1. L’animation socioculturelle sous l’angle de la théorie de la structuration
p. 19-75
Texte intégral
Identité professionnelle et mission sociale de l’animation socioculturelle
1Les animateurs socioculturels ont besoin d’une identité professionnelle pour s’affirmer dans le champ différencié des métiers et pour y faire valoir et reconnaître leurs compétences. Ils doivent pouvoir démontrer en quoi consiste leur « spécialité ». L’identité professionnelle s’alimente à quatre sources en particulier : premièrement, les professionnels se réfèrent dans leur pratique à des aspects bien précis de la société en faisant abstraction de toute une série d’autres dimensions ; deuxièmement, ils abordent un fragment du monde déterminé dans une approche définie, par contraste avec d’autres approches possibles ; troisièmement, ils sont détenteurs d’un savoir spécifique et, quatrièmement, ils adoptent probablement des postures propres, en quelque sorte une déontologie qu’ils puisent dans l’éthique professionnelle en tant que cadre normatif de référence. Si les méthodes de travail, les connaissances et les valeurs coïncident en de nombreux points avec ceux d’autres métiers, l’animation socioculturelle a ceci de particulier qu’elle semble tout entière vouée à une dimension spécifique du vivre ensemble, à partir de quoi elle développe des méthodes, des connaissances et un système de valeurs qui lui sont propres. C’est dans cette optique que se conçoit le rôle professionnel des animateurs socioculturels, c’est-à-dire ce que l’on attend habituellement ou qu’on est fondé à attendre d’eux.
2Les considérations1 exposées ci-après partent de l’hypothèse suivante : l’animation socioculturelle intervient là où certaines « parties » de la société, dans des lieux et des moments définis, ne tiennent pas ou plus ensemble et s’emploie à prévenir ce qui peut menacer sa cohésion. Son propos consiste donc à favoriser le vivre ensemble, qui doit l’emporter sur le vivre côte à côte, sur les relations de domination ou sur la cohabitation conflictuelle.
3Assurer la cohésion de larges pans de la société, faire tenir ensemble des domaines de vie, des classes et des milieux sociaux serait, reconnaissons-le, une tâche bien trop lourde pour l’animation socioculturelle. Cette mission d’envergure incombe de fait aux systèmes politique et juridique, censés mettre en place un cadre général propice. L’animation socioculturelle s’occupe, à une échelle plus modeste, d’intégration sociale (par opposition à l’intégration de systèmes), de liens interpersonnels, c’est-à-dire qu’elle s’intéresse aux relations entre individus au sein d’un groupe.
4La cohésion sociale est une notion qui ne s’impose pas immédiatement à l’esprit, d’autant que les notions parentes sont légion : intégration de la société, capital social, intégration sociale, ciment social, lien social, société civile, société des citoyens pour ne citer que celles-ci. Le concept ne saurait désigner simplement une série d’actions mises bout à bout, il semble se référer aussi à la manière dont ces actions s’articulent. La cohésion sociale se manifeste sans doute en premier lieu dans l’aspiration des individus à minimiser leurs conflits et à les gérer dans un esprit constructif – ce qui est déjà beaucoup en regard de la différenciation très poussée qui caractérise les sociétés modernes.
5Le concept de cohésion sociale gagne peut-être en clarté au moment de considérer ce qu’il advient lorsqu’une société ne tient plus ensemble et qu’elle se désagrège. Les phénomènes associés à cette dislocation sont multiples : destruction volontaire, déprédations, émeutes, criminalité, violence, suicide, anomie, manque de considération, mépris pour l’autre, perte de valeurs, individualisme exacerbé, dévalorisation de groupes déterminés soutenue par des conceptions racistes ou sexistes, discrimination, désolidarisation, marginalisation, etc. Au final, chaque membre de la société serait abandonné à son sort, condamné à ne compter que sur lui-même. En revanche, si les phénomènes énumérés ci-avant restent de faible ampleur, on pourrait parler de société soudée. Gardons-nous cependant d’ériger de manière inconsidérée l’intégration sociale en idée-force du combat contre tous les fléaux sociaux, cela reviendrait à oublier la face sinistre que peut présenter une société très soudée, tout spécialement lorsque sa cohésion est dictée par l’Etat et débouche sur une communauté totalitaire. L’histoire ne nous en fournit hélas que trop d’exemples.
6Cela étant dit, de quelle cohésion peut-il alors être question ? Compte tenu des valeurs du travail social fondées sur l’éthique (professionnelle), l’animation socioculturelle unit et réunit des individus dans le souci de favoriser un lien social solide, volontaire et libre entre tous les individus considérés. En d’autres termes, elle s’emploie à créer de la présence en s’inspirant de « l’esprit du démocratisme » (Husi & Kressig, 1998), qui conçoit la modernité avant tout en tant que concrétisation de la liberté, de l’égalité (ou de la justice) et de la sécurité, étayée par des rapports humains tolérants, solidaires et pacifiques.
7L’esprit démocratique se nourrit de la théorie sociale critique, laquelle traite en particulier :
des différences existant entre les positions qu’occupent les individus dans la structure sociale (positionnement et différenciation structurelle) pour établir
si chacun a les mêmes chances d’acquérir des biens et de se soustraire aux contraintes,
si chacun a les mêmes chances de développer librement son propre système de valeurs,
si chacun a les mêmes chances d’assumer des rôles de prestataire ou de bénéficiaire dans les différents domaines de vie et d’éviter d’iniques astreintes supplémentaires ou restrictions de ses droits ;
des différences présentes dans la pratique, pour déterminer si chacun a les mêmes chances de vivre comme bon lui semble et de s’inscrire librement dans un ensemble d’interactions selon le précepte « Chacun pour tous » (participation) ;
de la cohésion de la société ainsi que de la perméabilité des frontières du système (intégration sociale et des systèmes) ;
de la possibilité d’une autogestion de la société et des contraintes écologiques posées à la liberté humaine.
8Au-delà de ces fondamentaux, l’animation socioculturelle n’est pas tenue d’élaborer une vision précise de la cohésion sociale. De fait, son action vient se greffer sur la manière dont ses destinataires envisagent de souder « leur société », tout en confrontant cette représentation à leur vision normative et en intervenant en pleine connaissance des forces de désintégration qui contrecarrent les efforts de renforcement de la cohésion sociale.
9En somme, l’animation socioculturelle ne vise pas une quelconque forme d’intégration sociale, elle s’emploie plutôt à consolider les liens entre des individus concrets, dans « l’esprit démocratique ». Le développement subsidiaire de la cohésion sociale dans une perspective démocratique et intégrative ou – plus brièvement – des liens sociaux démocratiques, telle est donc la mission sociale de l’animation socioculturelle. Précisons qu’il s’agit bien d’une mission et non d’une fonction, puisque les critiques formulées à juste titre contre le fonctionnalisme issu des sciences sociales ont jeté le discrédit sur le concept de fonction (voir Hug, chap. 3 du présent ouvrage). Les acteurs et les multiples parties prenantes de l’animation socioculturelle lui assignent donc cette mission et en escomptent une action professionnelle. D’aucuns assimilent cette mission à un renforcement de la « société civile », précisément lorsque, dans l’antichambre de la politique, elle crée des impulsions et lance des appels aux autorités.
10L’animation socioculturelle s’applique donc à rassembler et à unir des individus. Pour ce faire, elle centre entièrement sa réflexion et sa recherche d’informations sur le lien social démocratique (conception), qu’elle cherche à cimenter en mettant à disposition une infrastructure, des lieux de rencontre et un savoir-faire (organisation) et en jetant des passerelles entre les individus (médiation). Plutôt que de travailler sur un plan individuel, elle mise d’ordinaire sur les rapports interpersonnels. Sa démarche est tournée vers l’(inter) action, sachant que c’est dans l’échange que se construit le lien social.
11Que se passe-t-il au fond lorsque l’animation socioculturelle réunit des individus ? Elle permet, sous la forme d’un cheminement, l’émergence d’un processus : les personnes se rencontrent, lient conversation, apprennent à se connaître, partagent leurs intérêts, abandonnent leurs préjugés, manifestent de la compréhension les unes pour les autres, gèrent véritablement les conflits naissants de manière constructive, se découvrent des intérêts communs, entreprennent des choses ensemble, se stimulent et s’encouragent mutuellement, construisent et cultivent des relations de confiance, entretiennent des relations, acquièrent un sentiment d’appartenance, développent un esprit collectif et sont solidaires. On devine ici l’ambiguïté de l’expression « tenir ensemble ». Elle exprime tout à la fois le lien entre les personnes et la cohésion face aux autres ou contre les autres, l’exclusion étant le corollaire de l’inclusion. Si l’animation socioculturelle réussit, conformément à son mandat, à tisser des relations durables entre des individus déterminés, elle doit en toute circonstance garder à l’esprit que ce faisant, elle échoue aussi à intégrer d’autres individus. Au vu du caractère hautement différencié de la société moderne, l’animation socioculturelle ne saurait se prétendre libre de toute contradiction. Que la réalité professionnelle se heurte à des limites est une évidence, pourtant la nécessaire conscience de l’exclusion reste une épine dans le pied des animateurs éclairés ; au fond leurs habitudes s’en trouvent bousculées. L’animation socioculturelle crée un terreau propice au sentiment collectif, dans le travail de jeunesse en milieu ouvert, le travail auprès des aînés, l’action de quartier ou le développement communautaire, le travail culturel, l’économie locale, l’aménagement de la vie d’une cité, etc. Partout la question est la même : « Qui s’occupe de couler le ciment pour souder la société ? » (Kessl & Otto, 2004 : 7). Et ici, l’animation socioculturelle peut apporter sa contribution. Toutefois, dès lors qu’elle se propose de façonner un sentiment d’appartenance commune, elle doit absolument clarifier à quoi s’associe cette appartenance.
12Nous allons maintenant mettre en relation les développements qui précèdent avec trois fragments du discours sur l’animation socioculturelle : la médiaction, l’équilibrisme et le travail culturel.
13Concernant la médiaction, Jean-Claude Gillet identifie une « crise du lien social » qu’il démontre à grand renfort de données (1995) ; il porte son attention sur les phénomènes de l’exclusion, de l’intégration et de l’insertion et entreprend de modéliser l’animation socioculturelle dans une triangulation à trois pôles, la militance, la technique et la médiaction, cités ici selon leur ordre d’apparition dans l’histoire. La médiaction, qui a pris de l’ampleur dans les années 1980, invite les professionnels de l’animation à « intervenir comme agents de mise en relation des acteurs qui ne se rencontrent plus » (1995 : 275). Gillet relativise son propos en citant Bourdieu qui qualifie l’entreprise de « mission impossible » (Bourdieu, 1993 : 354) et qui souligne « l’antinomie entre la logique du travail social qui ne va pas sans un certain militantisme prophétique ou un bénévolat inspiré et celle de la bureaucratie, de ses disciplines et de ses prudences ». Gillet insiste cependant sur le fait que les agents de la mise en relation ont la possibilité de construire des ponts dans des
espaces intermédiaires, lieux où la négociation s’élabore et produit peut-être un savoir nouveau, un nouvel équilibre dans et par l’échange et la communication entre les parties devenues partenaires, tout au moins provisoirement. Cette mise en action de l’animateur autorise à l’appeler un « médiacteur ».
14Et d’annoter à ce propos :
Je pensais un temps le désigner sous le terme de « pontife », celui qui entretient et contrôle les ponts (1995 : 184, note 17).
15La notion d’équilibrisme renvoie quant à elle aux travaux entrepris par Marcel Spierts (1998 : 91) pour situer socialement l’animation socioculturelle. Spierts emprunte son raisonnement à la théorie de l’agir communicationnel de Habermas (1981 a) pour localiser l’animation entre le système et le monde vécu. Il convoque ici la métaphore de l’équilibriste chère à Schuyt. Mais, est-on fondé à s’interroger, dans quel but faut-il des équilibristes, quel est l’équilibre qui menace de se rompre ? Entre quels éléments l’animation socioculturelle est-elle au juste invitée à assurer ou à restaurer l’équilibre ? Dans l’idée de Spierts, l’image de l’équilibriste renvoie essentiellement au fait que l’animation est appelée à manœuvrer « avec des intérêts antagonistes et des contradictions structurelles » (1998 : 92 [trad.]). Dès lors, l’exercice d’équilibrisme signifie « nouer des relations, créer des liens transversaux, ajuster finement le travail de transposition ou de traduction » (1998 : 92 [trad.]). Pour Hanspeter Hongler, l’équilibriste de Spierts balance entre « aide et confiance », entre le haut et le bas, entre le dedans et le dehors, entre les préoccupations quotidiennes et les questions de société fondamentales (2004 : 52). Et de prendre à juste titre le contrepied de Spierts, qui situe l’animation socioculturelle entre système et monde vécu, pour objecter que
les niveaux et les contradictions sont bien plus complexes… […] Selon le contexte concret, la situation de départ, la dynamique, la mission de médiation revêtira des formes distinctes et l’animateur sera tenu de se positionner, de renforcer des intérêts, de mettre certains mécanismes en lumière et de clarifier des procédures (2004 : 55).
16Il devra veiller, ajoute Hongler, à maintenir autant que possible un « équilibre constructif entre un agir ensemble, un agir côte à côte, et un agir l’un contre l’autre » (trad.). Les différentes relations à partir desquelles la littérature spécialisée tente d’identifier l’équilibre tant invoqué sont manifestement de nature très complexe ; l’équilibre théorique passe ici quelque peu au second plan. En tout état de cause, les animateurs socioculturels évoluent dans un champ de différences multiples qu’il importe d’observer avec attention. Les théories et méthodes auxquelles recourt l’animation doivent par conséquent favoriser une approche nuancée et prudente des différences, pour éviter de s’engager dans une recherche de cohésion angélique qui ferait fi de ces différences.
17Il y a dans le terme d’« animateur socioculturel » le mot « culture ». Or, quel peut être le rapport entre le lien social et la culture ? Il ne saurait être (simplement) question de faciliter l’accès à des univers de vie, ou du moins à des univers définis afin de pouvoir prendre part à des activités et accéder aux biens qui sont en jeu. Claudia Acklin, qui a exploré la question de la dimension culturelle de l’animation, estime par exemple que la vision d’une démocratisation de la culture a aujourd’hui cédé la place à l’idée d’un accès démocratique au savoir et à l’information dans la culture des médias (2004 : 123). Néanmoins, l’animation socioculturelle ne met en avant ni la possibilité d’une formation personnelle ni l’occasion de se réaliser au travers de « modes d’expression socioculturels ». Elle entend plutôt offrir aux individus des outils pour se structurer sur le plan culturel afin de se rendre visibles, compréhensibles et atteignables les uns pour les autres. Or, la démarche passe nécessairement par une sphère publique, aussi restreinte soit-elle. C’est précisément en ce sens que l’animation socioculturelle, conçue dans une logique culturelle, favorise la cohésion sociale (voir Stäheli, chap. 4 du présent ouvrage).
18Voilà pour ce qui est de ces trois fragments importants du discours sur l’animation socioculturelle. Quelles conclusions est-il permis d’en tirer ? « On pourrait […], pour la discipline, parler du champ d’application, pour la profession du champ de compétences » (Klüsche, 1999 : 13). Dans les sciences appliquées, la pratique théorique mène à la théorie pratique. Une discipline dénommée « cohésiologie », si tant est qu’elle puisse exister, s’attacherait à explorer plus en détail les processus d’intégration et de désintégration au niveau micro, méso et macro. Elle s’intéresserait à la manière dont le sentiment collectif prend naissance et se déploie. On lui préfère plus volontiers la notion de « théorie de l’intégration ». L’animation socioculturelle serait la plus compétente dans ce domaine, surtout pour l’intégration sociale, et elle y travaille sur un mode pratique, c’est-à-dire interventionnel et préventif. « Par cohésion, on désigne le lien d’un collectif […]. La cohésion repose sur les rapports entre les membres du collectif, sans toutefois constituer en soi une caractéristique de chacun de ses membres » (Jansen, 2003 : 37 [trad.]). Quand ils s’appuient dans leur travail sur des raisonnements scientifiques, les professionnels de l’animation socioculturelle sont en quelque sorte des « cohésiologues » du terrain. Du reste, les gens ordinaires sont aussi doués d’un « sens cohésiologique ».
19Le travail social favorise le positionnement et la mise en relation des individus. Il aide ces derniers, à titre subsidiaire, à (re)conquérir leurs positions hiérarchiques, culturelles et institutionnelles lorsque celles-ci ne correspondent pas (ou plus) aux valeurs et normes socialement dominantes, constitutionnellement établies et conformes à l’éthique de la profession, il les encourage à s’unir de leur plein gré à d’autres individus, pour développer et défendre des intérêts communs et façonner ainsi un vivre ensemble. En principe, la répartition du travail entre les différentes disciplines du travail social veut que le service social et l’éducation sociale s’occupent prioritairement du positionnement structurel et de l’intégration pratique de personnes vulnérables, autrement dit des conditions de l’intégration socioculturelle, cependant que l’animation socioculturelle s’applique à mettre les personnes en relation, autrement dit à créer du lien social. Dans la pratique, ces champs professionnels ne sont pas clairement compartimentés et les différentes tâches ne sont pas toujours assumées par des professionnels au bénéfice d’une formation correspondante, sans oublier que les différentes professions du travail social sont aussi tributaires les unes des autres.
20C’est sans doute la sociologie qui est le mieux à même de fournir à l’animation socioculturelle des éléments utiles pour embrasser la « cohésiologie ». En conséquence, nous allons dans un premier temps exposer, en trois variantes, les fondements de ce qu’il est convenu d’appeler la « théorie de la structuration » pour passer ensuite brièvement à la théorie du capital social et la théorie de l’intégration.
Les bases de la théorie de la structuration : Bourdieu et Giddens
21Selon Uwe Schimank, « la sociologie a pour objet, la constitution en interaction continue de l’agir social et des structures sociales » (2000 : 9 [trad.]). On retrouve une vision analogue chez Hans-Peter Müller : « Que signifie agir ? Qu’entendon par structure ? Comment l’agir et la structure s’influencent-ils mutuellement ? Telles sont les questions essentielles de toute théorie sociale » (2005 : 21 [trad.]). Ce sont manifestement les travaux que l’on peut regrouper sous l’étiquette « théorie de la structuration » qui nous livrent à cet égard les réponses les plus plausibles. Cette approche théorique de la cohabitation humaine est développée principalement par deux auteurs : Anthony Giddens (né en 1938) qui nomme son approche explicitement « théorie de la structuration » et Pierre Bourdieu (1930-2002) qui construit, dans une optique similaire, une théorie de la pratique, une praxéologie. Dans leurs pays respectifs, l’Angleterre pour le premier, la France pour le second, ces auteurs comptent aujourd’hui encore parmi les sociologues les plus remarquables, leurs nombreuses publications sont traduites et présentées dans le monde entier.
22De plus, si l’on pratique comme Jürgen Habermas (1981) l’analyse linguistique dans une perspective de théorie sociale, mais en empruntant une voie distincte afin de développer l’analyse linguistique des verbes de modalité, on peut doter la structuration d’un socle théorique plus différencié. De cette double source – théorie de la structuration et théorie des verbes de modalité – peut émerger une « théorie de la structuration modale ». Les trois auteurs considérés – Bourdieu, Giddens et Habermas – disent avoir esquissé des variantes de la théorie sociale critique. La théorie modale de la structuration s’inscrit donc dans la pensée et la tradition de la théorie sociale critique et se réclame de l’esprit du démocratisme (voir Husi & Kressig, 2002, et Husi & Wandeler, 2006).
23Bourdieu et Giddens ont en commun de mener un double combat contre ce qu’ils nomment l’objectivisme et le subjectivisme dans les sciences humaines. A leur sens, ni les actions, ni les interactions ne sont entièrement déterminées par des conditions sociales, pas plus qu’elles ne naissent spontanément, de façon purement aléatoire. Au fond, il s’agit de comprendre comment la structure sociale et la réalité pratique s’agencent mutuellement pour que la vie en société suive un cours prévisible tout en changeant en continu sans produire de conflits en escalade. L’essentiel de ce qui constitue la cohabitation humaine se vit et s’organise de manière pré-consciente et routinière, et en tous les cas de manière structurée plutôt qu’aléatoire. Pour en rendre compte, Bourdieu introduit le concept central de l’habitus et Giddens celui de conscience pratique. Une analyse approfondie met au jour plusieurs différences entre les deux auteurs au niveau des concepts et postulats fondamentaux.
24Bourdieu [(voir notamment 1972, 1979 et 1989), de même que l’introduction de Bohn & Hahn, 2007)] renoue avec la réflexion héritée de Marx au sujet des corrélations entre appartenance de classe, conscience de classe et pratique de classe, mais l’aborde avec des outils théoriques nouveaux dont il se sert également pour explorer d’autres champs d’investigation sociale. Pour Bourdieu, les pratiques de vie se réalisent dans des champs qui ont une logique inhérente, selon la formule à caractère illustratif « (habitus) (capital) + champ = pratique » (1979 : 112). Ce sont là précisément les grands piliers conceptuels de sa construction théorique, par quoi il désigne les principaux mécanismes de différenciation sociale avec une rigueur rarement égalée dans d’autres théories sociologiques. A ces concepts centraux s’ajoutent encore d’autres notions fondamentales, utiles à une analyse approfondie.
25La définition que Bourdieu donne de l’habitus varie parfois selon le contexte. La plus courante consiste à le décrire comme un ensemble de schémas de pensée, de perception et d’interprétation, qui se conjuguent en un système de dispositions. Les individus intériorisent leur habitus – et en quelque sorte la société – au cours de leur socialisation primaire principalement et au gré de leurs conditions de vie. L’habitus produit des perceptions, des pensées, des déclarations et des actions et il marque, de façon plutôt inconsciente, la pratique de l’individu, mais toujours de manière à ce que celle-ci cadre plus ou moins avec ses propres intérêts. Une fois formé, l’habitus ne change plus guère, même si les conditions sociales évoluent, d’où son apparence parfois dépassée et peu adéquate (effet d’hystérèse). L’habitus confère à l’action individuelle la cohérence du style de vie, dans tous les domaines où les comportements attendus sont pourtant loin d’être identiques. Les habitus servent d’interface entre les conditions sociales et les pratiques spécifiques à des domaines de vie. Dans cet ordre d’idée, Bourdieu qualifie l’ensemble de l’habitus de « structure structurée » d’une part et de « structure structurante » d’autre part, en conséquence de quoi l’habitus fait aussi partie de la structure. L’habitus trace des frontières intérieures. Il incarne la « liberté conditionnée et conditionnelle » (1980 : 94).
26Bourdieu cerne les conditions sociales qui façonnent l’habitus au moyen du concept de capital, dont il distingue essentiellement trois formes : le capital économique, le capital culturel (qui existe à l’état incorporé, à l’état objectivé et à l’état institutionnalisé) et, enfin, le capital social ; Bourdieu mentionne encore d’autres formes, capital physique ou politique, p. ex., parmi lesquelles le capital symbolique, c’est-à-dire le prestige, occupe la place la plus importante. Ses recherches empiriques sur le capital culturel suivent d’abord un axe vertical pour déterminer le volume du capital, puis un axe horizontal pour en mesurer la composition, en fonction de la prépondérance du capital économique ou du capital culturel. Dans cette construction de l’espace social, on peut localiser les trois grandes classes sociales – la classe dominante, les classes moyennes et les classes populaires – dont Bourdieu suit la trajectoire au moyen du capital. Il met en évidence d’autres différenciations, selon le type de capital détenu, à l’intérieur de chacune des classes qu’il nomme « fractions de classe » (bourgeoisie savante ou bourgeoisie économique p. ex.). Ces types de capitaux sont convertibles entre eux comme des monnaies. La description de l’espace social resterait d’ordre objectiviste si Bourdieu se limitait à rendre compte des hiérarchies sociales objectives sans les relier à leurs comportements sociaux. Il désigne ces classes sociales inanimées au moyen de la formule « classes sociales sur le papier ». Bourdieu s’intéresse cependant aux « classes réelles ». De la même manière, il distingue entre « classe objective » et « classe mobilisée ».
27Bourdieu a passé la majeure partie de sa vie à arpenter les champs pour appréhender les pratiques et la dynamique sociale qui y sont à l’œuvre. Les champs, qu’il qualifie encore de marchés dans ses premiers écrits, obéissent tous à leur propre logique. Le sociologue les imagine comme des champs de jeu, des champs de forces et des champs de luttes. Les individus s’y intéressent et investissent un champ en fonction de leur habitus, autrement dit, ils fournissent un certain engagement à double titre. Les différentes formes de capital ne sont pas toujours d’égale importance dans tous les champs. Le jeu qui s’y déroule obéit en effet à ses propres règles. Chaque participant croit en l’importance de l’enjeu, partage en somme l’« illusio » qui désigne à la fois l’illusion de se prendre au jeu et la foi inébranlable dans sa portée. Les acteurs du jeu peuvent, comme le formule Bourdieu en s’inspirant des concepts de la sociologie des religions, se laisser guider par la doxa et l’orthodoxie ou par l’hérésie, autrement dit par un ensemble de points de vue intériorisés et « naturels », de doctrines officielles ou de courants hérétiques. Tous les participants sont exposés aux forces de gravité du champ et y luttent pour leur position. Bourdieu observe une relation de « complicité » entre l’habitus et les champs sociaux, au sens où les agents, pour être justement prédisposés par leur vécu à agir d’une certaine façon, n’ont qu’à suivre leur inclination pour faire ce que le champ social exige d’eux. Selon le contexte thématique, Bourdieu explique l’habitus comme « sens du jeu », « sens pratique » ou goût.
28La praxis résulte de l’interaction entre le capital, l’habitus et le champ. Dans la vision de Bourdieu, il s’agit de pratiques de classes qu’il entreprend surtout d’analyser en tant que styles de vie. Les styles de vie, différents selon les classes sociales, façonnent les contours de l’espace symbolique, du fait que l’on attribue à chaque style de vie une valeur en rapport avec les autres styles de vie. C’est là précisément que la dynamique de classes est à l’œuvre, observe Bourdieu. Dans la pratique, les individus adoptent des « stratégies », non pas au sens de calculs délibérés, mais dans le sens d’une adaptation inconsciente. A l’occasion d’une conférence, il a tenu les propos suivants :
Si vous voulez fonder un mouvement politique ou même une association, vous aurez plus de chances de réunir des gens qui se trouvent dans le même secteur de l’espace (par exemple au nord-ouest du diagramme, du côté des intellectuels) que si vous voulez rassembler des gens situés en des régions situées aux quatre coins du diagramme (Bourdieu, 1987 : 153).
29Ainsi, ce sont les positions occupées dans l’espace social qui, dans une large mesure, déterminent quels individus l’animation socioculturelle est en mesure de réunir. Et Bourdieu de le souligner encore dans un autre ouvrage :
Parler d’un espace social, c’est dire qu’on ne peut rassembler n’importe qui avec n’importe qui en ignorant les différences fondamentales, économiques et culturelles notamment ; mais cela n’exclut jamais complètement que l’on puisse organiser les agents selon d’autres principes de division – ethniques, nationaux, etc. (1984 : 4).
30Giddens (1984, 1987 & 2007, introduction de Reckwitz) développe ses arguments dans une perspective résolument plus herméneutique que Bourdieu. A son sens, les théories portant sur la relation entre structure et agir restent insuffisantes si elles omettent de considérer que les sujets qu’elles étudient ont eux-mêmes une interprétation de leur mode de cohabitation. Giddens qualifie de « double herméneutique » la logique interprétative des interprétations. L’écart entre la science et la pratique quotidienne ne serait donc pas si important, puisque la vie moderne est déjà amplement interprétée pour avoir passé par le filtre des sciences sociales. Les concepts clés de Giddens sont la « structure », « l’action », la « structuration » et le « système », mais comme chez Bourdieu, la liste ne s’arrête pas là. Giddens s’intéresse principalement à la « récursivité », le circuit de la vie sociale, et élabore ici le principe de la dualité de la structure. Cette expression inaccoutumée signifie que la structure est à la fois le moyen et le résultat de la conduite qu’elle organise.
31La structure sociale détermine les pratiques humaines. Elle est constituée de règles et de ressources, qui présentent à leur tour d’autres subdivisions. Le structurel n’a pas pour seul effet de baliser la pratique comme il semble généralement admis, il la rend aussi possible : le structurel est à la fois contraignant et habilitant. Outre les conditions reconnues, beaucoup d’actions non reconnues influent sur l’action. A l’inverse, c’est par le fait de leur action que les membres d’une société peuvent produire des structures, y compris leurs nombreux corollaires involontaires. Mais l’idée maîtresse de Giddens – ce par quoi le « dualisme » devient en fait « dualité » – consiste à dire que la structure accompagne en quelque sorte l’action ; loin de lui être totalement extérieure, elle lui est au contraire inhérente.
32D’après Giddens, l’action ne se conçoit pas principalement comme une juxtaposition de conduites, elle s’accomplit comme un flot continu de conduites inscrit dans la durée de la vie quotidienne. Ce n’est que lorsqu’un quelconque élément extérieur amène la conscience à considérer l’action sur un mode réflexif que l’on voit se dessiner dans le flot continu de la pratique les contours des différentes conduites. La « conscience discursive » trouve des mots pour exprimer et expliquer les conduites. Le plus souvent cependant, les individus agissent sur le mode de la « conscience pratique ». Ils font ce qu’il y a à faire, sans s’interroger à chaque fois sur le sens profond des situations et de leurs actions. Ils n’accordent qu’une attention limitée à ce qui se passe autour d’eux et en eux. Giddens postule que les « routines » forment le plus gros des pratiques humaines et, dans cette logique, il conçoit les interactions en premier lieu comme des rencontres de routine. Elles permettent aux individus de préserver leur « sécurité ontologique » qui compte parmi leurs préoccupations permanentes. Du reste, son « modèle de stratification » prévoit aussi des motivations inconscientes. Le structurel ne se reflète pas automatiquement dans l’action, il suppose l’existence de « traces mémorielles ». Giddens interprète les situations d’action non seulement sous l’angle de la recherche de sens ou de la sanction qui découlent des règles ou encore du pouvoir qui découle des ressources, il thématise aussi les conflits d’intérêts. Mais contrairement à Bourdieu et son concept de l’habitus, il n’attribue pas à la structure les motivations qui sous-tendent les intérêts.
33Pour Giddens, et sur ce point, il rejoint pour une fois Luhmann, un système n’est pas constitué d’« individus entiers », il se compose d’activités, de pratiques qui sont précisément structurées et sont sans cesse reproduites. Giddens se singularise dans le monde de la sociologie par l’intérêt très marqué qu’il porte à l’espace et au temps et, partant, à la géographie et l’histoire. Les systèmes sociaux, affirme-t-il, relient espace et temps. C’est dans la manière dont ils s’associent qu’il discerne les deux modes d’intégration sociale que la sociologie différencie habituellement, avec des concepts, il est vrai, fort hétérogènes : l’intégration sociale se rapporte à la « cohérence » (systemness) des interactions des personnes présentes, cependant que l’« intégration des systèmes » se réfère à la « cohérence » des absents. Dans les échanges et les rencontres, les acteurs font d’abord preuve de tact et de confiance. Giddens ne développe guère de représentation systématique des domaines de vie que Bourdieu nomme « champs » et Luhmann (1997) « systèmes fonctionnels ».
34Pour Giddens, les acteurs et leurs conduites sont à la fois situés et positionnés. On note ici son souci de situer les individus dans le temps et l’espace au sens où ils agissent à des moments précis et dans des lieux définis. De par leur identité, qui résulte de la place qu’ils occupent dans la structure, ils sont aussi positionnés. Giddens éclaire leur position en particulier par rapport aux droits et obligations des individus, mais considère aussi les positions de pouvoir. [Fig. 1]

Figure 1 Structure et action selon Anthony Giddens
35L’élément théorique qui nous autorise ou nous invite en quelque sorte à pousser plus loin la théorie de la structuration de Giddens vers une théorie modale de la structuration réside dans ce qu’il nomme les « modalités de structuration ». Dans une formulation complexe dont il est coutumier, il les définit comme « les principales dimensions de la dualité du structurel dans l’interaction » (1987 : 78).
La théorie modale de la structuration
36Comme bien d’autres théories, la théorie modale de la structuration prétend pouvoir être rattachée à d’autres théories ;
être empiriquement vérifiable ;
offrir un cadre normatif fécond ;
présenter une utilité pratique.
37La théorie modale exploite tout l’éventail des verbes de modalité et on ne s’étonne donc pas que la linguistique en constitue une des principales sources, mais sous l’angle des sciences sociales, elle se rattache surtout, mais pas exclusivement, aux théories sociales de Bourdieu et de Giddens. Du fait de son positionnement, elle demande à être empiriquement validée dans une approche conjuguant des méthodes quantitatives et qualitatives propres à la recherche sociale empirique. Son caractère normatif se réfère à des phénomènes sociétaux, ce qui le rend pertinent pour le travail social. Enfin, l’utilité pratique de la théorie devient effective lorsque l’on démontre comment elle peut déployer ses effets dans le cadre d’un transfert de la théorie à la pratique. Cette transposition se trouve naturellement facilitée par une terminologie proche de la langue courante.
38En somme, la théorie modale de la structuration recourt aux principaux raisonnements des théories de la structuration de Giddens et en partage à maints égards les principes, mais elle revisite en quelque sorte l’interface entre structure et action pour élaborer une terminologie « sociologique de la vie quotidienne ». Elle repose sur les principes suivants destinés à élargir l’héritage de la théorie de la structuration :
La meilleure façon de comprendre la relation entre structure et action, la dualité de la structure, consiste à interpréter les modalités de la structuration au moyen des verbes de modalité.2
Les verbes de modalité forment les dimensions contraignantes et habilitantes de la structure. L’analyse linguistique permet de les regrouper par paires pour obtenir alors les modalités (de structuration) fondamentales : la modalité instrumentale, la modalité régulatrice et la modalité motivationnelle.
L’approche linguistique via les verbes modaux permet de construire une base théorique particulière pour préciser le concept de structure et décrire les positions et identités, mais aussi pour les modes de structuration et de différenciation.
Les éléments saisis à l’aide des verbes de modalité apparaissent dans la conscience pratique et la conscience discursive. Le flux continu des actions (et expériences vécues) est en quelque sorte immergé et agité par le flot du pouvoir et du devoir, du vouloir et du falloir, de l’autorisé ou du censé faire ou non.
Les verbes de modalité comptent parmi les lexèmes les plus usités dans la langue courante. Si la théorie de l’action et la théorie sociale se rattachent à leur analyse, les difficultés de transposition seront moindres et la double herméneutique facilitée.
39La théorie modale de la structuration s’inscrit dans le prolongement de la théorie de Giddens relative au rapport entre la structure et l’action et la formation du système décrit plus haut. Sur de nombreux points, Bourdieu souscrit à cette vision, quand bien même il utilise d’autres concepts. La notion d’habitus de Bourdieu vient en outre élargir la représentation de la structure, de même que sa conception des champs dessine des domaines de vie aux contours plus nets que celle de Giddens. Plus encore que ce dernier, Bourdieu ausculte les effets qu’exercent les structures les unes sur les autres, qui demandent toutefois toujours à être prouvés de façon empirique, et il souligne la vision héritée du structuralisme qui veut qu’un élément structurel n’acquière véritablement de signification qu’au travers de l’entité globale. Voilà qui fonde véritablement le discours des conditions de vie et qui montre que les actions que les individus renoncent à accomplir ou qui ne leur viennent même pas à l’esprit sont, théoriquement parlant, aussi importantes que celles qu’ils accomplissent.
40Les individus n’agissent ni entièrement par déterminisme structurel ni sous l’emprise d’impulsions totalement spontanées et conditionnées par une situation. Concrètement situés dans l’espace et le temps, ils peuvent, doivent (autrement dit ne peuvent faire autrement) et veulent, sont autorisés ou censés faire (ou ne pas faire) certaines choses. Du coup, leur marge d’action se trouve à chaque fois limitée. Leurs moyens, droits et souhaits élargissent cette marge d’action (habilitation), leurs contraintes, objectifs et obligations la restreignent. Il s’agit à la fois de conditions et de corollaires, autrement dit des moyens de l’action en même temps que de ses conséquences. Vue sous cet angle, la vie est une conjugaison de verbes de modalité.
41Il se forme dans le quotidien d’un individu des habitudes qui entraînent un moment d’inertie dans sa vie : ses conduites routinières conduisent à un certain mode de vie, qui est marqué, pour l’essentiel, par une division entre travail et loisirs. Ce mode de vie l’amène à reproduire sa situation existentielle (Lebenslagen) comprise comme l’ensemble de ses possibilités et contraintes ; ses objectifs existentiels (Lebensziele) en tant qu’ensemble de ses souhaits et d’aspirations ; ainsi que ses rôles (Rollen) formés de l’ensemble de ses droits et obligations. La situation et les objectifs existentiels ainsi que les rôles sont susceptibles d’évoluer pour former le nouveau socle des conduites ultérieures. Ces trois éléments tendent généralement à s’accorder. Ce qu’un individu peut, doit, veut, est autorisé ou censé faire ou non dans une situation concrète constitue un segment actualisé de sa situation existentielle, de ses objectifs existentiels et de ses rôles, lesquels, à leur tour, n’acquièrent de signification que dans le contexte de la structure sociale. C’est cet élément, précisément, qui constitue le point d’ancrage du discours théorique sur les modalités de la structuration. La modalité instrumentale, régulatrice et motivationnelle, indique comment les situations et objectifs existentiels, ainsi que les rôles inscrits dans la structure, peuvent influer sur la pratique du fait des possibilités et contraintes, des désirs et aspirations, des droits et obligations qui se rattachent à une situation concrète.
42La manière dont ces trois éléments s’articulent et sont ressentis dans la réalité de l’individu développe un sentiment d’exister (Lebensgefühl), qui équivaut en quelque sorte à l’appréciation relativement durable que l’individu porte sur sa propre existence. Un bon sentiment d’exister repose sur un équilibre entre la situation existentielle, les objectifs existentiels et les rôles d’une part, et le mode de vie (Lebensweise) d’autre part. Dans le meilleur des cas, cet équilibre est synonyme de bonheur. Dès lors que le sentiment d’exister tient une place centrale dans la vie de l’individu, la théorie modale de la structuration le place au cœur de sa représentation visuelle de la société. Une analyse plus détaillée de ces éléments permet d’en distinguer les différentes composantes, autrement dit, les moyens et les contraintes, les droits et les obligations, les désirs et les objectifs. [Fig. 2]

Figure 2 Bases théoriques de l’action dans la théorie de la structuration
43Dans la vie de l’individu, le temps et l’espace se concrétisent dans l’espace de vie (Lebensraum) et le parcours de vie (Lebensverlauf). Dans sa vie quotidienne, l’individu se meut dans des espaces qu’il contribue à façonner et il passe du temps dans des lieux différents et spécifiques. Les bâtiments jouent ici un rôle de premier plan, puisqu’ils lui signalent généralement clairement dans quel domaine de vie il se trouve au moment présent. Quant au parcours de vie, il permet d’identifier les domaines de vie qu’un individu a investis aux différentes périodes de sa vie, mais aussi ceux dont il a été exclu, de même qu’il indique s’il y a tenu un rôle de prestataire ou de bénéficiaire. Le curriculum renseigne aussi sur l’évolution de sa situation existentielle (mobilité sociale) et ses objectifs existentiels (conversion culturelle), et sur les changements intervenus dans son mode de vie et son sentiment de vie.
44L’identité de l’individu est composée d’une série de caractères qui lui confère, au fil du temps, une certaine singularité. Les caractères énumérés jusqu’ici constituent déjà une part essentielle de cette identité. Parmi les autres caractéristiques identitaires figurent le sexe, l’âge et l’appartenance ethnique (comprise dans un sens non essentialiste, c’est-à-dire non pas au sens d’une donnée naturelle immuable, mais comme un produit social), tous éléments qui influent en particulier sur la situation et les objectifs existentiels, de même que sur les rôles et sur le sentiment de vie que développe l’individu. Nommons encore les caractéristiques physiques telles que la taille, le poids, l’apparence, auxquels s’ajoutent encore les caractères distinctifs qui catégorisent les individus dans leurs différents domaines de vie (les catégories du domaine de vie), en particulier le style d’habitat, l’appartenance religieuse, la nationalité, la profession, l’orientation sexuelle, etc. Ainsi, les individus possèdent-ils des identités multiples. Cependant dans une société différenciée, l’individu n’est jamais considéré dans sa globalité, seule importe, selon le contexte considéré, une partie de ses caractéristiques.
45Les rôles, les situations et objectifs existentiels des individus prennent corps à travers leurs interactions. Les processus communs hautement complexes de distribution, de socialisation et de régulation auxquels ils prennent une part active ou passive – et qui peuvent se comprendre comme des conflits d’attribution, de reconnaissance et de régulation – modèlent leurs positions respectives, c’est-à-dire les positions qu’ils occupent dans la structure sociale et qui, justement, résultent de leur situation, de leurs objectifs et de leurs rôles. La structure sociale, en tant qu’elle constitue l’ensemble des positions qui renvoient les unes aux autres, est produite, perpétuée et modifiée par les conduites humaines. La structuration est un processus à double sens.
46On peut regrouper les individus partageant une situation existentielle similaire en classes (sociales), tandis que les individus dont les objectifs de vie se rejoignent forment des milieux (culturels). Lorsque les objectifs découlent, comme l’envisage Bourdieu, des situations existentielles, on est en présence de milieux de classe. La question de la formation effective de groupements sociaux d’une certaine envergure – classes ou milieux par exemple – est une question de nature empirique que la théorie ne suffit pas à éclaircir, tout au moins est-ce une question controversée. Les inconsistances de statut et dissonances de représentations croissantes font obstacle à la formation de classes et de milieux dans une optique structurelle. Il semble que les possibilités et les contraintes qui fondent les classes y correspondent de moins en moins et il en va de même des aspirations et des désirs qui forment le socle d’un milieu donné. Les avis divergent aussi quant à savoir quels domaines de vie sont caractérisés par quels rôles d’exécution ou de prestation (rôle de production vs rôle de consommation dans le domaine économique p. ex.) et se sont différenciés au cours de l’époque moderne. A cet égard, les nombreuses théories sociologiques distinguent entre quelques rares et une bonne douzaine de domaines de vie. Les classes et milieux sociaux obéissent à une logique autre que celle des domaines de vie, puisqu’un individu n’appartient qu’à un seul milieu ou à une seule classe, alors qu’il peut parfaitement évoluer dans plusieurs domaines de vie. Une autre question empirique de taille consiste à savoir dans quelle mesure le sexe, l’âge et l’appartenance ethnique d’un individu influent, sur le plan structurel, sur la composition des classes, des milieux et des domaines de vie et si l’on observe à cet égard des situations de sous-ou de sur-représentation.
47La configuration des situations existentielles produit une structure de classe (structure hiérarchique), celle des objectifs existentiels une structure de milieu (milieu culturel) et celle des rôles, une structure des domaines de vie (structure institutionnelle). Cette structure n’existe toutefois que « sur le papier » selon la formule chère à Bourdieu. Giddens parle quant à lui d’un « ordre virtuel ». De fait, cet ordre ne prend corps ou ne devient réel qu’à partir du moment où il s’inscrit dans l’action et y déploie sa qualité modale. Or, on ne saurait mieux illustrer et exprimer cette dimension que par les verbes de modalité. En effet, les individus agissants ne cessent de pouvoir et de devoir, de vouloir ou d’aimer bien, d’être autorisés ou censés faire certaines choses. Il n’y a pas d’abord la structure, puis la pratique, en tant qu’éléments indépendants l’un de l’autre. Au contraire, l’un est le moyen de l’autre. En somme, la structure s’anime littéralement dans la pratique.
48A l’évidence, l’analyse de la société ne se borne pas à étudier ce qui va constituer les marges d’action. Ainsi, la société ne se manifeste pas simplement en tant que structure, elle apparaît également sous la forme de systèmes, ceux-ci se comprenant comme une succession d’actions. Cependant, les actions ne se combinent pas sur un mode aléatoire (contingent) en un enchaînement d’actions, elles sont plutôt reliées sur un mode structuré.
49Les sous-systèmes d’une société se forment par la connexion et l’articulation des conduites d’individus caractérisés par des situations ou objectifs existentiels similaires ou assumant des rôles qui se complètent mutuellement. C’est ainsi que naissent les systèmes de classes, milieux et domaines de vie « réels ». Autrement dit, ils reposent sur les interactions entre les conduites d’individus de même condition, de même opinion ou assujettis aux mêmes règles. Dans les systèmes sociaux, on agit entre « semblables ». Les processus d’inclusion ou d’exclusion modifient en continu les « effectifs » des systèmes et sous-systèmes. Les systèmes impliquent l’intégration sociale ou l’intégration systémique au sens de Giddens, selon la manière dont ils « unissent » l’espace et le temps, c’est-à-dire la manière dont s’arti cule l’action des présents ou des absents. Les modes de constitution des systèmes étant multiples, il arrive aussi que les pratiques humaines mettent en relation des individus aux situations et objectifs existentiels distincts ou assumant des rôles dissemblables ou, pour le dire autrement, entre personnes de classes sociales, de milieux culturels ou de sphères de vie différents.
50A partir de là, il est possible de situer les interactions à partir de trois coordonnées, selon qu’elles concernent des relations :
entre pairs ou entre subordonnés ou supérieurs (différence hiérarchique) ;
entre individus de même vision ou conception (familiers) ou étrangers (différence culturelle) ;
entre individus assujettis aux mêmes règles ou à des règles différentes (différence régulatrice).
51Vu ces multiples configurations, la théorie de la structuration est aussi une théorie de la différenciation, puisque tant la structure que la pratique sont différenciées ou objets de différenciations. Si l’on regroupe les verbes de modalité par paires, on s’aperçoit que les processus qu’ils décrivent correspondent à des différenciations hiérarchiques, culturelles et institutionnelles.
52Les êtres humains vivent « en société », mais cette société ne s’entend pas toujours dans son acception globalisante. L’étude de la cohabitation humaine peut en effet s’entreprendre à la fois au niveau macro-, méso-ou microsocial, et par conséquent prendre des groupes et organisations sous la loupe. On retrouve ici les principes d’ordonnancement social préalablement exposés et c’est en fonction de ces mêmes principes que les groupes et organisations se délimitent. Au même titre que la société, une organisation ou un groupe peuvent s’appréhender en tant que structure ou système : les organisations et les groupes se différencient et sont différenciés sur un plan hiérarchique, culturel et institutionnel. Leurs éventuels sous-systèmes correspondent à un ensemble d’interactions entre individus de même condition, de même opinion ou soumis aux mêmes règles. Les organisations possèdent pour ainsi dire un « cœur d’activité », une activité principale qu’elles accomplissent dans des rôles définis de bénéficiaires ou de prestataires. Ce faisant, elles s’inscrivent dans un domaine de vie déterminé. En outre, de nombreuses organisations comprennent des éléments qui tiennent lieu de passerelles vers d’autres domaines de vie. Les organisations et les groupes, en tant qu’ils constituent des acteurs collectifs, ont un certain pouvoir, des intérêts et des règles, qui influencent leur comportement dans le contexte d’autres organisations ou d’autres groupes. Les organisations ont généralement une expression architecturale. On peut ainsi présenter sous forme de tableau les domaines de vie, les organisations, les bâtiments et les rôles (de manière analogue par douze « sous - systèmes », Burzan et al., 2008 : 21 ss et 32 ss). [Fig. 3]
53En résumé, on retiendra que l’inégalité sociale comprend la diversité culturelle hiérarchique, la normalité institutionnelle, la structuration institutionnelle et la différenciation de la pratique et de la structure, et ce, au sein des groupes, des organisations et de la ou des société(s). La société est la concrétisation des structures et des systèmes propres à la cohabitation humaine. Si nous considérons la structure, la comparaison des individus met au jour une grande partie de leurs identités et de leurs différences. En revanche, si nous considérons les systèmes, nous voyons apparaître des relations différenciées, une mise en réseau sélective des individus. [Fig. 4]
54La théorie modale de la structuration est une théorie dans la mesure où elle ne se borne pas à décrire la structure et la pratique sous leurs multiples facettes, mais éclaire aussi, et c’est précisément en cela qu’elle constitue une théorie, le mode d’interaction entre structure et pratique et décrit comment le vivre ensemble prend corps et façonne les conditions de vie individuelles et collectives. Elle se rattache directement à la théorie de la structuration de Giddens et à la théorie de la praxis de Bourdieu et examine d’autres approches théoriques pour déterminer [a] quels modes de structuration ou de différenciation elles prennent en compte, [b] à quelle aune – micro-, méso-ou microsociale – elles opèrent leur analyse et [c] si elles s’intéressent à l’inégalité sociale, à la diversité culturelle et à la normalité institutionnelle sous l’angle de la structure et/ou de l’action. Dans la mesure où la théorie modale de la structuration en tant que théorie critique de la société se réfère dans ses descriptions et ses explications à la promesse que les sociétés modernes se font à elles-mêmes – principalement au travers de la valeur normative de leurs constitutions – elle est en quête de réponses à la question sociale, à la question culturelle et à la question institutionnelle. Or, ce sont précisément ces questions qui sont au cœur des préoccupations du travail social.


Figure 3 Organisations et rôles distinctifs dans les seize domaines de vie de la société

Figure 4 Schéma sociétal de la théorie modale de la structuration
m | c | d | o | A | o |
Mod. instr. | Mod. rég. | Mod. motiv. |
p | d | ê. a. | ê. t. | A | v |
55Certains individus présentent des ressemblances sur certains points et diffèrent sur d’autres, de sorte que leur cohabitation se déploie dans toutes les combinaisons des semblables et dissemblables. La multitude de groupements humains indique que les individus peuvent se regrouper selon d’innombrables critères, étant entendu qu’il n’existe pas une seule et authentique manière de les classer, les classifications étant toujours le fait de l’homme. Toute systématique dans ce sens – élaborée avec plus ou moins de « logique » – ne sera jamais qu’une construction. Comment la sociologie s’y prend-elle pour choisir méthodiquement les caractéristiques qu’elle juge essentielles, pour saisir les identités des individus ? Et comment la pratique de l’animation socioculturelle repère-t-elle les caractéristiques identitaires qui la guident dans ses interventions et son action de prévention ?
56La théorie modale de la structuration offre ici des points de référence et propose de classer les signes identitaires comme suit :
caractéristiques acquises au cours de situations et objectifs existentiels, de modes de vie et sentiments de vie spécifiques ;
caractéristiques acquises via l’intégration dans des domaines de vie : rôles, catégories et sphères de vie ;
caractéristiques innées ou attribuées telles que le sexe, l’âge et l’appartenance ethnique ;
caractéristiques physiques telles que taille, poids et apparence.
57L’ensemble de ces caractéristiques peut faire l’objet d’une différenciation plus fine. [Fig. 5]
58La théorie modale offre donc un cadre pour identifier et situer méthodiquement les principaux attributs identitaires des individus. Pour systématique que soit l’approche, il convient de ne pas oublier qu’elle n’est jamais qu’une construction théorique. La systématique présentée permet de décrire des individus, mais aussi de considérer, par rapport aux caractéristiques retenues, la composition de groupes, organisations, quartiers ou communes, voire d’entités de plus grande ampleur – étant entendu que l’animation socioculturelle s’intéresse davantage à de telles compositions ou métissages qu’aux identités individuelles. En tant que théorie au sens premier du terme, la théorie modale de la structuration ne sert pas seulement à reconnaître des caractéristiques essentielles, son utilité tient surtout à ce qu’elle nous permet de comprendre comment celles-ci se combinent et s’influencent mutuellement. Dans le travail de prévention par exemple, les caractéristiques identitaires peuvent constituer tantôt des facteurs de risques, tantôt des facteurs de protection (voir p. ex. Hafen, chap. 2 du présent ouvrage). De manière générale, la théorie modale de la structuration peut être complétée ou enrichie par une série de théories empiriques validées qui éclairent les corrélations entre des variables définies pertinentes pour l’animation socioculturelle.
La cohésion sociale : théorie du capital social et de l’intégration
59L’animation socioculturelle se propose de réunir des individus qui ne prendraient pas d’eux-mêmes l’initiative de se rassembler et les aide à développer des intérêts communs, à les articuler et à les défendre, dans une démarche consensuelle plutôt que conflictuelle. Elle s’adresse aussi plus particulièrement à des individus dont les situations existentielles, les objectifs existentiels et les rôles ou les modes de vie diffèrent. Cependant, il ne saurait s’agir ici de contrecarrer les forces de différenciation à l’œuvre dans la société. La différenciation de la structure sociale – les théories sociales s’accordent sur ce point – est inscrite dans la modernité. Aussi, les animateurs socioculturels doivent-ils plutôt agir en pleine conscience des forces en action. Dès lors que l’on assigne à l’animation la mission sociale de faciliter, à titre subsidiaire, le lien social, voire la cohésion microsociale, et que l’on songe parallèlement à toutes les différences structurelles et pratiques mises en évidence par la théorie de la structuration, une question capitale se pose à l’animation socioculturelle : quel degré de lien social est-il vraiment possible de réaliser ? Et pour aller plus loin, à quel degré de lien social faut-il raisonnablement aspirer ? (Voir Hafen, chap. 2 du présent ouvrage.)

Figure 5 Caractéristiques identitaires des composantes de la société
60Les approches de la théorie de la structuration s’intéressent principalement à la manière dont les sociétés se reproduisent compte tenu de leurs multiples différenciations ; elles distinguent clairement la cohésion sociale de leurs conditions structurelles. Elles décortiquent aussi l’intégration de la société, quand bien même celle-ci n’est pas au cœur de leur analyse. La théorie de la structuration s’intéresse plus volontiers aux dangers qui menacent la cohésion et aux processus de désintégration, en pleine conscience que la structuration va de pair avec la différenciation et que la désintégration sociale gagne en acuité à mesure que la différenciation s’accentue. En revanche, elle nous apprend relativement peu de choses quant à la façon dont se nouent, au-delà des frontières interpersonnelles, des rapports de confiance réciproques, des relations constructives à l’épreuve des conflits. De fait, il n’est pas inutile d’explorer d’autres traditions de pensée que celle de la théorie de la structuration. Nous allons nous intéresser dans les pages qui suivent à la théorie du capital social et à la théorie de l’intégration, deux approches contemporaines qui mettent en lumière l’orientation de la pratique de l’animation socioculturelle.
61Au cours des dernières années, on a vu éclore dans le travail social un nouveau discours théorique autour du concept de capital social (Franzen & Freitag, 2007), dont on trouve une première mention dans les travaux de Lyda Judson Hanifan datant de 1916.
62En premier lieu, ce type de capital se conçoit comme une propriété individuelle. Bourdieu le définit comme
l’ensemble des ressources actuelles et potentielles qui sont liées à la possession d’un réseau durable de relations plus ou moins institutionnalisées d’inter connaissance et d’interreconnaissance ; […]. Il s’agit de ressources liées à l’appartenance à un groupe (1983 : 190 ss).
63Quiconque entend acquérir du capital social doit fournir un « travail d’institutionnalisation » et un « travail de sociabilité » constants. Le capital social individuel, comme tout type de capital, est inégalement réparti. La pertinence du capital social
a trait à la garantie d’intégration sociale et aux importantes prestations matérielles propres à compléter ou remplacer les prestations du marché et de l’Etat-Providence. Dans ce sens, le capital social a d’une part une signification propre et d’autre part une relation de compensation à d’autres inégalités. La fonction compensatoire présente cependant des limites évidentes au sens où même s’il revêt une grande importance pour les individus qui n’ont que peu d’autres ressources, ce capital n’est pas extensible ! (Diewald & Lüdicke, 2007 : 49 [trad.])
64Par ailleurs, le capital social se comprend aussi comme un attribut d’une communauté ou d’une collectivité. Pour cette seconde acception, le discours scientifique est encore en quête d’une théorie du capital social et n’a pas réussi à ce jour à produire un socle théorique solide et cohérent ; il règne au fond une grande confusion des concepts. Robert Putnam, le plus célèbre tenant de cette orientation, rattache la notion de capital social aux réseaux, mais aussi à la confiance et aux normes, considérant que ces trois composantes conjuguées facilitent la réalisation d’objectifs communs. Pourtant, plusieurs études empiriques montrent que ces éléments ne sont de fait que très faiblement corrélés, qu’ils demeurent clairement différenciables et en concluent à la nécessité de continuer à utiliser le terme de « capital social » dans le sens de Bourdieu pour le séparer explicitement des notions de confiance et de normes (fairness, réciprocité, p. ex.) [Franzen & Pointner, 2007].
65A ce stade, nous souhaitons néanmoins nous arrêter sur quatre points du discours sur les réseaux et le capital social (Kriesi, 2007 : 35 ss) en raison de leur importance pour la mission d’intégration sociale de l’animation socioculturelle et pour les considérer à la lumière de la théorie modale de la structuration :
Putnam distingue entre réseaux horizontaux et verticaux de la communication et de l’échange. Les relations verticales, certes propices à la performance, tendent à faire obstacle à la confiance.
Mark Granovetter introduit une distinction entre liens forts et liens faibles (« strong ou weak ties »). L’investissement en temps, l’intensité émotionnelle, l’intimité de la confidence, la réciprocité des services sont autant d’éléments qui se combinent pour faire la force du lien. Granovetter montre que plus la relation entre deux individus est forte plus ils ont de connaissances communes. Il discerne cependant dans les liens forts une tendance à la fermeture sociale et en conclut qu’il circule davantage d’informations du dehors dans les relations faibles, parce que celles-ci peuvent servir de ponts ou de passerelles. Granovetter souligne ici le paradoxe de « la force des liens faibles » et en vient à formuler l’hypothèse générale suivante : « Plus une communauté établit de ponts sur le plan local et entretient des liens étroits, plus elle est soudée et capable aussi de mener une action commune » (1973 : 1376 [trad.]).
Dans le même ordre d’idée, Putnam distingue entre liens ouverts ou « de pont » (bridging) et liens fermés ou d’« attachement » (bounding). Les premiers facilitent l’accès à des ressources externes et la formation de l’identité au sein de grands groupes, alors que les seconds renforcent la cohésion et l’identité de petits groupes (généralement unis par des liens d’amitié ou de parenté) ; la multiplication d’échanges fructueux développe la confiance réciproque, le sentiment de fiabilité et le degré d’implication, avec comme possible revers de la médaille une franche démarcation d’avec l’extérieur, un certain conformisme et un nivellement vers l’intérieur.
Le récent débat sur le capital social introduit un troisième type de liens sociaux en plus du capital d’attachement et du capital pont, que l’on doit à une proposition de classification de Michael Woolcock : le linking capital qui désigne les rapports qui lient les individus ou les groupes au domaine institutionnel (Karstedt, 2004 : 51). On entend par là le réseau d’organisations telles que les écoles, les services sociaux, les centres de rencontre, etc. Ces trois types de capital social présentent chacun des avantages et des inconvénients. [Fig. 6]
66Lorsque l’animation socioculturelle est amenée à travailler sur le lien social, elle se focalise essentiellement sur les réseaux horizontaux, les liens faibles et le capital social, créateur de ponts. Pour saisir le caractère horizontal des réseaux, on peut se reporter aux caractères externes et internes des situations existentielles. Selon le contexte, c’est l’une ou l’autre de ces caractéristiques qui formera l’accroche par laquelle le réseau sera perçu comme horizontal. C’est un horizon bien plus vaste qui s’ouvre lorsqu’il est question de déterminer les différences qui instaurent les liens faibles et le capital social créateur de ponts (médiation). Entrent ici en ligne de compte toutes les caractéristiques identitaires que la théorie modale de la structuration permet d’identifier. Si l’animation socioculturelle se propose, depuis une posture interventionnelle ou préventive de médiation, de jeter des ponts, il lui faut d’abord prendre conscience des caractéristiques qu’il s’agit précisément d’« enjamber », mais aussi des caractéristiques que, ce faisant, elle est amenée à négliger, et enfin, des forces de traction qui caractérisent les liens forts et le capital social d’attachement. La tâche, assurément, est loin d’être facile. La théorie modale de la structuration offre ici quelques points de repère, notamment avec son inventaire des caractéristiques identitaires pertinentes, mais aussi et surtout du fait qu’elle les classe avec méthode pour pouvoir comprendre en quoi les différences diffèrent. En d’autres termes, elle nous indique que toutes les différences entre les individus ne sont pas de même nature. En réunissant des personnes de « couleurs diverses » dans un souci constant de continuité, l’animation socioculturelle contribue à la formation de capital social créateur de ponts (voir à ce propos notamment Lehni, Odermatt & Peterhans, 2008). Il s’agit ici de jeter des ponts par-dessus les frontières des systèmes de classes, de milieux et de domaines de vie. Par ailleurs, l’animation socioculturelle représente et produit justement du capital d’attachement. Jean-Claude Gillet le formule ainsi :
Créer du liant social, restaurer des « médiactions » des interfaces entre individus et Etats, éviter la marginalisation de la société active et des solidarités vicinales, affinitaires, tribales, classiques ou communautaires, bref, articuler micro et macro social, tel est le sens de l’animation (1995 : 279).
Valeur symbolique | ||
Type de capital | positif | négatif |
Bonding (liens d’attachement) | Communauté de proximité | Stigmatisation et exclusion de l’univers de vie |
Bridging (liens d’accointance) | Société civile de qualité, intégrative | Discrimination, ségrégation, mépris social |
Linking (liens instrumentaux) | Travail social réflexif | Action stigmatisante d’experts |
Figure 6. Formes de capital social et de leur valeur symbolique (Source : Kessl, Otto & Ziegler, 2004)
67Passons maintenant à la théorie de l’intégration.
La notion d’intégration (du latin integratio = restauration) désigne le processus et le résultat d’un assemblage hétéroclite de plusieurs parties pour former une entité plus générale. Par opposition, la « désintégration » désigne la dislocation d’un tout ou le découplage d’une unité (Hüpping & Heitmeyer, 2008 : 126).
68La question de l’intégration sociale occupe la sociologie depuis ses débuts et tient encore une place de choix dans les théories contemporaines de la société – on songera ici surtout à Luhmann et Habermas. C’est surtout dans l’entourage de Wilhelm Heitmeyer (*1945) que s’élabore une théorie empiriquement vérifiée de l’intégration, qui dépeint les risques concrets de désintégration et les potentiels d’intégration des sociétés actuelles (Lange, 2000, introduction). Elle a notamment donné lieu à des études sur les conflits ethnoculturels ou la violence. Deutsche Zustände, ouvrage de Heitmeyer en plusieurs volumes, entreprend de montrer comment le syndrome de la misanthropie à l’égard de groupes – xénophobie, racisme, sexisme, homophobie, etc. – a évolué au fil des années.
69Heitmeyer (1997, 1997 a) cherche explicitement à cerner ce qui soude ou disloque les sociétés et à déterminer si les « sociétés consensuelles » se transforment en « sociétés conflictuelles ». « La concurrence est le moteur central de la désintégration et donc de la dissolution du social » (Heitmeyer, 1997 : 11).
70La mondialisation, le néolibéralisme, les flux migratoires favorisent la concurrence sociale, qui veut que l’individu porte la responsabilité de sa réussite. La distinction entre intégration sociale et intégration systémique est également très présente dans la réflexion de Heitmeyer, qui entreprend d’analyser comment les théories de l’intégration analysent les « crises sociales » et les « crises des systèmes » (Imbusch & Rucht, 2005 : 60). Heitmeyer (1997 : 632 ss) discerne en particulier trois crises propres aux sociétés actuelles : la crise structurelle d’abord, marquée par un amoindrissement des capacités de contrôle politique et juridique dû à la mondialisation de l’économie, ce qui induit une aggravation des inégalités sociales ; puis la crise de régulation qui érode la légitimité et le caractère contraignant des valeurs et des normes et tarit les sources du sens de la vie et, enfin, la crise de la cohésion, qui fragilise les appartenances et le liant des relations sociales, réduit les possibilités de reconnaissance réciproque et aboutit à l’individualisme. Ces crises engendrent impuissance, propension à la violence et tendances au repli communautaire. Elles ont cependant aussi des corollaires bienvenus, en particulier l’ouverture de nouveaux espaces de liberté. Dans cette perspective, Heitmeyer considère la dynamique de modernisation comme un exercice d’équilibre délicat (1997 : 632), et les animateurs socioculturels comme des équilibristes. La théorie de l’intégration de Heitmeyer concourt grandement à la formation d’une « cohésiologie ». Il serait assurément faux d’assimiler une société intégrée à une bonne société et une société désintégrée à une mauvaise société. Pour le dire autrement, le vivre ensemble ne doit pas tendre en soi à l’intégration. On retrouve ici une idée qui s’apparente aux liens forts et liens faibles de Granovetter :
Un groupe qui présente un haut degré de cohésion, les sectes ou les sociétés parallèles par exemple, peut engendrer des réflexes de repli et de fermeture vers le dehors et par là même contrecarrer une intégration à un niveau supérieur. Certains modes ou mécanismes d’intégration impliquent un contrôle, des contraintes, voire de la violence. A l’inverse, les formes d’intégration faibles élargissent l’éventail des choix possibles et la latitude des individus, encore qu’en dessous d’un certain seuil, elles peuvent entraîner plus d’inconvénients que d’avantages (Imbusch & Rucht, 2005 : 67).
71Dans les sociétés modernes très différenciées, dont la diversité se reflète dans les identités individuelles riches et plurielles, les multiples dimensions de l’intégration se combinent de manière très complexe et confuse. Il peut en résulter des effets paradoxaux dans le travail d’intervention et de prévention de l’animation socioculturelle.
ll est sans doute plus facile de comprendre l’intégration et la désintégration si l’on considère les processus, les interactions, les configurations du pouvoir, les institutions passerelles, les points de bascule, etc. (Imbusch & Rucht, 2005 : 67).
72L’expression institution passerelle saute immédiatement aux yeux et ce qualificatif convient tout à fait à l’animation socioculturelle, dès lors qu’à maints égards, elle s’applique à former du bridging capital et donc à favoriser l’intégration sociale au sein d’une société. D’autre part, elle sert aussi de trait d’union pour faciliter l’accès à certaines organisations, au sens du linking capital.
73Les analyses de Heitmeyer ouvrent des pistes. Inscrites dans la théorie de la structuration, elles se rapportent aux conditions dans la structure hiérarchique, aux domaines de vie politique et droit ainsi qu’à l’intégration sociale dans les interactions : en effet, pour assurer une intégration sociale valable,
il est capital de régler, au niveau de la structure sociale, le problème de l’accès adéquat aux biens matériels et culturels d’une société ; sur le plan institutionnel, il faut assurer aussi un juste équilibre des intérêts antagonistes conforme au principe d’égalité des chances, sans porter atteinte à l’intégrité des personnes parties prenantes ; sur le plan personnel enfin, il convient d’instaurer entre les individus des relations émotionnelles et expressives, condition sine qua non à la réalisation de soi et à la recherche de sens (Imbusch & Rucht, 2005 : 61).
74A la vision pessimiste issue de la théorie des systèmes du contrôle, la vision de Heitmeyer inspirée de la théorie de l’intégration affirme que le pilotage politique et juridique est non seulement nécessaire, mais aussi possible quelles que soient les forces contraires à l’œuvre. Dans cette perspective toutefois, on voit s’élever des voix critiques, étant donné le risque d’une « colonisation des domaines de vie » (Habermas) qui guette de toute part. Aussi est-il d’autant plus important de favoriser l’intégration sociale, qui s’inscrit selon Habermas (1981 a : 179) dans le « monde vécu ».
75Les diverses professions du travail social se complètent les unes les autres. Le cœur d’activité du service social est orienté vers le traitement de situations existentielles tandis que celui de l’éducation sociale est tourné vers les objectifs existentiels. Au final, ces deux disciplines limitent la différenciation hiérarchique et culturelle, en aidant principalement leurs bénéficiaires à dépasser et surmonter des situations et des objectifs de vie problématiques. Ils interviennent au niveau de l’individu. Il s’agit pour ainsi dire de « prestations en amont » dont l’animation socioculturelle tire avantage. Et si elle parvient pour sa part à rassembler durablement des individus, ceux-ci enrichissent du coup leur capital social individuel, avec un effet structurel à la clé.
Diagnostic sociologique et modèle général de transfert des savoirs
76La théorie modale de la structuration est d’emblée tournée vers la pratique, en tant qu’elle est développée comme une « praxéologie ». Pour avoir une quelconque utilité dans le cas concret, elle doit s’assortir encore d’un mode d’emploi méthodologique. Au fond, comment mettre à profit tous les savoirs issus de la théorie de la structuration, de la théorie du capital social, de la théorie de l’intégration et de toutes les autres théories qui nous sont proposées (notamment la théorie des systèmes, voir Hafen, chap. 2 du présent ouvrage) ?
77D’ordinaire, les activités que déploie l’animation socioculturelle ne se rapportent pas à des individus en particulier, elles s’adressent à un ensemble de personnes, qui parfois ne se connaissent pas encore, à des groupes ou organisations constituées ou à des entités spatiales telles que les quartiers ou communes. Les sciences sociales, à commencer par la sociologie, offrent à l’animation socioculturelle un cadre de référence majeur pour appréhender ses publics. A supposer qu’il existe une science de l’animation socioculturelle, celle-ci ne pourrait s’assimiler à la sociologie. Une science de l’animation aurait toujours la pratique en ligne de mire, alors que généralement, la réflexion sociologique s’affranchit des références explicites à l’agir. En revanche, la pensée sociologique renferme un potentiel diagnostique précieux pour l’animation socioculturelle.
78Qu’entend-on ici au juste par diagnostic ? Nous connaissons la distinction établie par la médecine et de la psychologie entre diagnostic et thérapie. Toutefois, le propos n’est pas d’établir ici un bilan de santé du « corps social » pour évoquer la cohabitation humaine, l’analogie avec l’organisme n’a guère survécu au-delà du XIXe siècle. En psychologie, le terme de diagnostic, introduit en 1921 déjà par Hermann Rorschach dans son ouvrage Psychodiagnostic, a perduré des années durant en lien avec le fameux test de Rorschach. Il a évolué depuis, tant dans son concept que dans sa portée. La psychologie moderne parle de psychologie différentielle et de diagnostic psychologique. La psychologie différentielle est l’étude des différences psychologiques entre les individus, et ce sans nécessité de déboucher sur une prise de décision. Le diagnostic psychologique, qui ne peut exister sans la psychologie différentielle, consiste à « récolter et traiter méthodiquement une série de données et d’informations en vue de fonder, de contrôler et d’optimiser des décisions et les actions qui en découlent » (Jäger & Petermann, 1992 : 11 [trad.]). Formulée de manière si générique, cette définition dépasse à l’évidence le contexte de la psychologie pour s’étendre au diagnostic au sens large.
79De manière analogue, le diagnostic sociologique consiste à réunir et à interpréter des données sur la cohabitation d’individus déterminés, en vue de fonder les décisions en faveur ou en défaveur de certaines activités professionnelles, le travail social en particulier. Le diagnostic psychologique ou sociologique vient étayer, par la vertu de la référence scientifique, le diagnostic du travail social en général (voir p. ex. Heiner, 2004 ; Heiner & Schrapper, 2004 ; Geiser, 2000) et celui de l’animation socioculturelle en particulier (pour une justification explicite d’une « sociologie clinique » voir notamment Dewe & Radtke, 1989). La question du diagnostic est aujourd’hui l’objet d’un débat polémique autour de la notion-clé de « néo-diagnostic » (Kunstreich et al., 2003, p. ex.).
80Pour mettre le diagnostic sociologique au service des activités des animateurs socioculturels – tel est précisément le propos de ce que l’on nomme le « transfert des savoirs dans la pratique » –, il est nécessaire, dans un premier temps, d’avoir une idée très claire de la démarche diagnostique et de disposer d’outils de diagnostic adéquats. Un modèle général de transfert des savoirs, qui ne conçoit pas les savoirs sous leur seule forme académique, s’attache à décrire comment les savoirs disponibles ou encore à produire s’intègrent à l’agir professionnel. Il est question ici d’une succession ou d’un cycle d’actes définis qui s’imposent dans toute approche professionnelle réfléchie et orientée vers les destinataires. Chaque acte pose une question centrale qui appelle des réponses. Ces réponses doivent avoir une validité intersubjective, raison pour laquelle il faut à chaque fois se demander comment est produite (ou comment produire) l’intersubjectivité et ce qu’il convient de faire en cas de désaccord. L’intersubjectivité est le socle des connaissances existantes, d’origine et de nature diverses. Une réponse bien argumentée permet de passer à la question suivante.
81Si les modèles d’action professionnelle, notamment les procédures de résolution de problèmes, présentent des variations dans la manière d’agencer les différentes étapes, les actes fondamentaux n’en obéissent pas moins pour l’essentiel à une logique très similaire (voir explications nuancées de Possehl, 2009), qui correspond à la chaîne de questions suivantes pour chaque situation à traiter.
Comment peut-on décrire la situation (d’un individu, d’un groupe, d’un quartier, etc.) et en quoi cette situation est-elle bonne ou mauvaise ?
Quelles causes, individuelles ou sociales, ont produit cette situation ?
Quels effets l’intervention ou l’action de prévention du travail social est-elle censée produire ?
Comment le travail social doit-il agir pour obtenir le résultat escompté ? [Fig. 7]
82Après avoir répondu à ces quatre questions cardinales, on s’attelle à la mise en œuvre des actions interventionnelles ou préventives. Une fois celles-ci réalisées, on se demandera quelle est la nouvelle situation produite, ce qui nous ramène au point de départ, c’est-à-dire à la première question. L’évaluation de la démarche personnelle est comprise dans la première et deuxième question au deuxième tour, l’action professionnelle engagée pouvant être envisagée ici comme une cause. Les modèles d’action reposent principalement sur l’enchaînement logique du diagnostic et de la « thérapie », qui signifie ici le traitement du problème.

Figure 7 Modèle de transfert des connaissances à la pratique
Approche axée sur la situation : | Approche axée sur les solutions : |
Approche axée sur les causes : | Approche axée sur les résultats : |
83Relevons ici un élément essentiel en amont : les circonstances qui incitent le travail social à intervenir sont multiples et varient en particulier d’une profession à l’autre. Au même titre que le service social et l’éducation sociale, l’animation socioculturelle est tenue d’appréhender l’univers social à partir de ses compétences spécifiques et à séparer, selon ce critère, l’important de l’insignifiant. Cependant, plus que les deux autres disciplines, elle semble devoir davantage s’activer pour accéder à « ses situations ». La situation qui forme le point de départ dans le modèle de transfert des savoirs « ne tombe pas du ciel ». « A quelles situations faut-il être attentif ? » constitue la question initiale par excellence. Et c’est précisément à cette question que répondent, en fonction de leurs compétences respectives et de manière différentielle, l’animation socioculturelle, le service social et l’éducation sociale. On mesure donc toute l’importance des repères théoriques et normatifs.
84L’animation socioculturelle répond à chaque question au mieux de sa connaissance et de sa conscience. Les réponses peuvent être formulées sous la forme d’une appréciation ou d’une analyse de la situation, d’une définition des objectifs ou encore d’un plan d’action dont il s’agit de piloter la mise en œuvre. Chaque réponse constitue le point de départ de la question suivante, jusqu’à ce que la boucle soit bouclée avec la réalisation de l’intervention ou de l’action préventive qui ouvre à son tour une nouvelle situation. Une option de sortie existe au stade de l’appréciation de la situation lorsqu’on ne distingue aucune nécessité d’agir. L’appréciation et l’analyse de la situation servent à la formation de l’opinion, alors que la définition des objectifs et le plan d’action servent à la formation de la volonté.
85La suite des étapes de travail fait appel à des savoirs de nature diverse. Le transfert de la théorie à la pratique requiert d’une part une démarche méthodique permettant de transposer des connaissances générales à des cas ou situations pratiques et d’autre part, une méthode propice à l’instauration d’une intersubjectivité décontractée ou informelle entre les acteurs. Les théories dites de l’action que propose la littérature spécialisée postulent les quatre grandes étapes énoncées, mais diffèrent dans leurs versions respectives pour introduire en divers endroits des différenciations spécificatrices. A l’évidence, le modèle en soi constitue un savoir qui fait partie du savoir-faire. A chaque étape, il y a lieu de se demander si l’on connaît suffisamment le cas, la situation ou le sujet pour aborder efficacement le problème ou le potentiel qu’ils renferment.
86Le travail social professionnel s’aide des savoirs pour sa propre légitimation, pour justifier son action ou absence d’action, a priori pour motiver les décisions ou a posteriori pour les justifier. Le savoir sert à remplacer les préjugés par des jugements différenciés. C’est principalement au moment de concevoir un projet ou de développer un concept institutionnel que l’animation socioculturelle est invitée à faire un usage rigoureux de ses savoirs et à examiner son bagage de connaissances.
87Le modèle de transfert des savoirs – ainsi dénommé parce que le transfert ne porte pas exclusivement sur la théorie (comme dans le transfert de la théorie à la pratique) mais inclut un savoir d’un autre genre – ne se limite pas à agencer au mieux les différentes étapes de l’action, il veille aussi à attribuer à chaque acte un savoir précis, puisé à différentes sources et élaboré selon des logiques distinctes.
88Une cartographie des savoirs permet de s’y retrouver. Elle est établie en reliant les degrés de réflexion, les sources de savoirs et les types de savoirs, de manière à illustrer les premiers au moyen de trois ellipses et les derniers par division en quatre parties. [Fig. 8]
Les degrés de réflexion forment trois ellipses : la connaissance du cas (première ellipse autour du cas) qui englobe les connaissances concernant les acteurs du cas, c’est-à-dire des descriptions, explications, évaluations et ébauches d’action qui s’y rapportent directement. Les savoirs de réflexion (deuxième ellipse) livrent des éléments de comparaison et de généralisation qui assurent une certaine profondeur de champ dans la compréhension du cas considéré. Enfin, la métaconnaissance (troisième ellipse) nomme les conditions à réunir pour pouvoir faire valoir la connaissance de configurations sous-jacentes. Si l’on combine ces degrés de réflexion avec les quatre types de réflexion, on obtient une cartographie complète des savoirs pertinents pour le travail social, entre autres.
Les sources de savoirs ne sont pas généralisables au même degré. Pour classer les savoirs selon leur origine, il est utile de différencier la « pratique » (professionnelle locale), le savoir propre au métier et le savoir propre à la discipline (Thole, 2002 : 38). Le savoir pratique englobe la connaissance de cas concrets concernant des individus, des groupes ou des organisations ainsi que de l’environnement de leur action, qu’il s’agisse des destinataires ou des professionnels. Le savoir propre au métier est issu des comparaisons établies entre les cas pratiques et des généralisations qui en découlent, le savoir propre à la discipline se rapporte aux connaissances généralisées pertinentes pour le travail social, lesquelles ne proviennent pas nécessairement du propre champ professionnel, mais sont issues des sciences de référence. Elles peuvent le cas échéant être regroupées pour former une science du travail social à part entière. Enfin, l’agir professionnel peut s’enrichir d’un savoir pratique.
Pour classer les types de savoirs qui conduisent à la division en quatre éléments mentionnée plus haut, il est avantageux de se référer à la théorie du discours de Habermas. On relève pour commencer une distinction fondamentale entre discours théorique et discours pratique (Habermas, 1981). L’auteur classe le discours théorique en « discours empirique » et « discours pragmatique », qui produisent des recommandations techniques et stratégiques (1991 : 97). Au-delà de Habermas, on peut subdiviser le discours empirique en « discours empirique descriptif » et « discours empirique explicatif », le premier livrant des descriptions, le second des explications. Le discours pratique, que Habermas subdivise encore en fonction d’un point de vue éthique ou moral – les valeurs d’un côté et les normes de l’autre – livre des appréciations. Le discours pragmatique débouche sur des choix d’action. Un « discours » vise ici une intersubjectivité de niveau supérieur.

Figure 8 Cartographie des savoirs
89Le découpage en quatre parties aboutit pour la première ellipse de la description du cas aux éléments suivants : les descriptions répondent à la question « De quoi retourne-t-il ? ». Les appréciations répondent aux questions « En quoi la situation est-elle bonne ou moins bonne et que faut-il y changer ? ». Les explications apportent des réponses à la question « Pourquoi les choses sont-elles comme elles sont ? », tandis que les choix d’action tentent de répondre à la question « Que faut-il faire et comment ? ».
90S’agissant de la deuxième ellipse qui englobe le savoir explicatif allant au-delà du cas concret, elle renferme la connaissance des concepts ainsi que la connaissance empirique factuelle concernant des groupes de destinataires, des professionnels et l’environnement de leur action. Le savoir appréciatif comprend l’interprétation des valeurs propres à différents membres de notre société et les connaissances des normes professionnelles ou sociales en vigueur ou valables. Les théories forment le fondement d’un savoir explicatif plus développé. Le concept de théorie désigne un ensemble cohérent d’énoncés sur des faits et leurs corrélations qui concernent un sujet donné. Par essence, le travail social puise dans les théories une représentation de la vie intérieure des individus, du vivre ensemble et de la vie professionnelle, autrement dit une vision de l’homme, de la société et de la profession. Le savoir explicatif comprend la connaissance des liens de causalité et des théories qui s’attachent à systématiser les corrélations empiriques. Enfin, le savoir d’action (ou savoir agir) regroupe les méthodes éprouvées, les procédures, les techniques, les instruments, les stratégies, les approches, etc. qui façonnent l’intervention ou la prévention.
91Enfin, concernant la troisième ellipse, on trouve en arrière-plan des savoirs qui aident la pratique professionnelle dans ses descriptions, appréciations, explications et option d’actions, des métathéories également issues de disciplines diverses. Elles visent à déterminer ce qui conditionne la légitimité intersubjective.
92Dans l’activité professionnelle quotidienne, le savoir est le plus souvent mobilisé de manière routinière et tacite (tacit knowledge) ou – pour emprunter un concept de Giddens, sur le mode de la « conscience pratique ». En revanche, le savoir explicitement thématisé dans la « conscience discursive » pose les questions suivantes :
Qu’est-ce que je sais à propos de ce cas, de cette situation, de ce sujet ?
Est-ce que j’en sais assez ?
Que me faudrait-il encore savoir ?
Comment accéder à ce savoir manquant ?
Où accéder à ce savoir ?
Me faut-il produire un nouveau savoir ?
Comment produire quel savoir ?
Selon quelle méthode puis-je étayer le savoir par rapport à un cas sur un mode intersubjectif et transposer un savoir généralisé dans la pratique ?
93Les questions 3 à 5 renvoient à la recherche, la sixième question vise à déterminer si une recherche est judicieuse (voir Husi, 2009). La septième nous conduit aussitôt aux contours de cette recherche. La huitième question, qui traite au fond du transfert des savoirs dans la pratique, pointe une des faiblesses chroniques du travail social. En effet, pour chaque phase du modèle d’action, il y a lieu d’être suffisamment au clair sur ce qu’implique exactement le fait que des individus agissants « utilisent » leurs savoirs, sachant que les savoirs mobilisés ne se rapportent justement pas à un cas concret, mais restent encore à transposer.
Analyse des parties prenantes, analyse de l’espace social, diagnostic temporel
94Voici trois options qui s’offrent à l’animation socioculturelle pour analyser de plus près une situation : [a] l’analyse des parties prenantes, [b] l’analyse de l’espace social et [c] le diagnostic du temps présent.
L’analyse des parties prenantes
95Une analyse des parties prenantes (stakeholder) détermine selon Willener (2007 : 150) les acteurs-clés, leurs intérêts, leurs moyens d’influence, et leurs réseaux et leurs rôles. Elle s’intéresse aux participants et à ceux qui sont supposés participer, les acteurs-clés étant des parties qui peuvent avoir intérêt à un projet. L’analyse livre par conséquent une description des parties prenantes et, si possible, des explications à leur sujet. Si l’on recourt à la théorie modale de la structuration, elle se rapportera aux situations et objectifs existentiels ainsi qu’aux rôles d’une part, et aux interactions d’autre part. Dans ce sens, elle ne se borne pas à étudier les intérêts en présence, démarche qui constituerait au demeurant une version abrégée de l’analyse des parties prenantes. L’analyse des intérêts traite de la question « Qui veut ou désire quoi ? ». Elle met en évidence les divergences et convergences d’intérêts. Elle est assortie de l’analyse du pouvoir, qui s’attache à répondre à la question « Qui peut (ou le cas échéant veut) faire quoi ? » et rend compte des rapports de pouvoir. Les participants n’ont en effet pas tous les moyens de défendre leurs intérêts avec le même type de pouvoir. L’analyse des rôles permet de considérer la question « Qui peut et doit faire quoi ? ». Dans le contexte professionnel, les parties prenantes assument souvent des rôles, assortis de droits et obligations découlant de leur appartenance à une organisation. Toutefois, ce sont des rôles qu’elles interprètent, bien souvent en utilisant leur marge d’interprétation à l’aune de leurs propres valeurs. L’analyse peut donc mettre au jour des obligations contradictoires ou des prérogatives. Les rôles émanent souvent de plusieurs domaines de vie. [Fig. 9]

Figure 9 Eléments de l’analyse des parties prenantes
96Pour être précis, une analyse à proprement parler ne se limite pas à de simples descriptions en réponse aux questions posées. Elle s’intéresse aussi aux causes et aux corrélations afin de pouvoir fournir des explications. Faute de ressources suffisantes, on s’en tient cependant souvent à de simples descriptions.
97Si un premier bloc de questions vise à déterminer qui sont les parties prenantes, comment on peut les décrire, quels sont leurs objectifs existentiels, leurs situations existentielles et leurs rôles et qu’une analyse structurelle y apporte des réponses, la question qui se pose ensuite est la suivante : « Quels sont les rapports, les contacts entre les parties prenantes ? ». Selon Giddens, le contact régulier interactif renvoie à l’intégration sociale, à la relation et à l’intégration des systèmes, toutes choses importantes pour l’animation socioculturelle. Quant à elle, l’analyse des réseaux cherche à cerner la nature des contacts que les parties prenantes entretiennent entre elles et, le cas échéant, les motifs de ces contacts (concernant le lien entre l’analyse des réseaux et le capital social, voir Jansen, 2003 : 26-34).
98L’analyse des parties prenantes recourt volontiers à des moyens de visualisation (métaplan) : après avoir inscrit les différentes parties prenantes, on peut entourer celles qui ont des intérêts réellement semblables d’un symbole identique (cercle, rectangle, triangle, etc.), encadrer en rouge ou en vert leur adhésion ou rejet d’une question ou encore choisir la dimension du cadre en fonction de leur pouvoir. Puis on trace des lignes de liaison entre les personnes en réseau, d’un trait plus ou moins épais selon la fréquence de leurs contacts. Les contacts représentés par des flèches indiquent qui en prend l’initiative. Dans le cas de relations réciproques, celles-ci sont figurées par des flèches à double sens.
L’analyse de l’espace social
99Selon Giddens, les individus se situent à la fois dans le temps et dans l’espace. Ils peuplent l’espace, le modèlent avec des biens mobiles ou immobiles et d’autres êtres vivants ; en se plaçant dans cet espace et en y évoluant, ils perçoivent différemment les lieux, les espaces, les frontières et les distances et leur attribuent des significations distinctes. Ces dimensions multiples aboutissent à la définition de l’espace social. « L’espace social désigne à la fois l’espace de la société et le champ d’action de l’individu, c’est-à-dire l’espace constitué par les individus agissants (sujets) et non seulement le lieu chosifié (objets) » (Kessl & Reutlinger, 2007 : 23). En conséquence, ce sont ces dimensions qui sont au cœur de l’analyse de l’espace social, ce qui passe par une approche à la fois objectivante et herméneutique. En règle générale, on satisfait à cette exigence par l’usage d’une méthode qui conjugue observation, documentation visuelle et entretiens (individuels, c’est-à-dire avec des acteurs-clés, et en petits ou grands groupes) – selon une démarche ethnographique agrémentée par des données démographiques (statistique de la population avec données structurelles stricto sensu) ; on peut y ajouter si nécessaire une enquête à caractère strictement quantitatif (voir Riege & Schubert, 2002 : 52, et plus généralement Deinet, 2009 ; Budde, Früchtel & Cyprian, 2007). En d’autres termes, il faut se rendre sur le terrain pour regarder autour de soi et échanger et emporter des impressions. Parallèlement, on s’appuie sur des informations disponibles (documents ou statistiques d’internet p. ex.), à compléter le cas échéant par une enquête (partiellement) standardisée. Pour ce faire, une analyse digne de ce nom n’utilise pas uniquement les concepts propres aux théories sociales afin de centrer ses descriptions sur des aspects essentiels du vivre ensemble, elle doit aussi exploiter le potentiel explicatif de la théorie sociale, c’est-à-dire qu’elle met en lien différents aspects de l’espace social. L’analyse de l’espace social est donc l’exemple d’une double herméneutique et en aucun cas une simple analyse de l’espace, façonné par la configuration des éléments naturels et bâtis.

Figure 10 Eléments de l’analyse de l’espace social
100Une analyse de l’espace social prend aussi sous la loupe certains caractères collectifs du vivre ensemble, notamment l’accessibilité des organisations, la situation des transports, la qualité du bâti et des lieux environnants, etc.
101Par ailleurs, le caractère homogène ou hétérogène de la population considérée constitue lui aussi un aspect majeur. En plus de l’agencement des lieux et du travail auprès des personnes, il importe de prendre en compte un troisième élément-clé, à savoir l’agencement du pilotage structurel, qui vise ici les contenus et les formes du pilotage politique (Reutlinger & Wigger, 2010 : 46-51).
102Limiter l’analyse à un espace social sélectionné n’est toutefois pas sans risque. Ainsi, l’analyse de l’espace social ne doit en aucun cas craindre les comparaisons avec d’autres espaces sociaux et elle est appelée à identifier les limites de développement spécifiques à un territoire, faute de quoi « les approches utilisées dans le cadre de la gestion du quartier seront vidées de leur substance émancipatrice » (Reutlinger & Wigger, 2008 : 358 [trad.]). De plus, les analyses de l’espace social censées dessiner des pistes d’actions sont souvent conçues sur un modèle participatif et ce fait appelle deux autres critiques :
On se demande trop peu si les procédés de participation utilisés permettent réellement aux minorités défavorisées considérées d’exprimer et de faire valoir leurs intérêts. La stratégie participative limitée à l’espace de proximité crée en outre l’illusion qu’il est possible de résoudre à leur échelle des problèmes sociaux des sociétés modernes (Reutlinger & Wigger, 2008 : 360 [trad.])
Le diagnostic du temps présent
103Pour certains, l’animation socioculturelle – plus que les autres disciplines du travail social – aurait pour enjeu ou point de départ principal les mutations de la société. Elle doit faire en sorte que les individus, plutôt que de subir simplement les changements à l’œuvre, aient la possibilité de les façonner dans leur milieu de vie. Intervient donc ici une dimension temporelle : il s’agit non seulement de tirer des leçons des expériences passées, mais aussi, et surtout de dessiner des avenirs possibles. Une contribution d’un genre particulier s’est imposée dans la sociologie qui est propre à encourager et éclairer ce type de projets : le diagnostic du temps présent. Il n’est pas rare d’ailleurs que de tels diagnostics inventent de nouvelles notions pour expliciter la société, parce qu’ils les jugent plus percutantes ou simplement pour se faire connaître. On parle ainsi depuis quelques dizaines d’années de la société de consommation, de la société de la performance, de la société de l’abondance. Les termes de société du risque, société des loisirs ou société des conflits sont venus s’y ajouter plus tard, de même que la société individualiste, la société multiculturelle, la société mondialisée, etc. Dans les faits, on retrouve dans la littérature spécialisée des dizaines d’expressions de ce type qui reposent sur un diagnostic du temps présent.
104En règle générale, les théories des mutations sociales ne se prononcent pas sur le bien-fondé des changements étudiés et analysés. C’est précisément en cela que les diagnostics du temps présent vont plus loin que les simples théories.
Les diagnostics sociologiques du temps présent ne se bornent pas à décrire les conditions sociales et les perspectives d’avenir, ils portent aussi une appréciation sur leur sujet d’étude, en termes de fonctionnement ou dysfonctionnement, de crise ou d’opportunité, de bien et de mal (Schimank, 2002 : 367).
105Du fait de leur dimension évaluative, les diagnostics du temps présent peuvent livrer des points de repère bienvenus dans le débat public et au sein des professions du social.
Les diagnostics du temps présent s’emploient à pointer et synthétiser des observations, des analyses et des réflexions afin de produire des propositions d’interprétation qui pourraient être utiles dans le débat public qu’engage une société pour déchiffrer son évolution (Reese-Schäfer, 1999 : 440 [trad.])
106L’animation socioculturelle peut s’aider de ces propositions d’interprétation, lorsqu’elle procède par elle-même, dans un contexte local, à une analyse du temps présent. Un tel diagnostic entraîne obligatoirement ses auteurs dans un horizon d’expériences et d’attentes. Avec la dimension temporelle, l’animation socioculturelle est déjà familiarisée avec la méthodologie de projet (analyse SWOT, méthode SEPO, voir Willener, 2007 : 293 et 297). [Fig. 11]
107En réalisant sa propre analyse du temps présent, l’animation socioculturelle peut condenser sans grands efforts des appréciations localement pertinentes pour les placer dans un contexte historique. Les diagnostics temporels des sciences sociales enrichissent au besoin leurs appréciations et leur confèrent une plus grande profondeur diagnostique. Du coup, on peut concevoir l’avenir dans le sens d’une prévision ou encore d’une utopie (réaliste), autrement dit comme un futur probable ou souhaitable.

Figure 11 Matrice SWOT 2 D du diagnostic temporel
108Quiconque entend affiner le diagnostic du temps présent doit non seulement attribuer les tendances sociétales au passé ou au futur, les qualifier de souhaitables ou indésirables, mais aussi les doter d’un caractère réalisable/faisable ou contraignant. En somme, il s’agit de considérer si on est en présence d’ouvertures (pouvoir, souhaiter, être autorisé à ; représentées par des cercles pleins) ou de fermetures (plus de devoir, vouloir, être censé ; représentées par des cercles vides) des marges d’action, qu’elles soient positives ou négatives. Il serait faux au demeurant de considérer toute ouverture comme une bonne chose et toute fermeture comme une mauvaise chose. Il arrive par exemple que de plus grandes libertés produisent des effets indésirables, auquel cas il peut être souhaitable d’instaurer de nouvelles règles qui imposent l’abandon d’un usage abusif des libertés. [Fig. 12]
109Les trois procédés précédemment décrits, à savoir l’analyse des parties prenantes, l’analyse de l’espace social et le diagnostic du temps présent peuvent bien sûr se combiner et s’inspirer tantôt de méthodes d’investigation journalistiques, tantôt de méthodes à caractère scientifique. Bien souvent ces trois méthodes s’utilisent dans la seule perspective d’un de vie sélectionné (ou de quelques rares domaines de vie sélectionnés), qui plus est dans un rapport local restreint. Les différents domaines de vie n’ont certes pas tous le même poids dans la société. La communauté, la formation, l’économie et la politique jouent un rôle majeur dans les parcours de vie individuels, cependant que l’animation socioculturelle prend également en compte les arts et le divertissement (considérés parfois conjointement sous le terme de « culture ») du fait de l’intérêt particulier qu’elle porte à la « démocratisation de la culture ». Les diagnostics des communes ou des quartiers s’articulent ainsi autour de ces domaines de vie (voir Stäheli, chap. 4).

Figure 12 Matrice SWOT 3 D du diagnostic temporel
En conclusion
110Pour s’affirmer parmi les professions du travail social, l’animation socioculturelle doit être en mesure d’expliciter ses domaines de compétences spécifiques. Il est supposé ici que sa spécialité consiste à favoriser la cohésion sociale, en particulier là où les instances primaires ne parviennent pas à l’assurer autant qu’il est nécessaire, et ce, en privilégiant les contacts directs entre les individus. En somme, l’animation socioculturelle a pour mission sociale de consolider, à titre subsidiaire, le lien social, c’est-à-dire l’intégration sociale, d’où son application à réunir des individus. Cependant, lorsque l’intégration révèle parfois ses limites, l’animation socioculturelle s’inspire, dans son approche de l'intégration sociale, des valeurs fondamentales des sociétés modernes, valeurs qui se résument dans l’« esprit démocratique ». Pour mener une action intégrative et légitimer son agir professionnel, l’animation socioculturelle est tributaire d’un savoir particulier taillé à sa mesure, une « cohésiologie » en quelque sorte. La sociologie lui rend ici de précieux services, spécialement ses courants que l’on connaît sous l’étiquette « théorie de la structuration » regroupant les approches de différents auteurs. La théorie de la structuration éclaire le rapport entre la structure sociétale et la pratique. Pierre Bourdieu et Anthony Giddens en ont édifié les bases et l’auteur de la présente contribution a entrepris de la développer pour construire une théorie modale de la structuration. Celle-ci conjugue d’importants postulats de Bourdieu et de Giddens à l’analyse linguistique des verbes de modalité. Pour l’animation socioculturelle, il en résulte que
les individus à qui elle s’adresse occupent une position dans la structure sociétale qui est fonction de ce qu’ils peuvent, veulent, doivent, souhaitent, sont censés ou autorisés à faire ;
les individus agissent, se réunissent et reproduisent en grande partie la structure en fonction de ces circonstances ;
leur positionnement s’opère sous l’influence de nombreux autres caractères identitaires.
111Giddens rapporte le concept d’intégration sociale aux interactions entre les sujets présents. Ce cadre théorique offre à l’animation socioculturelle un cadre de référence pour considérer dans un premier temps qui interagit avec qui et dans quels domaines le lien social est trop faible. Cet examen met en évidence une société extrêmement différenciée et les causes de cette différenciation très poussée aux niveaux hiérarchique, culturel et institutionnel. La théorie du capital social et la théorie de l’intégration, quelles que soient les critiques dont elles font l’objet, viennent compléter cette vision du vivre ensemble. La première permet à l’animation socioculturelle de porter son attention sur les réseaux horizontaux, sur les liens faibles, sur le bridging et le linking capital, la seconde lui livre des outils pour considérer les crises du lien social et se comprendre comme une institution passerelle.
112Bien souvent les connaissances théoriques issues de la pratique professionnelle restent entièrement en dehors de ces considérations. Pour y remédier, on peut s’appuyer sur un modèle général de transfert des savoirs qui rattache les étapes de l’agir professionnel aux différents types de savoirs. Le modèle est destiné à exploiter judicieusement le savoir spécialisé disponible et à engager au besoin des recherches spécifiques. La cartographie des savoirs jointe au modèle permet d’arpenter le paysage des savoirs. L’une des composantes du modèle de transfert est l’analyse de la situation, également propre à la méthode de projet, qui s’apparente aux diagnostics. Avec l’analyse des parties prenantes, de l’espace social et du diagnostic du temps présent, l’animation socioculturelle dispose d’un bon arsenal pour analyser des situations complexes.
113Ces moyens sont tous propres à étayer le diagnostic de l’animation socioculturelle :
La définition de la mission sociale trace des balises pour la perception.
La théorie modale de la structuration, alliée à la théorie du capital social et la théorie de l’intégration, pose des jalons pour les descriptions et des explications.
L’esprit du démocratisme offre des repères pour les évaluations.
Le modèle général de transfert des savoirs dans la pratique et la cartographie des savoirs fixe des orientations pour mettre les divers savoirs à profit dans la pratique.
L’analyse des parties prenantes, l’analyse de l’espace social et le diagnostic du temps présent offrent des repères pour une méthode rigoureuse de collecte d’informations descriptives, explicatives et évaluatives, et au besoin, d’informations pratiques (pour la conception des actions).
114L’animation socioculturelle s’aide de ce diagnostic pour concevoir ses interventions ou ses actions préventives et légitimer ses décisions concrètes.
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Notes de bas de page
1 Je remercie plus particulièrement Bruno Keller, Marcel Meier Kressi et Peter Streckeisen pour leurs commentaires critiques au sujet de la présente contribution.
2 En allemand, les verbes de modalité ou verbes modaux, généralement suivis d’un infinitif, modifient le sens d’une phrase et expriment diverses nuances de capacité, de nécessité ou d’aspiration. Il existe six verbes de modalité, que l’on peut répartir en trois groupes de deux, correspondant aux verbes pouvoir, devoir et vouloir en français. Le premier groupe comprend les verbes können et dürfen : können signifie être capable ou avoir la possibilité ou les moyens de faire quelque chose, tandis que dürfen exprime l’idée d’en avoir le droit ou l’autorisation. Le deuxième groupe, avec les verbes müssen et sollen, exprime une obligation, une contrainte, une nécessité : müssen rend l’idée d’une obligation absolue, sans alternative possible, être obligé ou tenu de faire quelque chose, cependant que le verbe sollen exprime une obligation morale envers soi-même, envers d’autres personnes ou la société en général. Enfin, le troisième groupe comprenant les verbes wollen et mögen, exprime la volonté, l’intention, le désir ou l’aspiration. Alors que wollen traduit une volonté déterminée, le verbe mögen (aimer bien) exprime au présent du subjonctif (möchten) un souhait, un désir une aspiration. Entre la paire müssen/sollen et können/dürfen, on distingue l’opposition entre contrainte (devoir, ne pas pouvoir) et liberté (ne pas devoir, pouvoir). [N. d. t.]
Auteur
Diplômé en sociologie, psychologie sociale et anthropologique de l’Université de Zürich. Depuis 1999, il est professeur à la Haute école de travail social de Lucerne. Ses champs d’étude portent sur la théorie de la société, du travail social et des valeurs. [gregor.husi@hslu.ch]
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