Eaux souterraines et eaux superficielles : de la fondation d’Augusta Prætoria à la Aoste médiévale (Italie)
Groundwater and surface water: from ancient Augusta Prætoria to medieval Aosta (Italy)
p. 239-253
Résumés
La fondation d’Augusta Prætoria dans le piémont des Alpes exigea la maîtrise de l’eau par deux aqueducs et par deux canaux qui contournaient la ville pour éviter les éventuelles avenues torrentielles du Buthier. Un réseau souterrain d’assainissement urbain normalisé complétait ce système. Les différentes inondations et le manque d’entretien de ces infrastructures dès le iiie s. ap. J.-C. introduisirent des modifications dans ce réseau que la topographie urbaine de l’Antiquité tardive et la configuration de deux agglomérations, la cité et le bourg, transformèrent, marquant ainsi la ville d’Aoste jusqu’à nos jours. L’article propose une relecture des données archéologiques à la lumière de nouvelles fouilles.
The foundation of Augusta Prætoria in the foothills of the Alps required the provision of water by two aqueducts and two canals which were designed to counter the floodwaters of the Buthier. which worked in tandem with an underground water management and drainage system The various floods and the lack of maintenance of these infrastructures from the 3rd c. AD introduced modifications in this network which was transformed by the late Antique urban topography characterised by two towns, the city and the borough, establishing the layout of Aosta as it remains today. The article proposes a re-reading of existing archaeological data informed by recent excavations.
Entrées d’index
Mots-clés : Alpes, Augusta Prætoria, fabrique urbaine, canaux, égouts
Keywords : Alps, Augusta Prætoria, urban fabric, canals, sewers
Texte intégral
1La fondation d’Augusta Prætoria (Aoste, Italie) offre un cadre idéal pour la compréhension de l’insertion de l’eau dans la ville antique et médiévale. Sa position au piémont des massifs alpins comporte l’accès à de riches sources d’eau mais impose la maîtrise de l’eau de ruissellement et l’acceptation des risques majeurs dus aux inondations et aux éboulements récurrents à cause de sa position topographique.
2Après les contributions de R. Mollo-Mezzena (2004) et de P. Framarin (2011) la nôtre se justifie d’une part par une reprise de la documentation primaire des interventions des fouilles de 2004 et d’autre part par l’intégration des données des fouilles plus récentes concernant les adductions et systèmes d’évacuation des eaux de l’Antiquité tardive et du haut Moyen Âge. La réalisation d’une thèse visant à la compréhension de la fabrique urbaine de la ville d’Aoste 4 et les travaux conduits dans le cadre d’une collaboration entre l’UMR ArScAn et la Surintendance de la Vallée d’Aoste permettront de compléter le panorama de la circulation et des usages de l’eau de cette ville alpine.
1. Une ville de fond de vallée alpine
3Enchâssée entre les Alpes graies et les Alpes pennines, la Vallée d’Aoste, la plus petite des régions italiennes, est entourée des plus hautes montagnes d’Europe, avec les massifs du Mont Blanc (4 810 m), du Mont-Rose (4 634 m), du Grand-Paradis (4 061 m) et du Cervin (4 478 m).
4La région est bordée au nord par la Suisse (Canton du Valais), au sud et à l’est par le Piémont et à l’ouest par la France (Savoie, Haute-Savoie). Le caractère essentiellement montagnard de la Vallée d’Aoste est souligné par son altitude moyenne élevée (presque 2 000 m), légèrement au-dessous de la limite supérieure de la végétation. C’est pourquoi l’histoire d’Aoste et de sa région doit être lue et interprétée à la lumière de cette dialectique constante entre un écosystème alpin fermé mais perméable, même s’il est parfois hostile, et le rôle de « plaque tournante » de l’Europe (Artru 2016) qu’a toujours joué cette petite région reculée et pourtant située au cœur du continent (Fig. 1).
Fig. 1 - Position de la Vallée d’Aoste dans les Alpes occidentales.

Infographie E. Vidal-Ros, EOX.
5La région comprend deux milieux éco-géographiques bien distincts : le fond de la vallée principale de la Doire Baltée (la plaine) où se situe la fondation urbaine (583 m) et les reliefs prononcés (la montagne). Le versant orographique gauche du fleuve, l’adret, est exposé au sud et plus ensoleillé, tandis que la rive droite, appelée ici « envers », est exposée au nord (Cerutti 1995).
6La rivière principale, la Doire Baltée – qui naît des glaciers du Mont-Blanc et se jette dans le Pô près de Chivasso (Piémont) – coule au centre de la vallée à travers toute la région, et longe le sud de la ville d’Aoste. D’origine glaciaire, elle recueille les eaux de tous les torrents des nombreuses vallées latérales, dont l’un des plus importants est le Buthier, qui descend du Grand-Combin (4 314 m), et se jette dans la Doire juste à l’est d’Aoste (Fig. 2).
Fig. 2 - Bassin d’Aoste et position de la fondation romaine entre la Doire Baltée et le Buthier.

7Un bassin relativement plat s’ouvre au centre de la région, délimité au sud et à l’est par les deux cours d’eau susmentionnés, au nord par des collines et le passage menant au col du Grand-Saint-Bernard (2 473 m) et à l’ouest par un vaste territoire relativement ouvert, marqué par le passage allant au col du Petit-Saint-Bernard (2 188 m). C’est dans ce bassin que, dès l’époque préromaine, les hommes ont installé des habitats, aux endroits les plus intéressants du point de vue stratégique pour contrôler les voies de passage, mais aussi les plus propices au travail des champs, avec l’accès au bois et à l’eau. Cette ressource abondante requiert d’être canalisée car le relief donne un effet dévastateur aux débordements des torrents tandis que l’eau manque à certains moments de l’été.
8Les fouilles archéologiques urbaines les plus récentes ont mis en évidence le fait que le bassin d’Aoste est caractérisé par un profil irrégulier, marqué d’une suite de dépressions et de ressauts, dont certains de dimensions considérables, fruit de l’érosion et d’inondations répétées, du Buthier surtout, mais aussi d’un lessivage dû aux eaux provenant du versant montagneux, relativement abrupt, qui borde le nord de la plaine. Ces interventions ont permis d’observer des suites répétées de fines strates sablonneuses, principalement rougeâtres ou jaunâtres, alternant avec des couches de limons grisâtres, ainsi que des lits de galets, révélateurs d’inondations plus ou moins violentes, entre lesquels on distingue des paléosols portant des traces claires d’activités anthropiques : sillons de labourage et canaux, enclos circulaires et plateformes lithiques à fonction cultuelle, remontant parfois au Néolithique (De Gattis et al. 2018) et, plus fréquemment, au premier et au deuxième âge du Fer (Armirotti, Martinengo et Wicks 2021 : 13-18 ; Armirotti, De Davide et Wicks 2018 : 109-140).
2. La fondation romaine
9La fondation de la colonie d’Augusta Prætoria (Aoste) répond à l’exigence de contrôler les Alpes pennines, cruciales pour la gestion économique et militaire de l’Empire entre la Gaule et l’Italie. Dans cette perspective, furent créées différentes villes, parmi lesquelles figurent notamment Suse, Ivrée, Martigny et Aoste. Cette dernière était essentielle pour maîtriser les deux cols (le Petit et le Grand Saint Bernard), passage obligé pour les communications entre la Méditerranée et l’ouest et le centre du continent, transformant ainsi les Alpes et leurs habitants en un laboratoire d’expérimentation politique, administrative, sociale et culturelle (Giorcelli Bersani 2019).
10C’est dans cette optique que s’insère la fondation d’Aoste, lors du neuvième consulat d’Auguste, vers 25 av. J.-C. L’agglomération est une ville de fondation à l’endroit où s’implanta le camp du général Aulus Terentius Varro Murena d’après les textes de Dion Cassius (LIII, 25) et de Strabon (IV, 6, 7). La recherche archéologique et épigraphique démontre que des échanges importants de nature économique et sociale ont lieu très tôt entre Romains et Salasses et que ces derniers sont intégrés parmi la population de la cité comme des Salassi incolæ, reconnaissant Auguste comme leur patronus (ILS 6753) et exerçant d’importantes fonctions sociales et politiques (Framarin, Ronc et Pinacoli 2014 : 231-232).
11La recherche archéologique récente (Armirotti 2017 : 103-120) offre un aperçu assez clair de l’évolution urbanistique de la ville, qui semble se développer en deux phases distinctes : la première, remontant à l’époque d’Auguste, avec la construction des infrastructures indispensables à la vie urbaine : la construction de l’enceinte défensive qui délimite une superficie totale de 41,6 ha ; le début du réseau de rues avec une grille de 64 insulæ, de 75 × 57,5 m (4 312,5 m2) chacune (Framarin, Ronc et Pinacoli 2014 : 157-194) (Fig. 3 et 4) ; les infrastructures hydrauliques, le forum, certaines domus situées le long du decumanus maximus et quelques habitations privées du côté sud de la ville ; mais aussi, dans la zone suburbaine, l’arc honoraire et les nécropoles. Dans la deuxième phase, datée entre le milieu et la fin du ier s. ap. J.-C., le paysage architectural de la colonie s’enrichit et s’élargit avec une véritable monumentalisation de l’agglomération grâce à l’utilisation massive de marbres (Armirotti et Castoldi 2019 : 119-136). Ces travaux édilitaires concernent l’élargissement de l’aire du forum (Framarin et Cortelazzo 2008 : 35-52), la construction de nouveaux bâtiments publics comme deux thermes (Framarin, Ronc et Pinacoli 2014 : 187-188) ; Armirotti et al. 2015 : 30-35) ; le théâtre et l’amphithéâtre (Framarin, Ronc et Pinacoli 2014 : 182-187) et un probable stade.
Fig. 3 - Carte archéologique de la ville romaine avec localisations des fouilles et toponymes mentionnés dans le texte sur fond de carte du parcellaire actuel.

1. Porta Principalis Sinistra ; 2. Croix de Ville ; 3. Rue Malherbes ; 4. Cathédrale ; 5. Rue Stévenin ; 6. Thermes publiques ; 7. Place Saint-François ; 8. Porta Prætoria ; 9. Tour du Baillage ; 10. Guido Rey ; 11. Ex Caserna Challant ; 12. Rue Vevey.
Fig. 4 - Plan archéologique de la ville romaine avec les infrastructures hydrauliques avérées et restituées.

12Les observations archéologiques indiquent ensuite une première contraction de l’espace urbain dès le iiie s. ap. J.-C., quand l’archéologie met en évidence les premières dérogations à la règle de l’orthogonalité des rues et des îlots, ainsi que des dysfonctionnements partiels des infrastructures hydrauliques (Armirotti et Joris 2013 : 38-44 ; Armirotti, Joris et Tillier 2015 : 18-31). Malgré une phase de dynamisme urbain vers le ive s. ap. J.-C., liée à la proximité de la nouvelle capitale de l’empire, Milan, les siècles du haut Moyen Âge, se caractérisent par une récupération des éléments de l’architecture urbaine et la réutilisation des espaces et des bâtiments de la ville romaine comme le montrent les fouilles de la Porta Prætoria et de la Porta Principalis Sinistra (Armirotti, Sartorio, Joris et Tillier 2016 : 1-14 ; Framarin, De Davide et Wicks 2012 : 32-39).
13La morphologie du territoire a fortement conditionné les choix urbanistiques et architecturaux de la nouvelle ville. Dès la fondation augustéenne la présence de rivières et de torrents impétueux a rendu la maîtrise des eaux prioritaire (Mollo Mezzena 2004 : 59-137 ; Framarin 2011 : 239-261). La position de la colonie dans une zone à risque évident est le résultat d’un compromis entre la disponibilité de l’eau provenant de la même vallée et les dangers potentiels. Ce compromis fut probablement compensé, du moins dans l’esprit des aménageurs, par deux canaux alimentés par le Buthier, qui s’écoulaient à l’extérieur des murs de la ville. La première reconnaissance archéologique de ces canaux fut réalisée par R. Mollo Mezzena entre 1983 et 1984, dans les fouilles de Guido Rey et de l’ex Caserma Challant qui montrèrent un canal en V à ciel ouvert daté des premiers moments de l’aménagement urbain d’Aoste (25 av. J.-C.-10 ap. J.-C.). Ces découvertes permirent de restituer un canal parallèle au mur nord du rempart de presque 300 m de longueur, à quelques mètres à peine du canal actuel qui reproduit le même parcours (Fig. 3 et 10 : 10 et 11 ; Fig. 5). Le comblement était constitué de sédiments limoneux et de dépôts alluvionaires, datés du haut Moyen Âge. En 1991, Mollo Mezzena fit un constat tout à fait comparable : un canal de même facture était identifié dans la rue Vevey (Fig. 3 et 10 : 12 ; Fig. 5, 8 et 9), à quelques mètres de celui qui est toujours fonctionnel aujourd’hui. La séquence stratigraphique mettait en évidence une succession de canaux dont on connaît mieux la chronologie des phases finales comme on le verra ci-dessous. Les canaux découverts à la fin des années quatre-vingts furent interprétés comme des infrastructures destinées à la fois à des besoins fonctionnels tels que l’alimentation probable du réseau d’égouts, à la régulation de l’eau avec un débit plus régulier et à dévier l’eau excédentaire du Buthier autour du périmètre des murailles urbaines (Mollo Mezzena 1988 : 81-82 et fig. 18 et 30) (Fig. 3 et 5).
Fig. 5 - Plan des aqueducs qui alimentaient la ville romaine avec rajouts des canaux documentés par R. Mollo Mezzena (1988 et inédit) sur fond d’image de D. Sepio.

Le trait plein des canaux représente le tracé avéré par l’archéologie et le trait discontinu, la restitution morphologique.
Framarin, Marquet, De Davide et Sepio 2011 : 63, fig. 3.
14Deux aqueducs furent également réalisés pour capter des sources situées sur les collines au nord de la ville (Fig. 4) : celui provenant du nord-est (aqueduc de la Comba) entrait dans la ville à proximité de la tour de l’angle nord-est, tandis que l’aqueduc de Bibian provenant du nord et traversant un bassin de décantation (piscina limaria) de 7,90 × 5,30 m entrait dans la ville à travers la Porta Principalis Sinistra (Mollo Mezzena 2004 : 61-66). Adossé à la tour ouest et daté de la deuxième moitié du ier s. ap. J.-C., un castellum plumbeum (Framarin 2011 : 239-261 ; Framarin, Marquet, De Davide et Sepio 2011) a été observé (Fig. 3 : 1 ; 3 ; 5 et 10 : 1). La nécessité de construire, au cours de cette phase, un château d’eau est probablement due à une intervention d’agrandissement de l’aqueduc. Ce fait est lié à un accroissement de la demande d’alimentation en eau, dérivant vraisemblablement d’une augmentation de la population et de la réalisation de deux ensembles balnéaires dans le cadre du processus de monumentalisation de la ville, qui remonte à 70 ou 90 ans après sa fondation. L’enquête archéologique révèle très bien cette situation : à la branche principale de l’aqueduc de Bibian vient s’ajouter une canalisation secondaire postérieure, plus petite et de section rectangulaire, provenant de Signayes, sur la colline nord-ouest d’Aoste, pour augmenter le débit devenu insuffisant (Mollo Mezzena 2004 : 64-65).
15Le système de circulation et d’évacuation des eaux était tout aussi important et comportait un très dense réseau de canalisations et d’égouts sous les rues, vers lesquels étaient déversées les eaux usées des bâtiments tant privés (domus et insulæ) que publics (fontaines et édifices monumentaux) (Mollo Mezzena 2004 : 76-78) (Fig. 4).
16En 2013, l’occasion s’est présentée de fouiller une section de l’égout qui passe sous l’une des rues principales de la ville romaine, à la croisée du cardo maximus et du premier decumanus minor, aujourd’hui Croix de Ville (Armirotti-Joris 2013 : 38-44 ; Armirotti 2017 : 103-120) (Fig. 3 : 2 ; 4 et 10 : 2). Une cave privée conservait en effet les restes d’un canal et d’un puits carré en maçonnerie, construit en petits blocs de calcaire blanc. Deux petits collecteurs latéraux secondaires, provenant l’un de l’est et l’autre de l’ouest, aboutissaient dans le puits (Fig. 6) le second était vraiment très abîmé, mais celui qui venait de l’est, c’est-à-dire des insulæ où se trouvait le forum antique, était mieux conservé.
Fig. 6 - Section SO-NE de l’égout de Croix de Ville. Restitution du fonctionnement des collecteurs secondaires provenant d’une domus et du forum.

17La présence, dans une autre cave à un niveau supérieur, d’une dalle originale de la surface du cardo maximus nous a permis de reconstituer une intéressante partie des infrastructures primaires de la ville d’Augusta Prætoria, réalisées dès la fondation. L’égout avait une structure régulière traversant le terrain vierge : le fond était composé de grosses pierres à l’état brut originaires de l’excavation faite pour créer l’égout, placées très près les unes des autres, les espaces vides entre elles étant comblés par de plus petites pierres. Les parois étaient construites avec de petits blocs de calcaire blanc, liés par un mortier blanc très dur. La couverture se présente sous la forme d’une voûte en berceau : sa hauteur interne mesurait 155 × 70 cm de largeur à la base et 84 cm de largeur sur la ligne d’imposte.
18En poursuivant les fouilles, on a découvert, à 6 m de distance du puits, l’ouverture de deux autres canalisations, l’une provenant de l’est et l’autre de l’ouest, qui avaient une structure régulière en dalles et blocs de calcaire et mesuraient chacune 33 × 40 cm. Le dépôt stratigraphique a permis de dater la construction ainsi que l’utilisation et l’abandon de l’égout (Fig. 7). À l’intérieur, la stratigraphie est plutôt uniforme et régulière, avec une très légère pente du nord vers le sud : elle est formée de couches d’origine naturelle, stériles du point de vue du mobilier, caractérisées par des terrains limono-argileux très compacts, de couleur gris argenté avec des stries de rouille, qui alternent avec des couches d’origine anthropique, plus sablonneuses, riches en tessons de céramique. L’analyse du mobilier céramique a permis d’établir une chronologie des différents niveaux de remplissage de l’égout (Armirotti et Joris 2013 : 40-43) : la construction et première utilisation semblent dater du début du ier s. ap. J.-C. et s’étendre à tout le iie s. La faible épaisseur de ces premières couches, qui couvrent un arc chronologique plutôt large, s’explique peut-être par le curage constant et efficace de l’égout, comme l’on peut s’y attendre dans une ville de fondation nouvelle.
Fig. 7 - Couches de colmatage de l’égout sous le cardo maximus de Croix de Ville.

19Après cette époque, il semble qu’un phénomène naturel d’inondation ait partiellement rempli l’égout, qui a encore été utilisé – même si sa capacité était réduite de presque la moitié – entre la fin du iie s. et celle du iiie s. Les matériaux trouvés dans ces couches, en particulier les nombreux fragments de calcaire, de briques et d’autres éléments de construction, suggèrent une ville, ou une partie de la ville, moins entretenue ou déjà partiellement en ruine, avec des bâtiments à l’abandon. Après quoi, un autre phénomène d’inondation paraît avoir définitivement mis fin à l’utilisation de la structure à cet emplacement par comblement total du canal par des sédiments (en cours d’étude). Une fouille plus récente de ce même égout en 2021, à quelques centaines de mètres en aval, montre qu’à cet endroit il est seulement partiellement comblé.
3. La fabrique urbaine et le rôle structurant de l’eau
20Dans une approche diachronique d’étude de la ville, la morphologie urbaine permet de rendre compte des dynamiques de l’évolution de l’agglomération (Noizet 2013). La ville d’Auguste, installée dans le paysage de piémont de la vallée, se caractérise par un plan orthogonal enserré dans une enceinte rectangulaire, dont on conserve aujourd’hui la presque totalité du tracé. Les éléments structurants de cette ville antique ont été étudiés généralement pour ce qu’ils apportaient à la compréhension de sa fondation et de son tracé régulateur. Un nouvel enjeu consiste donc à réfléchir à la fabrique urbaine de la ville romaine puis médiévale et moderne et à la transmission et à la nature des héritages de la période tardo-antique et du haut Moyen Âge dans la forme urbaine actuelle à travers, notamment, les relations entre les cours d’eau et la maîtrise de l’eau dans la ville (Noizet 2011).
3.1. Voirie, canaux et fonctions urbaines
21Les fouilles récentes et le réexamen des découvertes anciennes confirment que l’implantation de l’agglomération est loin d’être une construction d’un seul jet, comme le montrent les phases de construction urbaine qui dépassent la période augustéenne, ce qu’avait remarqué A.-M. Cavallaro (Cavallaro 2004 : 28-29), puis souligné Philippe Leveau (Leveau 2008 : 390). De même, certains indices archéologiques montrent des phases préurbaines qui précédèrent la fondation de la ville en 25 av. J.-C., comme les fouilles de la place Saint-François (Armirotti, Sepio et Wicks 2018 : 50-61), par exemple. Malgré l’affirmation de P. Leveau (2008 : 390-391), la régularité des rues et des bâtiments fouillés n’échappe pas au plan orthonormé établi au moment de la fondation (Fig. 3 et 4)5. Un certain nombre d’exceptions ne font que confirmer la règle de l’orthogonalité mais datent, plutôt, de l’Antiquité tardive, et montrent bien un processus d’urbanisation lent.
22Vers le milieu du iiie s., l’espace urbain atteint sa plus grande extension à l’intérieur du périmètre des remparts et commence à montrer les premiers signes tangibles d’une transformation du réseau viaire de la première fondation. Malgré une conservation globale du cadre urbain d’époque augustéenne et la persistance des fonctions des espaces principaux, surtout publics, on a pu identifier des restructurations internes aux insulæ et un manque d’entretien des infrastructures hydrauliques essentielles. La chronologie de ces transformations en milieu urbain, au regard des données issues des vestiges archéologiques, ne montre pas une rupture nette mais une succession de profondes mutations, qui marquèrent l’évolution de la ville vers son état actuel à partir du ive-ve s. Les fouilles archéologiques montrent bel et bien qu’on assiste à une première rupture de la forma urbis d’origine romaine, autour du iiie s. et plus tard, aux ive-ve s.
23Dans la deuxième moitié du iiie s., immédiatement à l’est de l’aire sacrée du forum, est bâtie une domus qui s’agrandit en direction de l’aile du cryptoportique et débordant au cours du siècle suivant sur la rue cardinale mineure située immédiatement à l’est. Des structures remontant au haut Moyen Âge ont été aussi reconnues : elles montrent une divergence des alignements par rapport aux structures d’époque romaine, qui conditionna celles du xie s. (Perinetti 2000 : 31). Les transformations du haut Moyen Âge, période rarement attestée par l’archéologie et difficilement identifiable, si ce n’est par des faibles traces, sont cependant lisibles dans la morphologie urbaine actuelle. À ce moment l’organisation viaire s’affranchit, en grande partie, de la trame régulatrice issue de la fondation. La zone centrale du cavædium de la porte est, la Porta Prætoria, est occupée par des structures d’habitat qui provoquent le déplacement vers le nord de la voie centrale de la ville, l’ancien decumanus maximus, jusqu’à sa position actuelle (rue Saint-Anselme, ancienne rue Bovarnier, Fig. 10) et en lien direct avec la formation du bourg de Saint-Ours à 180 m à l’est des remparts. La voirie actuelle suit en effet l’orientation des rues Saint-Anselme et Porta Prætoria reliant les deux pôles urbains qui cristallisent et sont configurés à partir de cette période : la Cité et le Bourg. Ces deux agglomérations subsistent jusqu’à la fin du xixe et le début du xxe s., quand la ville occupe complètement l’espace intra muros de la fondation romaine et le bourg de Saint-Ours. On peut noter que même aujourd’hui l’enceinte romaine n’est pas entièrement occupée par la fonction résidentielle et conserve des espaces verts.
24Dans le secteur nord-ouest de la ville, après un abandon de la zone au iiie s., a lieu une première occupation du decumanus romain, entre les vie et viie s., avec des structures en matériaux périssables, qui est suivie par la mise en place d’un nouvel axe routier. La voirie adopte une orientation différente par rapport au quadrillage d’époque romaine et correspond à l’actuelle rue Malherbes (Armirotti, Joris et Tillier 2015 : 18) (Fig. 3 et 10 : 3).
25Le manque d’entretien des systèmes d’évacuation des eaux, en lien avec une modification de la circulation de l’eau, est attesté déjà au iiie s. dans différents secteurs de l’espace urbanisé et dans son voisinage immédiat. Au même titre que l’exemple éloquent de l’égout de Croix de Ville, évoqué ci-dessus, d’autres cas montrent cette même situation. Entre la fin du iiie et le ive s., les thermes publics proches du forum, qui voient leur espace interne modifié et agrandi par l’addition d’un corps latéral fermé par une abside (Mollo Mezzena 1992 : 273-320), témoignent aussi d’un abandon d’usage d’une partie du complexe. Un canal d’évacuation orienté nord-ouest/sud-est, passant par deux pièces de l’ensemble thermal, est comblé par un puissant dépôt limoneux, de nature similaire à celui qui colmate l’égout du cardo maximus. Le plus difficile dans ce cas, contrairement à l’égout principal, est de reconnaître les différents comblements et de fixer l’interruption et l’utilisation de ce canal qui semble être en fonctionnement au moins jusqu’au début du ive s. (Armirotti et al. 2018 : 191-208).
26Dans la partie sud-ouest de la ville, entre les iiie et ive s., on a documenté un abandon partiel de la fonction résidentielle de l’époque d’Auguste de l’insula 57 (Framarin et Ariaudo 2008 : 123 127) ; les canalisations d’évacuation de la partie domestique se raccordant à l’égout principal sont aussi colmatées par un dépôt limoneux qui obture le canal en association avec du matériel typique des ive et ve s. en contexte valdôtain (céramique à revêtement argileux, pierre ollaire et céramique à glaçure plombifère). Cette intervention a montré que, en surface et vers le milieu du iiie s., la voirie fut occupée par des structures en bois à caractère provisoire destinées à la conservation de produits alimentaires ou à la captation et au stockage d’eau, dont ne subsistent que les négatifs (Framarin et Ariaudo 2008 : 127). La structure urbaine de la voirie perd alors sa fonction initiale pour laisser place à une autre fonction à usage privée.
27Une autre modification importante se produit dans le secteur occidental de la Porta Prætoria pendant l’Antiquité tardive (Armirotti et al. 2016 : 1-14) : il s’agit de la mise en place de trois canalisations d’orientation ouest-est. La fouille a mis en évidence un découpage, dans la fondation nord de la voûte occidentale de la porte monumentale de la ville du Haut-Empire, destiné au logement de nouveaux dispositifs d’écoulement des eaux. La chronologie de ces trois canaux s’inscrit dans le même cadre que les transformations citées précédemment, entre la fin du iiie et le début du ive s.
28Les deux centres urbains, Cité et Bourg, correspondent aux deux pôles religieux principaux dont la genèse se situe dans l’Antiquité tardive. La Cité, siège épiscopal, correspond à l’agglomération qui se développa autour du forum antique, puis de la première cathédrale ; le Bourg, à l’extérieur de la ville antique, autour du martyrium paléochrétien suburbain, trouve son origine dès la fin du ive s. dans ce qui deviendra l’église et la collégiale de Saint-Ours. L’occupation médiévale et moderne se concentre autour de ces deux pôles et les axes qui les reliaient étaient les anciennes rues principales de la ville romaine.
3.2. Les témoins archéologiques des transformations post-antiques
29Les fouilles conduites à l’extérieur des murs de l’enceinte septentrionale par R. Mollo dans les années 1983-1984, dénommées l’ex Caserma Challant et rues Guido Rey - Père Laurent, et rue Vevey en 1991 (Fig. 3 et 10 : 10, 11 et 12 ; 5, 7 et 8) ont permis de constater la continuité pluriséculaire des deux canaux depuis la fondation urbaine et après les colmatages. Les sédimentations successives, de nature essentiellement limoneuse, sont interprétées comme des épisodes de crue (Mollo Mezzena 1998 : 79-90). Ce phénomène peut être lu comme une interaction entre la transformation du régime hydrogéologique de la ville et l’incapacité des systèmes de drainage à évacuer l’eau et les dépôts des crues. Comme pour l’aqueduc septentrional (Framarin, De Davide et Wicks 2011 : 31-42), le canal est définitivement colmaté au ive s. et il est déjà remplacé par un nouveau canal vers la fin du ive et le début du ve s. Entre les ive et vie s. le phénomène de crues est bien attesté à l’entrée de la ville par un apport limoneux de 70 cm (reconnu aussi rue Saint-Anselme et à la tour du Baillage, Fig. 3 et 10 : 9) dans le secteur nord et sud de l’espace central de la Porta Prætoria (Framarin et Ariaudo 2008 : 123-127).
30C’est dans ce contexte qu’il faut réinterpréter la fouille de la rue Vevey, réalisée en 1991 par R. Mollo Mezzena. Le réexamen des données de fouille (cahier de fouille, coupes stratigraphiques et mobilier), inédites à l’exception d’une mention, a porté sur la partie située au sud de la Porta Prætoria, à l’extérieur et à l’est des remparts (Mollo Mezzena 2004 : 63, 89 et fig. 3a). La coupe d’une première canalisation est-ouest (canal C) s’insère vraisemblablement dans le cadre de l’aménagement d’époque romaine : avec les deux canaux qui contournent les remparts par le nord et l’est, elle évitait les effets des inondations et la prolifération des eaux stagnantes dues au torrent Buthier. L’analyse des données et de la céramique porte notamment sur le comblement du canal C, par un dépôt limoneux unique entre les ive et ve s. et du mobilier classique de cette période (céramique à revêtement argileux). Plus au sud, la présence d’une structure orientée nord-sud, réalisée en gros cailloux, blocs de calcaire et éléments de marbre local, le bardiglio, témoignerait plutôt d’un barrage de protection du côté oriental de la ville, qui faisait face aux violentes crues du Buthier. La riche séquence stratigraphique (Fig. 8) a permis d’enregistrer l’enchaînement de dépôts alluviaux et de crues au-dessus des structures et des canalisations tardo-romaines jusqu’au comblement du canal supérieur (canal A) par des apports alluviaux à régime violent, dont le dernier date des xie xiie s.6 (Mollo Mezzena 2004 : 89, n. 157). D’autres traces d’un canal secondaire, dépendant du précédent et d’orientation est-ouest, ont été relevées dans la fouille de la rue Prés-des-Fossés (Framarin 2005 : 154) (Fig. 10 : 13). La fouille a montré la coupe d’un canal avec un mur renforcé par des gros cailloux, aménagé au Moyen Âge. Une description intéressante de la ville médiévale vient de la Vita Beati Ursi (viiie-ixe s.) qui présente la ville d’Aoste comme un bourg sujet aux débordements fréquents du torrent7 (Frutaz 1966 : 164).
Fig. 8 - Section est-ouest du canal de la rue Vevey.

Canal C : Époque romaine (US 15 : creusement ; US 16 comblement) ; Canal B : Antiquité tardive (US 7B : creusement) ; Canal A : haut Moyen Âge (US 5E : creusement ; US 5A-5B-5C-5D comblement). US 6A-6B-7-8-9 : Substrat et périodes antérieures. US 1C-4-5 : Fin d’utilisation du canal A et sol actuel.
Reconstruction graphique E. Vidal Ros ; interprétation de la documentation de R. Mollo Mezzena : C. Tillier, A. Armirotti, R. González Villaescusa.
31Toujours dans la fouille de la rue Vevey, la coupe d’un canal nord-sud montre un comblement datable de l’Antiquité tardive et celle mise en lumière à la Porta Prætoria peut être datée d’une période comprise entre les vie et xie s. (Fig. 9). Toutes ces canalisations ont été interprétées comme un réseau de fossés aménagé pour dévier à l’extérieur de la ville l’eau des inondations du torrent Buthier. Au Moyen Âge tardif le canal nord-sud, à l’est de la Porta Prætoria, subit de nouvelles modifications jusqu’à son abandon vers le xviiie s. Aujourd’hui ce canal encore en usage est enfoui sous la rue Saint-Anselme comme le montre le plan du xviiie s. (Fig. 10 : ancienne rue Bovarnier) à environ 30 m par rapport au canal du Moyen Âge. Ces informations peuvent être mises en relation avec des documents plus anciens datant des années 1191 et 1247 (Colliard 1979 : 99-100), qui évoquent les deux canaux, nord et est, appelés respectivement « de la Ville » et « du Bourg », les deux pôles urbains.
Fig. 9 - Section canal nord-sud de la rue Vevey.

US 21 : creusement du canal antique ou tardo-antique ; US 19 : canal du haut Moyen Âge ; US 11-18 : comblement du canal: US 1-10 : inutilisation du canal du haut Moyen Âge jusqu’au sol actuel.
Reconstruction graphique E. Vidal Ros ; interprétation de la documentation de R. Mollo Mezzena : C. Tillier, A. Armirotti, R. González Villaescusa.
Fig. 10 - Indication des rus de la ville d’Aoste sur fond de plan de J.-B. De Tillier (1730) avec toponymes et fouilles cités dans le texte.

1. Porta Principalis Sinistra ; 2. Croix de Ville ; 3. Rue Malherbes ; 4. Cathédrale ; 5. Rue Stévenin ; 6. Thermes publiques ; 7. Place Saint-François ; 8. Porta Prætoria ; 9. Tour du Baillage ; 10. Guido Rey ; 11. Ex Caserna Challant ; 12. Rue vevey ; 13. Prés-des-Fossés ; 14. Saint-Ours.
3.3. La trace des rus
32De ces données fournies par l’archéologie urbaine, les sources cartographiques et les représentations plus anciennes de la ville en rendent bien compte. Le plus ancien plan de la ville, datant de 1730, fut dressé par l’historien Jean-Baptiste de Tillier (De Tillier 1968 ; Lucat 1994) et garde les traces morphologiques introduites dans le tissu urbain depuis l’Antiquité. Bien qu’à cette date les axes générateurs de la ville d’Augusta Prætoria montrent une perte de l’ancienne régularité, la vieille trame d’origine romaine est encore reconnaissable dans le tracé des rues et l’adaptation des canaux secondaires qui traversent la ville (Fig. 10). Un nouveau croisement est visible à l’est de la cathédrale défini par un axe routier nord-sud, héritage d’un cardo mineur, souligné sur toute sa longueur par le canal (ru) dit Perron (Fig. 10) qui représentait la ligne de démarcation entre le territoire du chapitre de la cathédrale et celui de la collégiale Saint-Ours, comme cela apparaît dans un document de 1233 (Colliard 1979 : 98). Les deux chantiers ecclésiastiques de la cathédrale et de Saint-Ours ont sûrement joué un rôle de premier ordre dans la dynamique urbaine à partir du xe s. La position du couvent des franciscains (Fig. 10) est symptomatique car il se trouvait équidistant et en position périphérique des deux pôles urbains, comme on l’observe fréquemment pour les ordres mendiants (Guyonnet 2009 : 290-293). Un autre ru, appelé du Malconseil (Fig. 10), se détachait, comme le ru Perron, du ru de Ville, au nord des remparts, pour s’écouler vers la Croix-de-Ville et l’actuelle rue E. Aubert (ancienne rue du Marché Vaudant) et sortait de la ville par l’ancien decumanus et la vieille porte ouest de l’enceinte romaine. À l’extérieur des remparts, ne constituant plus la limite physique et symbolique de l’agglomération, les deux canaux principaux héritiers de ceux de la ville romaine et maintenant dénommés rive de Ville et rive du Bourg, dont le parcours est marqué par la présence de moulins (Rive du Bourg ou Canal des moulins), alimentaient un réseau secondaire de canalisations qui irriguaient la ville médiévale. Ces canaux servaient vraisemblablement à arroser les cultures des espaces verts de la ville et à alimenter en eau les artisanats urbains comme force motrice ou comme réseau d’évacuation ; la rue des Affaits ou des Tanneries, actuelle rue Festaz, délimitée par les rues Gramsci et Trottechien, indiquait par cette dénomination la présence de tanneries dans cette zone, confirmée dans les textes médiévaux (Colliard 1979 : 122-124).
Conclusion
33La ville antique présente deux types d’infrastructures qui apportent et régularisent les ressources en eau : les deux aqueducs de la Comba et Bibian et les canaux qui contournent encore de nos jours l’enceinte romaine par le nord, par l’ouest et par l’est. Si les premiers ont fourni l’eau avec une forte pression et en quantité nécessaire aux infrastructures publiques urbaines (thermes, fontaines et réseau d’assainissement des eaux usées…), pour les seconds les arguments manquent pour établir une fonction évidente, si ce n’est la protection des débordements du Buthier, c’est-à-dire ce qu’on pourrait appeler de nos jours une prévention des risques d’inondation. Ceci n’empêchait pas d’autres usages de consommation des eaux qui contournaient le périmètre défensif de la ville.
34Les égouts furent très bien entretenus dès la fondation. Les sédiments de cette période sont quasi absents des canaux mais, dès la fin du iie s. et surtout au iiie s., le curage se ralentit, ce qui a pour conséquence l’augmentation des sédiments qui obturent partiellement les canalisations. Il n’est pas inutile de rappeler le texte de Diodore de Sicile (Bibliothèque Historique, XIX, XLIV-XLV) qui explique l’inondation de la ville de Rhodes par le manque d’entretien des égouts : « les égouts avaient cessé d’être entretenus, puisqu’on croyait l’hiver fini ». En attendant les résultats des analyses micromorphologiques des sédiments de l’égout de Croix de Ville, c’est l’explication la plus probable à la réalité archéologique que nous pouvons apporter. Le manque d’entretien associé à une ou plusieurs inondations a dû provoquer une « thrombose » du système d’égouts à ce point précis de la ville, car la continuité de l’égout en aval, sans colmatage, permettait encore l’évacuation des eaux.
35En l’absence d’autres arguments, les informations sur les inondations des sources hagiographiques des viiie-ixe s. révèlent des épisodes récurrents d’inondations. Dans le cadre de cette contribution, on ne peut pas dresser la liste de toutes les interventions urbaines qui ont permis d’identifier les sédiments révélant des inondations et qui concernent toutes les périodes depuis la fondation d’Augusta Prætoria. Mais la grande différence entre les traces des inondations des premiers siècles de vie urbaine et celles de l’Antiquité tardive se matérialise dans l’égout de Croix de Ville : pendant les deux premiers siècles de la ville, les autorités urbaines entretiennent le système d’évacuation des eaux ; après, le curage se fait rare et le système d’assainissement est moins efficace dès le iie s. ap. J.-C. Les mentions tardo-antiques sur les inondations récurrentes sont à interpréter dans un contexte culturel (Destefanis 2021 : 108-110), qui oppose une nature irrationnelle et imprévisible, le débordement du fleuve, à la restauration de l’ordre naturel par intervention divine à travers un saint local qui rétablit le cours du fleuve dans son lit, plutôt que comme l’indice d’une péjoration climatique.
36La disparition de l’approvisionnement des deux aqueducs, qui apportaient l’eau aux infrastructures monumentales de la ville, et le manque d’entretien du système souterrain ainsi que d’autres « thromboses » des égouts à divers endroits ont dû conduire les autorités de la ville de l’Antiquité tardive et du haut Moyen Âge à privilégier les canaux de prévention des risques comme des adductions d’eau pour la ville et à aménager la circulation de l’eau superficielle à l’intérieur de l’espace urbain. Celui-ci a été marqué durablement par l’empreinte des canaux organisant et constituant des axes forts de la topographie urbaine, eux-mêmes strictement influencés par la grille urbaine antique. L’évolution de l’occupation de la ville en deux pôles urbains a pu être conditionnée en partie par ces deux canaux qui portent leurs noms, « la cité » et « le bourg ». Les fouilles de R. Mollo Mezzena montrent la transformation des canaux sans interruption entre l’Antiquité et l’époque moderne, avec des phénomènes d’alluvionnement et de recreusement et de légères adaptations du tracé, pour être incorporés définitivement au système de rus qui se développe dès les xive et xve s. alors que l’exploitation du territoire valdôtain est profondément transformée (Gerbore 1995 : 257).
37En conclusion, les données provenant des fouilles archéologiques permettent de supposer que le colmatage des égouts et des canaux par manque d’entretien, vers la fin de l’Antiquité et le début du Moyen Âge, amène à la transformation de l’ancien système en un nouveau réseau d’alimentation et de gestion de l’eau urbaine, comme le démontre la fouille de la Place Roncas (Fig. 3 et 10 : 1) (Framarin, De Davide et Wicks 2011 : 31-42). Ce réseau de canaux semble être destiné à l’eau pour l’irrigation des jardins urbains, comme force motrice des engins et comme collecteur des eaux résiduelles des tanneries et autres artisanats urbains qui marquèrent fortement le paysage médiéval d’Aoste.
Bibliographie
Abréviations
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AA : Antichità Altoadriatiche.
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Notes de bas de page
4Thèse en cours de C. Tillier, Dynamiques de la forme urbaine de la ville d’Aoste (Italie). De la fondation d’Augusta Prætoria à la ville actuelle, université de Paris Nanterre.
5A.-M. Cavallaro (2004) n’affirme nulle part dans son texte que « Les diverses constructions, même celles qui sont édifiées à l’époque de la fondation de la ville, ne respectent généralement pas le réseau viaire et possèdent parfois une orientation différente » comme l’affirme P. Leveau (2008 : 390-391). L’erreur est due sans doute à une confusion dans l’utilisation des guillemets par ce dernier.
6Laboratoire Romand de Dendrochronologie Archéolabs réf. ARC92/r958c : Canal A : 5B 1220 ± 55 BP (670-955 cal AD) No 3. Oclusion canale A : 5A 1000 ± 50 BP (900-1160 cal AD) No 1.
7Quodam igitur tempore, tanta fuit inundatio pluviarum ut omnia flumina extra ripas excederent. Fluvius vero qui iuxta huius loci fines infestare videtur, tantaque influentia lymfarum fuit, ut omnes ripas vallaverit etiam ad muros civitatis validis undis infestaret. À un certain moment, donc, il y a eu une telle inondation de pluie que tous les fleuves débordèrent. Mais le fleuve qui semble infester les bords de ce lieu, et l’influence de l’eau était si grande, qu’il renversa toutes les rives, et infesta les murailles de la ville de fortes vagues.
Auteurs
Doctorante, Université Paris Nanterre, UMR 7041 ArScAn.
Archéologue, Département de la Surintendance pour les biens et les activités culturels de la Région Autonome Vallée d’Aoste, Patrimoine archéologique.
Professeur, Paris Nanterre, UMR 7041 ArScAn.

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