Conclusions
p. 283-286
Texte intégral
1Il est certainement très imprudent pour un historien des textes, tant il est loin de ses bases, de tirer les conclusions d’un colloque dans lequel la plupart des contributions s’appuient sur des données d’archéologie urbaine, fluviale, alluviale ou de géomorphologie. C’est donc en Béotien que je tenterai de construire un pont, poser une planche, lancer une amarre ou creuser un canal de jonction – au choix du lecteur – entre Histoire et Archéologie.
2Il faut tout d’abord souligner la pertinence du thème, tant le développement des villes ne peut se faire sans un accès à une eau abondante, tandis que les usages qui en sont faits conditionnent en retour l’organisation urbaine, qui s’imprime dans l’espace dans une dialectique entre héritage et adaptation, propre à la fabrique de la ville. La question de l’eau en ville est donc pertinente à toute époque, ce qui ne signifie pas que les réponses sont toujours identiques.
3Les 19 articles ici rassemblés traitent d’un long Moyen Âge, qui va du ve au xviiie s., avec de fréquentes références à l’Antiquité qui permettent de mesurer comment chaque société a réinventé son rapport à l’eau en fonction de ses moyens. Trois grandes époques se dessinent. On note une première rupture entre Antiquité et haut Moyen Âge où, pour schématiser, on passe d’un système hydraulique souterrain à un système aérien. Bien sûr, les Romains savaient creuser des canaux (comme le montrent les exemples d’Aoste ou de Beauvais), mais ils ont surtout excellé à construire des aqueducs et des conduites d’eau pour approvisionner fontaines, bassins et thermes qui caractérisaient leur mode de vie. En outre, l’eau est un pondéreux liquide, dont la maîtrise, doublement périlleuse, engage des compétences et une main d’œuvre importante que seuls des pouvoirs puissants ou des collectivités sont en capacité de fournir. Si la ville antique maîtrise si bien l’eau, c’est qu’elle est avant tout une communauté politique capable de mobiliser hommes et capitaux. Bien sûr, on constate qu’à Limoges on sait encore creuser au Moyen Âge des aqueducs souterrains pour acheminer l’eau potable, mais il est surtout question de canaux au Moyen Âge, car dans la plupart des villes d’origine antique, le réseau d’adduction hydrique tombe en ruine faute d’argent, de compétence et de capacité politique pour l’entretenir. La ville médiévale se structure en effet tardivement en collectivité, puisqu’elle se développe avant tout comme une agglomération économique spontanée. À chaque organisation sociale correspond donc une gestion particulière de l’eau. Le cas de Limoges illustre bien cette règle, puisque son réseau d’aqueducs médiéval double en profondeur le réseau antique qui bute désormais sur les caves des maisons.
4La deuxième rupture dans la gestion de l’eau urbaine intervient au moment du boom urbain des xie-xiiie s. : l’essor des campagnes entraîne celui du commerce, qui suscite un renouveau urbain, que les villes antiques soient revivifiées par les échanges ou qu’un bourg neuf se développe autour d’un marché castral ou abbatial, comme à Cluny ou à Bourges. La plupart des villes médiévales se sont développées au bord d’un cours d’eau, qui permet de l’approvisionner et d’y puiser l’eau domestique (sans compter la promesse d’une nappe aquifère pas trop profonde pour les puits des particuliers, à défaut d’aqueducs publics). Les villes multiplient aussi les canaux afin de faire tourner des moulins ou pour permettre aux métiers du cuir et du textile d’y laver leurs produits. Vendôme ou Amiens avec leur dizaine de kilomètre de canaux, ne sont pas les seules « Venise du Nord » du xiiie s. : la plupart des villes situées dans des plaines alluviales au bord d’un cours d’eau divagant ont entrepris d’aménager leur environnement fluvial et mériteraient le même surnom (citons le dernier cas étudié en profondeur : Merrien 2023). La ville se développe aussi le plus souvent au bout d’un pont, comme un carrefour entre routes terrestres et voie fluviale, voire à une confluence qui augmente les possibilités de trafic. Cette appétence pour l’eau de surface à partir du Moyen Âge central, tant pour la navigation que pour le travail, explique probablement l’abandon progressif de Néris-les-Bains au profit de Montluçon au xe s. L’archéologie vérifie donc la rupture observée par les historiens entre Antiquité et Moyen Âge, ce qui est rassurant mais ne doit pas empêcher de méditer les discordances que l’on peut observer ponctuellement entre les relevés archéologiques et le contexte historique, comme à Quentovic, port de fond d’estuaire fondé au vie s., très actif au viiie s. mais en déclin ensuite, tandis qu’Inès Leroy constate que la vraie rupture environnementale intervient seulement au bas Moyen Âge. L’environnement n’est donc qu’une condition, nécessaire mais pas suffisante, du développement.
5L’époque moderne se situe à bien des égards dans la continuité du système urbain en place au xiiie s., ainsi que le montre l’exemple de Wroclaw, avec ses lavandières nettoyant le linge dans les canaux urbains au xviiie s., si bien que la troisième rupture dans les usages de l’eau urbaine se situe en réalité au xixe s. Avec le machinisme, l’eau cesse d’être la principale force motrice et les canaux sont de plus en plus dédiés à l’évacuation des déchets domestiques, d’où leur couverture pour raison d’hygiène. L’invisibilisation de l’ancien réseau d’eau de surface par transformation des canaux en égouts souterrains depuis cette époque rend d’autant plus précieux le travail des archéologues pour rappeler que la plupart des villes médiévales étaient parcourues par de véritables rues aquatiques. La coupure académique au xve s. n’a ici aucune valeur épistémologique.
6Mais à quoi sert l’eau domestiquée par ces petites « Venise du nord » ? Cette eau urbaine est tour à tour protectrice lorsqu’elle alimente les fossés de l’enceinte, commerciale lorsque le cours d’eau est assez profond pour la navigation, mais surtout motrice pour les meuniers, productive pour les artisans, d’irrigation pour les jardiniers, nourricière pour les pécheurs, domestique pour les habitants qui y puisent l’eau au quotidien tout en y déversant leurs ordures, d’où le surnom si fréquent de « Merdensson/Medasson » donné à des canaux urbains (par ex. à Beauvais et à Cluny). Cette multiplicité des usages oblige à une rationalisation soulignée par beaucoup de communications : au bourg Saint-Marcel de Cluny, les blanchisseuses travaillent en amont des tanneurs, tandis que les bouchers ont leur propre canal ; à Vendôme, les canaux méridionaux, où le débit est plus fort, sont dédiés aux moulins et à la navigation tandis que les canaux septentrionaux accueillent des tanneries et de l’artisanat textile. Mais il y a trop d’usages différents de l’eau pour que chacun ait son espace propre, d’où une nécessaire cohabitation, qui ne va pas sans frictions. Si les pêcheurs s’entendent plutôt bien avec les meuniers, car ils profitent tous deux des arches des ponts, des pieux ou des duits posés dans les cours d’eau, ils sont cependant en concurrence avec les bateliers dont ils gênent la circulation. De même, la propension des artisans et des habitants à jeter leurs déchets dans le cours d’eau le plus proche paraît contradictoire avec le besoin d’eau propre pour laver, voire pour se désaltérer (aucun article ici présenté n’envisage qu’on boive l’eau des cours d’eau, peut-être parce que la plupart sont des rivières ou des fleuves de faible débit, mais la pratique est attestée à Paris au xiiie s., par exemple). De ces concurrences d’usage devraient naître des conflits, mais ceux-ci semblent limités, de même que la ville médiévale paraît plutôt moins pathogène que les villes d’époque moderne et même du xixe s., ainsi que le notent P. Duma et J. Piekalski pour Wroclaw. Les communautés médiévales semblent donc s’autoréguler relativement facilement : dans ce monde sous-administré, est-ce un effet de source ou une question de culture politique communautaire ? C’est en tout cas une question à méditer.
7Ces usages variés donnent naissance à un nombre non moins varié d’infrastructures. L’articulation entre l’eau et la ville se joue principalement sur le triptyque enceinte/pont/moulins. Les villes se développant en général sur une seule rive, le pont est muni d’un avant-pont fortifié, tandis que le cours d’eau, plus ou moins canalisé, épouse autant que possible l’enceinte. Poitiers offre un bel exemple d’articulation défensive avec des fortifications complexes au niveau des portes sur la Boivre. La présence de moulins sur des canaux de dérivation est cependant une faiblesse car leur chaussée d’accès peut servir à l’ennemi pour approcher. Les ponts sur les gros cours d’eau sont toujours des emplacements privilégiés par les moulins, mais à défaut, on les trouve sur des canaux. Leur nombre pose la question des besoins et de la capacité énergétique des villes, qui varie en fonction de leur démographie mais aussi de la structure plus ou moins industrielle de leur économie : on peut s’étonner qu’il y ait 19 moulins à Vendôme et seulement 16 à Amiens qui a pourtant 20 000 habitants en 1328. À titre de comparaison, Paris compte 74 moulins intra muros vers 1300, tous dédiés à la mouture du grain mais cela ne suffit pas à assurer les besoins en farine de ses 250 000 habitants, si bien que la capitale a aussi besoin des moulins de Charenton et de Melun (Marchandin 2021).
8Mais ce sont surtout les canaux qui ont été l’objet de l’attention des archéologues réunis ici, en particulier Pauline Peter qui en dresse une typologie fine : il y a des canaux de remodelage qui suivent le tracé d’un cours d’eau préexistant et des canaux artificiels, aux formes aussi variées que leur usage (canaux d’impasse, de dérivation, de raccourcis, de raccordement, de jonction et enfin canaux latéraux dédoublant une rivière). Ils sont munis de batardeaux, mais les écluses en revanche sont rares, au mieux datées du xve, plutôt d’époque moderne, voire du xixe s. pour les écluses à sas. Les pêcheries des cours d’eau s’appuient sur des duits, tandis que celles des canaux utilisent les huches et tonneaux pour les canaux étroits du centre de Vendôme, et des combres pour ceux, plus larges, de la périphérie. Les norias, évoquées pour Cordoue et Wroclaw où elles puisent l’eau de la rivière pour l’irrigation, ne semblent pas courantes dans la France médiévale. Les ports en revanche le sont, mais ils ne sont pas systématiquement évoqués, peut-être parce que la moitié des communications porte sur des petites villes et des cours d’eau secondaires, peut-être aussi parce que la plupart des ports sont des ports d’échouage dotés de peu d’infrastructures. D’une manière générale les aménagements des berges se limitent bien souvent à quelques pieux d’amarrage : l’organisation des ports médiévaux, avec ses règlements, ses percepteurs, la spécialisation de ses espaces et de ses acteurs, est donc plus sophistiquée que ses infrastructures. Puisque les aqueducs sont rares, restent les puits et les citernes, très courants au Moyen Âge, mais curieusement peu évoqués dans ce volume.
9En dehors des puits et des citernes dont la construction est abordable pour des particuliers, tous ces aménagements supposent un investissement considérable en travail et en argent, et ne sont donc accessibles qu’aux riches (princes, seigneurs) ou aux collectivités (communes, abbayes). C’est là que l’histoire, qui identifie les acteurs à l’œuvre, complète utilement l’archéologie, et l’on saura gré à Marion Foucher d’avoir étudié les comptes de la municipalité de Nevers, car ils permettent de mesurer la fragilité des aménagements aquatiques et de comprendre l’organisation des travaux de réparation : elle constate ainsi que la priorité est donnée tous les ans au grand pont à partir du printemps, aux digues à la fin de l’été, et aux ponts secondaires dans le temps qui reste. L’entretien de ces ouvrages d’art mobilise des centaines de travailleurs, probablement venus des campagnes puisqu’ils logent dans des cabanes provisoires sur les berges.
10Puisque ces équipements coûteux sont assumés par les principaux pouvoirs locaux, ils deviennent le support de discours politiques et idéologiques visant, dans un retour sur investissement, à magnifier ces mêmes pouvoirs. Il n’est pas surprenant que la plupart des villes figurent sur leur sceau leurs murailles ou leur pont : ces éléments monumentaux du paysage sont aussi des preuves de savoir-faire et de richesse. Le cas de Cordoue offre une variante intéressante de ce phénomène puisque sont mis en avant sur le sceau des chrétiens le pont et la noria construits à l’époque arabe, comme autant de trophées pris à l’ennemi. Dans la plaine du Pô, les évêques promeuvent des histoires mythiques de l’origine de leur ville dans lesquelles un saint local protège miraculeusement les citadins d’une crue dévastatrice. Dans ces mêmes villes ou celles de la Flandre maritime, la construction des canaux est un gros enjeu politique et diplomatique entre seigneurs, communes et évêques ; elle permet aussi aux villes les plus prospères d’affirmer leur centralité sur les petites villes de l’arrière-pays Lombard ou les avant-ports flamands (voir à ce sujet le chapitre de Claire Billen et Chloé Deligne sur « La ville et son espace » dans Billen et al. 2021). À Nevers, le pont, dont la tête est ornée d’une statue de la Vierge, est le lieu privilégié de la mise en scène des cérémonies publiques.
11Les lois de la gravité et de l’érosion tout comme la monumentalité des équipements hydrauliques supposent des permanences spatiales qui s’imposent aux sociétés humaines comme un héritage auquel elles doivent s’adapter selon un processus dialectique qui aboutit à la fabrique de la ville. La rivière et ses affluents contraignent bien souvent le réseau viaire et le parcellaire, qui s’oriente parallèlement et orthogonalement, ce qui peut aboutir à la formation d’un véritable « corridor fluviaire » à Vendôme et à Blois. Le pont urbain, avec ses chemins en patte d’oie à chaque bout, est aussi un puissant facteur d’organisation du réseau viaire, ainsi qu’on le constate encore à Blois. Bien qu’artificiels, les canaux de drainage ont le même effet structurant sur le réseau viaire puisqu’ils rendent habitable une zone vierge, et c’est ainsi que naît le bourg autour de l’abbaye Saint-Sulpice-lès-Bourges. Ce bourg a probablement une faible densité d’habitants par rapport à la ville voisine, mais une structure socio-professionnelle résolument urbaine, puisqu’on y trouve des moulins à papier, à harnois, à drap, une foulerie, une teinturerie et des hôtelleries, en plus des granges et étables attendues. C’est donc une périphérie de la ville, tout comme la zone humide au Sud de Troyes, drainée par des canaux après avoir été englobée dans le rempart de 1230 : la zone reste non bâtie mais est manifestement intégrée à la vie de la communauté urbaine avec ses jardins maraichers, ses bassins de rouissage du chanvre… et son cimetière des excommuniés ! Plus atypique, le cas de Moissac montre un habitat dont la densité est conditionnée non par des canaux, mais par la possibilité de puiser dans un aquifère molassique pourvoyeur d’eau saine, au contraire de l’aquifère fluvial, ou celui de la zone humide qui s’est dégradé sous l’effet de son anthropisation.
12Ce compte rendu rapide des contributions ici rassemblées donne une idée de la richesse du volume. À partir de là, que reste-il à faire ? Le colloque a levé le voile sur bien des phénomènes, mais certains restent encore à explorer. Plusieurs contributions, par exemple à Rennes, ont souligné que l’enceinte protégeait autant la ville des hommes que des eaux… tout en notant qu’il y avait toujours une ou plusieurs portes sur l’eau, pour donner accès au port ou aux pêcheries. On aurait aimé avoir le regard de l’archéologue sur la façon dont les citadins fermaient leurs portes aux eaux. Les crues et leurs dégâts ont été évoqués, mais de façon incidente alors qu’ils mériteraient peut-être plus d’attention, en particulier dans la destruction des ponts et des infrastructures fluviales. De même, la pollution a été évoquée à plusieurs reprises mais pas traitée pour elle-même, alors qu’elle est bien souvent intimement liée à l’eau à travers la pollution des nappes phréatiques par des latrines mal construites, ou la pratique du tout à la rivière, à mettre en rapport avec le pavage des rues et le débit du cours d’eau. Sur le plan de la typologie des villes et des cours d’eau, l’enquête a privilégié les échelles petites et moyennes. Il est possible que les grandes villes aient été victimes de leur modernité et de leur dynamisme, si bien que leurs vestiges anciens se sont trouvés plus malmenés que dans les villes secondaires, auquel cas il restera à étudier ces infrastructures par les textes. Autre angle mort, les villes maritimes, qui mériteraient certainement une enquête archéologique aussi poussée, d’autant que leur port devait être plus construit que les ports fluviaux. Surtout, il reste à explorer l’articulation entre la ville et son hinterland aquatique, entre l’échelle urbaine et l’échelle régionale, particulièrement pertinente pour comprendre les régimes hydrographiques et les relations entre les villes reliées par un même réseau fluvial. Bien des aspects des relations entre la ville et l’eau ont été évoqués, mais tout n’a pas été traité : ce constat est cependant très réjouissant puisqu’il invite à poursuivre l’exploration !
Bibliographie
Billen et al. 2021. Billen C., Blondé B., Boone M. et Van Bruaene A.-L. - Faire société au Moyen Âge. Histoire urbaine des Anciens Pays-Bas (1100-1600), Garnier, Paris.
Marchandin 2021. Marchandin P. - Moulins et énergie à Paris du xiiie au xvie siècle, thèse Université Paris Sciences et Lettres-École Nationale des Chartes.
Merrien 2023. Merrien F.-X. - L’eau et la ville. Rennes, une histoire, Presses Universitaires de Rennes, Rennes.
Auteur
Professeur d’Histoire médiévale, Université de Rouen Normandie, EA 3831 GRHis.

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