Poitiers, le Clain, la Boivre (Vienne), de l’Antiquité au début de l’époque moderne : exemple d’archéologie fluvio-urbaine
Poitiers, the Clain, the Boivre (Vienne): example of fluvio-urban archaeology
p. 179-194
Résumés
Poitiers (Vienne) se développe sur un promontoire surplombant les vallées de deux petites rivières : le Clain et la Boivre. Encaissées, elles entourent presque totalement la ville. Cette particularité topographique fait de Poitiers un cas privilégié pour l’étude des relations ville-rivières. Les cours d’eau sont aménagés pour les besoins en ressources alimentaires (pêcheries, viviers, etc.), artisanaux (barrages, moulins, canaux d’irrigation ou de dérivation, etc.), pour le passage (ponts, gués, bacs), le commerce (navigation), la défense, etc. Ces aménagements ont des conséquences sur les dynamiques sédimentaires, comme cela est suggéré par une élévation significative du niveau du Clain depuis l’Antiquité et le haut Moyen Âge. Sur la Boivre, bien que les opérations archéologiques soient bien plus réduites, les données textuelles indiquent la présence d’une ancienne zone humide étendue, assainie au xiie s., une information qui semble confirmée par les prospections géophysiques réalisées en amont de la ville.
Poitiers (Vienne) is built on a promontory above the valleys of two small rivers: the Clain and the Boivre. The rivers are steep-sided and almost completely surround the city. This topographical feature makes Poitiers a special case for the study of city-river relationships. The watercourses were developed as food resources (fisheries, fish ponds, etc.), crafts (dams, mills, irrigations, diversions, etc.), for access (bridges, fords, ferries), trade (navigation), defence, etc. These operations had an effect on river-silting, as suggested by a significant rise in the level of the Clain since Antiquity and the early Middle Ages. In the case of the Boivre, although archaeological works have been much more limited, historical data indicates the presence of an ancient and extensive wetland, reclaimed in the 12th c., as confirmed, it seems, by geophysical surveys carried out upstream of the town.
Entrées d’index
Mots-clés : rivière, pont, bief, moulin, navigation, Poitou, Poitiers, Clain, Boivre, archéologie fluviale
Keywords : river, bridge, reach, mill, navigation, Poitou, Poitiers, Clain, Boivre, fluvial archaeology
Texte intégral
1. Cadre général
1Poitiers, préfecture de département de la Vienne, compte actuellement 88 000 habitants. La zone urbaine s’étend de part et d’autre de deux vallées encaissées : celle du Clain (la rivière principale) et celle de la Boivre, son petit affluent (Fig. 1). Cette situation est récente ; jusque dans les années 1950-1960, la ville avait conservé sa configuration d’origine dans l’espace enserré par les deux rivières.
Fig. 1 - Plan topographique du site de Poitiers.

Inrap.
1.1. Poitiers et ses rivières
2La ville est implantée initialement sur le promontoire calcaire en forme de spatule, qui domine les rivières d’une trentaine de mètres (Fig. 1). Sur son bord ouest (côté Boivre), cette zone est caractérisée par d’imposantes falaises, configuration que l’on retrouve sur la partie sud (côté Clain), alors qu’à l’est et au nord, les versants descendent moins abruptement vers le fond de vallée, en présentant toutefois de nombreuses ruptures de pentes, aménagées en terrasse dès l’Antiquité et masquées aujourd’hui en grande partie par l’urbanisme.
3Tout autour de la ville, le relief est prononcé, les deux rivières ayant creusé des vallées en U très encaissées. Dans les falaises calcaires qui entourent la ville, des vallons secs, sortes de failles, permettent de franchir ces reliefs. Cette configuration particulière constitue un facteur déterminant dans l’organisation du réseau viaire.
4Le Clain, rivière principale de la ville, atteint de 20 à 40 m de largeur et entre 1 et 7 m de profondeur. Le cours d’eau a un bassin versant relativement étendu et possède neuf affluents, dont la Boivre. Il rejoint la Vienne à Châtellerault, permettant ainsi une connexion au bassin de la Loire. Le régime du Clain est cependant dix fois inférieur à celui de la Vienne. En effet, cette dernière draine 21 161 km2 et transporte 210 m3/s, tandis que le Clain draine 3 217 km2 et transporte 21,5 m3/s. La Boivre est de dimensions et d’un débit encore plus faibles, puisqu’elle draine 203 km2 et transporte de 1,37 à 2,45 m3/s. Cette dernière est entourée d’une zone marécageuse étendue, aménagée à la fin du xiie s., par deux vastes étangs en eau avec des chaussées. La Boivre est aujourd’hui totalement canalisée et en partie souterraine dans son passage dans la ville (au niveau de la gare ferroviaire), limitant beaucoup les interventions archéologiques. Les deux rivières sont aujourd’hui considérées comme non navigables, ni flottables et sont inscrites en tant que cours d’eau non domaniaux.
1.2. Éléments de topographie fluvio-urbaine
5Les modifications du relief du promontoire sur lequel la ville est implantée ont fait l’objet d’une étude récente, qui a mis en valeur un grand nombre de terrasses et talus accentuant de nombreuses ruptures de pente, qui sont aujourd’hui masquées par l’urbanisme (Fig. 2 ; Aymé 2013 : 8-13). Ainsi, des talwegs, comme celui situé sous la Grand’Rue actuelle ou dans la zone de la Tranchée au sud de la ville, ou encore des ruptures de pente du côté oriental, ont été autant d’éléments déterminants dans l’implantation des rues, des enceintes et des portes. Concernant l’enceinte antique, les portes attestées sont en lien direct avec les grands itinéraires routiers, qui, mise à part la route vers Saintes et Bordeaux au sud, traversent tous l’une ou l’autre rivière. Une seule porte sur le flanc oriental, peut-être ouverte plus tardivement (site des Hospitalières, Gerber 2007), semble donner un accès direct et rapide au Clain, sur une zone où deux hauts-fonds ayant pu servir de gué ont été identifiés (Gorin 2016 : 15-16). L’enceinte médiévale, beaucoup plus vaste, bâtie au plus près des rivières, ne comprend pas beaucoup plus d’ouvertures. Là encore, elles répondent avant tout au passage de ces mêmes grands itinéraires routiers. On remarque toutefois que les passages ouvrant sur la vallée de la Boivre, la porte Achard et la porte Saint-Lazare, sont défendues par des systèmes de fortifications complexes, en lien direct avec le rôle défensif de cette rivière et de ses retenues d’eau.
Fig. 2 - Étude de « La fabrique du relief du centre-ville de Poitiers ».

La figure 2 (à gauche) montre les sondages atteignant le substrat géologique dans le centre-ville de Poitiers ; la figure 3 (au centre) montre les altitudes du substrat géologique sous le centre-ville de Poitiers et la figure 5 (à droite) : les terrasses et les talus dans le centre-ville de Poitiers.
Aymé 2013 : 2, 3, 5.
6Différentes opérations d’archéologie préventive réalisées dans la vallée du Clain donnent des indices sur les variations du niveau de cette rivière depuis l’Antiquité. Une première synthèse a été établie en 2013, à l’occasion du diagnostic de l’ancien Lycée des Feuillants (Fig. 3, no 4 ; Gerber 2013 : 47-48) et a été développée depuis dans le cadre d’une thèse (Gorin 2022 : 152-159). Il en ressort que la canalisation du Clain ainsi que la construction des biefs et des retenues pour les moulins bâtis à partir des xiiie-xive et surtout du xve s., ont entraîné un rehaussement du niveau de la rivière, dont la cote basse d’étiage est actuellement au niveau du Pré l’Abbesse de 69,80 m NGF, mais dont le niveau atteint régulièrement les 71 m NGF (Fig. 3, no 5). La cote d’alerte à hauteur du Pont Neuf est fixée à 71,78 m NGF. On connaît un certain nombre de cotes atteintes par le Clain lors d’inondations au xixe s., notamment grâce à des repères tracés sur le mur de clôture du Lycée des Feuillants. Le diagnostic du 71, rue des Feuillants (Fig. 3, no 3) a permis d’identifier une couche correspondant probablement à un niveau de débordement du Clain dont le sommet était à 70,55 m NGF. Le premier horizon antique se trouvait lui à 70,70 m NGF. Rue des Caillons (Fig. 3, no 2), les premières structures anthropiques apparaissent vers 71 m NGF, toutefois le fond des sépultures atteint 70,90 m NGF. Aux ixe-xe s., les fonds de silos atteignent 69,85 m NGF pour la plupart, mais l’un descend à 69,20 m NGF. Une cave atteint 70 m NGF et un fond de cabane 70,40 m NGF. En rive droite, le site de Saint-Cyprien (Fig. 3, no 1), a livré des sols antiques à 72,90 m NGF et surtout des fonds de caves et des fumoirs à viande qui atteignent 71 m NGF.
Fig. 3 - Localisation des sites échantillonnés sur le cours du Clain à Poitiers.

Trois diagnostics (71, rue des Feuillants : Brunie 2011 ; Pré l’Abbesse : Nibodeau 2012 et ancien lycée des Feuillants : Gerber 2013), deux fouilles (rue des Caillons et Hôpital Pasteur : Gerber 2019 et Gerber et al. 2023) et des données actuelles (au niveau du Pont-Neuf). Les sites en grisés fournissent des données altimétriques pour les périodes antiques et médiévales, tandis que les sites en noir concernent les données modernes et contemporaines.
7Même si l’on doit tenir compte de la notion de risques acceptés, il est peu probable que des structures telles que des silos ou des fumoirs aient été creusées jusqu’à la nappe alluviale. Il est donc fort probable que le Clain, qui avait un cours plus large, atteignait rarement les 70 m NGF avant les travaux importants de la fin de la période médiévale.
8L’horizon de limon argileux vasard, localisé dans les sondages de la cour principale de l’ancien Lycée des Feuillants, identifié comme une probable prairie humide, confirme cette hypothèse. Le sommet de la couche se situe à une altitude moyenne de 69,50 m NGF. Et cette prairie humide correspond au Pré l’Abbesse tel qu’il apparaît sur les gravures anciennes, notamment celle de 1569.
9Ainsi, en comparant ces données hydrologiques avec celles de l’époque actuelle, on obtient un rehaussement du niveau général du Clain d’une hauteur maximale de 1,80 m. Ces observations sont à prendre en compte dans l’interprétation des vestiges archéologiques submergés, tels que le pont du château, situé à la confluence, sur lequel une ancienne arche (aujourd’hui en grande partie rompue) se trouve en dessous du niveau de la rivière (Fig. 4).
Fig. 4 - Localisation et relevés des piles du pont du château.

Une arche rompue est visible entre les deux piles mesurant 7,50 m sur 5,50 m environ.
Sources : relevés topographiques B. Brejeon et les étudiants du Lycée Sillac.
10Le pont est probablement construit en lien avec l’implantation du château dans la première moitié du xiiie s. (Chenard 2014 : 37). Il est mentionné de manière certaine au milieu du xve s. (Favreau 1978 : 17) et il semble ruiné à partir de la fin du xvie s. Ces éléments indiquent que l’exhaussement du niveau de la rivière aurait eu lieu postérieurement, peut-être en lien avec la multiplication des aménagements fluviaux lourds, tels que les chaussées, les biefs barrant le cours d’eau, les canaux de navigation ou encore les renforcements de berges. En effet, à partir du xve s., une saturation des équipements meuniers semble se produire à Poitiers et les projets initiés pour faciliter la navigation nécessitent l’implantation d’écluses et de canaux entre le xve et le xviie s., modifiant les dynamiques sédimentaires (voir infra 3.3).
2. Archéologie urbaine
11Le Clain a ainsi probablement joué, très tôt, un rôle important dans le transport des personnes et des marchandises. Durant le Haut et le Bas-Empire, il met en contact Limonum (c’est le nom antique de Poitiers), chef-lieu de la Cité des Pictons, avec leur port principal sur la Loire : Ratiatum/Rezé (ier-iiie/ive s. ; Mouchard et Guitton 2020). Deux sites (probablement de rupture de charge) témoignent de cette activité de batellerie : Les Berthons à Naintré, sur le Clain (ier-iiie s. ; Cayre et Bernier 2020) et Fort-Clan à Cenon-sur-Vienne, à la confluence entre le Clain et la Vienne (ive-viiie s. ; Schillinger 2017).
2.1. La ville du Bas-Empire
12Alors qu’au Haut-Empire, la vallée du Clain semble avoir été urbanisée, comme cela a été observé en rive droite dans le secteur de Saint-Cyprien (ancien hôpital Pasteur, où l’on a retrouvé un riche habitat, associé à un complexe thermal et tout un îlot spécialisé dans le fumage de la viande), cela ne semble plus être le cas au Bas-Empire, et notamment au moment de l’érection de l’enceinte urbaine au tournant des iiie-ive s. Le rempart enserre essentiellement les quartiers d’habitation, en délaissant tout le centre monumental qui occupait la partie sommitale du promontoire (Fig. 5).
Fig. 5 - Plan des vestiges connus et probables à Poitiers entre le début du ive s. et le début du viie s. en lien avec la voirie antique connue ou restituée.

Gorin 2022 : fig. 299, p. 365.
13La quasi-absence de sources d’eau sur le promontoire (aucun puits antique n’y est connu), avait conduit à la construction d’aqueducs dès le ier s., notamment pour alimenter les thermes et les fontaines publics (Gerber et Bambagioni 2012). Si le parcours de ces conduites en ville commence à être à peu près cerné (Gerber 2022), les détails de leur fonctionnement ne sont pas connus (castellum ?, embranchements ?, raccords vers les réseaux secondaires ?). De la même manière, nous ignorons tout de leur durée de fonctionnement. La piscine baptismale du baptistère Saint-Jean était alimentée par une conduite au ve s. (Boissavit-Camus 2014) ; il est probable que cette dernière était encore alimentée par l’aqueduc du Cimeau. Concernant la navigation, aucun indice n’est connu au niveau de Poitiers.
2.2. Poitiers du début du viie à la fin du xiie s.
14Au haut Moyen Âge, on distingue deux pôles urbains : la zone du palais comtal sur la partie la plus haute de la ville, et le quartier épiscopal en partie basse, avec le groupe cathédral et son baptistère et, juste à côté, l’abbaye Sainte-Croix fondée par Radegonde, dès le milieu du vie s. (Fig. 6).
Fig. 6 - Plan des vestiges connus et probables à Poitiers entre le début du viie s. et la fin du xiie s. en lien avec la voirie et les pôles urbains.

Gorin 2022 : fig. 301, p. 370.
15Trois ensembles extérieurs à l’enceinte sont à noter :
à partir du viie-viiie s., sur le promontoire, à plus de 600 m au sud-ouest de l’enceinte urbaine, la basilique Saint-Hilaire-le-Grand, qui devient collégiale dès le ixe s., est à l’origine de la création d’un bourg monastique. Ce dernier fut fortifié à partir du xe s. (Gerber 2019, 1 : 51-52) ;
sur la rive gauche du Clain, en contrebas du rempart urbain et de l’abbaye Sainte-Croix, l’église Sainte-Marie-hors-les-murs qui accueillit au vie s. la tombe de Radegonde (587), donna naissance à un nouveau quartier hors les murs. Dès le viie ou viiie s., celui-ci est étendu jusqu’en rive droite du Clain, montrant ainsi que la rivière joue un rôle important dans le développement urbain (Favreau 1978 : 31). Probablement à la fin du ixe s. ou dans le courant du xe s., après plusieurs prises et sacs de la ville lors d’attaques normandes, des fortifications sont érigées pour protéger l’église Sainte-Radegonde. Il s’agit probablement d’une simple levée de terre palissadée qui englobe les abords immédiats de l’église et une partie du bourg de ce côté-ci de la rivière, en décrivant un large arc de cercle en appui contre l’enceinte urbaine. Une fouille réalisée non loin de là en 2012, rue des Caillons, a montré que les abords de la rivière, jusqu’alors occupés par une nécropole, ont accueilli de la fin du viiie s. au début du xe s. une occupation artisanale utilisant beaucoup d’eau (foulonnerie, tannerie ?), doublée d’une activité agricole avec une forte concentration de silos (Gerber 2019, 1 : 252-291) ;
enfin, sur la rive droite du Clain, l’abbaye Saint-Cyprien est fondée au ixe s., au bord de la rivière, le long de la route vers Limoges.
16Si on ignore comment était alimenté en eau le bourg Saint-Hilaire, on connaît au moins une source d’eau claire qui alimentait l’abbaye Saint-Cyprien.
17L’approvisionnement du reste de la ville reste un mystère. Là encore, aucun puits, ni aucune citerne de cette période n’ont été repérés jusqu’à présent. Faut-il imaginer qu’au moins un des aqueducs antiques fonctionnait encore ? Les sources textuelles sont silencieuses à ce propos. En 2005, la fouille du site des Hospitalières, qui portait sur une partie de l’abbaye Sainte-Croix, a révélé la présence de conduites d’adduction d’eau en bois avec frettes en fer, au sein d’une occupation datée du xe s. (Gerber 2007 : 192). On peut supposer qu’elles étaient alimentées à partir d’un réservoir collectant les eaux de pluie.
18Au niveau des rivières, les premières informations apparaissent dans les archives à partir du xie s. Plusieurs moulins sont mentionnés, ainsi que cinq ponts, qui prennent place autour de la ville, pérennisant les passages des voies terrestres. Sont ainsi évoqués le pont Achard et le pont Saint-Ladre, sur la Boivre, ainsi que le pont de Rochereuil, le pont Joubert et le pont Saint-Cyprien sur le Clain (Fig. 6, nos 2 à 6).
2.3. Poitiers de la fin du xiie au xve s.
19À la fin du xiie s., une nouvelle enceinte urbaine, dite de réunion, construite au plus près des rivières, prend en compte l’ensemble des faubourgs qui se sont développés hors les murs, mis à part ceux de la rive droite du Clain (Fig. 7).
Fig. 7 - Plan des vestiges connus et probables à Poitiers entre la fin du xiie s. et la fin du xviie s. en lien avec la voirie et les pôles urbains.

Gorin 2022 : fig. 302, p. 374.
20Les cours d’eau sont ainsi encore mieux intégrés au système défensif. La vallée de la Boivre est mentionnée dans les textes comme zone marécageuse aménagée au xie s. pour former un puis deux étangs, destinés à protéger la ville. Cette configuration est similaire à celle du xvie s., lors du siège de la ville par l’amiral de Coligny. De la même manière sur le Clain, les écluses du pont de Rochereuil permettent d’inonder rapidement les abords de la ville et la vaste surface du Pré l’Abbesse.
21Ces éléments pourraient être liés à l’investissement d’une nouvelle zone, au nord de la ville, et à l’implantation d’une forteresse militaire (le château triangulaire représenté sur les très riches heures du Duc de Berry), qui pourrait marquer un besoin nouveau de contrôle de la voie fluviale (Fig. 7, no 7).
22Le xve s. voit la création d’un long canal, le canal des Adouberies, en bordure du site des Caillons évoqué précédemment (Fig. 3, site no 2), un canal creusé intra muros en parallèle du Clain, pour alimenter une série de moulins.
3. Archéologie fluviale
3.1. Les campagnes de prospection
23Depuis 2015, une prospection thématique réalisée dans le cadre d’une thèse de doctorat a permis l’étude des vestiges archéologiques dans et aux abords des rivières lors de leur passage dans la ville de Poitiers (Gorin 2015 ; 2016 ; 2017 ; Gorin et al. 2018 ; Gorin 2019). Les opérations se sont concentrées sur le Clain, qui est plus accessible que la Boivre, dont la plus grande partie du cours urbain se trouve actuellement sous la gare ferroviaire. La zone prospectée couvre au total 15 km de rivière, à savoir environ 10 km sur le Clain et 5 km sur la Boivre.
24Les prospections réalisées sont de plusieurs types : pédestre, en kayak, et au sonar, géophysique et subaquatique. La variété des opérations et les techniques complémentaires employées ont permis d’investiguer à la fois le lit mineur du cours d’eau et une partie des aménagements de berge. Les prospections subaquatiques se sont concentrées sur les points de franchissement (les hauts-fonds, les gués et les ponts repérés par sonar ou à vue). Il n’était cependant pas possible de faire une vérification en plongée de l’ensemble des vestiges situés dans la zone de prospection, nécessitant de se concentrer sur certains secteurs clés de la rivière.
25Un premier repérage a été réalisé grâce à la couverture de 10 km du Clain en prospection sonar (la Boivre n’étant pas praticable pour ce genre d’opération). Le repérage d’anomalies et de points de faible profondeur d’eau (haut-fond) a permis de mieux cerner certains secteurs à prospecter en plongée. Les vestiges repérés ont fait l’objet de relevés topographiques sur dix sites (six sur le Clain et trois sur la Boivre). Des campagnes de datation ont également été réalisées sur quatre sites sur le Clain (le pont Saint-Cyprien, la chaussée Cornet, le pont Joubert, le pont de Rochereuil), soit vingt-quatre analyses par dendrochronologie et six datations radiocarbones complémentaires. Trois zones de berge ont été prospectées en prospection géophysique (de type résistivité électromagnétique) : deux sur le Clain et une zone sur la Boivre. Enfin, deux campagnes de relevés photogrammétriques ont été réalisées (site du pont du château et de la chaussée Cornet sur le Clain).
26Grâce à ces opérations, différents types de vestiges ont été mis en évidence, dont plusieurs points de franchissement. Vingt-six hauts-fonds ont été étudiés et dix-sept ont fait l’objet d’une vérification en plongée. Sur ces hauts-fonds, trois ont été classés parmi les passages certains, neuf font partie des passages probables, tandis que dix sont des passages possibles en fonction des informations recueillies sur ces derniers. Ensuite, quatre ponts ont été repérés et trois ont fait l’objet de datations. Trois complexes meuniers ont également été localisés, mais les observations ont permis de caractériser uniquement le dispositif transversal de moulin/barrage barrant le cours d’eau. Une seule des chaussées a été datée et étudiée de manière plus détaillée (la chaussée dite de Cornet dans le centre-ville, voir 3.2.2). Concernant les aménagements longitudinaux sur les rives, quatre lavoirs ont été inventoriés et étudiés. L’étude archivistique complémentaire et l’opération de diagnostic sur le lavoir Bajon (Billy et Gerber 2015) ont montré que ces aménagements remontent aux xixe et xxe s. Enfin, plusieurs aménagements de berge ont été repérés, mais aucun n’a pu être daté, ainsi que de nombreux vestiges dont la fonction est indéterminée (pieux isolés, murs isolés, etc.).
27Ces résultats montrent une sous-représentation des aménagements longitudinaux de type quais ou appontements. Cela pourrait s’expliquer par les modifications des tracés de berge, en particulier dans le centre urbain mais aussi par la méthode de repérage utilisée, à savoir la prospection sonar, qui permet de mieux repérer les vestiges transversaux que longitudinaux (facilité de lecture des vestiges barrant le cours de la rivière). Notons enfin qu’aucune épave ancienne n’a été retrouvée pour l’instant dans le Clain.
3.2. Les principaux sites fluviaux mis en valeur en lien avec l’espace urbain
3.2.1. Sous les ponts actuels, des anciens franchissements
28À Poitiers, plusieurs zones de franchissement sur le temps long sont perceptibles, et ce malgré de constantes modifications dans les modes de franchissement, les matériaux et les constructions. C’est le cas des zones autour des actuels ponts du Clain, à savoir Saint-Cyprien, Joubert et Rochereuil, où des gués ont été repérés (Fig. 6 et Fig. 7). De plus, des ponts portant le même nom sont mentionnés depuis la fin du xie s. (1083 : les ponts Saint-Cyprien et Joubert ; 1126 : le pont de Rochereuil). Ces continuités concernant les zones de franchissement sont probablement en lien avec le relief particulier du site, entouré de falaises calcaires dans lesquelles le passage est forcé par la présence de vallons secs naturels. Les principaux axes de communication sont donc contraints de passer par ces vallons secs pour franchir les falaises (itinéraires vers Limoges, Bourges, Nantes), en plus de la pente du promontoire (itinéraire vers Saintes) et de la vallée du Clain (itinéraire vers Tours). De plus, les hauts-fonds naturels ont probablement été déterminants dans le choix d’implantation des points de franchissement (c’est le cas du pont Joubert qui n’est pas situé en face d’un vallon sec ; Fig. 6 et 7, points orange et noirs). Autour de ces zones de passage s’implantent des pôles religieux, comme l’abbaye Saint-Cyprien, la basilique Sainte-Radegonde ou encore l’abbaye Montierneuf, profitant du flux et des revenus en lien avec les taxations du passage.
29Un passage à gué a par exemple été étudié au nord de la ville, sur l’important itinéraire Poitiers-Tours, en aval de la confluence des deux rivières. Il s’agit d’un aménagement formé par un alignement de blocs quadrangulaires d’environ 1 m sur 0,50 m (Fig. 8). Les vestiges se trouvent sous l’actuel pont de l’Intendant le Nain, datant du milieu du xxe s., mais sur un axe légèrement différent. Sur deux plans anciens de la ville, une voie arrive à la rivière à l’emplacement du haut-fond : sur le plan dit des Échevins (1882-1885) et sur le plan de G. de Tusseau (xviiie s.). L’ensemble de ces éléments, ainsi que les aménagements observés, indiquent une fonction tournée vers le franchissement de la rivière. Cependant, en l’absence de datation possible, de ce passage comme de la plupart des gués de Poitiers, leurs périodes d’utilisation sont inconnues. Notons également que les points de franchissement sont bien souvent utilisés pendant des durées très longues (du Néolithique à la période moderne, par exemple, pour certains gués étudiés dans la Saône ; voir Dumont 2002 : 202).
Fig. 8 - Relevés topographiques de 2017 montrant les blocs quadrangulaires formant le passage à gué situé sous le pont de l’Intendant le Nain.

Relevés topographiques : B. Brejeon et le Lycée de Sillac.
30D’autres passages à gué se trouvent proches de ponts actuels, à des emplacements où des ponts sont également mentionnés par les sources textuelles depuis le xie s. : c’est le cas du pont Saint-Cyprien et du pont Joubert qui sont tous les deux cités en 1083 dans les archives du bourg de Saint-Hilaire (Documents pour l’histoire de l’église de Saint-Hilaire de Poitiers, p. 105-106, no 96 ; Fig. 6 et 7, nos 5 et 6). Ces passages à gué, matérialisés par la présence d’une concentration de petit cailloutis, sont bien visibles par photographie aérienne. Les deux passages se trouvent également proches d’itinéraires importants : celui vers Limoges et celui vers Bourges (Fig. 6 et 7).
31Les vestiges présents sous le pont Saint-Cyprien ont fait l’objet de relevés et de datations (Fig. 9). Les éléments organiques, à savoir cinq pieux en conifère (sur neuf au total), ont été abattus entre 1615 et 1684. Les piles de pierre pourraient être plus anciennes, mais il n’est pas possible actuellement de le prouver.
Fig. 9 - Relevés topographiques de 2017 du pont Saint-Cyprien avec l’emplacement des pieux prélevés (en jaune) et leur numéro d’inventaire.

Relevés topographiques : B. Brejeon et les élèves du lycée de Sillac.
32Dans le courant du xve s., plusieurs mentions de réparations et de travaux sur le pont Saint-Cyprien permettent de connaître quelques-unes de ces caractéristiques architecturales. En effet, des douves de Saint-Cyprien sont mentionnées en 1428 (AMP, J 776-777), désignant probablement le bras secondaire du Clain passant le long de la muraille côté ville que le pont embrassait, avec le chenal principal et l’île de Pré Roy. Dans cette organisation, le pont avant sa reconstruction aurait alors mesuré 211 m, au lieu de seulement 60 m aujourd’hui. De plus, un pont dormant, un beffroi et un pont-levis sont mentionnés du côté de la ville en 1447 (AMP, J 954), ainsi qu’une barrière volante sur le pont (J 958). En 1450, les deux portails du pont Saint-Cyprien sont cités (AMP, J 1102).
33Par la suite, les documents iconographiques, à partir de 1569, représentent le pont Saint-Cyprien avec deux portes fortifiées, devant lesquelles prennent place des ponts-levis (avec un mécanisme probablement à flèche pour la fin du xvie s.-début du xviie s., comme suggéré sur le tableau de Nautré, peint en 1619). La première porte, du côté de la ville (rive gauche), est bordée par le bras secondaire du Clain, appelé aujourd’hui canal des Oreillères, tandis que la seconde porte, du côté du faubourg (rive droite), se trouve probablement au milieu du chenal principal du Clain. Dans sa partie centrale, le pont s’appuie sur l’île de Pré Roy.
34Concernant le pont Joubert, parmi les vestiges présents sous le pont actuel, les pieux datent des xvie et xviie s. Ces pieux, situés autour de la pile rive droite du pont, correspondent probablement à la mise en place de batardeaux lors d’une des réfections du pont.
35Le pont Joubert a fait l’objet en 2018 d’une étude du bâti dans le cadre d’un projet de réhabilitation. Elle a montré que certaines maçonneries remonteraient probablement au xive s., mais que l’édifice est surtout l’objet de divers remaniements modernes et contemporains (refonte radicale du pont au xxe s. ; Butaud 2020 : 127-128, 202-203). Cela permet en tout cas de souligner la persistance de l’emplacement des supports avec un réemploi des anciennes fondations, bien qu’il reste impossible, dans l’état actuel des connaissances, de documenter les phases précoces du pont. Seule la réalisation de sondages et de fouilles subaquatiques permettrait probablement d’en connaître davantage.
36L’emplacement du pont Joubert est stratégique au moins depuis la période antique, puisque le decumanus maximus (dont l’actuelle Grand’Rue reprend le tracé) utilise un talweg naturel reliant directement le Clain au centre urbain. Un gué a été observé à environ 30 m en aval du pont Joubert, mais ni sa période, ni sa durée d’utilisation ne sont connues. Un pont à cet endroit est mentionné pour la première fois en 1083 sous le nom de « Pontem Engilberti ». Celui-ci adopte ensuite dans les sources plusieurs noms jusqu’à son appellation actuelle de pont Joubert. En 1259, un port est cité à propos de poissonniers que R. Favreau proposait de situer vers le pont Joubert, là où du vin est déchargé en 1306 (Favreau 1985 : 121). À la fin du xiiie s., un « vieux marché » est présent à proximité du pont, probablement vers le départ de la Grand’Rue (Favreau 1978 : 135).
3.2.2. La rivière au travail : un complexe meunier en face de l’impasse de l’abreuvoir
37Un dispositif moulin/barrage a été retrouvé sur le Clain au niveau de l’église Sainte-Radegonde (Fig. 7, no 8). La structure mesure 50 m de long sur 3 à 4 m de large et elle barre le cours de la rivière en diagonal. Elle est formée en amont par une rangée de pieux, dont 24 ont été inventoriés pour l’instant, et en aval, par un alignement de blocs quadrangulaires sur deux à trois assises en fonction des portions. Sur les dix pieux prélevés, cinq ont pu être datés, révélant des dates d’abattage des bois allant du début du xiie s. pour les plus anciens jusqu’au début du xive s. Ils indiquent plusieurs phases de réfection de la structure, avec de probables réparations et consolidations à l’aide de pieux de chêne. Le pieu A8, le plus tardif, situé à l’intersection de deux blocs, est sorti en entier lors du sciage, en raison de sa longueur réduite (36 cm en tout). Il est de section carrée et mesure 7 cm de largeur. L’installation de cet élément n’est pas en lien avec la fondation ou la consolidation de la structure, comme pour les autres pieux. Il aurait pu servir à installer des aménagements légers de manière opportuniste, en profitant du courant d’eau à cet endroit, en lien avec des activités de pêche.
38La chaussée se trouve juste en face de l’église Sainte-Radegonde, qui fait partie d’un bourg fortifié attesté en 955 autour de la basilique Sainte-Marie-Hors-les-Murs (aujourd’hui Sainte-Radegonde), dont on ne connaît pas l’emprise (Fig. 7, no 8 ; Bourgeois 2014 : 477 ; Boissavit-Camus 2018 : 38). Dans les sources textuelles, un moulin de Cornet est mentionné en 1287 : « ultra pontem Josberti prope molendinum de Cornet » (Audouin 1923 : 184). Le 4 octobre 1346, durant la guerre de Cent Ans, le comte de Derby entre dans la ville par une chaussée de moulin, en face de l’église Sainte-Radegonde (AD86, G 286 ; Favreau 1978 : 200). Cet événement montre la faiblesse défensive que peuvent représenter pour une ville les chaussées de moulins, pouvant servir de points de franchissement opportunistes. Cette mention donne également un indice sur l’architecture de la chaussée, à savoir une structure barrant le cours d’eau sur toute sa longueur, comme observé en prospection. À la suite de cet événement, le moulin du « chasteau » aurait été ruiné et aurait cessé toute activité. En 1383, il est mentionné que la hauteur des écluses du pont Joubert (situé juste en aval) est modifiée, provoquant l’arrêt des moulins situés en amont (AD86, G289). De plus, en 1408, des travaux de surélévation des écluses et bardeaux en aval du pont Joubert sont réalisés (Favreau 1978 : 200).
39Aucun système moulin/meule n’a pu être identifié aux alentours de la chaussée précédemment évoquée pour le moment et aucune information n’est disponible sur leur localisation (rive droite/rive gauche). En fonction de l’orientation de la chaussée, il est probable qu’un moulin se trouvait le long de la rive gauche du Clain, peut-être sous la berge actuelle.
40Cette chaussée constitue aujourd’hui la première chaussée d’un moulin médiéval archéologiquement attestée à Poitiers. Ce vestige soulève encore de nombreuses interrogations, nécessitant de nouvelles interventions plus poussées, même si les premiers résultats permettent déjà de mesurer l’importance du site.
41Si les premiers moulins mentionnés sur le Clain et la Boivre à Poitiers (dès le xe s.) étaient probablement des moulins pendants (sur la Boivre) et quelques moulins fixes, il n’est pas possible de préciser davantage leur implantation topographique. La première digue barrant le cours d’eau (la chaussée Cornet, située sous l’église Sainte-Radegonde) date de la première moitié du xiie s. selon les observations faites ci-dessus. Ce genre de dispositif, barrant partiellement ou totalement le cours de la rivière, a sûrement eu un effet durable sur les navigabilités. En effet, lors des projets pour rendre le Clain navigable à partir du xve s., de nombreuses écluses sont mises en place sur les différentes chaussées, avec parfois, lorsque cela est nécessaire, la réalisation de canaux de navigation au xvie s. (voir infra 3.3). Une saturation de l’équipement meunier semble se produire sur le Clain, comme sur d’autres cours d’eau, nécessitant des aménagements importants pour faciliter la navigation. En effet, à partir du xve s., dix-neuf moulins dits industriels sont mentionnés sur la rivière, dont un moulin à armes, cinq moulins à tan, cinq moulins à papier, quatre moulins à draps et quatre moulins à émoudre (Galloux 1998 : 19-21). En parallèle, le désir d’augmenter le tonnage des embarcations, en lien avec les avancées techniques (écluses doubles), nécessite un aménagement des cours d’eau au prix d’une navigation intermittente et, de fait, plus lente.
4. La navigabilité du Clain
42La découverte d’un quai antique du ier s. de notre ère sur le Clain, au site des Berthons, à 25 km en aval de Poitiers, permet d’affirmer sa navigabilité durant cette période (Naintré, Vieux-Poitiers : Cayre 2019a). Le site pourrait marquer une zone de transbordement pour des embarcations de tailles et de tirants d’eau importants (adaptés à la navigation sur la Vienne et la Loire), à des bateaux plus petits, permettant de remonter le Clain jusqu’à Poitiers (Fig. 10). Cette hypothèse est renforcée par la présence d’une possible cargaison, constituée de placages de marbres et d’un buste en calcaire, retrouvés en amont du quai dans le fond du Clain (Grandjean 1991 ; Cayre 2019b : 20). Le site est aussi un carrefour, puisque le quai est localisé sur les rives de Vieux-Poitiers, agglomération secondaire antique, qui se trouve sur la voie Poitiers-Tours et où sont établis un sanctuaire, des thermes et un théâtre pouvant accueillir jusqu’à 10 000 spectateurs (Belliard et al. 2002 : 7 ; Belliard 2012 : 28-31). Le quai est utilisé depuis le début du ier s. jusqu’au ive s., date marquant l’abandon de la structure (Cayre 2019b : 22-25, 109-110 ; Cayre et Bernier 2020 : 411-417).
Fig. 10 - Localités mentionnées sur le Clain et la Vienne dans le cadre des projets de navigation à partir du xve s.

Gorin 2022 : fig. 127, p. 194.
43Par la suite, les témoignages de navigabilité du Clain apparaissent à travers plusieurs aménagements de berge de la fin de l’Antiquité et du début du Moyen Âge sur le site de Fort-Clan, à la confluence du Clain et de la Vienne (soit à 28 km en aval de Poitiers, proche de Cenon-sur-Vienne, Fig. 10 : Mariotti 2007 ; Schillinger 2017). En effet, un alignement de blocs quadrangulaires et deux alignements de pieux installés à 20 m de distance l’un de l’autre ont été repérés (Flammin et Mariotti 2009 : 69-72). Une première phase date des années 400-530, une seconde des années 660-770 (Schillinger 2017 : 36). Ces datations sont en concordance avec le mobilier retrouvé, à savoir trois chapiteaux des ive-ve s. ainsi que des pièces métalliques, dont deux fers de haches des vie-viiie s. (Flammin et Mariotti 2009 : 70). Les chapiteaux sont taillés dans un marbre venant de Saint-Béat (Haute-Garonne) et sont identiques à l’un des chapiteaux de l’abside du baptistère Saint-Jean de Poitiers (Flammin et Mariotti 2009 : 71). De plus, Cenon est aussi mentionné comme portus aux viie et viiie s. et un vicus Sanone est évoqué (dans les Miracula S. Austregisili pour le premier et dans la Vita Ia Leodegarii, Act. SS., oct., t. I, c. 67, p. 480 pour le second, cité dans Bourgeois 2000 : 179). Des tiers de sou d’or qui portent la légende « SANONNO », « SANNONN » ou « SANON », émis à la fin du vie s. ou dans les trois premiers quarts du viie s., fournissent un autre indice de l’activité économique de Cenon à cette période (Bourgeois 2000 : 179). Ainsi, ces mentions et les aménagements mis en exergue indiquent probablement l’existence d’un petit pôle portuaire, associant traversée et accostage, comme il en apparaît dans d’autres régions à partir de la fin du viie s. (Bourgeois 2000 : 179). Leur localisation, sur un affluent de taille et de débit modestes (le Clain), proche d’un axe fluvial important (la Vienne), est particulièrement stratégique pour l’implantation d’installations portuaires (de Izarra 1993 : 59).
44Dans la ville de Poitiers, il faut attendre les années 1298 et 1387 pour qu’un port fluvial apparaisse dans les textes, dont la ou les localisation(s) sont inconnues. Une première mention concerne l’obtention d’une autorisation d’établir un port libre sur le Clain à Poitiers, probablement vers 1285 (document sans date, « portus », « fluvii Clanni »). En février 1298, un « port » est cité au sujet de poissonniers. Enfin, un siècle plus tard, en 1387, il est question d’un « marchand du port » qui vend son poisson à la commune. Cette absence répétée de localisation précise des zones portuaires à cette période pourrait s’expliquer par l’utilisation du terme « portus » pour désigner de manière large l’ensemble des atterrissements, pontons et semblants d’aménagements sur tout le territoire de la ville, sans localisation précise. Plusieurs emplacements potentiels pourraient être avancés, comme la grève repérée sur un probable bras du Clain au niveau du Lycée des Feuillants (Gerber 2013). L’historien R. Favreau proposait une éventuelle zone portuaire vers le pont Joubert, parce que c’est à cet endroit que l’on déchargeait le vin au début du xive s. (Favreau 1985 : 121). L’invisibilité apparente des structures portuaires médiévales, mais également leur multiplicité et multifonctionnalité, est un classique dans de nombreuses zones urbaines (Foucher et al. 2019 : 11).
45Il est probable que l’implantation des moulins et des ponts, mentionnés à partir des xe et xie s. sur les rivières, ainsi que la mise en place de chaussées barrant le cours d’eau, modifient durablement les conditions de navigabilité du Clain. En effet, à partir du xve s., la rivière souffre d’une saturation d’équipements meuniers avec la multiplication et la diversification des moulins hydrauliques sur son cours (présence de moulins à tan, à armes, à papier, à draps, etc. ; Galloux 1998). C’est à ce moment-là que sont formulés les projets de canalisation et d’aménagements du Clain (implantation d’écluses, curages, etc.) pour faciliter la navigation. Plusieurs autres cours d’eau du territoire sont canalisés à cette période pour augmenter le tonnage des embarcations et la capacité de chargement (exemple de la Vilaine, voir Dana 2016 : 1-2).
46À partir de 1429, le roi Charles VII autorise la canalisation du Clain pour le rendre navigable de Poitiers jusqu’à Châtellerault (Extraits des comptes et dépenses de la ville de Poitiers…, p. 423 ; La Marsonnière 1895 : 238 ; Favreau 1978 : 307, note 1098). Suite à plusieurs visites de rivière et à l’implantation d’écluses, le Clain aurait été navigable jusqu’à Beaumont dès 1430 (c’est-à-dire en amont de Naintré, à environ 20 km en aval de Poitiers : Fig. 10 ; AMP, J 936 et J 935 ; Inventaire des archives de la ville de Poitiers, p. 189 ; Favreau 1978 : 307, note 1099). La section jusqu’à Poitiers ne semble cependant pas encore achevée et les travaux reprennent en 1450 pour « parachever » le navigage (Reg Delib no 4, fol. XXVI ; Poitiers, de Charles VII à Louis XI, p. 46-52).
47En 1461, le projet est étendu en amont de Poitiers jusqu’à Vivonne sur le Clain (22 km de Poitiers) et jusqu’à Limoges sur la Vienne, ce qui pourrait indiquer que la navigation était effective jusqu’à Poitiers (le nouveau projet ajoute 47 km de rivière supplémentaire ; voir AMP, casier 32 J 1271 ; Daniault 1994 : 154). De plus, le terme « parachever » utilisé pour les travaux à partir de cette date et jusqu’en 1464 pourrait indiquer qu’une partie de la rivière est déjà navigable. Les types d’aménagements mis en place à cette période sont principalement des « portes », à savoir des écluses situées dans les chaussées des moulins, et des « bouschaulx », qui désignent des vannes placées à l’écluse d’un canal ou d’un moulin. Les embarcations pouvant naviguer sur le Clain grâce à ces aménagements avaient une charge, pour les plus importantes, située entre 18 et 22 tonnes (« de XL à L pipes de vin » ; Reg Delib no 4, fol. VIxxXVIII ; Poitiers, de Charles VII à Louis XI, p. 238). Lors des projets successifs (allant jusqu’à la fin du xviie s.), le tonnage des embarcations varie légèrement et à partir du début du xvie s., il est indiqué que le Clain devrait accueillir des bateaux pouvant porter de 22 à 27 tonnes (25 à 30 tonneaux ; AMP, Casier 10 D 36). Au xviie s., les grandes embarcations sur le Clain pouvaient porter plus de 22 tonnes (50 pipes de vin et plus ; AD86, E4 3), tandis que les petites naviguaient avec deux tonnes environ (quatre ou cinq pipes ; AD86, E4 1).
48L’étude des navigations de Poitiers se concentre sur le Clain, en raison du peu d’informations disponibles sur son petit affluent, sur lequel les interventions archéologiques sont très réduites, puisque la Boivre se trouve actuellement sous la gare ferroviaire et que son cours est totalement canalisé et en partie souterrain. La Boivre, de nature marécageuse et de débit très faible, n’a probablement pas reçu une navigation soutenue. Les sources textuelles mentionnent une zone marécageuse assainie au xiie s. et une prospection par résistivité électromagnétique a confirmé la présence d’une zone humide densément remblayée (Gorin et al. 2018). Des moulins sont mentionnés sur la Boivre à partir du xie s., en particulier autour des ponts-chaussées de Pont-Achard et du pont Saint-Ladre. Plus tard, aux xive et xve s., des viviers sont également mentionnés, ainsi que divers canaux artificiels dont les niveaux d’eau sont gérés à l’aide de pertuis. La Boivre a probablement été naviguée par des petites embarcations de pêche, pour le franchissement ou l’entretien des infrastructures fluviales comme les moulins. En effet, dans une mention de 1507, les religieux de Montierneuf demandent à obtenir des chalands sur la Boivre, indiquant que la rivière est sûrement déjà naviguée par quelques embarcations.
49Les observations précédentes sur les projets de navigation, ainsi que les aménagements de berge et le quai du Haut-Empire en aval de Poitiers, montrent des navigations et navigabilités variées sur le Clain, qui s’ancrent dans un cadre chronologique qui considère à la fois l’évolution de la construction navale et la diversité des bateaux à travers le temps. Ces observations appellent à reconsidérer la place des voies fluviales secondaires dans le trafic fluvial à travers le temps, une navigation plus discrète, au flux probablement moins important, mais tout de même présente.
50Il reste surprenant, malgré ces diverses mentions, qu’aucun plan ancien ni aucune vue historique de Poitiers n’illustre une quelconque navigation. Les futures opérations archéologiques sur les rivières de Poitiers permettront, nous l’espérons, d’éclairer les aspects techniques des embarcations qui naviguaient le Clain.
51L’étude a montré que Poitiers, bien que n’étant pas une grande ville portuaire, a toujours su profiter des possibilités que la rivière offrait, que ce soit pour la navigation, ou pour les autres activités de l’eau, tels que les moulins, points de franchissement, etc.
Conclusion
52La ville de Poitiers au Moyen Âge, comme dans l’Antiquité, doit sa physionomie en grande partie aux deux rivières qui ont formé le promontoire calcaire sur lequel elle s’est développée. Le Clain, probablement navigable pour les embarcations à fonds plats, joue à la fois un rôle économique en tant qu’axe commercial et support industriel (moulins, pêcheries, port), et défensif (comme son affluent, la Boivre) avec une série d’aménagements permettant d’inonder les zones les plus basses des deux vallées.
53La navigabilité du Clain à travers le temps reste une question à régler. Si les études récentes ont révélé des variations importantes du niveau de la rivière entre le haut et le bas Moyen Âge, l’absence de découverte d’aménagements de berge, ou d’épaves, ne permet pas d’avancer sur ce sujet, malgré les mentions de ports connues à partir du xiiie s.
54Complément de l’archéologie terrestre, l’archéologie fluviale et l’archéologie subaquatique ont ces dernières années grandement renouvelé les connaissances sur l’interaction entre la ville et ses rivières. Plusieurs gués et hauts-fonds, jusqu’alors inconnus, ont été inventoriés. Ils offrent une nouvelle lecture du tissu urbain et de son réseau viaire.
55L’alimentation en eau de la ville médiévale est également un sujet d’interrogations. Si trois aqueducs alimentent la ville antique, ces ouvrages semblent être abandonnés durant le haut Moyen Âge. Parallèlement, un seul puits (a priori tardif) est connu sur toute la ville. Même si quelques nappes perchées (prises pour des rivières souterraines) ont été atteintes par le creusement des carrières sur tout le promontoire, il faut supposer que les rares « fontaines » connues en rive droite (des résurgences de rivières souterraines qui parcourent le plateau calcaire à l’est de la ville) constituent les seules ressources en eau, ce qui implique un nombre important de porteurs d’eau. Il est en effet difficilement concevable que l’on buvait l’eau des rivières, réceptacles de toutes les immondices de la ville, qui accueillent sur leurs berges toute une série d’industries polluantes. Les textes restent malheureusement silencieux sur ce sujet.
56Ces diverses activités liées à l’eau laissent entrevoir un paysage fluvial complexe et multifonctionnel. L’étude croisée de l’espace urbain et des rivières à Poitiers a permis de mettre en évidence la co-évolution de facteurs physiques (en lien avec les dynamiques fluviales) et socio-historiques.
57Pour finir, dans une période où les cours d’eau font l’objet de nombreux aménagements en lien avec la continuité écologique et l’effacement des obstacles à l’écoulement (à savoir les barrages et les seuils), entraînant une constante destruction des vestiges anciens, il est urgent de mieux connaître ce patrimoine fluvial autant que de le valoriser.
Bibliographie
Abréviations
AD86 : Archives départementales de la Vienne.
AM86 : Archives municipales et communautaires de Poitiers.
AMP : Archives municipales de Poitiers (site Médiathèque F. Mitterrand).
Sources imprimées
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Inventaire des archives de la ville de Poitiers, Rédet L. (éd.), tome V, 2e série, Société des Antiquaires de l’Ouest, Poitiers, 1882.
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Gorin et al. 2018. Gorin C., Dessaint M., Gomez F. et Gregor T. - Prospection thématique subquatique sur le Clain et la Boivre à Poitiers, Rapport de prospection thématique, Service régional de l’archéologie, Poitiers, 211 p.
Grandjean 1991. Grandjean P. - Naintré le gué des Berthons, Rapport d’opération, Service régional de l’archéologie, Poitiers, 16 p.
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Mariotti 2007. Mariotti J.-F. - Prospection Inventaire Subaquatique – Confluence de la Vienne et du Clain – Cenon sur Vienne, Rapport de prospection thématique, Service régional de l’archéologie, Poitiers, 52 p.
Mouchard et Guitton 2020. Mouchard J. et Guitton D. (dir.) - Les ports romains dans les Trois Gaules. Entre Atlantique et eaux intérieures, Gallia, 2020/77-1, CNRS Éditions, Paris, 508 p.
Nibodeau 2012. Nibodeau J.-P. - Poitou-Charentes, Vienne, Poitiers, Pré-l’Abbesse : quelques traces de l’enceinte urbaine médiévale au bord du Clain, Rapport de diagnostic, Service régional de l’archéologie, Inrap, Poitiers, 40 p.
Schillinger 2017. Schillinger H. - Fort Clan, Cenon-sur-Vienne (86), Rapport de prospection thématique, Service régional de l’archéologie, Poitiers, 67 p.
Auteurs
Ingénieur de recherche à l’Inrap (centre de recherche archéologique de Poitiers) ; chercheur associé au CESCM (UMR 7302).
frederic.gerber[at]inrap.fr
Gestionnaire de la carte archéologique au SRA de Lyon ; Docteure en archéologie des périodes historiques (Paris 1, ArScAn, TranSphères).
camille.gorin[at]culture.gouv.fr

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