Évolution de l’espace urbain alluvial et fluvial d’Amiens (Somme) du ive au xve s. : apports, complémentarité et confrontation des sources archéologiques et écrites
Evolution of the alluvial and fluvial urban space of Amiens (Somme) from the 4th to the 15th c.: contributions, complementarity and comparison of archaeological and written sources
p. 209-224
Résumés
Du nom antique de la civitas des Ambiens, Samarobriva, qui signifiait « ponts sur la Somme », à la désignation de « petite Venise » par Louis XI au xve s., Amiens fut inévitablement marquée par le milieu fluvial. Établie entre la double confluence de la Somme et de l’Avre, vers l’amont, et celle de la Somme et de la Selle, vers l’aval, elle fut logiquement prise en exemple par André Guillerme dans Les temps de l’eau. En effet, les sources archéologiques et documentaires font état des nombreux liens qui unissent la ville à son fleuve et son principal affluent, l’Avre. Durant le Haut-Empire, la civitas Ambianorum s’étendait en fond de vallée alluviale, le long de la voie de l’Océan. Cette urbanisation, aux traces matérielles révélées par les derniers travaux archéologiques, est masquée par d’épais sédiments alluviaux limono-tourbeux, déposés durant les ive-vie s. Cette phase de recul important de l’agglomération amiénoise est marquée par une nouvelle dynamique hydrographique qui, au cours des ixe-xe s., est progressivement intégrée au développement de la ville médiévale.
L’évolution de cet espace urbain en milieu alluvial et fluvial bénéficie d’un éclairage étonnant obtenu par des éléments archéologiques, principalement issus de l’archéologie préventive, et des sources documentaires, particulièrement explicites. Il en est ainsi de la donation de douze moulins, entretenus par les évêques d’Amiens sur autant de canaux et attestés pour la première fois par un document de 1059. Cette lecture croisée, questionnant aussi la nature des sources matérielles et documentaires disponibles, souhaite ouvrir une réflexion d’ordre économique et politique sur l’importance des aménagements fluviaux et sur le dynamisme de la ville d’Amiens à partir du xie s.
From the ancient name of the civitas of the Ambiens, Samarobriva, which meant “bridges over the Somme”, to being called “Little venice” by Louis XI in the 15th c., Amiens was inevitably marked by its river environment. Established between the double confluence of the Somme and the Avre, upstream, and that of the Somme and the Selle, downstream, it was understandably taken as an example by André Guillerme in Les temps de l’eau. As it happens, archaeological and documentary evidence combine to indicate numerous links uniting the town to its river and its major tributary, the Avre.
Under the early Empire, the Civitas Ambianorum extended over the base of the alluvial valley, along the route to the sea. This phase of urbanisation, known from the results of the latest archaeological interventions, is obscured by alluvial sediment deposited from the 4th to 6th c. This period of substantial reduction of the built-up area was marked by a new water dispersal system which, during the 9th and 10th c., was progressively integrated with the development of the medieval town.
The evolution of this urban fabric in an alluvial and riverine context has been the subject of an astonishing increase in understanding, thanks to archaeology and in particular to development-led archaeology and some particularly explicit documentary sources. This concerns the gift of twelve mills, maintained by the bishops of Amiens on as many water-courses and noted for the first time in a document of 1060. This read-across promises to open up a consideration of an economic and political nature on the extent of change to the riverine infrastructure and on the dynamism of the town of Amiens from the 11th c. onwards.
Entrées d’index
Mots-clés : archéologie alluviale, archéologie fluviale, berges, canaux, ponts, quais
Keywords : alluvial archeology, fluvial archeology, banks, canals, bridges, quays
Texte intégral
1Très largement touchée par les bombardements lors de la Seconde Guerre mondiale, la ville d’Amiens fut presque entièrement reconstruite après 1945. À cette occasion, elle bénéficia d’importantes explorations archéologiques, depuis le nord, à savoir les bords de la rivière d’Avre, nommée bras des Tanneurs en raison de la concentration médiévale de cette activité artisanale, jusqu’au sud, à savoir les faubourgs du plateau de l’Amiénois. Privée des constructions les plus récentes, elle livra, à l’occasion des importants travaux de reconstruction, des niveaux et vestiges antiques depuis le Haut-Empire, à savoir l’amphithéâtre, le forum, des thermes, pour les bâtiments publics, le réseau viaire, le réseau d’égouts et les insulae, ainsi que des nécropoles. Une fois reconstruite, elle put s’étendre sans occasionner de nouvelles opérations archéologiques d’importance. Toutefois, durant les vingt dernières années du xxe s., elle connut une nouvelle vague de constructions, suffisamment importantes en superficie et profondeur pour que les niveaux médiévaux et antiques soient explorés même si des découvertes, fortuites pour certaines, furent obtenues par l’obstination des archéologues plus que par la prescription et se trouvent disséminées et très localisées, sur quelques mètres carrés tout au plus. Après des décennies de découvertes archéologiques dans les quartiers établis sur les terrasses alluviales et le rebord du plateau, elle fut de nouveau explorée, par intermittence, dans sa partie alluviale, le long du cours de l’Avre (Buchez et Gemehl 1996 ; Wozny 1996 et 2000). Depuis 2017, elle bénéficie d’un éclairage archéologique renouvelé, notamment dans les anciens quartiers de la ville médiévale fortifiée, établis dans le lit majeur du fleuve (Fig. 1). Ainsi, avec l’implantation d’un réseau de chaleur urbain et la réalisation de plusieurs projets immobiliers, la ville a révélé des structures archéologiques qui permettent de documenter des aménagements fluviaux et, plus largement, la (re)conquête des sols humifères de fond de vallée, à la confluence de l’Avre, de la Selle et de la Somme.
Fig. 1 - Plan de la ville d’Amiens avec les enceintes urbaines successives et la localisation des sites archéologiques fouillés.

Cartographie R. Jonvel.
2En plus de cet important patrimoine archéologique antique et médiéval, la ville d’Amiens conserve des archives médiévales particulièrement riches et diversifiées. Avec les fonds des abbayes urbaines, du chapitre cathédral, de l’échevinage et de l’évêché, elle dispose d’un ensemble documentaire largement consacré au fleuve et à ses deux principaux affluents : l’Avre et la Selle qui délimitaient les faubourgs, à l’est et à l’ouest, au-delà de l’enceinte urbaine du xvie s. En dépit de cette documentation écrite et, dans une moindre proportion, figurée, elle ne fut que très occasionnellement ou ponctuellement appréhendée dans sa dimension alluviale ou fluviale, les érudits du xixe s. comme les chercheurs du xxe s. préférant ou privilégiant sa position économique, politique ou stratégique (Calonne 1899-1900 ; Fossier 1968). En revanche, elle fut intégrée et placée au cœur de travaux universitaires successifs (Cloquier 2004 et 2012) qui permettent désormais d’appréhender le milieu fluvial, ses activités non artisanales, aménagements et équipements médiévaux et modernes. En toute logique, elle peut donc bénéficier d’une double approche archéologique et documentaire à partir du xie s. jusqu’au xve s., les siècles postérieurs étant exclus de cette étude. Cependant, en raison du nombre élevé de canaux, une douzaine pour la Somme plus un pour l’Avre, elle ne pourra pas être appréhendée pour la totalité de ses aménagements et équipements alluviaux et fluviaux. Au regard des découvertes archéologiques les plus récentes, faites dans le lit majeur et associées aux sources écrites médiévales les plus explicites, la ville sera donc évoquée ponctuellement durant trois périodes successives, du ive au xve s.
1. La ville et le fleuve du ive au xe s. : le repli dans le castrum et l’abandon du lit majeur
3Établie en rive gauche, sur les premières terrasses alluviales, la civitas des Ambiani, Samarobriva, signifiait « ponts sur la Somme », très certainement en raison de sa position topographique, du franchissement anthropique et du rétrécissement de la vallée facilitant le passage (Bayard et Massy 1983 : 15-17 et 24-27). Jusqu’en 1996, elle conserva cette tradition historique qui fut en partie confirmée par la mise au jour du passage de la voie d’Agrippa au-dessus de l’Avre, en contre-bas du castrum, daté de 19-15 av. n. è. En pleine zone alluviale, entre le cours de la rivière et le premier bras du fleuve, situé plus au nord, elle possédait un véritable quartier, constitué de plus de 70 édifices à ossature en bois, datés des années 30-50 et révélateurs des techniques et usages des bois de construction conservés dans les limons tourbeux humifères du fond de vallée (Bernard 2003 ; Gemehl et Buchez 2005). Toutefois, en l’absence d’autre opération archéologique d’importance équivalente, elle n’a pas livré d’autre construction romaine dans cette partie alluviale.
4En revanche, au cœur du lit majeur du fleuve, à l’est de la voie d’Agrippa, les berges successives d’un bras de la Somme furent retrouvées et étudiées, au niveau de l’actuelle rue Edmond-Fontaine, sur une section du canal de l’Engoulevent, comblée en 1970. Même si la nature des ouvrages antérieurs n’a pu être vérifiée en ce lieu, des embarcadères en bois furent aménagés, dès le ier s., sur une série de remblais crayeux, dans lesquels des blocs signalent des carrières d’extraction en relation avec l’établissement de la voie d’Agrippa entre 19 et 15 av. n. è. Ces embarcadères sont constitués de deux planches, posées de chant et associées à un cheminement en bois, l’ensemble étant conforté par des pieux équarris en cours d’analyse. Permettant d’accéder à des édifices, solidement construits sur une surface damée, ils furent abandonnés après un important incendie, daté d’après le mobilier céramique vers la fin du iiie s. Ils sont associés à plusieurs séquences d’inondation et, plus généralement, à un exhaussement des terrains par des dépôts alluviaux grisâtres signalant une reprise de l’activité fluviatile, recouvrant les anciens quartiers d’habitation ; une série d’une vingtaine de monnaies théodosiennes, datées des ive-ve s., marque l’amorce de ce phénomène d’abandon dont le phasage n’a pu être reconnu lors de l’opération archéologique.
5À ces éléments originaux de la permanence des effets de l’urbanisation antique sur l’organisation spatiale des îlots amiénois durant tout le premier Moyen Âge, il convient d’ajouter que l’incidence de la remontée de la nappe fluviale après le iiie s., avérée par les précédentes fouilles, est probablement sectorielle et liée à des aménagements anthropiques dont l’emprise et la portée sont largement inconnues pour cette première période. En effet, sans avoir l’envergure des précédentes opérations archéologiques, celles qui sont réalisées depuis 2017 confirment, pour la période médiévale, une forme de pérennité des aménagements fluviaux au-delà des intervalles chronologiques jusqu’alors admis à la lecture des sources écrites. Plus largement, l’absence de toute étude sur les dynamiques sédimentaires durant l’anthropisation du fond de vallée à Amiens laisse l’image d’une peinture sans toile : les données archéologiques recueillies prennent place au sein d’un contexte hydrologique peu ou pas appréhendé.
6Néanmoins, la fouille préventive, réalisée dans la partie occidentale de la ville fluviale, au 12, rue de la Résistance, a permis d’explorer le sous-sol d’un ensemble de constructions légères de la seconde moitié du xxe s. Sur une île, située à 250 m en aval et donc à l’ouest de la chaussée antique, elle a révélé des épisodes d’abandon et de réoccupation extrêmement tardifs dans la banlieue fluviale, proche du castrum antique (Fig. 1 et Fig. 2). Elle a conduit à la mise au jour de plusieurs fosses dépotoirs, contenant un mobilier détritique daté des iie et iiie s., et localisées à 3 m de profondeur sous le sol actuel (20,87 m NGF ; Fig. 3). Toutefois, en dépit de sa localisation et de l’environnement, elle n’a livré aucun reste organique, indiquant la mise hors d’eau de l’îlot, non aménagé à cette période mais creusé de fosses.
Fig. 2 - Plan de 1813, dit de Grévin, avec l’emprise des zones fouillées.

Cartographie R. Jonvel.
Fig. 3 - Principale stratigraphie des remblais fluviaux, rue de la Résistance.

Photographies R. Jonvel.
7À l’extérieur et en aval de la ville antique, une grève, empierrée en tuf et tegulae, dont les usages sont encore avérés aux iiie-ive s. (Fig. 4), fut mise au jour lors du creusement des tranchées du réseau de chaleur urbain, au niveau de l’actuel port d’Aval. Elle fut recouverte par des dépôts tourbeux, marqués de plusieurs épisodes d’inondation, perceptibles à travers les multiples micro-couches gravillonneuses, et recouverts de radiers crayeux. Il convient de préciser que la réapparition de tourbes, dont l’ampleur est inconnue, est sporadique dans l’ancienne emprise de la ville antique, durant le haut Moyen Âge, et qu’elle fut également observée en 1991 (Prodéo 1996). L’absence systématique de mobilier archéologique à laquelle s’ajoute un contexte de fouille difficile laisse en suspens la question de la chronologie de ce phénomène. Sur ce site, une inondation plus importante a marqué la stratigraphie, permettant d’envisager aux alentours des ive-ve s. le début du phénomène.
8Au cœur du lit majeur du fleuve, la chaussée antique facilita manifestement les travaux de récupération des matériaux de construction des domus, qui s’étendaient de part et d’autre, puis l’épandage de terres limoneuses de couleur verdâtre qui ont livré une grande multitude de pièces théodosiennes, encore en circulation au ve s. Elle conserva son importance pour la jonction des deux rives comme l’attestent les quelques tessons de céramique datés du viie s. et retrouvés sporadiquement lors des fouilles de la rue Edmond-Fontaine. De même, elle favorisa certainement le développement d’un bourg, sur la rive droite du fleuve, durant les ixe-xe s., au niveau de la future paroisse Saint-Pierre.
2. La ville et le fleuve du xie au xiiie s. : des canaux, des îles et des équipements
9Les documents écrits les plus anciens et les découvertes archéologiques récentes attestent une réoccupation de la partie alluviale et fluviale de la ville durant le xe ou xie s. ; le tournant de l’an mil ne pouvant être avancé avec certitude ; la date exacte ou le facteur déclencheur restent à identifier précisément même si la paix retrouvée aurait pu déclencher un essor dès le début du xie s. Ainsi, en 1059, les douze moulins de la ville d’Amiens, construits sur les différents bras de la Somme, furent donnés au chapitre cathédral par l’évêque et les quatre moulins, établis sur le cours de l’Avre, à ses successeurs. Ces moulins ne furent malheureusement pas énumérés même si certains furent cités durant les siècles suivants et représentés sur le plan de la ville, levé en 1542 (Cloquier 2012 : 420). Établis sur les différents bras du fleuve, ils étaient certainement habités et intégrés dans un réseau viaire utilisable, probablement au plus près de l’ancienne voie antique.
10Reposant largement sur la datation du mobilier en céramique et trop peu encore sur des datations dendrochronologiques, faute d’éléments ligneux conservés en quantités suffisantes, cette anthropisation médiévale des terrains alluviaux et fluviaux se place dans un contexte de mouvement communal (1113-1117) et de fermeture du milieu urbain par l’érection d’une nouvelle enceinte au cours du xiie s., à l’instigation du comte de Flandre Philippe d’Alsace (1157-1191) et achevée sous le règne de Philippe Auguste (1180-1223). Avec la signature du traité de Boves, également appelé paix d’Amiens, en juillet 1185 et la charte de commune, confirmée par le roi la même année, cette expansion urbaine se développe dans un contexte de réorganisation des influences politiques. C’est dans ce contexte politique qu’interviennent les aménagements fluviaux que l’archéologie a récemment mis en évidence. Ainsi, avec les observations faites au niveau du port d’Aval, à l’extérieur de la ville (Fig. 4), ce développement démographique et économique de la ville se traduit par une reconquête des berges et un arrêt des inondations durant le xiie s. Sur les radiers crayeux, positionnés en pente douce vers le fleuve, l’aménagement de la berge se concrétise par la construction de murs-bahuts avec sablière, des terres noires de surface contenant un mobilier des xiie-xiiie s.
Fig. 4 - La grève antique et les niveaux tourbeux alto-médiévaux, au port d’Aval.

Photographies R. Jonvel.
11Un peu plus à l’est, dans l’actuel quartier de la Veillère, à faible distance de la précédente opération, les premières traces d’occupation de cette zone prennent place dans un contexte morphologique différent (Fig. 5). Associées à des ornières de roues, elles sont constituées de radiers de craie, directement posés sur des tourbes de couleur noire contenant ponctuellement du mobilier gallo-romain, et percés par des trous de piquets. Elles furent recouvertes par des dépôts linéaires où se succèdent des boues urbaines et des apports fluviaux gravillonneux, de couleur jaunâtre, assimilables à des périodes d’inondations, mais contenant quelques tessons des xe et xie s. pour un ensemble datable du xiie s. voire postérieur.
Fig. 5 - Radiers de craie, rue de la veillère.

Photographies R. Jonvel.
12Durant le xiie s., un peu plus au sud et sur un bras navigable du fleuve, le Quay, également orthographié Kay, recevait les marchandises transportées par la voie fluviale et sur lesquelles était prélevé un droit de quaiage, mentionné dans deux lettres, datées des années 1145 et 1151. Il fut mentionné dans la confirmation des biens de l’abbaye de Saint-Martin-aux-Jumeaux, datée de 1179. D’après une transaction passée durant le mois de février 1282, il bénéficiait de la part du droit, prélevée par l’échevinage, pour l’entretien du bras de Somme sur lequel il était établi. Il fut également mentionné dans un accord daté du mois de février 1283 et dans une transaction du 26 juin 1291, relative à la réfection des catiches, à savoir des murs maçonnés bordant les canaux, notamment au niveau des ponts (Godefroy 1880-1902 : t. 2 : 1). Comme tous les canaux de la ville situés en amont de l’attache de Montières qui matérialisait la limite amont des eaux du seigneur de Picquigny, le Quay était alimenté par les eaux de la Somme qui appartenaient à l’évêque d’Amiens et qui furent mentionnées dans le dénombrement de 1301 (Garnier 1860 : 153-157 et Cloquier 2012 : 413).
13Au nord-est de cet ensemble portuaire, une île, identifiable par la documentation historique comme l’île du Béguinage, fut associée à une dynamique sédimentaire largement marquée par un riche dépôt limono-tourbeux de couleur grise, riche en artefacts couvrant la période des xiie et xiiie s., dont l’origine fluviatile est avérée. Cette terre exondée conserve des fragments de tegulae, tuiles et autres matériaux, roulés par les eaux et associés pour les niveaux les plus récents à des lots de céramique du xiiie s. lato sensu. La rive droite de l’île est formée d’un radier en craie compact en forte pente coiffé par un muret en grand appareil en remploi, probablement des pièces de constructions issues de la récupération de bâtiments antiques, phénomène par ailleurs bien renseigné par des fouilles en plein centre d’Amiens (Fig. 6). L’aménagement de cette berge ou, tout du moins son usage, est daté du xive s., tout début du xve s., d’après les lots de céramique cohérents recueillis en surface de ces structures. Une section de la rive opposée de l’île dispose d’une configuration tout à fait différente, du moins en apparence en raison du caractère partiel de la fouille. Elle est formée d’un muret de confortement en blocs de craie taillés, certains aussi en remploi, montés à sec et ceinturant l’extrémité occidentale de l’île, le tout posé sur un lit de mortier de chaux ocre ; l’abandon semble s’échelonner dans le temps comme l’atteste l’effondrement des pierres. Entre ces deux berges, l’île a livré des vestiges de sols intérieurs et quelques solins de pierre dont la fonction est indéterminée (22,17 m NGF) mais probablement destinée à rendre la circulation plus aisée aux abords des berges (Fig. 7).
Fig. 6 - Muret et radier en craie, rue de la Résistance.

Photographies R. Jonvel.
Fig. 7 - Plan et photographie des radiers de bord de berge, rue de la Résistance.

Plan et photographies R. Jonvel.
3. La ville et le fleuve aux xive et xve s. : des berges aménagées, des canaux et des ponts
14Au niveau de l’île sur laquelle fut établie l’actuelle rue de la Résistance, dans la partie occidentale de la ville alluviale, une berge maçonnée en carreaux de grès fut établie durant le xive s., d’après la chronologie relative (Fig. 8). Elle comportait trois à quatre assises de blocs de grès appareillés (22,25 m NGF) reposant sur deux à trois assises de blocs calcaires en soubassement (21,75 m NGF ; Fig. 8), directement posées sur la tourbe brune. Si elle fut fouillée normalement, les terrains associés, pollués aux hydrocarbures, ne purent malheureusement être explorés et conservent potentiellement les artefacts, traces ou vestiges des activités qui s’y pratiquaient. Entièrement artificielle, cette île faisait face à la berge surélevée (22,75 m NGF) de l’îlot de l’hôtel-Dieu, doublée par le mur d’enceinte posé sur des fascines et des traversines en bois dont les empreintes en négatif étaient encore apparentes (Fig. 9).
Fig. 8 - Plan et photographies de la berge maçonnée en blocs de craie et grès, rue de la Résistance.

Plan et photographies R. Jonvel.
Fig. 9 - Dessin et photographie des murs de blocs de craie, formant l’enceinte de l’Hôtel-Dieu, rue de la Résistance.

Dessin R. Jonvel et photographie Visual Drone.
15Ces techniques de construction, associant le bois et la pierre, furent une constante dans les ouvrages d’art qui présentaient une charge au sol importante ; elles furent utilisées durant une large période du xiiie au xvie s. Dans le cas présent, les longrines furent disposées sur trois axes entrecoupés régulièrement de traversines, le tout reposant sur des fascines. Elles sont comparables aux traversines, posées sur des fascines en rangs serrés, qui supportaient une puissante maçonnerie d’1,30 m d’épaisseur observée au sud-ouest de ce site, lors des travaux de suivi du réseau de chaleur urbain au port d’Aval (Fig. 10).
Fig. 10 - Dessins, plan et photographies du rempart de la fin du Moyen Âge au port d’Aval.

Dessins et photographies R. Jonvel.
16Les berges maçonnées, appelées catiches, à l’image de celles qui furent découvertes sur l’île de la rue de la Résistance, marquèrent considérablement la topographie alluviale. Indéniablement, elles contribuèrent à redresser et surélever artificiellement les rives des canaux au point de favoriser la création de caves voûtées le long des bras du fleuve. Datables du xive s. et concomitantes avec la construction ou reconstruction de ponts en grès, elles perdurèrent au-delà de la période retenue ; les fouilles de la ZAC Cathédrale permirent ainsi la mise au jour d’un réseau de caves, construites le long des rives de l’Avre au cours des xvie et xviie s. Elles coïncidèrent également avec une période d’intensification du pavage des rues (Béghin 2015). Ainsi, pour la zone alluviale située à l’ouest de la chaussée Saint-Leu, l’établissement de la berge maçonnée de l’enclos de l’hôtel-Dieu fut daté, par des dosages du radiocarbone, entre 1307 et 1363 (Jonvel 2022).
17Durant la même période, le Grand quai ou Quay avait supplanté le Petit quai, également appelé Vieux quai. À l’ouest, il était délimité par le pont Saint-Michel, qui surplombait et défendait l’entrée fluviale de la ville tout en constituant le point de passage pour les bateaux qui remontaient le fleuve depuis l’aval, et, à l’est et donc vers l’amont, par le pont du Grand quai, mentionné en 1317, pour la perception d’un cens, ou en 1368 pour la construction d’un batardeau destiné au curage du canal. Lieu de transit, il servit aussi bien au chargement de chênes en 1389 qu’au déchargement de fumier en 1395. Il était bordé par une vaste place, entourée de plusieurs maisons, comme celle du Blanc Lévrier ou celle de l’Ours, mentionnées durant le xve s., pour le paiement de cens. Baigné par un bras de la Somme qui gelait rarement, il fut, en revanche, régulièrement encombré par des atterrissements et des immondices, au point de nécessiter la mise en adjudication de nettoyages. Lieu de livraison et de déchargement de divers matériaux de construction, comme le bois, la pierre ou le plomb durant le bas Moyen Âge, il fut encore utilisé pour les déchargements de troncs entiers durant l’époque moderne (Cloquier 2012 ; 435-438 et 2015 ; 45-46).
18Ainsi, avec des berges maçonnées au niveau des équipements fluviaux, comme les moulins, ponts ou quais, ou des îles, pour réaliser des activités artisanales ou construire des maisons sur caves, les différents bras du fleuve et celui de l’Avre étaient largement contraints et réduits en largeur. Il convient de souligner que cette réalité fut également constatée lors de l’opération au port d’Aval, en aval du pont Saint-Michel et donc en aval de la ville médiévale. De même, lors de la fouille de la parcelle située rue Edmond-Fontaine, à l’est et donc en amont de la chaussée Saint-Leu, le bras d’eau fut, dans un premier temps, accessible par une rive en pente, empierrée de moellons calcaires, pour l’essentiel en remploi, durant le Moyen Âge lato sensu, puis, par la suite, abandonnée et recoupée par une berge en assises de grès, établies sur des planches en bois posées sur des chevrons, en cours de datation.
Conclusion
19En théorie, les sources archéologiques et textuelles permettent de restituer les aspects naturels du milieu alluvial et fluvial ou la topographie urbaine, de localiser les sites aménagés ou modifiés et d’identifier les équipements fluviaux, les matériaux voire les outils utilisés ainsi que les risques environnementaux comme les inondations. En pratique, elles livrent des informations partielles qui doivent être associées à d’autres données, issues par exemple de la géomorphologie, de la sédimentologie ou de la toponymie, lorsqu’elles sont disponibles ou exploitables. De plus en plus, elles sont associées ou confrontées afin de tendre vers une réalité historique la plus complète et la plus fiable possible. Ainsi, elles convergent notamment avec des observations géomorphologiques : l’accroissement des remblais médiévaux serait associé à l’exondement des terrains, occasionné par la construction des moulins et des vannages, attestés par les archives du xie s., mais dont l’antériorité est supposée aux alentours du ixe ou xe s.
20Au fil des siècles, l’espace urbain alluvial et fluvial d’Amiens a connu des phases successives de conquête, d’occupation, d’abandon, de reconquête et de transformation. Peu soumis aux opérations archéologiques préventives, il est, en revanche, largement documenté par les archives issues de l’échevinage, de l’évêché et du chapitre cathédral. Ainsi, avec les apports complémentaires ou uniques des sources archéologiques et écrites, il peut être restitué et étudié sur une période courte d’une phase ponctuelle ou, au contraire, sur une période longue de phases consécutives du ive au xve s. Largement marqué par les bras multiples du fleuve, sans oublier l’Avre, il fut occupé par quelques domus romaines puis abandonné à la fin de l’Antiquité tardive et durant le haut Moyen Âge avant d’être réinvesti par une douzaine de moulins puis de multiples constructions organisées le long des canaux et de rues nouvelles, le plus souvent parallèles aux bras d’eau.
21Durant la fin du xve s., l’espace urbain alluvial et fluvial d’Amiens ne connut aucun changement particulier à l’intérieur de l’enceinte urbaine et il en fut de même durant le siècle suivant. Il conserva les aménagements, équipements et exploitations largement documentés par les données archéologiques et textuelles auxquelles il convient d’ajouter le très impressionnant plan de 1542. Toutefois, en amont, il fut associé à un espace alluvial et fluvial particulier en pleine expansion : les hortillonnages, entièrement représentés sur ce plan, avec la ville, les différents canaux, les îles, les moulins, les ponts et les ports… Si des espérances de découvertes archéologiques furent exprimées dans la conclusion d’un article publié en 1953 (Massiet du Biest 1953-1954 : 279), celles qui sont présentées et étudiées 70 ans plus tard constituent un état de la recherche. Elles seront enrichies de nouvelles données archéologiques, attendues avec des opérations envisagées dans la zone alluviale, et la consultation de documents en cours dans les très riches archives de l’échevinage, de l’évêché et du chapitre cathédral d’Amiens.
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Auteurs
Bibliothèque centrale du service de santé des Armées, UMR 8589 LaMOP.
Service d’archéologie préventive d’Amiens métropole, UMR 6273 CRAHAM.

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