autour d’un café et la logique d’une autorité d’intégration. Et elle doit être dans l’agir communicationnel, c’est-à-dire développer avec les femmes une compréhension commune de ce qui est effectivement possible et réalisable et définir en même temps les valeurs qui vont guider leur collaboration et ce qu’elles sont prêtes à révéler d’elles-mêmes aux autres.

30Jean-Claude Gillet (1995) situe lui aussi l’animateur dans la position de médiateur et parle de la fluidité et de la mouvance du champ de l’animation (p. 16). Il localise l’animation socioculturelle dans des situations se déroulant en dehors des processus établis du marché et de l’administration. S’inspirant de l’analyse institutionnelle, il voit dans le groupe le maillon évident entre individus et institutions. Les groupes, en tant qu’espaces de rencontre et de médiation entre l’individu et la société, sont les lieux où s’expriment et agissent les processus de la vie (p. 74).

31Pour l’animatrice considérée, il s’agit donc de savoir quelle position adopter pour agir dans cet espace intermédiaire. Sur ce point, Spierts et Gillet apportent des réponses différentes. Gillet (1995 : 86 ss) situe clairement l’animateur du côté des groupes qui se forment ; il doit les accompagner et les aider à comprendre leur situation dans la société. Dans ce sens, on pourrait voir dans l’approche de Gillet une vision émancipatrice de l’animation socioculturelle. Une vision dont se distancie d’ailleurs Spierts, qui met davantage l’accent sur le double axe dont il a été question plus haut. Plus concrètement, cela signifie que si l’animatrice est engagée vis-à-vis du groupe, elle doit aussi considérer les intérêts des pouvoirs publics, par exemple en tant qu’employée d’une maison de quartier (voir Hafen, chap. 2 du présent ouvrage) Car on peut se demander s’il est pertinent, du point de vue de la politique d’intégration de la ville, d’ajouter un nouveau miniprojet à son programme pour des cours d’allemand et d’appui aux devoirs. Les prestations disponibles ne pourraient-elles pas répondre de manière plus efficace aux besoins des mères tamoules ? Ces questions sont secondaires aux yeux de Gillet, pour qui c’est précisément au travers de leur propre projet que les mères tamoules ont l’occasion de devenir des citoyennes actives.

32Telle que développée par Jürgen Habermas, la conception de l’agir communicationnel établit un lien avec la mission de démocratisation. Son ouvrage majeur – Théorie de l’agir communicationnel (1987) – peut se comprendre comme une tentative de reconsidérer la question de la raison. Quel type de raison est propice au projet démocratique de la société moderne ? A partir d’un colossal travail de synthèse de la littérature consacrée à la linguistique, l’anthropologie sociale, la phénoménologie et la sociologie, Habermas développe une nouvelle conception de la rationalité qui va au-delà de la logique de l’action ciblée ou tournée vers la résolution des problèmes. L’agir régulé par des normes et l’agir dramaturgique peuvent être aussi bien le résultat de la raison que de la confusion, ils obéissent eux aussi à un certain type de rationalité. Et pour compléter son raisonnement, Habermas développe le concept de l’agir communicationnel qui veut que les critères permettant de vérifier ensemble une déclaration se développent au cours de la discussion. La rencontre des individus se présente donc comme entièrement ouverte. Habermas oppose à ses considérations la situation idéale d’un discours sans hiérarchie. Autrement dit, il se réfère à un idéal tout en sachant que la réalité est autre. Sans idéal, la possibilité d’influer sur les réalités dans le sens souhaité serait perdue d’avance.

Seul le modèle communicationnel d’action présuppose le langage comme un médium d’incompréhension non tronqué, où locuteur et auditeur, partant de l’horizon de leur monde vécu tel qu’ils l’interprètent, se rapportent à quelque chose à la fois dans le monde objectif, social et subjectif, afin de négocier des définitions communes de situations (Habermas, 1987 : 111).

33A partir de là, il dresse un état des lieux de la recherche en linguistique et décortique les structures qui prennent forme dans les processus de communication courants. Il espère parvenir ainsi à décrire le fondement premier de la raison, dont la nature est éminemment supraculturelle et dépasse la vision eurocentriste étroite de la notion occidentale de la rationalité.

34A la différence de la théorie des systèmes de Niklas Luhmann qu’expose Martin Hafen dans le présent ouvrage (chap. 2), Habermas estime que si les sphères de vie se différencient dans la société moderne, les différentes sphères ne fonctionnent pas toutes en systèmes d’action. Il resterait, entre, sous ou à côté des systèmes différenciés, un champ de fonctionnement archaïque. Plutôt que d’y voir une menace pour les acquis de la modernité, Habermas considère ce domaine comme un contrepoids utile à la rationalisation bureaucratique et économique. C’est en cultivant et en renforçant les domaines où l’agir communicationnel reste possible que l’on pourra, selon lui, créer et préserver les conditions d’un développement démocratique.

35Dès l’instant où l’on considère l’animation socioculturelle sous cet angle, on comprend mieux certains phénomènes propres au champ professionnel. Ainsi, il semble logique que beaucoup d’organisations socioculturelles présentent un caractère provisoire, soient financièrement fragiles ou ne dépassent jamais la phase de projet. N’est-ce pas précisément le propre de cette sphère intermédiaire de ne pas s’intégrer solidement dans les systèmes sociaux dominants ou dans les processus du monde vécu ? Les projets socioculturels peuvent déboucher sur des offres (socio) pédagogiques institutionnalisées, sur des entreprises culturelles ou des organisations politiques. Ils s’incorporent alors dans le système de formation étatique, dans le marché où le système politique officiel. L’animation socioculturelle a alors rempli sa mission : il s’est formé un nouveau groupe d’individus qui a réussi à porter ses besoins sur la place publique et a pu ainsi accéder à des ressources auxquelles il n’avait pas accès jusque-là.

36Des institutions socioculturelles ont vu le jour dans le domaine de l’animation de jeunesse et du travail de quartier, ce qui pourrait aussi s’expliquer par le positionnement dans cet entre-deux : les jeunes s’éloignent de leur famille et l’école est censée les préparer à un avenir qui reste encore indéfini. Et on ne sait pas encore dans quelles branches économiques ils vont atterrir. Aucune organisation de l’Etat ou de l’économie ne se reconnaît compétente pour les adolescents en situation d’entre-deux, à savoir entre école et formation professionnelle. Dans cette phase de transition que représente, à divers égards, l’adolescence, les jeunes sont en quête de lieux qui portent l’empreinte de l’éphémère. Les mères d’enfants en bas âge, qui n’exercent pas d’activité professionnelle ou travaillent à temps partiel, constituent le gros des habitués des centres ou maisons de quartier. Elles vivent dans un circuit économique qui ne fonctionne pas exclusivement sur l’argent, mais passe aussi par des obligations et la prise en charge familiales. En tant que femmes au foyer (à temps partiel), elles ne font pas partie du système de production de l’économie de marché et sont aussi peu intégrées dans les systèmes sociaux de l’Etat.

37Que la Ville de Zurich ait eu l’idée d’inclure les chômeurs de longue durée et les étrangers peu intégrés parmi les groupes cibles des centres de loisirs et maisons de quartier ne tient pas du hasard. Pourtant, les institutions socioculturelles soulignent à juste titre que tous les individus – y compris les personnes actives et celles qui affichent une réussite sociale – sont habitants des quartiers ou des villages et citoyens (potentiels) d’une commune politique. Et d’affirmer que tous ont besoin d’un univers qui permette à des personnes issues de sous-systèmes ou de domaines très différents de la société de se comprendre et, dans l’idéal, d’agir de manière communicationnelle. L’autre solution consisterait – dans le cas extrême – à ériger une société où les espaces intermédiaires seraient cloisonnés, entourés de murs et truffés de caméras de surveillance, des espaces où la référence au bien-être général serait absente de la discussion politique, laquelle se limiterait à la défense, larvée ou ouverte, d’intérêts particuliers.9

Du bricolage et du braconnage

38Si l’on adopte strictement la position entre système et monde vécu que postule Marcel Spierts, on peut détecter une contradiction dans son ouvrage. En effet, Spierts revendique une action méthodique par quoi il entend ceci :

Quiconque procède avec méthode n’agit pas de manière arbitraire ou simplement intuitive. L’action méthodique passe par une démarche systématique. […] Elle consiste à accomplir de manière réfléchie plusieurs étapes dans un ordre défini. Dans ce sens, l’action méthodique est un processus planifié. Elle requiert en plus pertinence et détermination et impose l’utilisation la plus efficiente et efficace possible des moyens disponibles (1998 : 115 [trad.])

39Il décrit ici pratiquement mot pour mot l’agir instrumental qui caractérise selon Habermas le système étatique et économique.

40Si toutefois l’animation socioculturelle évolue en marge de ces systèmes sociaux, elle ne peut pas se limiter à l’agir instrumental. Son répertoire méthodologique doit alors englober d’autres formes ; peut-être faudrait-il lui appliquer un terme autre que celui de méthode.

41Marcel Spierts associe l’agir méthodique à des explications sur la relation agogique, laquelle crée le socle de confiance nécessaire au travail socioculturel (1998. p. 199 ss). On voit donc apparaître ici une dimension impossible à reproduire dans un processus de planification ou d’évaluation. L’agir méthodique et agogique, qui consiste fondamentalement à arranger, animer, informer, conseiller et enseigner peut alors s’intégrer dans la conception de l’agir méthodique mentionné ci-dessus (Spierts, 1998 : 122-125) Comment décrire un agir sans méthode, mais néanmoins professionnel ? Marcel Spierts convoque ici l’image du bricoleur qu’il emprunte à Claude Lévi-Strauss. Dans son étude La pensée sauvage (1962), Claude Lévi-Strauss bat en brèche la stricte opposition entre la science occidentale rationnelle et les images d’un monde mythique, telles qu’observées par l’ethnologie chez les peuples étrangers. Au moyen d’innombrables exemples, il pose les bases d’une science du concret dans la représentation du monde des peuples indigènes.10 Pour dresser le portrait du penseur sauvage, Spierts recourt à l’image du bricoleur et explique que, dans les sociétés modernes, on retrouve cette figure également chez l’artiste.

La comparaison vaut d’être approfondie, car elle fait mieux accéder aux rapports réels entre les deux types de connaissance scientifique que nous avons distingués. Le bricoleur est apte à exécuter un grand nombre de tâches diversifiées ; mais à la différence de l’ingénieur, il ne subordonne pas chacune d’elles à l’obtention de matières premières et d’outils, conçus et procurés à la mesure de son projet : son univers instrumental est clos, et la règle de son jeu est de toujours s’arranger avec les « moyens du bord », c’est-à-dire un ensemble à chaque instant fini d’outils et de matériaux, hétéroclites au surplus, parce que la composition de l’ensemble n’est pas en rapport avec le projet du moment, ni d’ailleurs avec aucun projet particulier, mais est le résultat contingent de toutes les occasions qui se sont présentées de renouveler ou d’enrichir le stock, ou de l’entretenir avec les résidus de construction et de destruction antérieures. L’ensemble des moyens du bricoleur n’est donc pas définissable par un projet ; il se définit seulement par son instrumentalité, autrement dit et pour employer le langage même du bricoleur, parce que les éléments sont recueillis ou conservés en vertu du principe que ça peut toujours servir (Spierts, 1998 : 26).

42Dans cette même logique, Michel de Certeau (1990) tente de déterminer l’agir quotidien de ce qu’on nomme les consommateurs. Il met en évidence les caractéristiques du bricolage, radicalement différentes de celles de l’agir planifié de l’ingénieur. Dans une mise en regard, qui n’est pas sans rappeler Habermas, de Certeau (1990 : 62) établit une distinction entre stratégie et tactique. De fait, la définition qu’il donne de la stratégie coïncide à peu de choses près avec la définition de l’agir instrumental de Jürgen Habermas. De Certeau souligne que cet agir est subordonné à certains critères. Pour avancer selon les plans, il faut quelqu’un qui garde une certaine hauteur de vue et décide en toute souveraineté. Comme alternative, de Certeau invoque, contrairement à Habermas et son mode d’agir idéal, un agir tactique, amplement décrit dans les études sur le quotidien. On parle ici de l’agir des personnes qui manquent de vue d’ensemble sur leur situation et n’ont guère d’emprise sur leur réalité. Des personnes qui se vivent comme les jouets des situations dans lesquelles elles se trouvent. Elles inventent « des astuces de chasseurs, des mobilités manœuvrières, des simulations polymorphes, des trouvailles jubilatoires, poétiques autant que guerrières » (de Certeau, 1990 : 65). Ces modes d’agir peuvent être érigés en art, les braconniers se faisant alors poètes de leurs propres affaires (ibid. : 19).

43Dans la réalité quotidienne, les animateurs n’ont qu’un pouvoir de décision restreint. Soit parce que l’autorité politique vient s’immiscer dans les affaires opérationnelles, soit parce que la politique communale au sens plus large va à l’encontre des objectifs socioculturels. Bien des usagers des centres de jeunesse ou de loisirs n’ont jamais pu faire l’expérience de mener à bien un projet avec systématique et dans un but précis. Ce sont des braconniers du quotidien et des bricoleurs qui, au final, sont surpris par leurs propres produits.

44L’objectif, bien sûr, doit consister à gagner une position qui offre une latitude suffisante pour envisager une planification et une mise en œuvre stratégiques. Les professionnels doivent donc maîtriser l’agir instrumental, être capables par exemple de rédiger une demande de crédit fédéral dans les règles de l’art. En outre, ils doivent disposer d’une palette de modes d’agir, comme le conçoit Michel de Certeau. Quiconque tente d’agir sur un mode stratégique sans disposer d’une vision générale, ni de la marge décisionnelle nécessaire, devient un scribouillard frustré condamné à produire des concepts, à moins qu’il ne renonce à sa position intermédiaire au profit d’une autorité planificatrice supérieure. La crainte que la bricoleuse ou le poète du quotidien passent pour des dilettantes n’est pas dénuée de fondement, mais compte tenu de la position intermédiaire de la profession, elle est loin d’être déterminante. Pour pouvoir assumer sa mission, l’animation socioculturelle doit s’entraîner aussi à des modes d’action sauvages, les interroger et les affiner.

Be creative !

45Les travaux de Michel de Certeau nous fournissent quelques éléments pour aborder, de façon constructive, une difficulté inhérente à la pensée de Jean-Claude Gillet. Si l’on admet que l’animation tire en partie sa mission d’une critique fondamentale de la société moderne et qu’elle se propose en même temps de mettre en continu sa critique à jour pour la reformuler de manière actuelle et démocratique, la théorie de la profession est placée devant la question suivante : dans quelle mesure la critique fondamentale, constitutive de la profession, dépend-elle de circonstances historiques ? Si la société moderne se caractérise par sa capacité à se renouveler constamment, ne faut-il pas admettre que l’analyse fondamentale est aussi condamnée à évoluer ? Je me propose de résoudre cette question à partir du couple cher à Jean-Claude Gillet entre action libératrice/consommation abrutissante.

46Michel de Certeau (1990) intègre divers travaux de sciences humaines portant sur l’activité consommatoire – actes que Jean-Claude Gillet n’est pas seul à décrire comme purement passifs. On y examine les ruses et astuces poétiques mises en place, notamment dans la confection de plats à partir de recettes définies, dans la traversée d’un quartier à pied ou encore dans la lecture. Ce que Michel de Certeau s’applique à décrire s’inscrit dans une longue tradition dans les beaux-arts, de Dada à l’Actionnisme en passant par le Pop’art. La socioculture et le théâtre regorgent de projets qui ébranlent le modèle consommatoire-transfert de Gillet.

47En 2006, Karl Jerzö publiait le premier volume des héros du foot Footballhelden. Football Heroes, aux éditions Herzglut. L’ouvrage faisait suite à la publication de petites brochures dans lesquelles on pouvait coller des portraits amusants des champions du ballon rond. Dans sa préface, l’auteur expliquait qu’enfant, il n’avait pas de quoi acheter les autocollants Panini et c’est pourquoi il a entrepris de dessiner lui-même ses héros du foot. Les dessins de fortune ont fait un véritable carton : des auteurs de BD confirmés du monde entier ont contribué à l’album de 2006 et dessiné les équipes de la prochaine Coupe du monde. Une idée similaire a vu le jour à Lucerne à l’occasion de l’Euro 2008. Le fameux Tschuttiheftli fonctionnait sur le mode des albums Panini, mais avec des portraits dessinés par des graphistes locaux ; le bénéfice des ventes était versé à des projets culturels. Intéressé depuis longtemps à la culture footballistique en tant qu’animateur socioculturel, Christian Wandeler a pris part à cette aventure. L’incarnation du consumérisme, l’achat compulsif de vignettes autocollantes que l’on possède pour la plupart déjà, devient ici un prétexte à des actions et activités artistiques et socioculturelles. Celles-ci réactivent les souvenirs des préaux d’école, des habiles marchandages, de la négociation au prix fort des vignettes rares, mais aussi de l’odeur caractéristique des pochettes. Au fond, s’agissait-il vraiment de pure consommation ? Peut-on parler ici d’une auto-organisation socioculturelle ?

48A Zurich, le Théâtre Gessnerallee a repris en 2007 l’idée de Bernard Terstegge et Axel Ganz en organisant un festival des récits de films : « Il est arrivé à chacun d’entre nous de raconter un film à d’autres ou d’en écouter le récit. C’est le principe du festival Total Recall, sauf que cela se passe en public et en respectant quelques règles », précise la brochure du programme. Les personnes intéressées peuvent envoyer un petit essai filmé pour être sélectionnées et révéler leurs talents devant un public. « Vous avez dix minutes pour parler de votre film (préféré) sans support d’aucune sorte. Il suffit de réveiller votre mémoire et de vous lancer. »

49Ici encore, on opère avec une activité qui accompagne généralement la consommation culturelle. La stratégie choisie semble particulièrement intéressante pour l’animation socioculturelle, si nous considérons un aspect particulier des transformations sociales que Gillet n’a pas pris en considération. A son sens en effet, le projet auto-organisé est une activité subversive dirigée contre la logique des systèmes économiques et étatiques. Or, quelques années plus tard, Luc Boltanski et Eve Chiapello (1999), après avoir étudié plusieurs ouvrages anglo-saxons sur le management, concluent pour leur part que le projet est devenu dans les années 1980 et 1990 le modèle de gestion par excellence. Fini le temps où les employés étaient censés accomplir tranquillement leur besogne, répéter encore et encore les mêmes opérations dans un ordre strictement établi. La désindustrialisation avancée et les tentatives d’humanisation du travail ont fait naître de nouveaux idéaux et imposé de nouveaux modes d’organisation. Mais la promesse d’une activité plus intéressante va aussi de pair avec une augmentation des exigences envers les ouvriers et les employés. Ils sont désormais appelés à réfléchir, à afficher des compétences sociales, à travailler en équipe et à se montrer flexibles.

50Ces observations rejoignent largement les réflexions de nombreux ouvrages spécialisés traitant des « techniques de soi », qui se sont inspirées de la théorie de la gouvernementalité de Michel Foucault. On y montre comment la figure du travailleur-entrepreneur, de l’intrapreneur, s’est imposée comme nouvel archétype dans le monde du travail et comment ces modèles se calquent sur l’image de l’artiste qui a toujours su s’accommoder de la précarité pour exercer son métier avec passion (p. ex. Bröckling et al., 2000).

51A la fin de 2002, le Musée des Arts appliqués de Zurich abritait une exposition intitulée « Be creative » consacrée justement à ces tendances. Dans le descriptif de l’exposition on pouvait lire :

On exige aujourd’hui de tous les citoyens et salariés des sociétés industrielles occidentales une réflexion et une action créative. Ils forment la clientèle d’un nouveau marché en plein essor, un marché tout entier tourné vers le développement de la créativité, qui se développe à grand renfort de conseillers, de cours et séminaires, de logiciels, etc. [trad.]

52Au fond, c’est une bonne nouvelle pour la socioculture dont les projets et actions constituent, en termes de formation, un formidable tremplin pour les futurs travailleurs du savoir et de la créativité. Les projets participatifs n’offrent-ils pas aux jeunes l’occasion d’acquérir des compétences essentielles qui leur ouvriront les portes du monde du travail ? On doit toutefois s’interroger aussi sur les mécanismes d’exclusion découlant de cette société du travail. Pour être à la hauteur de sa mission de démocratisation, l’animation doit faire en sorte de ne pas reproduire les mécanismes d’exclusion. Or, les expériences réunies dans les différents lieux et institutions réservés aux jeunes montrent par exemple que leur public se compose le plus souvent de jeunes gens scolairement doués s’ils travaillent exclusivement et automatiquement avec des projets participatifs, autrement dit s’il n’existe plus de lieux où se rendre sans devoir aussitôt développer une idée et la réaliser. De telles expériences viennent flouter la nette ligne de partage entre participation libératrice et offre de consommation répondant à un besoin. Des analyses plus fines sur le terrain s’imposent aujourd’hui pour savoir comment combiner au mieux les différentes approches.

53Les projets « Tschuttiheftli » et « Total Recall » abordent avec beaucoup de finesse la confusion intéressante entre action et consommation. Ils réhabilitent le consommateur, dont le comportement face aux offres commerciales ou culturelles n’est jamais tout à fait à la hauteur des attentes des publicitaires ou gestionnaires culturels. Au fond, c’est dans ces mouvements imprévus du quotidien que se loge l’énergie qui nourrit l’animation socioculturelle.

Post scriptum

54Si certains lecteurs, bons connaisseurs de Spierts et Gillet, souhaitent maintenant mettre en avant ou critiquer d’autres aspects, mon article aura atteint son but. Mon propos était aussi de rappeler en mémoire ces deux ouvrages certes souvent cités, mais rarement explorés et exposés en détail. L’exercice a permis d’esquisser une théorie de la profession inspirée de Jürgen Habermas et de la théorie critique au sens large. Une approche à mon sens fort utile pour résoudre la question qui préoccupe régulièrement les praticiens : le sens de leur travail.

55On trouvera dans une même volée d’étudiants en animation socioculturelle des situations tout à fait opposées : par exemple une jeune femme qui a bouleversé sa vie familiale et professionnelle pour se lancer dans cette formation avec pour ambition de mettre sur pied la maison de quartier de ses rêves ou un jeune étudiant qui vient de terminer un stage dans une maison de quartier et qui en sort désenchanté pour avoir perdu toute illusion quant aux possibilités d’action d’une telle institution. « Au fond, on n’a peut-être pas besoin de nous », s’interroge-t-il. Combien de fois a-t-il eu l’impression de devoir courir derrière les gens, de les convaincre qu’ils seront plus heureux en multipliant les rencontres et les activités et en faisant plus de choses par eux-mêmes ? Cet étudiant est en quête d’un champ d’activité qui lui donnera la certitude d’être utile.

56Les espoirs de l’une et les doutes de l’autre trouvent un écho dans le débat public, comme en témoigne notamment le procès-verbal du Conseil municipal de la ville de Zurich sur la question des subventions aux maisons de quartiers : « Avec une nette majorité, le Conseil municipal a voté hier les crédits de différents projets destinés à améliorer le vivre ensemble dans les quartiers. Le groupe UDC est le seul à s’être prononcé contre » [trad.], écrit le Tages-Anzeiger le 28 octobre 2004. Le même jour, on pouvait lire dans la NZZ : « Le scepticisme quant à l’utilité des projets socioculturels n’est toutefois pas entièrement dénué de fondements […]. Faut-il vraiment encourager tout ce qui tient aux loisirs ? » [trad.]. Cinq ans plus tard, le même quotidien a changé de tonalité :

Le nouveau langage officiel reste certes peu vivant, mais l’animation socioculturelle et l’engagement des pouvoirs publics jouissent d’une large acceptation. […] Une visite de quelques institutions nous amène à penser que si l’utilité des offres socioculturelles reste difficile à mesurer, il n’est pas exclu que la qualité de vie tant prisée de Zurich tienne en partie aussi à la pluralité de ces offres (NZZ, 12 juin 2009 [trad.]).

57Aux doutes qui s’expriment publiquement s’oppose l’enthousiasme de nombreux animateurs pour leur métier. Nombre de travaux de diplôme développent des scénarios du futur qui assignent à l’animation socioculturelle un rôle essentiel dans la maîtrise des grands défis sociétaux. La NZZ se montre ici plus modérée : « Dans ce sens, les professionnels relèvent sans doute à juste titre que des investissements intelligents dans l’animation socioculturelle sont propres à soulager le budget d’autres composantes du système social » (12 juin 2009 [trad.]).

58Le mot « sens » que Jean-Claude Gillet introduit dans le titre de son ouvrage entre en résonnance avec les doutes et l’enthousiasme des praticiens, avec les attentes des pourvoyeurs de fonds et avec les assises théoriques de la profession. L’animation socioculturelle a un sens quand elle explique et formule sa mission de manière plausible, quand des institutions sociales importantes lui assignent une fonction ou une mission, quand il y a de l’argent pour financer ses projets et ses postes de travail, et quand les individus sont suffisamment convaincus de sa raison d’être pour exercer leur métier dans la durée. Dans une profession dont le sens échappe à beaucoup, il est capital que les praticiens sachent à quoi ils servent. Cela passe par une théorie qui n’escamote ni les problèmes éthiques ni les problèmes politiques et qui forme le terreau de la recherche de sens. Cette quête nous amène dans le champ de la subjectivité et revêt des formes aussi diverses et variées que les personnes qui ont choisi d’exercer cette profession.