Introduction

1L’animation socioculturelle se définit elle-même comme une discipline du travail social, issue de multiples traditions (Wettstein, 2010 : 15-60). Aussi, tout discours qui s’attache à la décrire ou à l’expliquer est-il généralement empreint de références théoriques variées. Ces références peuvent facilement être associées et complétées par des théories tenant lieu d’éléments fondateurs des disciplines voisines rattachées au travail social ou à l’éducation. On peut voir dans la pluralité théorique qui en résulte à la fois un risque et une opportunité. Une opportunité, dans la mesure où elle fournit à la discipline plusieurs grilles de lecture et de compréhension pour aborder les mille facettes qui composent son champ d’activité, un risque au sens où les différentes approches théoriques reposent sur des modèles explicatifs foncièrement distincts. D’où la difficulté – tant pour les professionnels que pour les profanes – à relier entre elles les théories énoncées et à clarifier la terminologie. Voilà qui explique sans doute en partie pourquoi l’animation socioculturelle peine à se définir et à définir son champ d’activité avec cohérence. Or, cette identité aux contours flous est loin d’aider la discipline et ses représentants à s’affirmer (voir à ce propos Stirnimann, 2009). Qui plus est, tous les efforts engagés pour asseoir une science du travail social font largement abstraction de l’animation socioculturelle, se limitant généralement au service social (à vocation curative) et à l’éducation sociale.1 Pourtant, ces sciences naissantes livrent des études et des éclairages dont l’animation socioculturelle pourrait également tirer parti, dès lors que, pour s’imposer, une profession doit pouvoir asseoir ses différentes dimensions sur des fondements scientifiques (c’est-à-dire à la fois théoriques et empiriques).

2Cet article se propose d’éclairer l’animation socioculturelle sous l’angle de la théorie sociologique des systèmes sociaux.2 Développée dans la deuxième moitié du siècle dernier par Niklas Luhmann, cette théorie constitue aujourd’hui, au-delà du champ de la sociologie, un cadre de référence majeur, mais aussi sujet à controverse.3

3Ici, l’un des aspects importants est qu’elle forme aussi le cadre de référence scientifique d’autres domaines professionnels, tels que la psychothérapie, le conseil aux entreprises, la pédagogie et le service social.

4Par ailleurs, plusieurs éléments constitutifs de la théorie militent en faveur d’une approche systémique de l’animation socioculturelle.4 Premièrement, la théorie offre une palette d’instruments, de concepts et de modèles qui semblent spécialement créés pour embrasser le champ de la pratique complexe et diversifié de l’animation socioculturelle. Sans compter que, depuis quelques années, la théorie « sociologique » des systèmes évolue toujours plus – et fort à propos – vers une théorie des systèmes psychiques (voir notamment Fuchs, 2005) et qu’elle fait aussi parfaitement l’affaire pour décrire des processus physiques (neurobiologiques par exemple). Deuxièmement, la théorie sociologique des systèmes se caractérise par une grande interdisciplinarité du fait que Luhmann y a intégré des savoirs issus de domaines scientifiques très divers (mathématiques, cybernétique, biologie cellulaire, entre autres). Troisièmement et enfin, c’est une théorie qui, pour ainsi dire, ne regarde pas le monde de l’extérieur, dès lors qu’elle s’intègre elle-même dans ses observations, ce qui signifie que toutes les conclusions auxquelles elle aboutit valent aussi pour elle-même. Ainsi, si la théorie conclut qu’il ne peut exister de vérité absolue, une description de l’animation socioculturelle sous l’angle de la théorie des systèmes n’est alors qu’une description scientifique parmi d’autres et ne représente pas la seule vérité scientifique possible.

5On pourrait considérer la théorie des systèmes comme une carte joker qui introduit une certaine confusion dans le jeu en créant, là où on ne s’y attend pas, des ramifications et des possibles (Baecker, 2002 : 83). Avec la théorie des systèmes, on opte ainsi pour une posture interrogative particulière consistant à dire, pour citer Fuchs (2000 : 258) : « Qu’adviendrait-il si… ? » Qu’adviendrait-il si l’on décrivait l’animation socioculturelle à l’aide des concepts et des termes propres à la théorie des systèmes ? « Que pourrait-on alors observer ? Quels seraient les éléments qui disparaîtraient du champ de vision ? Où gagnerait-on en clarté ? Où perdrait-on en précision ? Où pourrait-on établir des liens ? »5

6Ces questions seront traitées en plusieurs étapes : en premier lieu, nous introduirons les bases essentielles à une description systémique de l’animation socioculturelle. Dans un second temps, il s’agira de situer l’animation socioculturelle dans la société, c’est-à-dire de préciser son rôle et de la relier aux autres professions. Pour terminer, nous nous intéresserons à la pratique de l’animation socioculturelle afin d’en décrire, sous l’angle de la théorie des systèmes, les postures d’intervention et les approches méthodologiques majeures.

Les bases de la théorie des systèmes

7De manière simplifiée, la théorie peut se comprendre comme un mode d’emploi pour observer le monde.6 A la différence des « théories du quotidien » propres à chacun et par lesquelles nous appréhendons la réalité de tous les jours, les théories scientifiques se caractérisent par des concepts soigneusement élaborés et s’appuient sur des arguments, thèses et raisonnements qui forment un tout cohérent. Ces développements et démonstrations, précisément, distinguent l’opération de systématisation d’une théorie et permettront, jusqu’à un certain point, d’objectiver une observation comme celle de l’animation socioculturelle que nous nous proposons d’effectuer ici.7 Lorsque l’on s’appuie sur une théorie scientifique telle que la théorie sociologique des systèmes pour décrire un champ de la pratique – ou, plus exactement pour re-décrire les descriptions que la pratique professionnelle livre d’elle-même, on parle d’une « théorie de la réflexivité ». Les théories de ce type ne peuvent certes obéir en tous points aux stricts critères scientifiques, mais elles doivent en tous les cas satisfaire à « l’impératif de cohérence ».

8Il convient de ne pas oublier que si « l’animation socioculturelle est née dans l’action » (Stirnimann, 2009 : 13 [trad.]), elle construit ses connaissances et dégage ses conclusions selon les mêmes principes. A partir des expériences de terrain, elle formule des thèses de portée générale. Comme dans toute entreprise de théorisation (y compris pour les théories du quotidien), le raisonnement emprunte la voie de l’abstraction et de la généralisation, sans se tenir toutefois à un protocole rigoureux, comme c’est le cas dans la science. Ce fait ne manque d’ailleurs pas de transparaître dans la terminologie et les concepts qui ne sont jamais suffisamment aboutis dans le cas de théories dérivées de la pratique quotidienne. En somme, les praticiens et praticiennes sont dans un certain sens toujours des théoriciens ou théoriciennes ; une théorie de la réflexivité, du fait de son approche scientifique, peut contribuer à systématiser ces théories de la pratique. L’exercice de systématisation incite les professionnels à observer différemment leur pratique avec, à la clé, des élans nouveaux.

9Cela étant dit, il n’y a pas lieu de penser que ces acquis théoriques livreront des formules toutes faites pour gérer les situations difficiles sur le terrain. Les situations qui peuvent se présenter sont si multiples et diverses qu’il est impossible d’élaborer un mode d’emploi pour chaque cas de figure. Si la théorie est censée apporter un gain de clarté, elle doit conserver un certain recul face aux situations pratiques. Ce n’est qu’à partir d’une perspective d’abstraction scientifiquement éprouvée que la théorie pourra mettre en lumière les éléments communs ou divergents entre les cas concrets, exercice que les « théories de la pratique » ne permettent généralement pas de réaliser dans la pratique professionnelle quotidienne. Certes, on n’en retirera pas de recettes infaillibles applicables sur le terrain, la démarche livrera néanmoins des éléments utiles à l’observation et la planification de l’animation socioculturelle.

10Si l’on entend mettre la théorie des systèmes au service de l’observation, il n’est pas inutile de s’arrêter sur une série de notions élémentaires. Dans une publication axée sur la pratique, cette introduction sera nécessairement fragmentée. Elle devra néanmoins permettre d’y voir un peu plus clair dans les hypothèses et postulats qui étayent la description de l’animation socioculturelle entreprise ci-après.

Le système en tant qu’observateur

11La théorie des systèmes, nous venons de le postuler, est censée structurer notre observation de l’animation socioculturelle. Le concept d’observation a progressivement gagné du terrain au cours des vingt dernières années dans la théorie des systèmes. S’inspirant du modèle mathématique de George Spencer Brown, Luhmann (1994b : 73) définit l’observation comme une opération consistant à distinguer et à désigner.

12Toute observation consiste par conséquent à choisir simultanément une différenciation et une dénomination pour un aspect de la différenciation. Plus concrètement, si nous parlons d’une chose ou que nous y réfléchissons (l’animation socioculturelle par exemple), nous désignons cette chose par des mots et, ce faisant, nous la distinguons d’une autre chose (du service social par exemple). L’appellation choisie ne tient pas du hasard, elle s’est forgée avec l’évolution de la langue. Nous savons au moins depuis Ferdinand de Saussure que la désignation n’est pas la chose en soi, mais bien plutôt les signes linguistiques que nous utilisons pour communiquer et pour nous représenter mentalement cette chose. Ces signes ne sont généralement pas univoques. Derrière les mots, il y a des représentations ou des descriptions qui déterminent la signification des mots. Or, celles-ci ne sont pas identiques à chaque observation, car nous avons tous une représentation similaire, mais non pas identique, de ce qu’est un arbre, une sortie d’escalade ou encore l’amour. En règle générale, ces différences posent peu de problèmes au quotidien, mais les difficultés qu’éprouve l’animation socioculturelle à se définir elle-même révèlent en revanche toute l’importance et l’utilité qu’il y a à clarifier les notions dans le contexte professionnel.

13D’après Luhmann (1994b : 6), toutes les observations s’organisent de manière systémique ou, pour le dire autrement, chaque système est une combinaison d’observations. Chaque organisation, chaque famille, chaque groupe de jeunes, mais aussi chaque individu (ou plutôt sa conscience) s’observe soi-même et observe son environnement depuis sa propre perspective. Dans notre exemple, il nous faut par conséquent admettre que chaque animateur socioculturel, chaque usager, ou encore chaque conseiller communal responsable de l’éducation jeunesse en milieu ouvert se fait une idée particulière du rôle qui revient à l’animation socioculturelle et de la meilleure façon de l’assumer.

14L’organisation des observations à l’intérieur de chacun des systèmes est déterminée par leurs systèmes structurels respectifs. Au cours de son évolution, chaque système fait ses propres expériences, lesquelles suscitent des attentes qui, à leur tour, marquent (ou structurent) les observations suivantes. En langage figuré, on pourrait dire que les systèmes comparent les nouvelles images qu’ils se font du monde avec les images existantes et qu’ils observent les différences entre les unes et les autres en tant qu’information.8 Lorsque l’information est suffisamment pertinente, elle provoque des ajustements structurels dans le système ; en somme, le système apprend au sens premier du terme et adapte ses images internes aux expériences nouvelles.

15Si les systèmes organisent leurs observations selon leurs propres structures, cela signifie que bien que ne procédant aucunement de manière aléatoire, ils sont largement indépendants des processus à l’œuvre dans leur environnement. La théorie des systèmes parle ici de fermeture opérationnelle. Cette notion indique que, pour réaliser leurs observations et en tirer des informations, les systèmes sont tributaires de leur environnement et qu’en conséquence, ils sont ouverts à leur environnement (référence à ce qui est étranger au système), mais qu’ils ne peuvent en revanche influer directement sur les systèmes environnants, pas plus que ces derniers ne peuvent les influencer. Dans ce sens, ils opèrent de manière autoréférentielle. La fermeture opérationnelle signifie donc qu’aucun système ne peut opérer en dehors de ses frontières (Luhmann, 1994 b : 79), mais qu’il dépend malgré tout des processus qui ont lieu dans ses systèmes environnants pour en tirer de l’information et modeler ses structures (apprendre). En fin de compte, c’est toujours le système qui décide à quels processus il prêtera attention dans son environnement, quelle information il va en dégager et s’il va ajuster ses structures – et, le cas échéant, comment – en fonction des nouvelles informations engrangées.

16Illustrons par un exemple concret la présence concomitante de la référence à ce qui est étranger au système et de l’autoréférentiel (opérationnel), résumée par le terme de fermeture opérationnelle. Admettons qu’une animatrice socioculturelle souhaite améliorer la participation citoyenne dans son quartier, elle aura beau avoir les meilleures idées du monde pour mener son projet à bien, il lui sera impossible de transposer sa pensée et ses représentations dans la tête de l’autorité qui la mandate. Tout au plus pourrait-elle tenter de soumettre ses propositions à son mandant et attendre ensuite sa réaction. Avec un peu de chance, elle trouvera une oreille attentive et son interlocuteur lui donnera son feu vert ou peut-être ne réalisera-t-elle qu’une partie de ses projets. Il n’est pas exclu non plus qu’on la remercie gentiment pour son projet et que les choses s’arrêtent là. Le concept de la fermeture opérationnelle des systèmes prendra toute son importance dans le présent exposé lorsqu’il sera question de déterminer les possibilités d’intervention de l’animation socioculturelle dans ce contexte systémique où chaque système est en contact avec bien d’autres systèmes que la seule animation socioculturelle.

17La théorie des systèmes sociaux a ceci de particulier qu’elle différencie les systèmes sociaux entre eux (centres de jeunesse, les quartiers, les projets ou les administrations) et sépare en même temps systématiquement les systèmes sociaux des systèmes psychiques.9 Les systèmes psychiques effectuent leurs observations sous la forme d’idées et de représentations, en parallèle à diverses opérations inconscientes (perceptions par exemple) qui n’opèrent pas avec des désignations explicites. Le langage est primordial pour les opérations conscientes du fait qu’il met des signes à la disposition de la pensée, mais il n’est jamais aussi nettement structuré dans la conscience que sous sa forme parlée. Comme dans le système conscience, où les pensées et les perceptions s’enchaînent dans un processus sans fin, les systèmes sociaux rangent aussi leurs opérations d’observation spécifiques, autrement dit les communications, les unes derrière les autres. Dans la théorie sociologique des systèmes, les systèmes sociaux se composent non pas d’individus, mais de communications.

18L’observation s’effectue à deux niveaux distincts, sur le plan psychique d’abord, en tant que pensées et représentations, sur le plan social ensuite, en tant que communication. Ces deux niveaux, loin d’opérer indépendamment l’un de l’autre, sont étroitement couplés. Malgré leur interdépendance, ils n’opèrent pas de manière identique. Il arrive bien souvent que l’on veuille faire part d’une réflexion ou infléchir la communication dans un sens précis et que la discussion prenne ensuite un tour bien différent que prévu. La théorie des systèmes en donne l’explication suivante : chaque système de communication (une réunion par exemple) opère selon ses propres structures ; il génère en quelque sorte ses propres attentes quant au déroulement de la communication, alors que dans l’environnement de la réunion, il n’y a pas que mon système psychique qui tente d’influencer la communication, puisque les systèmes psychiques de tous les autres participants à la réunion ont la même intention.

19Admettons maintenant qu’un animateur socioculturel souhaite inciter les jeunes de son quartier à entreprendre plus d’activités dans leurs loisirs. Il n’aura, heureusement, aucun moyen de loger directement ses propres idées dans la tête des adolescents. Sa seule ressource consiste à mettre en place des systèmes de communication dans le cadre de son activité d’animateur et à les agencer de sorte à pouvoir exercer son influence sur le plus grand nombre de jeunes possible. Cependant, comme le système psychique de chaque individu fonctionne selon ses structures propres et que, au surplus, les groupes que les jeunes forment développent une dynamique propre, il y a fort à parier que les tentatives communicationnelles d’activation déclenchent des processus d’ajustements aussi divers que variés. Certains jeunes projetteront peut-être un tournoi de foot dans la rue, d’autres préféreront s’en tenir à l’offre qui leur est proposée au centre de loisirs, d’autres encore voudront se lancer dans des actions graffiti, s’affronter à d’autres bandes ou envisageront d’autres activités contraires à l’intérêt professionnel de l’animateur.

20Les processus sociaux sont toujours reliés aux processus de leurs environnements respectifs (sans être déterminés par eux), si bien qu’il nous faut écarter l’idée d’une possible transmission des informations d’un système à l’autre, voire à l’intérieur même d’un système de communication. Nous n’avons pas la possibilité d’agir sur la compréhension du contenu informatif de notre message et seule la (méta) communication nous permet de redresser, le cas échéant, une « mauvaise » interprétation de nos propos. En termes théoriques, on peut dire que c’est la communication suivante qui détermine l’information retenue de la communication précédente. Et pour reprendre les propos du cybernéticien Norbert Wiener, la pratique de communication veut que : « Je ne comprends ce que j’ai dit que lorsqu’on m’a répondu » (Zwingmann et al., 1998 : 64).

Les différents types de systèmes sociaux

21Nous avons vu que la théorie sociologique des systèmes fait soigneusement la distinction entre systèmes psychiques et sociaux pour s’intéresser à l’articulation entre les deux niveaux systémiques.10 Elle distingue en outre un troisième niveau opérationnel auquel elle attribue les innombrables systèmes et conglomérats de l’organisme (des cellules aux organes les plus complexes comme le cerveau). Les systèmes physiques traitent eux aussi l’information, mais ne disposant ni du langage, ni d’autres signes, ils ne le font pas sous la forme d’observations. Ce sont, entre autres, des processus biochimiques et électriques qui sont à l’œuvre à l’intérieur du cerveau. Il ne s’agit donc pas de pensées raisonnées, telles que le système psychique les génère à partir de ces processus neuronaux de l’environnement. Quand bien même les processus physiques influent sur les opérations psychiques, voire sur les opérations sociales, et sont eux-mêmes influencés par ces dernières, nous écarterons ici le niveau opérationnel autopoiëtique11 de nos considérations pour nous concentrer essentiellement sur les différentes formes de systèmes sociaux.

22Fondamentalement, Luhmann (2011 : 36) distingue trois types de systèmes – la société, l’organisation et l’interaction – lesquels permettraient de classer toutes les communications. Au sens de Luhmann, la société peut se comprendre comme la globalité de toutes les communications. Dès lors, chaque communication réalisée, qu’il s’agisse d’un paiement, de la rédaction d’une lettre d’amour ou de l’organisation d’une fête de quartier, est sociétale et donc sociale. Cette définition implique deux choses : premièrement, il n’existe pas de communication en dehors de la société et, deuxièmement, la théorie des systèmes repose sur une conception de la société autre que celle admise communément. Au sens de Fuchs (2001 : 250), la société est une abstraction, car si l’on utilise le terme de société pour désigner toute forme de communication, il faut faire abstraction de la teneur des communications. Par ailleurs, affirme cet auteur, la société est, selon la théorie des systèmes, sans adresse, ce qui revient à dire que rien ne sert de lui imputer, comme on tend souvent à le faire, la responsabilité des différents fléaux, tels que le chômage, la violence des jeunes ou le relâchement des mœurs.

23A partir de ce concept abstrait de la société, Luhmann (1997 : 743 ss) développe le concept de la différenciation fonctionnelle de la société. Sa thèse consiste à dire que depuis la fin du Moyen Age, la société ne se caractérise plus essentiellement par une division par strates, mais qu’elle a engendré des systèmes opérants qui remplissent des fonctions très spécifiques. La différenciation fonctionnelle serait à proprement parler un processus évolutionnaire, dans la mesure où aucune instance de la société n’est à même de piloter ce processus. Les systèmes fonctionnels sont comme la société, sans adresse. Impossible par exemple d’écrire une lettre d’indignation « à l’économie » et lorsqu’on veut exprimer toute son indignation via les médias, il y a de fortes chances qu’aucun acteur de l’économie ne se sente concrètement concerné. Seules les organisations sont adressables, à l’image de l’UBS par exemple, que l’on peut alors désigner comme responsable dans le contexte précis de la crise économique.

24Le poids des organisations ne cesse de croître dans la société moderne hautement différenciée sur le plan fonctionnel. Il n’est guère de domaine où nous ne sommes pas confrontés à des organisations, en tant que membres de celles-ci ou encore en tant que leurs usagers ou utilisateurs. Il en va de même pour les activités professionnelles. Lorsque nous parlons ici de l’animation socioculturelle, bien des organisations entrent en jeu. Dans le travail social, et plus particulièrement dans l’animation socioculturelle, on ne prête généralement pas l’attention nécessaire à la dimension organisationnelle. Pourtant, la question des mandats de travail social (ou de l’animation socioculturelle) dans la perspective de l’organisation a une vaste portée. Ce sont dans tous les cas des organisations qui confèrent ou exercent un mandat, et non pas seulement de simples individus.12

25L’essor de l’organisation en tant que type de système dans l’évolution sociale tient à plusieurs facteurs. Arrêtons-nous tout d’abord sur la forme de communication spécifique des organisations. D’après Luhmann (2000 : 123), ces dernières se reproduisent via l’enchaînement de décisions, ce qui signifie que les communications peuvent être attribuées à une organisation à partir du moment où elles sont mises en relation avec les décisions internes à cette organisation. Pour éviter tout semblant d’arbitraire et pouvoir attribuer la responsabilité des décisions, celles-ci doivent être assignées à une personne. C’est précisément, dit Luhmann, ce qui favorise l’instauration de hiérarchies, c’est-à-dire de structures régissant l’attribution des pouvoirs de décision. Le décideur ne peut être désigné comme l’auteur d’une décision qu’à condition d’avoir été habilité à la prendre ; bien souvent, il existe des hiérarchies informelles qui pèsent sur les décisions sans que leur poids ne soit pris en compte dans l’attribution de la décision. Cela dit, il est judicieux de s’assurer le concours des niveaux hiérar chiques supérieurs si l’on entend amener une organisation à des changements. Même avec les meilleures idées et intentions du monde, une animatrice socioculturelle ne pourra améliorer l’acti vité et la participation des résidents d’un établissement pour personnes âgées comme elle le souhaite si la direction ne soutient pas ses propositions de changement.

26Pour Luhmann, les organisations se caractérisent par trois modes décisionnels (2000 : 222 ss) c’est-à-dire par des structures qui marquent toutes les autres décisions de leur empreinte, sans pour autant les déterminer : les programmes de décision, les voies de communication et les décisions concernant le personnel. Toutes trois sont pertinentes pour l’animation socioculturelle. Ce que l’on nomme programme de décision peut s’entendre comme les règles qui s’appliquent à plus d’une seule décision – par exemple, la règle adoptée par une maison des jeunes concernant la marche à suivre en cas d’incident ou d’accusation de harcèlement sexuel. Les principes décisionnels peuvent aussi prescrire l’ensemble des voies de communication à respecter pour que la décision soit reconnue en tant que décision de l’organisation. Ce fait prend toute son importance lorsqu’il s’agit par exemple de communiquer de nouvelles règles aux usagers et au personnel d’une maison des jeunes dans le but que ces règles soient observées et les sanctions appliquées le plus uniformément possible en cas d’infraction. Enfin, les règles régissant l’affectation du personnel – que ce soit pour les tâches du moment ou en termes d’attribution de fonctions ou de postes – font aussi partie des modes décisionnels. Dans l’animation socioculturelle comme partout ailleurs, on n’engage pas les collaborateurs pour leur « bonne tête » ou parce qu’ils savent bien se vendre, mais parce qu’ils disposent des compétences requises pour le poste considéré.

27Quant à la notion d’interaction, Luhmann en parle (1997 : 814) lorsqu’il y a présence physique dans la communication. La présence physique va de pair avec la perceptibilité et implique donc une connexion structurelle aux systèmes psychiques qui échappent au contrôle communicationnel. Dans le domaine de la perception perceptible, affirme Luhmann, on peut et on doit opérer par supposition, par exemple en admettant que l’on écoutera ce qui est dit haut et fort. Les doutes sont admis, mais peuvent être levés par les moyens propres au système (c’est-à-dire entre personnes présentes). Pour le reste, c’est le système d’interaction proprement dit qui détermine qui peut être inclus dans l’interaction (par exemple la responsable de la maison des jeunes et deux adolescents en litige) et qui ne peut l’être (les jeunes qui assistent au litige et prennent parti). Dès le moment où on est inclus dans un système d’interaction, dit Luhmann dans un autre de ses écrits (2011 : 488), le seul moyen de se soustraire à la communication est de se retirer, c’est-à-dire être physiquement absent. Si les organisations jouent un rôle non négligeable dans le contexte de l’animation socioculturelle, la discipline reste encore grandement orientée vers l’interaction. Leur mission consiste pour une part considérable à créer des possibilités de contact, c’est-à-dire d’inter action, dans l’espace public et dans des institutions telles que les maisons des jeunes, les foyers pour personnes âgées ou les maisons de quartier.

28La distinction entre société, organisation et interaction est une distinction analytique plutôt qu’absolue. La forme systémique organisation peut se reproduire par exemple sous la forme d’un système d’interaction (un colloque du personnel d’une maison de quartier par exemple), mais pas forcément (échange de courriels internes à l’organisation par exemple). Pas plus que les organisations ne peuvent être simplement attribuées à un système fonctionnel défini. Une école, bien sûr, est relativement proche du système fonctionnel éducation, mais elle effectue aussi des paiements, lesquels sont assignés au système de fonction économie.

La communication et l’individu

29Nous avons vu que la théorie des systèmes définit différents types de sys tèmes sociaux et qu’elle propose de tracer aussi une nette ligne de partage entre systèmes sociaux, psychiques, et (neuro) biologiques. Lorsque Luhmann opère cette séparation et « confine » l’individu avec tout son système psychique dans l’environnement (hautement pertinent) des systèmes sociaux, on peut se demander comment un individu exclu peut être ré intégré dans la communication. On relèvera tout d’abord que si la théorie des systèmes écarte le concept d’individu en tant que concept théorique, ce n’est pas en raison d’une bizarrerie antihumaniste, mais simplement parce que le concept manque de précision. L’individu en tant qu’unité du système psychique et d’innombrables systèmes biologiques est trop complexe pour une analyse en profondeur, d’autant qu’il s’insère aussi dans un tissu social. C’est précisément la place de l’individu dans la communication que nous proposons d’explorer à présent plus en détail. La théorie des systèmes offre une série de notions et de concepts théoriques qui se prêtent à une description pointue de la relation « Individu-Social ».

30Luhmann (2011) utilise le terme de personne pour désigner l’individu dans la communication. Dans cette acception, les personnes ne sont pas des hommes et des femmes dotés d’un corps et d’une âme, mais des structures sociales qui comme toutes les structures régissent la communication en attribuant des attentes. Lorsque je me trouve dans une église, je suis une autre personne (on attend autre chose de moi) que lorsque j’assiste à un match de foot (excepté les prières peut-être). Chez moi, je suis aussi différent qu’au travail, de même que je suis quelqu’un d’autre avec mes enfants qu’avec ma femme. On s’aperçoit vite que le rôle est une dimension de la personnalité sociale, par quoi Luhmann (2011) comprend un ensemble d’attentes comportementales qui concordent avec les attentes que l’on nourrit envers d’autres personnes en situation identique. Le rôle ne constitue pas l’unique dimension de la personne, le genre, la couleur de peau ou d’autres caractéristiques physiques, mais aussi le niveau de formation, l’origine sociale, l’appartenance ethnique, l’habillement sont autant de dimensions qui gouvernent différemment les attentes dans des situations sociales données. Un adolescent obèse vit différemment son sur poids dans sa famille ou dans son groupe d’amis, de même que l’habil lement joue un rôle différent selon que l’on se présente à un entretien d’embauche ou que l’on s’adonne à ses loisirs. Sur le plan social, les êtres humains ne sont pas des individus, mais des dividus (Fuchs, 1992), censés répondre en continu à des attentes aussi diverses que contradictoires.

31La distinction que Luhmann (1997 : 618) introduit dans la communication pour cette exclusion incluante de l’être humain est la distinction inclusion/exclusion. Du point de vue de la théorie sociologique des systèmes, les individus sont inclus comme personne dans les systèmes de communication. Il s’agit là d’un processus opérationnel à l’intérieur du système qui a toujours lieu au présent. Ainsi, lorsqu’on parle d’une personne (du président des Etats-Unis dans le cours d’histoire), on ne peut parler d’inclusion puisque la personne est sujet de la communication, mais qu’elle n’y prend pas part. Lorsqu’une personne (un adolescent par exemple) est abordée ou adressée par une autre personne (un animateur socioculturel), les deux personnes sont alors incluses dans le système de communication considéré. L’exclusion, en tant que second pan de la distinction établie, n’a pas ici de connotation négative, c’est simplement un fait normal puisque nous sommes à tout moment exclus de la plupart des systèmes sociaux. Les exclusions ne posent problème qu’à partir du moment où les possibilités d’inclusion dans des systèmes pertinents (par exemple dans le système fonctionnel économie et droit) sont lourdement limitées ou carrément inexistantes. Dans la perspective de la théorie des systèmes, c’est essentiellement le service social qui traite ce type d’exclusions chroniques et cumulées.13

32L’élément qui détermine l’inclusion de personnes dans la communication est leur adresse sociale. L’adresse sociale permet d’imputer avec plus de précision les actions de communication, et, dans ce sens, elle pilote les attentes envers une personne. Pour Fuchs (2003 : 18), l’adressabilité est donc « une affaire éminemment sensible, pour ainsi dire techniquement vitale et décisive », dès lors qu’elle régule le degré d’inclusion des personnes dans les systèmes sociaux. Nous examinerons plus loin dans quelle mesure l’animation socioculturelle est concernée par les aspects de l’adressabilité, de l’inclusion et de l’exclusion durable de ses destinataires, puisque ces aspects sont si essentiels dans le service social.

Intervention – théorie des systèmes

33Pour conclure cette brève présentation des concepts et raisonnements de la théorie des systèmes, il faut nous remémorer, au regard du concept d’intervention, ce que les fondements énoncés jusqu’ici impliquent pour la compréhension de l’animation socioculturelle. Je souhaite d’emblée préciser que le terme d’intervention se comprend ici dans un sens très large. Ainsi, parle-t-on d’intervention à partir du moment où l’on cherche à influencer un processus au niveau communicationnel ou physique, les tentatives d’emprise psychique étant ici secondaires. Outre les phénomènes parapsychologiques que sont par exemple la transmission de pensée ou la télékinésie (le déplacement d’objet par la pensée), on songera ici surtout à l’action que l’on cherche à exercer sur son propre organisme (par des exercices de relaxation par exemple). Vues sous cet angle, bien des tentatives d’influence que l’on qualifie communément de psychiques s’apparentent plus volontiers à des phénomènes de communication. La violence psychique doit se comprendre essentiellement comme une violence communicative étant entendu que l’humiliation permanente infligée à un conjoint par exemple ou le racket qui a cours dans les préaux d’école exercent leurs effets via la communication et non pas par la pensée. Ces formes de communication affectent bien sûr le psychisme, au même titre d’ailleurs que l’usage de la violence physique.

34Nous nous limiterons ici essentiellement aux interventions communicatives, autrement dit à l’ensemble des efforts déployés pour amener les systèmes psychiques et sociaux, via la communication (sous forme d’éducation, de formation, d’information, d’interpellation, d’ordre, de motivation ou alors d’animation socioculturelle), à procéder à des ajustements, autrement dit à engager des processus d’apprentissage.

35Nous avons vu que les systèmes que l’on se propose d’influencer sont fermés sur le plan opérationnel. Sous l’angle théorique, cela signifie qu’à strictement parler, un système ne peut être influencé ou « intervenu », il se forge, s’informe et se stimule lui-même. Aucun système ne peut opérer au-delà de ses propres limites. Et c’est précisément pourquoi les professionnels de l’animation socioculturelle, au même titre que les assistants sociaux, les éducateurs sociaux, les conseillers ou les thérapeutes, ne peuvent en règle générale obtenir les changements qu’ils souhaitent imprimer aux systèmes par un processus causal direct. Pour parler de causalité linéaire (Luhmann, 2000 : 401), il faut que l’intervention et ses effets soient simultanés – ce qui est le cas par exemple quand un jeune casseur est plaqué au sol par ses pairs ou que des sifflets viennent interrompre le discours du maire. Mais dès qu’un facteur temporel entre en jeu, comme c’est le cas lors d’une menace, il faut parler d’une causalité déclenchante, puisque les menaces n’ont pas d’effet absolu (pour preuve, les sanctions prévues par un code pénal qui pourraient aller jusqu’à la peine de mort). En conséquence, les tentatives d’intervention de la profession doivent généralement se borner à initier des systèmes de communication dans l’environnement des systèmes – qu’il s’agisse de projets, de manifestations culturelles, de réunions, de séances d’information ou d’autre chose encore – pour espérer ensuite que lesdits systèmes saisissent l’occasion pour engager des changements. La probabilité que ces changements aient lieu existe. Du reste, si tel n’était pas le cas, il nous faudrait renoncer à toute tentative d’intervention. Le propre de l’action professionnelle consiste justement à tout mettre en œuvre (en procédant avec méthode ou en s’appuyant sur les travaux scientifiques par exemple) pour que l’intervention porte ses fruits.

36Cela étant dit, chaque intervention « réussie » n’est autre que la qualification qui lui est donnée par un observateur, lequel doit escamoter bien d’autres facteurs d’influence possibles pour que ses tentatives d’intervention puissent être plausiblement considérées comme étant à l’origine du changement. En ce sens, une intervention est une construction sociale agissante, un « agencement d’opérations et de structures, étroitement limitées dans l’espace et le temps qui, loin d’être figées, se reproduisent et se réorganisent en continu dans un processus autopoïétique » (Fuchs, 1999 : 12 [trad.]). Prenons le cas d’un projet d’animation socioculturelle destiné à renforcer le lien social dans un quartier caractérisé par une forte circulation automobile, un habitat de qualité médiocre et une forte population de condition modeste issue de l’immigration : ce projet ne sera qu’un facteur d’influence parmi d’autres. Admettons maintenant qu’une fois le projet lancé, le climat s’améliore peu à peu dans le quartier ; dans ce cas, il faudra se demander qui constate l’amélioration intervenue (les responsables du projet, les collaborateurs, certaines franges de la population, etc.) et dans quelle mesure ils en attribuent le mérite au projet. Pour ces questions empiriques concernant la réussite de l’intervention, tout comme pour la théorie, les méthodes d’observation à caractère scientifique (évaluation consciencieuse, par exemple) ne suffisent pas à tracer un bilan exact de la situation, mais elles livrent néanmoins un tableau proche de la réalité dans des conditions très contrôlées, ce qui n’est pas sans intérêt pour les mandants ou bailleurs de fonds.

L’animation socioculturelle dans la société

37A partir des bases élaborées jusqu’ici, la présente contribution se propose de situer l’animation socioculturelle dans la société. Dans un premier temps, nous nous intéresserons à l’identité de l’animation socioculturelle en examinant la manière dont elle se décrit et dont elle est décrite. Il s’agira ensuite de mettre l’animation socioculturelle en rapport avec le système fonctionnel du travail social et de clarifier sa relation à la prévention et à la détection précoce. La contribution abordera pour terminer les questions touchant à la fonction de l’animation socioculturelle et de ses mandants.

L’animation socioculturelle, qu’est-ce que c’est ?

38Comme il a été précisé en introduction, le propos n’est pas ici de déterminer la nature de l’animation socioculturelle. Dans la perspective de la théorie des systèmes, il ne saurait d’ailleurs être question d’une nature de l’animation socioculturelle. La nature des phénomènes serait située à un niveau de réalité absolue impossible à atteindre dans la perspective d’une théorie constructiviste telle que la représente la théorie des systèmes. L’animation socioculturelle est, dès lors, une construction sociale. Le constat risque de décevoir les professionnels puisqu’il renforce à première vue leurs difficultés identitaires plutôt qu’il ne les aplanit. A y regarder de plus près cependant, on note que, pour être socialement construits, d’autres phénomènes (et donc d’autres métiers) n’ont pas de nature non plus. En somme, la stabilité de l’identité d’une profession ou d’un métier dépend essentiellement des conditions de sa construction, ce qui nous amène directement à la question suivante : qui observe l’animation socioculturelle et à l’aide de quels critères ? Plusieurs réponses s’offrent ici : les professionnels, les institutions de formation, les employeurs actuels ou potentiels, la politique ou encore le grand public. Que les institutions de formation et les professionnels jouent un rôle phare dans la construction de l’identité de l’animation socioculturelle semble une évidence. Comment la disci pline peut-elle s’affirmer avec succès vers l’extérieur lorsqu’en interne, il lui reste tant de questions à clarifier autour de son identité ?

39Le fait que l’animation socioculturelle ne possède pas de véritable essence que l’on pourrait explorer représente moins un handicap qu’un avantage pour la discussion interne sur son identité. La possibilité existe ainsi de formuler certaines hypothèses et de les étayer ensuite par des observations empiriques. Aussi, rien ne sert de se demander si l’animation socioculturelle est une profession à part entière, une composante d’une autre discipline (l’éducation sociale p. ex.) ou tout simplement une méthode. Tant que des hautes écoles spécialisées proposent des cursus de formation en animation socioculturelle et que des institutions ou organisations offrent des emplois correspondants, la désignation de la « profession » est socialement justifiée. Peu importe que peu de gens la connaissent, qu’elle reste encore insuffisamment circonscrite par rapport à d’autres champs d’action tels que l’éducation sociale ou qu’elle ne bénéficie pas encore d’une assise scientifique très développée, tant sur le plan théorique que sur le plan de la recherche empirique.

40A l’heure actuelle, rien ou presque n’indique que l’animation socioculturelle soit en passe de devenir une profession académique. A ce propos, la définition du travail social que donne la Fédération internationale des travailleurs sociaux (IFSW) précise sous le terme théorie :

La méthodologie du travail social s’appuie sur un ensemble de connaissances basées sur des faits empiriques et issus de recherches et de l’évaluation d’expériences pratiques, comprenant également des connaissances locales et indigènes spécifiques dans un contexte précis.

41Ces conditions sont progressivement réunies pour le service social et l’éducation sociale, tandis que l’animation socioculturelle est au début du processus. La profession n’est pas suffisamment intégrée à cette communauté scientifique naissante qui se propose d’élaborer des bases scientifiques pour le travail social. Pourtant, l’animation socioculturelle a les moyens de sortir du statut de parent pauvre qu’elle occupe dans la recherche en travail social (Husi, 2009) ; bien des arguments militent dans ce sens et les pistes ne manquent pas. Les hautes écoles spécialisées qui proposent des cursus de formation sont spécialement sollicitées : elles doivent aider l’animation socioculturelle à se hisser au rang de discipline de recherche à part entière, a fortiori si elles proposent des filières master en plus des filières bachelor.

L’animation socioculturelle et le système fonctionnel « travail social »

42Nous partons donc du principe que l’animation socioculturelle est un métier qui relève du travail social et nous fondons cette hypothèse sur le fait que les hautes écoles de travail social proposent des filières de formation correspondantes.14 Selon le concept de la différenciation fonctionnelle brièvement introduit plus haut, l’attribution de l’animation socioculturelle au système fonctionnel du travail social est une évidence. Pour Fuchs (2000 : 167), le travail social est un système primaire secondaire, c’està-dire un système fonctionnel indépendant (système primaire) répondant à l’ensemble des critères d’un système fonctionnel, mais façonné au travers d’un processus de différenciation (donc secondaire).15 Le codage binaire est l’une des principales caractéristiques des systèmes fonctionnels. Il introduit une distinction entre deux états qui détermine les communications que le système s’attribue (Fuchs, 2001 : 263). Le code du système économique se résume par exemple à paiement/non-paiement. En d’autres termes, l’économie s’attribue les paiements et les non-paiements (dettes) et rien de plus. Ainsi, les questions écologiques sont-elles absolument sans intérêt pour l’économie si l’on s’en tient à la stricte logique de sélection de son code, à moins que les problèmes environnementaux apparaissent en termes de coûts sur l’écran de l’économie, comme cela se produit de plus en plus souvent avec les effets du réchauffement climatique. A partir de ce moment, les organisations étroitement rattachées au système économique – pensons aux banques et aux sociétés de réassurance – commencent elles aussi à réagir. En revanche, ces mêmes organisations sont totalement hermétiques aux appels moralistes, sauf si ces appels risquent de compromettre la bonne marche de leurs affaires.

43Revenons maintenant au code du système fonctionnel « travail social ». Les codes proposés sont par exemple assistance/ non-assistance [Dirk Baecker], cas/ non-cas [Peter Fuchs] ou nécessiteux/ non nécessiteux [Georg Weber, Frank Hillebradt] (Merten, 2000 : 185 ss.). Il en résulte que le système fonctionnel du travail social et les organisations qui lui sont rattachées (services sociaux, service social en entreprise, etc.) déterminent de cas en cas, selon leur programmation, s’il y a lieu ou non d’apporter une aide, si la personne est dans le besoin ou non. On s’aperçoit avec cet exemple que dans la théorie des systèmes (comme ailleurs aussi) la théorisation est toujours un processus évolutif au cours duquel la théorie s’affine progressivement et se modifie parfois. La question du codage exact du travail social présente peu d’intérêt à ce stade de la discussion. Ce qui compte, c’est que toutes les propositions de codage s’articulent autour des formes curatives du travail social, en particulier vers le service social qui a affaire avec des usagers (ou des cas) dont la capacité d’inclusion dans les grands domaines sociétaux (travail, économie, habitat, famille, etc.) est provisoirement ou durablement limitée. L’animation socioculturelle – qui se conçoit indéniablement comme une profession du travail social – échappe au codage, car elle n’a pas vocation à fournir véritablement une aide ou à s’occuper de clients, de cas ou de personnes dans le besoin.

44Dans le cas de l’animation socioculturelle, de l’animation de jeunesse ou d’autres domaines de l’éducation sociale, on est fondé à se demander s’il est véritablement judicieux d’attribuer ces disciplines au travail social. Un rattachement au système fonctionnel éducation serait peut-être plus approprié. Bien sûr, c’est souvent le constat de déficits d’encadrement ou d’éducation qui incite les pouvoirs publics à créer et financer des postes d’animateurs socioculturels ou d’éducateurs sociaux. On sait aussi que l’éducation spécialisée a joué un rôle de premier plan dans l’instauration de l’école obligatoire au XIX^e siècle et qu’une fois reléguée dans la sphère extrascolaire au XX^e siècle, elle n’a jamais cessé de mobiliser sa dimension pédagogique (Fatke, 2000). Au-delà des nombreux exemples qui confirment la parenté entre processus pédagogiques et processus de travail social, on relèvera que les objectifs assignés à l’animation socioculturelle, à savoir encourager ses destinataires à se prendre en charge, à organiser leur vie et à être autonomes (Moser et al., 2004) pourraient figurer au nombre des objectifs d’une pédagogie moderne.

L’animation socioculturelle en tant que discipline de prévention du travail social

45En dernière analyse, le système fonctionnel auquel est attribuée l’animation socioculturelle dépend de l’angle d’observation, puisque cette attribution est également une construction sociale (Hangartner, 2010 : 265-322). Outre la parenté entre animation socioculturelle et processus pédagogiques, d’autres bonnes raisons militent pour que l’on rattache la discipline et au système éducatif, et au système fonctionnel du travail social. Une double attribution est toujours possible. En d’autres termes, les communications de l’animation socioculturelle peuvent engendrer des connexions dans le système éducatif comme dans celui du travail social (être marqué comme communication interne au système) et coupler ainsi, structurellement parlant, les deux systèmes. C’est le cas, par exemple, du travail social en milieu scolaire qui pourrait parfaitement constituer un champ d’activité de l’animation socioculturelle – à plus forte raison lorsque le travail social ne se limite pas à conseiller les enfants et adolescents en difficulté, mais tente aussi (en étroite coopération avec le corps enseignant) d’agir sur les apprentissages psychosociaux (gestion des conflits, par exemple) et de façonner le cadre général (le climat scolaire, par exemple).

46Le principal axe argumentatif en faveur d’une attribution de l’animation socioculturelle au système fonctionnel travail social se rapporte à mon sens à la dimension préventive du métier. Au travers de ses activités, l’animation socioculturelle contribue à éviter l’apparition de problèmes sociaux (problèmes d’exclusion essentiellement), problèmes que le travail social a pour mission de traiter en améliorant la capacité d’inclusion de ses clients. Le codage du système (assistance/non-assistance, cas/non-cas, nécessiteux/non nécessiteux) peut ainsi être complété par un deuxième codage prévention/ traitement, ce qui signifie que le système ne s’attribue pas exclusivement des communications orientées vers la prestation ou la nonprestation d’aide, mais inclut aussi des communications tournées vers la prévention de situations qui requièrent une aide professionnelle. Ce deuxième codage prévention/ traitement paraît aussi valable pour le système de santé dont le code est malade/ bien portant. Dans ce domaine, il est mis en place des mesures de prévention et de promotion de la santé pour éviter l’apparition de troubles psychiques et physiques (Hafen, 2009 a : 194).

47Précisons encore que les deux éléments de la distinction (prévention et traitement) ne s’excluent pas mutuellement, ils forment au contraire un continuum, comme le couple santé et maladie. Ainsi, le traitement renferme toujours des éléments de prévention, notamment lorsqu’un suivi social pour cause de problèmes financiers permet de prévenir un cumul de dettes ou l’apparition de difficultés conjugales. A l’inverse, la prévention comporte une dimension curative dans la mesure où sa mission se résume à éliminer les facteurs de risques et à pallier les déficits de facteurs de protection, lesquels rendent plus probable l’apparition des problèmes qu’il s’agit de prévenir.16 Lorsque l’animation socioculturelle vise par exemple à donner à une large population plus de moyens de participer aux décisions de leur commune, elle ne fait au fond rien d’autre que de s’attaquer à un facteur qui, tôt ou tard, risque d’engendrer isolement et sentiment d’impuissance, avec tous les problèmes qui peuvent s’ensuivre. Dans ce sens, il est permis d’affirmer que les disciplines du travail social concrétisent diversement la différence entre prévention et traitement (Hafen, 2005 : 55). Dans le service social en effet, les activités sont dictées par les problèmes en présence, alors que l’animation socioculturelle s’attache davantage à éliminer les facteurs qui pourraient un jour être sources de problèmes – non seulement de problèmes sociaux (capacité d’intégration limitée), mais aussi de troubles physiques et psychiques. Or, comme ces problèmes et leurs retombées se situent dans le futur et n’ont pas encore d’existence dans le présent, le travail orienté sur les problèmes occupe une place secondaire dans l’animation socio culturelle (au même titre que l’axe de prévention). Ses destinataires ne sont donc ni des cas, ni des clients, ce sont des hommes et des femmes chez qui les problèmes qu’il s’agit de prévenir risquent – mais pas nécessairement – d’apparaître un jour. Pour revenir à la théorie de l’adresse sociale exposée plus haut, on pourrait le formuler ainsi : l’adresse sociale des destinataires de l’animation socioculturelle est nettement moins marquée par des problèmes actuels que l’adresse des personnes qui recourent au service social à vocation curative.

48Il est à remarquer que la finalité des deux disciplines consiste à sortir leurs destinataires du système du travail social, et par là même à se rendre superflues. Cette ambition se retrouve dans la formule chère aux services sociaux : « aide à sa propre prise en charge », alors que du côté de l’animation socioculturelle, elle transparaît dans les objectifs de l’agir propre, de l’organisation autonome, de l’affirmation de soi et de l’autonomie, mais aussi dans le concept de l’empowerment. A mon sens, les deux disciplines du travail social seraient bien avisées de réfléchir plus sérieusement à la manière dont elles gèrent au quotidien ce paradoxe (fournir un bon travail pour en supprimer la raison d’être) et quelles stratégies elles appliquent pour résoudre ce paradoxe (fournir un bon travail sans se rendre pour autant superflus).

49Revenons maintenant au continuum de la prévention et du traitement : dans la pratique quotidienne. L’animation socioculturelle se trouve elle aussi maintes fois confrontée à des problèmes réels dont elle ne peut faire abstraction : escalade des conflits, notamment dans l’encadrement des supporters, harcèlement moral, consommation d’alcool ou binge drinking, problèmes familiaux… Dans ces circonstances, les filières de formation de l’animation socioculturelle pourraient accorder un peu plus de poids au développement des compétences de conseil (formation axées sur la résolution des problèmes et la mise en valeurs des ressources par exemple). Du côté du service social, la formation et la formation continue auraient avantage à se pencher plus intensément sur la question de savoir comment s’attaquer aux causes de l’exclusion qui façonnent son activité malgré le poids des dossiers au quotidien. L’exemple du service social en milieu scolaire montre à quel point il est difficile d’assumer cette fonction préventive dans les heures de travail effectives, alors même qu’elle figure largement dans les concepts et directives du service social en milieu scolaire. La principale difficulté tient ici à une dimension temporelle, car si la prévention est orientée vers les risques futurs, les problèmes dont il est question dans le travail curatif existent bel et bien au présent et ne peuvent généralement pas attendre.

50Il a été dit dans l’avant-dernier paragraphe que l’animation socioculturelle contribue, à travers son activité, à prévenir aussi bien des problèmes sociaux que des problèmes de santé. Cela vaut d’autant plus que les problèmes d’inclusion de leurs destinataires peuvent se muer en facteurs de risque pour la santé des intéressés. Considérée sous cet angle, l’animation socio culturelle fournit à la société des prestations qui débordent le système fonctionnel du travail social et qui ne sont pas à négliger dans la discussion sur l’utilité sociétale de la discipline (lors de négociations de mandats par exemple) (Hafen, 2009 b). La prévention, nous l’avons vu, joue donc un rôle essentiel pour la désignation de la fonction ou plutôt pour l’identité et l’image de l’animation socioculturelle et c’est pourquoi nous nous attarderons encore quelque peu sur le rapport étroit que la discipline entretient avec la prévention et la promotion de la santé.17 Nous aborderons en particulier les aspects suivants :18

• la santé et ses facteurs d’influence
• la référence systémique : setting ou individu
• les groupes cibles
• les approches méthodiques
• les valeurs et principes fondamentaux

51Les facteurs19 de risque ou de protection agissant sur la santé psychique et physique sont légion et nombre d’entre eux relèvent du champ d’action de l’animation socioculturelle. On sait, par exemple, que la manière d’aménager son temps de loisirs influence grandement le développement psychosocial de l’individu et partant, sa santé. Pour les enfants et adolescents, cela ne revient pas au même de passer des heures devant des consoles de jeu ou devant la télévision ou de se tenir dans l’espace public qui leur offre un terrain d’exercice, de mouvement et de contacts sociaux. Les récentes recherches sur le cerveau mettent en évidence l’importance des contacts sociaux pour la santé psychique (Bauer, 2006). L’estime des personnes de référence est essentielle pour le développement de la confiance en soi et la construction d’une identité équilibrée. Mais ce ne sont pas les seuls éléments importants pour la santé psychique des adolescents (et des adultes). Il est capital pour leur équilibre de multiplier les expériences où ils sont amenés à défendre avec succès leur point de vue. Il n’est pas ici question de dicter son point de vue de manière égoïste et sans concession – comme on le reproche à la jeunesse d’aujourd’hui. Il s’agit bien plutôt de pouvoir faire l’apprentissage que pour changer quelque chose dans son existence, il faut savoir convaincre les autres sans se désintéresser de leur propre recherche d’épanouissement personnel. Cette capacité à s’affirmer soi-même, appelée aussi « sentiment d’auto-efficacité » (Bandura, 2007) est un rempart éprouvé contre la dépression, la toxicodépendance, l’hyperagressivité ou tout autre stratégie malheureuse que peuvent adopter les adolescents comme les personnes de tout âge pour faire face aux difficultés de la vie.

52Les exemples esquissés montrent combien les parallèles entre animation socioculturelle et promotion de la santé sont vastes. Au travers de ses activités, l’animation socioculturelle développe des facteurs de protection, sociaux et psychiques, essentiels pour la santé, et contribue à écarter durablement les facteurs de risque. Si la promotion de la santé vise, bien sûr, l’individu, elle est aussi orientée vers des systèmes sociaux – de la même manière que le conçoivent les concepts de développement communautaire et de l’Organization Change qui tiennent une grande place dans l’animation socioculturelle.20 On note aussi de nombreuses analogies au niveau des approches méthodologiques. Le travail par projet, notamment, est très présent dans les deux domaines,21 car il permet, dans des situations évolutives complexes, d’équilibrer les attentes, d’identifier les effets (voulus ou non voulus) et de réguler l’intégration de partenaires importants. La méthode est étroitement associée, voire parfois carrément indissociable, de certaines valeurs fondamentales, comme la libre adhésion, la participation, l’empowerment ou le développement durable, qui tiennent également une place centrale dans la prévention et la promotion de la santé. Enfin, l’animation socioculturelle s’adresse elle aussi à des groupes cibles divers dont les caractéristiques (genre, statut socio-économique, âge, origine, etc.) appellent souvent un ajustement des différentes mesures.

Animation socioculturelle et détection précoce

53Au nombre des arguments qui plaident pour un lien étroit entre l’animation socioculturelle et la prévention/promotion de la santé, il nous faut citer encore la détection précoce, que la théorie de la prévention systémique situe à la croisée de la prévention et de l’action curative (Hafen, 2007 a : 70-74). La détection précoce se comprend comme un mode de diagnostic dont le propos est d’identifier les prémisses ou signes précurseurs de certaines problématiques, telles que la violence des jeunes, l’isolement, la dépression, l’abus sur les enfants, etc. et d’engager des mesures appropriées pour éviter que les situations identifiées ne deviennent endémiques ou n’entraînent d’autres difficultés. Pour détecter des troubles dans les contextes psychosociaux, on ne dispose pas de machines comme en médecine (tomographies, appareils de radiographie, appareils de mesure de la pression artérielle, etc.) et les outils de diagnostic systématisé tels que la CIM 1022 sont généralement inutilisables. Il faut plutôt mettre en place des processus d’observation et d’échanges systématiques et co opératifs entre différentes instances d’observation. Les processus à envisager peuvent être intrasystémiques (quand on réserve par exemple du temps dans un colloque pour un échange sur l’état psycho-social du destinataire) ou inter systémiques (au travers de contacts avec le club sportif ou l’école par exemple).

54Au travers de ses postures d’intervention organisation et médiation, l’animation socioculturelle réunit toutes les conditions théoriques et méthodiques requises pour le travail de mise en réseau et de coordination qui caractérise la détection précoce ; elle mesure aussi pleinement l’importance de cette fonction « sismologique ». Voici ce que Prelisz-Huber écrit à ce propos : « Forts de leurs connaissances des adolescents d’une part et du fonctionnement communautaire d’autre part, les animateurs et animatrices sont capables d’identifier et de nommer des problèmes émergents » (2009 : 22 [trad.]).

55De toute évidence, la fonction de détection précoce peut être activée dans tous les champs d’action de l’animation socioculturelle et non seulement dans l’animation de jeunesse. Ce qui compte ici, c’est que les professionnels entament une réflexion sur les questions éthiques indissociablement liées à la détection précoce. L’attention doit être portée sur les effets de la stigmatisation (dommages à l’adresse sociale) des destinataires, mais aussi sur la préservation des rapports de confiance, ou encore sur les aspects légaux de la protection des données.

56Quant à savoir à qui et sous quelle forme il convient de faire part des indices d’une évolution problématique chez un destinataire, la question doit être appréciée de cas en cas. Les décisions en la matière sont bien souvent difficiles à prendre et à assumer. Dans certaines situations, notamment en présence d’infractions graves ou d’une mise en danger de la santé du destinataire, il est courant de chercher le contact avec d’autres observateurs (parents, enseignants, éducateurs, directeurs de foyers, police), y compris contre le gré de l’intéressé. L’intérêt de la personne doit l’emporter sur d’autres aspects (comme le maintien de l’ordre par exemple), ce qui ne signifie pas pour autant que le maintien de l’ordre, via l’imposition de règles, ne peut participer du bien-être de la personne. La capacité à évaluer la situation selon la distinction soutien/ contrôle avant de trancher fait partie des compétences professionnelles de l’animation socioculturelle. La dimension de « soutien » doit impérativement primer, ce qui, bien sûr, n’exclut pas les mesures de contrôle.

57Pour désigner cette manière de gérer les différenciations, la théorie parle de re-entry, en d’autres termes d’une re-prise de la distinction (en l’espèce soutien/ contrôle) dans l’une des facettes de la distinction (en l’espèce, le soutien). Cette approche permet un maniement différencié des distinctions. Cela vaut pour tous les domaines, pour la détection précoce, bien sûr, mais aussi pour l’éducation, où la distinction entre poser des limites/ responsabilisation est souvent appréhendée de manière indifférenciée, c’est-à-dire par un choix absolu en faveur de l’un des deux pans de la distinction (poser des limites de nos jours et responsabilisation dans les années 1968).23 Or, on omet ici de considérer que le fait d’activer l’autre facette de la distinction n’entre pas forcément en contradiction avec la facette privilégiée. Dans notre cas de figure, le fait de poser aux enfants des limites claires leur permet précisément de faire des apprentissages qui les rendront aptes à s’imposer plus tard leurs propres limites.

Fonction(s) et mandat de l’animation socioculturelle

58De ce qui précède, on peut retenir que l’animation socioculturelle assume des tâches très diversifiées et fournit ainsi des prestations pour plusieurs domaines de la société. Pour analyser la fonction de l’animation socioculturelle, il importe, dans une perspective systémique, de ne pas concevoir la fonction en tant que caractéristiques ou finalité déterminée d’un phénomène. L’analyse fonctionnelle, en tant qu’elle constitue une méthode de recherche inspirée de la théorie des systèmes, exige une pluralité d’observateurs qui construisent des problèmes, pour lesquels le phénomène en question serait une solution (cf. Fuchs, 2000 : 160). Dans cette logique, la fonction se fait solution au problème, étant entendu que le terme problème ne se borne pas à décrire des phénomènes de société problématisés (violence des jeunes, etc.), mais désigne toute situation ou tout état que l’on juge digne d’être changé (absence d’intégration politique de certains groupes de la population).24 Il en découle pour l’animation socioculturelle que celle-ci n’a pas de fonction clairement définie et qu’elle se voit assigner différentes fonctions par différents observateurs (dont elle-même), ces fonctions étant conjuguées à des attentes parfois antinomiques. Dans l’optique du service public, par exemple, l’animation socioculturelle est probablement prioritairement destinée à atténuer les déficits éducatifs et de prise en charge.

59Dans ce contexte, et pour répondre à la situation des jeunes qui « traînent » dans l’espace public (situation perçue comme un problème de société), les communes construisent des maisons de jeunes, favorisent l’animation de jeunesse en milieu ouvert et financent des postes occupés par des animateurs et animatrices socioculturels. Il y a fort à parier que ces mêmes collectivités publiques ne retiennent pas la fonction de critique et de solidarité de l’animation socioculturelle (Moser et al., 2004) qui est associée à une participation plus étendue, y compris sur le plan politique, de groupes de la population socialement défavorisés (protection des minorités). L’absence d’espaces ou de moyens de participation de leurs destinataires peut assurément poser problème. Les professionnels de l’animation socioculturelle peuvent et doivent contribuer à y apporter des solutions.

60La question de la détermination des fonctions touche directement celle des mandats assignés à l’animation socioculturelle. Si cette question occupe depuis plusieurs années les débats dans le service social, elle a été négligée jusqu’à présent dans l’animation socioculturelle. Les multiples acteurs en présence (employeurs, collègues, mandants, associations professionnelles, hautes écoles, etc.) formulent chacun, à partir de leur propre perspective, des attentes différentes envers l’animation socioculturelle et lui confèrent par conséquent des missions distinctes, en partie contradictoires, si bien que l’on est fondé à penser qu’à l’instar du service social, l’animation socioculturelle est investie d’un double mandat, voire de multiples mandats.25 Dans la pratique quotidienne, ces attentes de nature diverse risquent de se cristalliser bien vite dans des contradictions difficilement compatibles, dont la résolution requiert une grande capacité de réflexion (individuelle et sociale) et une position médiane des professionnels. Prenons le cas d’une maison des jeunes, dont le voisinage perçoit la vie qui s’organise aux abords de l’institution comme une atteinte à la tranquillité, et supposons que le comité de l’association, mis sous pression par les politiques, menace de fermer l’institution. Dans ce cas, l’animateur responsable ne pourra pas simplement se réclamer du droit des jeunes à l’auto détermination ou mettre en avant les travaux scientifiques consacrés au rôle de l’efficacité personnelle pour la santé psychique.

61Au regard des multiples missions et attentes, en partie difficilement conciliables, assignées à l’animation socioculturelle, la fonction de prévention26 – décrite plus haut et revendiquée par la littérature spécialisée – n’est généralement pas remise en cause par les instances compétentes. Au fond, rares sont les postures d’intervention qui recueillent sur le principe un tel consensus. Peut-on d’ailleurs imaginer s’élever contre l’idée de prévenir les problèmes sociaux ? Sans perdre de vue que l’engouement pour la prévention (dans les milieux politiques surtout) retombe vite dès qu’elle génère des coûts substantiels ou qu’elle implique des boule versements dans les grands domaines de la société (dans la politique du logement ou des transports par exemple), l’animation socioculturelle devrait absolument exploiter à ses propres fins le consensus généralisé établi autour de la prévention. Dans une société qui ne cesse de se faire peur via les médias, la prévention exerce une fonction apaisante dès lors qu’elle propose des solutions pour écarter les risques qui la menacent (Hafen, 2007 a : 123-125). Si, dans ce contexte, l’animation socioculturelle parvient à démontrer qu’elle peut aider à éviter certains problèmes tels que la violence des jeunes ou les maladies psychiques chez les personnes de tout âge (en assumant sa fonction préventive), elle pourra asseoir sa position à la fois face à ses mandants potentiels et à l’opinion publique. La mise en relief de sa fonction de prévention lui permettra aussi d’argumenter en faveur des autres fonctions importantes qu’elle exerce, si elle peut par exemple montrer combien la fonction d’intégration est essentielle pour améliorer la culture de communication dans un quartier et contribuer ainsi à la santé psychique de ses habitants.

La pratique de l’animation socioculturelle – sous l’angle de la théorie des systèmes

62Le chapitre précédent s’est attaché à examiner le lien entre l’animation socioculturelle et la société en portant une attention particulière aux systèmes fonctionnels travail social et éducation et à ses différentes fonctions. Nous nous intéresserons maintenant de plus près à la pratique. Il s’agira dans un premier temps de décrire l’animation socio culturelle en tant qu’orga nisatrice d’espaces sociaux et d’examiner quels systèmes elle est amenée à côtoyer dans ces espaces (voir dans le présent ouvrage Emmenegger, chap. 5 et Willener, chap. 6). Pour terminer, nous nous pencherons sur les postures d’intervention de l’animation socioculturelle sous divers angles méthodologiques et étudierons la marge d’action et les limites de la discipline.

L’animation socioculturelle en tant qu’organisatrice d’espaces sociaux

63A l’évidence, l’animation socioculturelle a aussi régulièrement affaire à des individus qu’elle se propose d’accompagner dans des processus d’apprentissages. C’est précisément la fonction éducative (Moser et al., 2004) qui renvoie à cette approche individualisée « créer et offrir, essentiellement dans le domaine para et périscolaire (en marge du système éducatif institutionnel), des possibilités de formation et d’apprentissage »27 et qui justifie grandement l’étroite connexion entre l’animation socioculturelle et le système éducatif. Dans l’ensemble, l’animation socioculturelle n’en demeure pas moins une profession tournée vers l’agencement des systèmes sociaux.28 Sur le plan fonctionnel et dans une large mesure aussi sur le plan méthodologique, elle s’apparente très fortement aux approches du développement communautaire, du développement organisationnel ou de l’action communautaire, quand bien même ces disciplines se sont développées en partie dans des contextes tout à fait différents. Sous l’angle de la théorie des systèmes, le qualificatif socioculturel dans l’appellation de la profession peut être mis en relation avec l’aspiration des professionnels à déclencher des changements structurels (autrement dit des processus d’apprentissage) à l’intérieur des systèmes sociaux pour agir sur la culture du système (en tant qu’ensemble des structures du système).29 Pour ce faire, ils interviennent aux trois niveaux de la différenciation sociale, à savoir au niveau sociétal dans le cadre des systèmes fonctionnels travail social et éducation, puis au niveau de l’organisation (étant eux-mêmes intégrés dans des organisations et devant traiter avec elles) et enfin au niveau de l’inter action, c’està-dire dans la relation immédiate avec les destinataires. De plus, l’animation socioculturelle opère avec des systèmes sociaux, entre autres avec des quartiers ou des réseaux, qu’il est plutôt difficile de saisir avec les catégories société, organisation et interaction. C’est à ces différents systèmes sociaux que nous allons nous intéresser maintenant.

64Cette analyse des systèmes aura pour point de départ une remarque à propos du concept d’espace, propre à la théorie des systèmes.30 Cette dernière comprend les systèmes de communication (systèmes psychiques par exemple) comme des différences opérationnelles qui se reproduisent elles-mêmes, si bien que ces systèmes sont conçus de manière détachée de l’espace. Or, nous avons vu que ces systèmes de communication sont tributaires d’un jumelage permanent avec des systèmes physiques ou psychiques. En conséquence, ils ne peuvent être considérés comme des composantes des systèmes sociaux, mais en constituent de fait l’environnement (de la plus haute importance) et il en va de même pour l’espace. Les quartiers, arrondissements, villages, maisons ou autres espaces forment, avec leurs caractéristiques physiques et matérielles (architecture intérieure et extérieure, chaussée, parcs, transports, etc.) des environnements de la communication, au même titre que le corps et l’esprit. En somme, nous avons affaire ici à une quatrième dimension du contexte systémique bio-psycho-social dans laquelle l’animation socioculturelle évolue et se confronte aux interactions qui s’y déroulent (on pensera par exemple aux effets du bruit sur le bien-être psychique et à l’influence qu’il exerce par ricochet sur la communication). Comme à chaque fois qu’il est question de l’influence des facteurs environnementaux sur les systèmes, nous ne partons pas d’une vision déterministe de l’espace ou, pour le dire autrement, d’un déterminisme spatial. L’espace et son agencement exercent indéniablement une influence sur les systèmes sociaux, mais c’est toujours le système social qui détermine (en fonction de ses propres structures) les éléments de son environnement spatial qui constituent l’occasion d’engager un processus d’ajustement. Ainsi, les groupes de jeunes ont, par exemple, une tout autre manière que les familles ou les personnes âgées d’investir l’espace urbain. Pour les uns, une friche industrielle est un motif d’irritation (esthétique), pour d’autres, au contraire, elle offre un lieu propice aux contacts sociaux ou à des activités de loisirs. Dans la perspective de la théorie des systèmes, les espaces ne sont pas une réalité : ils sont produits par l’observation et ainsi chargés de symbolique et de sens. Les analyses des espaces physico-matériels représentent en conséquence une partie essentielle des analyses de l’espace social, dont il importe, bien sûr, de comprendre la nature, mais aussi l’observation qu’en font les multiples systèmes de communication de son environnement et les conséquences qui en découlent (Schroer, 2006 : 177). On sait aussi que l’agencement des espaces, opéré dans le cadre des activités culturelles, agit sur les processus de communication, puisque l’environnement de ces espaces s’en trouve modifié, ce qui changera peut-être aussi les motifs d’agacement. De toute évidence, l’animation socioculturelle n’est jamais qu’un acteur parmi d’autres quand elle entreprend de façonner les espaces physico-matériels ; elle doit composer avec d’autres acteurs de l’aménagement du territoire, des constructions urbaines, de politique des transports et leurs mandats.

65Intéressons-nous maintenant aux différents systèmes sociaux qui jouent un rôle dans l’approche de l’espace social, approche qui ne cesse de gagner du terrain dans l’animation socioculturelle en particulier, et plus généralement dans le travail social, dans la prévention et la promotion de la santé (voir Willener, dans le présent ouvrage, chap. 6). Nous commencerons ici par la forme du système organisation. L’important est que les organisations – à l’inverse des systèmes fonctionnels ou des quartiers – sont adressables et entrent donc en ligne de compte en tant que mandants ou mandataires. Il en résulte, d’une part, que ce sont les organisations qui emploient des animateurs socioculturels qui se trouvent en point de mire, et d’autre part, que l’animation socioculturelle est en permanence confrontée à des organisations de l’environnement qu’elle espère changer – plus encore, elle dépend même du contact avec ces organisations.

66Supposons que, dans une grande cité comportant beaucoup de logements sociaux, on envisage de créer, avec le concours de chômeurs, un local de rencontre pour les habitants. Dans pareille entreprise, on ne saurait miser sur les seuls efforts participatifs des destinataires, il faut aussi une participation active de la gérance des immeubles, des autorités communales, de l’office de l’emploi et d’autres organisations concernées sous une forme ou une autre par le projet. Les relations avec ces organisations formelles exigent, comme dans le service social, des compétences et un savoir-faire particulier, entre autres une habileté à négocier, mais aussi de la patience, voire un certain flegme vis-à-vis des lenteurs et obstacles bureaucratiques. L’animation socioculturelle est appelée à organiser activement des activités dans l’espace public urbain. Ces activités se gèrent différemment et souvent plus difficilement que le travail à l’intérieur d’une institution (maison des jeunes ou centres de loisirs par exemple), où les structures (compétences décisionnelles, voies de communication, etc.) sont largement formalisées.

67Les villes et les communes urbanisées forment de moins en moins des entités au sens du polis grec, mais plutôt des lieux de contrastes, de disparités et de pluralités flagrantes (Schroer, 2006 : 240). Les espaces publics (quartiers, rues, sites industriels, parcs, etc.), qui se différencient dans les villes et les communes, sont des systèmes hautement complexes, vaguement définis sur le plan structurel. Cette hétérogénéité se reproduit non seulement à l’intérieur d’une ville, mais aussi à l’intérieur des espaces que l’on qualifie de banlieues, de rues commerçantes ou de quartiers chics. Chacun de ces systèmes forme un microcosme en soi, dont l’identité se forge au travers de l’interaction entre un cadre physico-matériel donné dans un espace géographique (avec sa limite spatiale) et les processus sociaux (c-à-d. l’espace social avec ses frontières opérationnelles tracées par les processus de communication). L’action réciproque des paramètres biologiques, psychiques, sociaux et matériels est également décrite dans d’autres contextes théoriques (p. ex. Bourdieu, 1984) et ont donné lieu à de nombreuses études empiriques, entre autres à la fameuse théorie des broken windows de Wilson et Kelling (1982), validée par les récents travaux de Keizer et al. (2008). Cette théorie postule que la dégradation matérielle d’un quartier entraîne une hausse des infractions, d’où la nécessité de remplacer immédiatement les carreaux cassés, et d’autres dommages matériels.

68Il va de soi que les enseignements tirés de ces résultats empiriques varient fondamentalement. Aux Etats-Unis, l’étude dite des vitres cassées a, bien sûr, débouché sur quelques mesures au niveau des constructions, mais elle a surtout eu pour effet de renforcer la présence policière et de multiplier les concepts de tolérance zéro. L’animation socioculturelle dispose, elle, de tout le bagage théorique et méthodologique qui lui permet de relier l’aménagement physico-matériel à l’activation de processus psychosociaux. Elle privilégie ce faisant une approche essentiellement orientée sur les ressources, c’est-à-dire une approche qui ne se limite pas à compenser les déficits de l’environnement social et matériel, mais vise aussi à valoriser le potentiel présent à ces deux niveaux et à l’exploiter pour atteindre ses propres objectifs. Ce potentiel existe dans chaque quartier, aussi sensible soit-il, comme en témoignent de nombreux projets d’animation socioculturelle, notamment le projet de développement de quartier BaBeL à Lucerne (Willener et al., 2008).

69Pour induire des changements dans ces conditions pareillement complexes et (à proprement parler) systémiques, l’animation socioculturelle est tributaire de modèles de coopération et de mise en réseau d’individus, de groupes et d’organisations. Au fond, il s’agit ici de mettre en place des systèmes sociaux aux contours particuliers, tels que les systèmes de coopération ou de réseaux, certes difficiles à qualifier au moyen des seuls critères société, organisation et interaction, mais qui ne correspondent pas non plus à de simples projets. Ce sont ces systèmes que nous nous proposons d’examiner maintenant plus en détail.31

70Les systèmes de coopération que l’animation socioculturelle s’applique à mettre sur pied et à accompagner, du moins au départ, consistent à ré unir différents partenaires (particuliers, propriétaires, commerçants, représentants de l’administration communale, etc.) pour les épauler dans la réalisation d’un objectif commun. Il s’agit là de systèmes sociaux, plus ou moins organisés sur le plan formel, qui se proposent d’atteindre ensemble un objectif donné. Ces systèmes durent généralement le temps nécessaire à la réalisation de l’objectif (ou à son échec définitif), à moins qu’ils ne se donnent ensuite de nouveaux objectifs. La coopération n’est donc possible que par la différenciation de nouveaux systèmes (émergents).

71Dans ce sens, les systèmes de coopération sont des systèmes autonomes et fermés sur le plan opérationnel, axés sur la participation et intégrés dans l’environnement des systèmes coopérants. Le but consiste ici à ce que les communications établies à l’intérieur d’un système de coopération dérangent dans le sens escompté certains systèmes environnants (les pouvoirs publics par exemple). On espère par exemple que les propositions d’aménagement du trafic dans le quartier qui ont été élaborées par les représentants des habitants, l’association des transports, les associations de quartier, les partis politiques et des commerçants seront prises en compte dans les processus de décision. Ce faisant, on peut tenter d’augmenter les chances d’une telle tentative d’intervention en invitant, par exemple, le chef de l’aménagement du trafic urbain à collaborer au sein du système de coopération. Le système de coopération résulte donc du couplage structurel de différents systèmes sociaux et des systèmes psychiques des membres du groupe. En conséquence, la communication, à l’intérieur du système, est sous l’influence d’un grand nombre de processus, sans pour autant être soumise à une détermination causale par l’un ou l’autre de ces systèmes. Pour les professionnels de l’animation socioculturelle qui dirigent, accompagnent ou conseillent le projet, la difficulté majeure tient à ce que plusieurs cultures de systèmes viennent s’entrechoquer et que les conflits interculturels qui en résultent sont souvent difficiles à gérer. Dans la plupart des cas, l’exercice requiert des aptitudes qui relèvent des quatre postures d’intervention (animation, organisation, médiation, conception) (voir Moser et al., 2004 et Hangartner, 2010).

72Par ailleurs, la communication à l’intérieur même du système de co - opé ration a également un impact sur les systèmes environnants, et ce, non seulement sur celui qu’elle cherche à influencer. Quelques exemples : un responsable de la planification qui se serait aventuré à faire des promesses qu’il n’était pas habilité à faire à l’intérieur du groupe risque un avertissement ou un blâme de son chef de département ; un conflit pourrait aussi éclater entre les représentants du voisinage pour cause d’intérêts diamétralement opposés (les uns souhaitent des places de parking supplémentaires, les autres une rue piétonne réservée aux enfants) ; la boulangère du quartier, séduite par les arguments avancés par le patron du commerce de sanitaires de la rue d’à côté, sera peut-être plus sensible aux intérêts de celui-ci ; après chaque réunion, chaque membre du groupe rentre chez soi plus ou moins satisfait ou frustré et nourrit donc des attentes très diverses envers la réunion suivante.

73Si l’on admet que la coopération est un assemblage structurel de différents systèmes et qu’elle est un processus, on peut voir dans la mise en réseau une condition nécessaire pour une coopération éventuelle, c’est-à-dire en tant que structure (généralement latente) à l’intérieur de chacun des différents systèmes. Dans une organisation, on connaît les effets de certains systèmes sur l’environnement de l’organisation et les possibilités de contact à actionner au besoin, par exemple en cas d’échanges ou de co opération. Si un projet vise par exemple à améliorer la mise en réseau, le véritable travail consiste en général à aider les systèmes considérés à créer ces possibilités de contact.

74Une distinction s’impose entre la mise en réseau et les réseaux, c’està-dire entre le niveau opérationnel des systèmes qui est rendu possible par la mise en réseau. Selon Luhmann (1995 : 254-255), les réseaux se sont formés à partir du moment où l’on est passé d’une société différenciée par strates à une société différenciée par fonctions, caractérisée par une priorisation des organisations. Chez Luhmann, le concept de réseau se réfère surtout aux réseaux informels, lesquels reposent principalement sur l’interaction et permettent l’échange de faveurs entre ses membres, cet échange étant devenu nécessaire du fait que les personnes se trouvent chroniquement exclues d’une participation aux domaines de prestations des systèmes fonctionnels (spécialement dans ce qu’il est convenu d’appeler les pays en développement). Nous partons pour notre part d’une acception plus large de la notion de réseaux, également dans le souci de nous rapprocher du sens qu’on lui donne usuellement dans la pratique professionnelle.

75Si l’on place les réseaux dans le contexte des trois grands types de systèmes que distingue la théorie des systèmes – interaction, organisation et société – on s’aperçoit que les réseaux opèrent principalement sur un mode interactif. Leurs membres (ou leurs représentants dans le cas d’organisations) se rencontrent généralement personnellement, bien que l’on puisse imaginer aujourd’hui des réseaux qui accomplissent leur tâche par courrier électronique principalement. Cela dit, les réseaux présentent certains attributs formels par lesquels ils s’apparentent à des organisations, du fait notamment qu’ils incluent des personnes ou des organisations via l’affiliation. Les réseaux présentent cependant une structure bien plus lâche et moins formelle que les organisations. Les hiérarchies, si tant est qu’elles existent, y sont moins marquées, si bien que les modes de décision sont démocratisés (décision répartie entre les membres) plutôt que centralisés. L’inconvénient de cette structure souple et moins contraignante tient à ce que les réseaux sont difficiles à saisir et ont une moindre stabilité et que pour y « remédier », ils doivent se constituer en organisations.

76Formellement parlant, les réseaux actifs se distinguent dans ce sens des systèmes de coopération par le fait que leur structure de réseau (comme condition pour une possible formation de réseaux) est mobilisable pendant une plus longue durée et qu’elle est activement cultivée (précisément par l’animation socioculturelle), alors que les systèmes de coopération peuvent se constituer sans cette structure de réseau. Pour établir un parallèle avec le fonctionnement du cerveau, on pourrait dire que les réseaux sont comme les réseaux neuronaux, dont la grande plasticité conjuguée à leur capacité à se solidifier (ce qui permet la reproductibilité de la formation aboutie de réseaux) font du cerveau le système le plus complexe qui soit et doté d’un énorme potentiel de traitement de l’information.

77Considérée sous cet angle, la tâche prioritaire de l’animation socioculturelle consisterait à créer les conditions structurelles propices à la forma tion de tels réseaux. Il faut aussi des structures avec lesquelles l’information générée dans les réseaux aura plus de chances de déboucher sur des décisions concrètes (portant par exemple sur des étapes concrètes). Ce faisant, l’animation socioculturelle contribue à éviter que les réseaux ou les systèmes de coopération ne se réduisent à de simples clubs de discussion (pour importants que soient les contacts sociaux), mais produisent aussi des résultats qui, à leur tour, vont stimuler la motivation des participants. Dans l’exercice de sa fonction de coordination, l’animation socioculturelle élargit la marge des possibles en favorisant les moyens de mise en réseau, en même temps qu’elle la limite pour faire en sorte que les choses avancent pratiquement.

Les postures et méthodes d’intervention de l’animation socioculturelle

78L’agencement des espaces publics décrit dans la sous-partie précédente comme domaine d’activité de l’animation socioculturelle se prête parfaitement à une présentation des postures d’intervention et des approches de la discipline. De nombreux éléments qui seront développés ci-dessous valent aussi pour le travail socioculturel au sein d’organisations, telles que des maisons de jeunes ou des établissements pour personnes âgées – d’autant que ces systèmes d’organisation s’insèrent, bien sûr, dans un environnement sociétal (voir Hangartner, 2010 : 296).

79Nous avons vu que dans la théorie des systèmes au sens strict, on ne saurait parler d’interventions de l’animation socioculturelle, puisque le terme emprunté au latin intervenire, venir se placer entre, signifie entrer en jeu dans un phénomène socioculturel (Moser et al., 2004), ce qui suggère une possibilité d’action sur le plan opérationnel. Or, le concept de la fermeture opérationnelle des systèmes ne prévoit pas pareils dépassements des limites opérationnelles, puisque chaque système, qu’il soit biologique, psychique ou social, ne peut opérer qu’à l’intérieur de ses propres limites (de manière autoréférentielle). En conséquence, les interventions dans des systèmes psychiques et sociaux doivent obligatoirement passer par la mise en route de processus sociaux dans l’environnement du système dans lequel on se propose d’intervenir. Pour l’exprimer prosaïquement, on dira que l’animation socioculturelle produit, dans un arrangement habile et sous la forme de systèmes de coopérations, de réseaux, d’entretiens, de conseils, de manifestations culturelles, de projet, etc. du bruit dans l’environnement des systèmes qu’elle se propose de changer dans l’espoir que lesdits systèmes (un quartier par exemple) ou ses sous-systèmes perçoivent ce bruit comme un élément perturbateur, une irritation, qui les incitera à s’adapter et à évoluer dans la direction souhaitée. Cela dit, l’animation socioculturelle, au travers de ses tentatives de pilotage et d’animation, fait ellemême partie de l’action socioculturelle, si bien qu’elle se trouve dans une situation de nature paradoxale, puisqu’elle est à la fois dedans et dehors. De ce fait, elle est elle-même sous l’influence de processus internes et externes à l’environnement. Dans l’exemple ci-dessus, elle n’échappe pas à l’emprise d’autres sous-systèmes du quartier et de systèmes externes au quartier tels que la politique ou l’administration municipale. Dans ce sens, il faut toujours considérer la posture d’intervention animation dans sa condition qui veut qu’elle commande en même temps qu’elle est commandée, comme le décrit la cybernétique.

80En mettant en place des systèmes sociaux auxquels participent les systèmes cibles (individus, groupes, organisations, etc.), l’animation socioculturelle rend possible des expériences de participation et de prise d’influence,32 d’organisation de manifestations culturelles, etc. Ces expériences sont censées induire des processus d’apprentissage dans les systèmes cibles, autrement dit dans l’environnement des systèmes d’intervention initiés par l’animation socioculturelle, dans le but de rendre ces systèmes capables de réaliser par eux-mêmes les activités souhaitées, sans le soutien de l’animation socioculturelle. A considérer de plus près l’objectif de l’agir propre (Moser et al., 2004) qui apparaît également dans le concept de l’empowerment (voir à ce propos Herringer, 2006), on pourrait assimiler les systèmes instaurés par l’animation socioculturelle à des ateliers d’apprentissage au travers desquels les destinataires expérimentent l’agir actif. La notion même de participation correspond dans ce sens à la dénomination appliquée à l’inclusion des systèmes cibles dans ces ateliers d’apprentissage de conception professionnelle. Dans ce sens, la notion même de participation constitue et une méthode, et une fonction – surtout lorsque les activités de l’animation socioculturelle sont destinées à développer la capacité d’inclusion (participation) des destinataires dans d’autres contextes systémiques, par exemple dans le contexte politique.

81Si l’on admet que l’expérience résulte obligatoirement de l’engagement actif et de l’expérimentation et ne peut pas découler de la lecture de livres ou autres brochures (hormis pour ce qui est de l’expérience de la lecture, bien sûr), la participation s’impose à l’évidence comme une notion-clé de l’animation socioculturelle (Moser et al., 2004). Le tout consiste maintenant à savoir – comme le soulignent d’autres ouvrages spécialisés (ibid.), à quel type d’inclusion correspond la participation. Une simple présence dans un projet ou la possibilité d’y exprimer son avis donnent lieu à des expériences d’une tout autre nature que les projets dont les participants sont amenés à prendre ensemble des décisions et à en répondre. La participation ne doit pas se limiter non plus à la phase de réalisation d’idées sur le développement d’un quartier, elle doit commencer le plus tôt possible, c’est-à-dire au moment où ces idées sont développées et englober aussi la démarche qualité et l’évaluation. Cette distinction rigoureuse entre la fonction (quel problème s’agit-il de résoudre) et de la méthode (par quels moyens le résoudre) peut s’avérer éminemment utile pour clarifier des concepts aux contours imprécis tels que celui de l’empowerment, de la promotion de la santé ou de la valorisation des ressources.33

82Du fait que nous associons étroitement les notions de participation et d’inclusion, il est évident que l’animation socioculturelle, en s’impliquant dans les conditions d’inclusion de ces ateliers d’apprentissage ou lieux d’expérience, participe aussi à la construction des adresses sociales des personnes qui y sont incluses. Leur corps et leur psychisme ne sont ni des parties, ni des composantes des projets, des manifestations culturelles ou des réseaux mis sur pied, ils forment leur environnement. La personne et l’adresse sociale correspondent dans ce sens à des structures du système, ou, pour le dire de façon plus imagée, aux attentes sociales adressées aux différents individus. L’animation socioculturelle construit ses destinataires (Moser et al., 2004) de la même manière que le service social le fait avec ses clients (Eugster, 2000), car c’est d’elle que dépend en grande partie qui est inclus et sous quelle forme dans ces systèmes. L’accent peut être mis ici comme dans la prévention sur des groupes cibles spécifiques tels que les jeunes, les aînés, les migrants ou les personnes économiquement défavorisées. C’est précisément quand la fonction de mise en réseau pèse lourd qu’il importe d’inclure d’autres groupes cibles comme le voisinage, le monde politique, l’administration et d’autres problématiques sociales.

83Les exemples énumérés suggèrent que la posture d’intervention animation ne peut être dissociée des autres postures conception, organisation et médiation. Toutes ces postures et les compétences qui s’y rattachent sont sollicitées en particulier dans les projets qui forment le principal levier méthodique pour l’aménagement des processus de développement décrits (Hangartner, 2010). Au fond, les projets ne sont jamais que des organisations dynamiques de durée limitée. Leurs structures formelles offrent un cadre optimal pour agencer les trois dimensions fondamentales de la communication – à savoir la dimension temporelle, la dimension matérielle et la dimension sociale (Luhmann, 2011). Sur le plan temporel et matériel, on tente, au moyen d’une planification et programmation, de limiter les possibles développements du projet et de son environnement pertinent, on définit des jalons pour identifier les écarts par rapport à la planification et rattraper les retards ou écarts en ajustant la planification. L’animation socioculturelle est ici sollicitée dans son rôle d’organisatrice et de conceptrice (voir aussi Voisard, 2005 : 41 ss). S’agissant de la dimension sociale, les projets offrent des conditions idéales pour une conception active de la participation, car les conditions de l’inclusion, loin d’être aléatoires, sont fixées dans le contexte de la planification.34 On aura avantage ici à y inclure non seulement des personnes très motivées, mais aussi des personnes qui portent un regard critique sur le projet et ses objectifs. La démarche permet de gérer les résistances dans un cadre de communication structuré. Mais comme elle met généralement en présence des objectifs divergents, la posture d’intervention médiation est sollicitée pour aplanir les conflits d’intérêts.35 Enfin, les projets permettent de façonner, via un groupe de pilotage, l’articulation structurelle avec les mandants ou d’autres instances de décision importantes, entre autres les bailleurs de fonds.

84Une remarque encore pour clore ces quelques commentaires sommaires sur les postures d’intervention de l’animation socioculturelle : les postures mentionnées sont mobilisées dans tous les domaines d’activité de la discipline et non seulement dans les projets. Les compétences requises, que nous renonçons à détailler ici, forment en quelque sorte un instrument composé de multiples possibilités sans liens fixes, qui se concrétise dans des situations diverses.36 Comme nous l’avons décrit à plusieurs reprises, ces situations sont complexes et multiples, au point qu’il serait erroné de formuler des recettes pour les résoudre sur un plan théorique. Il importe plutôt de disposer d’une solide connaissance des interactions et liens de causalité et d’une vaste palette d’outils méthodologiques éprouvés pour maîtriser les constellations complexes auxquelles l’animation socio culturelle se trouve quotidiennement confrontée. Enfin et surtout, il faut une capacité de réflexion développée et sans cesse mobilisée, telle que nous la connaissons aussi dans le service social. Les processus de réflexion communicatifs dans le cadre de supervisions et d’intervision sont ici aussi précieux qu’un solide bagage théorique pour trouver ses repères dans une situation complexe, définir des concepts, analyser et expliquer les phénomènes observés.

Remarques finales

85La présente contribution avait pour objectif d’éclairer l’animation socioculturelle sous l’angle de la théorie sociologique des systèmes. L’exercice confirme le constat déjà fait par d’autres champs de la pratique (psychothérapie, développement organisationnel, service social ou prévention) qui veut que la théorie offre un large éventail d’outils pour décrire les facettes les plus diverses des champs d’action hautement complexes de la profession. Il appartient à chacun de décider de l’utilité de cette description pour observer ou façonner sa propre pratique professionnelle. En tout état de cause, l’éclairage de la théorie des systèmes n’est qu’une approche parmi beaucoup d’autres pour asseoir l’animation socioculturelle sur des fondements théoriques. Il paraît aussi évident qu’avec le traitement très sommaire de certains aspects de la discipline, cet article n’a de loin pas la prétention de représenter une théorie du système de l’animation socioculturelle.

86Insistons sur le fait qu’en substance, l’article affirme que la description de l’animation socioculturelle sous l’angle de la théorie des systèmes ne peut consister à examiner la nature de la discipline. Dans la perspective constructiviste de la théorie, l’animation socioculturelle n’a pas de nature au sens ontologique du terme ;37 sa construction est d’ordre communicationnel. Etant donné qu’elle s’inscrit dans un contexte et dans des conventions, cette construction n’est pas aléatoire, mais laisse néanmoins une certaine latitude. Compte tenu des filières de formation offertes actuellement dans les hautes écoles spécialisées, il a ainsi été proposé de qualifier l’animation socioculturelle de profession et non seulement de méthode. Ensuite, l’affirmation de l’animation socioculturelle en tant que profession à part entière doit absolument aller de pair avec des efforts redoublés dans le domaine de la recherche théorique et empirique. Cette tâche incombe en premier lieu aux hautes écoles spécialisées. Dans l’hypothèse de l’intro duction de filières master ou d’un relèvement de la profession au rang académique, on ne pourra simplement plus se réclamer d’une discipline issue de l’action. Son lien avec la pratique, que ce soit dans la formation de base ou la formation continue, jouera assurément encore un rôle majeur, mais il ne nous dispense pas de la responsabilité d’examiner cette pratique à partir de fondements scientifiques et d’observer son impact (et ses corollaires) à l’aide de méthodes de recherche idoines.

87A notre sens, il est évident que l’animation socioculturelle restera nécessaire à l’avenir en tant qu’organisateur des relations sociales. Au regard du rôle essentiel que joue l’environnement social pour la santé psychique et physique des individus, on est fondé à penser que les compétences professionnelles des animateurs et animatrices seront toujours plus recherchées à l’avenir. A cet égard, la présente contribution a précisément recommandé d’étudier de plus près, sur le plan théorique et empirique, les effets favorables à la santé de l’animation socioculturelle sur et de les représenter vers l’extérieur.