Vivre au bord de l’eau à Nevers (Nièvre) à la fin du Moyen Âge
Living at the edge of the Loire in Nevers (Nièvre) at the end of the Middle Ages
p. 153-165
Résumés
Encerclés par trois cours d’eau, la ville de Nevers et ses habitants ont dû composer, en marge du développement urbain, avec l’élément hydraulique. Pour la fin du Moyen Âge, la comptabilité municipale permet d’envisager avec finesse cette relation homme/milieu riche et complexe, avec tous les enjeux qu’elle comporte. Les premiers éléments d’une enquête en cours, centrés sur la période 1389-1415, sont l’occasion de discuter des constructions fluviales et de percevoir les modalités d’implication de la communauté urbaine sur l’espace fluvial. La relation apparaît parfois conflictuelle. Mais alors que la contrainte de l’aléa annuel (crue, glace) semble bien intégrée dans les usages des riverains, ces sources révèlent l’inquiétude grandissante face à la migration du chenal de Loire.
The town of Nevers and its inhabitants had to respond, in the development of its layout, to the fact that that it is surrounded by three water-courses. In the late Middle Ages, the town authorities were able to skilfully manage the relationship between its people and this rich and complex environment, with all the challenges it brought. These first results of an ongoing research project will deal with the exploitation of water-courses at the end of the 14th c.-early 15th c., as well as the way the authorities and people interacted with them. The relationship appears sometimes to have been one of conflict. Whilst seasonal hazards (floods, freezing) seem to have been coped with well, the sources reveal an increasing struggle with the shifting course of the river.
Entrées d’index
Mots-clés : Loire, bas Moyen Âge, comptabilité, chantier, pont, battis, inondation, gestion du cours d’eau
Keywords : Loire river, Late Middle Ages, accounting, building site, bridge, dyke, flood, management of water-courses
Texte intégral
1Encerclés par trois cours d’eau, la Passière, la Nièvre et la Loire, la ville de Nevers et ses habitants ont dû composer avec l’élément hydraulique en marge du développement urbain (Fig. 1). L’autonomie de la commune est ancienne, officiellement proclamée par les descendants de Pierre de Courtenay en 1231 (Crouzet 1858 : 23, 114-126). La charte de franchise octroyée institue le fonctionnement municipal dont la gestion est annuellement confiée à quatre échevins, lesquels doivent notamment faire entretenir les infrastructures collectives – et particulièrement celles liées à l’eau.
Fig. 1 - Plan schématique de la ville de Nevers à la fin du Moyen Âge.

Foucher 2020.
2À la fin du xive s., la municipalité met en place un système de comptabilité moderne : chaque registre comptable correspond à un exercice annuel où le receveur détaille les dépenses engagées par la ville.
3Sont énumérés les marchés avec le nom des artisans, le type de contractualisation (marché en tâche, à la journée, corvée, etc.), leur mission, la période d’intervention et le temps de travail, les circonstances éventuelles pouvant avoir un impact sur la mission, le coût à l’unité (de la matière ou du temps de travail) et le coût total. Ces comptes sont préservés sur une période longue, de 1389 à 1786, pour une masse documentaire de 8 710 feuillets : l’enquête qui suit se concentre sur les premières décennies du corpus jusqu’en 14152.
4Le dépouillement de ces comptes offre un éclairage précis et original sur une relation homme/milieu complexe, à la fois vertueuse et conflictuelle. De manière explicite ou implicite, se dessine le portrait des infrastructures construites dans l’eau ou à proximité, mais aussi celui des modalités d’implication de la communauté urbaine dans l’espace fluvial, que ce soit les décideurs (échevins, assemblée municipale), les artisans ou enfin les usagers (pêcheurs, mariniers, meuniers, etc.).
5La relation apparaît parfois conflictuelle, qu’il s’agisse de gérer les aléas cycliques d’un cours d’eau (crues, glaces) ou les évolutions à plus long terme du lit mineur (déplacements du chenal, atterrissements). Alors que l’aléa annuel semble bien intégré dans les usages des riverains, ces sources révèlent surtout l’inquiétude grandissante face à la migration du chenal dans un contexte d’instabilité fluviale grandissante.
6La comptabilité neversoise se singularise enfin par un enregistrement à la semaine, spécifique aux ouvrages de Loire. Cette grande précision rend possible une résolution rare dans l’analyse des chantiers, en permettant de comptabiliser les volumes de main d’œuvre, la saisonnalité des travaux, ou de comparer l’entretien courant à la gestion des aléas. Elle permet également d’analyser la répartition des savoir-faire et des métiers, voire l’origine de la main d’œuvre. In fine, elle restitue le portrait d’un fleuve habité et vivant.
1. Une relation vertueuse
1.1. Rivage et port
7Étonnamment, les comptes neversois jusqu’ici dépouillés n’emploient jamais le terme de « port » stricto sensu concernant Nevers, terme pourtant systématiquement utilisé pour d’autres secteurs d’embarquement comme le port du Guétain sur l’Allier, fréquemment sollicité pour le bois (CC1, fol. 3 et suiv. ; CC2, fol. 8 ; CC7, fol. 31, etc.), les ports de Lauberot et de Conflant (CC7, fol. 26), ou le « port de Loyre dudit Saint Eloy » connecté à l’une des carrières approvisionnant les chantiers urbains (CC14, fol. 9). La navigation et la pêche sont pourtant actives à Nevers : on charge, décharge et stocke marchandises et matériaux aux abords de l’eau ; passagers et usagers de Loire ou de Nièvre sont nombreux. Pour ces lieux, les comptes n’emploient cependant que les mots de « rivage » et « grèves ».
8L’aménagement de ces secteurs est le grand absent de la documentation dépouillée, particulièrement au regard du volume documentaire qu’engendre l’entretien d’autres infrastructures ligériennes. Même si ces espaces peuvent échapper à la gestion municipale, ce qui reste peu probable, ce silence suggèrerait plutôt l’absence d’infrastructure portuaire réelle pour la période. Les différentes activités « portuaires » apparaissent au contraire éparpillées sur les berges, alors que l’amarrage des bateaux est concentré sur les cours secondaires. Là, les infrastructures sont réduites à quelques pieux « pour attaicher la santine de la ville » en 1391-1392 (CC1, fol. 39), ou « ung aneaul de fer mis en plong en une arche du pont saint Arigle pour atacher la santine de la ville pour obvier3 à plusieurs personnes qui la prenoient et menoient en leurs besoignes » (CC1, fol. 41). La mise en sureté de la sentine municipale paraît ici surtout destinée à réguler l’usage des embarcations collectives, la ville ayant constaté que « plusieurs personnes ne la faisoient que prendre sanz congié ne commande et ycelle mener en leurs besoignes et plusieurs autres par mi la rivière » (CC1, fol. 41). La relative légèreté des infrastructures portuaires neversoises n’est cependant pas une exception et s’observe dans beaucoup de villes médiévales bordées par de grands fleuves (Wollenberg et Nießen 2019 : 156-157). De fait, avant la construction des quais en 1732, les nombreuses vues de la ville représentent seulement des berges nues aux pieds des remparts (ADN 1 Fi Nevers 50 ; Jullien 1883 : 58).
9Les grèves et rivages apparaissent essentiellement comme lieux de déchargement et de stockage des matériaux de construction, distribués dans l’espace en fonction des chantiers. De manière plus ou moins explicite, pierres, bois, fagots et autres sont disposés soit à proximité des zones de collecte (îles, pâtureaux), soit à proximité des chantiers. Cet entrepôt à l’air libre et sans protection pose parfois des problèmes de vol ou plus simplement de défaut d’attribution des matériaux dédiés à des chantiers spécifiques. Ces questions se devinent dans la défense criée par « Andrer du Martelet lieutenant de Monseigneur le bailli de Nevers […] pour fere deffense à plusieurs personnes que du bois et merrain qui est pour l’édiffice dudit pont tant sur le pont comme es grèves ilz n’an pignant point » (CC1, fol. 38). Malgré ces inconvénients, la pratique paraît avoir été systématique, partie intégrante du paysage ligérien, même moderne, et proche de ce qui a été constaté ailleurs, à Douai ou à Liège (Salamagne 2001 : 151-154, 174 ; Aumard 2019 : 236).
1.2. Pêche, pêcheries et poissonnerie
10Les pêcheries restent peu documentées par les comptes, malgré les nombreuses mentions de dons de poissons lors des visites protocolaires. Depuis 1231, date de la charte de franchise de la ville, le droit de pêche sur les trois cours d’eau est même octroyé à tous les bourgeois de Nevers (Crouzet 1858 : 23, 118). L’absence des pêcheries de la comptabilité municipale suggérerait à nouveau le peu d’implication de la ville dans cette activité, la mise en place et l’entretien des infrastructures de pêche. En revanche, la gestion des conflits d’usage en relève et livre quelques indices sur les formes et les usages halieutiques. Dans une commission prise par « maistre André du Martelet lieutenant de monseigneur le bailli de Nevers » en 1391-1392, il fait « desfensse à tous les poissonniers du rivaige et autres qu’il ne missent nunls engins à pescher poisson envoyron les diz bateiz à plus près de II toyses pour obvier adce qu’ils ne desacouvrissent les fagoz ne la cloyson des diz bateiz. Quar quant il lèvent la ramée des diz fagoz pour bouter4 leurs panes et engins dessoubz l’eaul de la rivière il prant son conduit et y fait ung grant pertuis » (CC1, fol. 49). Pour qu’il soit respecté, l’interdit est non seulement crié depuis le pont de Loire ainsi qu’auprès des poissonniers, mais également placardé en deux panonceaux installés sur les battis pour la bonne information des « poissonniers et autres personnes estranges ». En creux, ce conflit révèle la présence de structures fixes de pêche sur le cours de la Loire, à proximité immédiate – au moins dans un premier temps – des battis. D’après la typologie proposée pour le Cher (Serna 2013 : 208), ces infrastructures sédentaires de pêche passive visent les poissons migrateurs ou en transit – anguille, saumon, lamproie, alose, espèces consommées à Nevers. Ici, le système est de fait mobile et son actionnement est suffisamment important pour modifier les courants et causer des dégâts aux digues. Reste à déterminer quel propriétaire – hors la ville – est en capacité de posséder et d’entretenir de telles infrastructures sur cette période charnière des xive et xve s. Toujours en creux, d’autres formes de pêche se devinent par les évocations ponctuelles de filets (CC13, fol. 57), d’embarcations ou de viviers (CC7, fol. 13).
11Dans la topographie urbaine, deux lieux liés au poisson apparaissent : le guichet de la poissonnerie et la poissonnerie elle-même. Cette dernière se situe intra muros puisque la ville prend en charge « la pearre du pavé mise en la poissonnerie » en 1403-1404 (CC12, fol. 11). Cette poissonnerie est l’un des lieux de vente du poisson frais. En 1672, on l’équipe encore de deux viviers à mettre poisson. Leur construction est assumée par la fabrique, laquelle les accense ensuite aux poissonniers (GG14 ; Boutillier 1876 : 6). À proximité immédiate se trouve le guichet de la poissonnerie, l’une des rares ouvertures de l’enceinte, sauf les grandes portes, donnant sur l’extérieur de la ville. Cette poissonnerie avec son accès au rivage se situe sur la façade sud-est de la ville, et donc sur le cours de la Nièvre (Jullien 1883). Les mariniers se concentrent encore dans ce quartier à la période moderne, autour de la chapelle Saint-Nicolas construite en 1715 et qui accueille leur corporation (Gueneau 1928 : 109-110).
12La fonction exacte de cette poissonnerie reste à affiner, puisque la revente du poisson apparaît quelques décennies plus tard largement éparpillée dans la ville, éventuellement en fonction des poissons (pêche locale, importation de poissons de mer frais ou produits de longue conservation). C’est du moins ce que révèle l’Ordonnance de Charles de Bourgogne, comte de Nevers, du 24 mars 1461, touchant les places des Foires et Marchés de la Ville (HH4) : « Item que au droit de la Croix Saint-Arille où souloit estre enciennement le marché du blé, sera le marché des noix et du poisson qui sera vendu hors les bouticles du rivaige, avec les allouzes, saulmons et autre poisson de mer frès, lequel poisson l’on pourra semblablement vendre devant l’église Saint-Cire ainsi qu’il est accoustumé, et au coing de la maison Quarquillault le haren en quaque, deffouse, tonneau ou baies, réservé le jour des Brandons, qui se doit vendre en la cour de notre hostel ainsi qu’il est accoustumé de faire. » (Gueneau 1923 : 91).
1.3. Moulins
13À l’instar des pêcheries, les moulins n’apparaissent que marginalement dans les années de comptabilité dépouillées. Lorsque les mentions sont explicites, la ville n’en est jamais propriétaire, ils relèvent alors des communautés monastiques (abbaye Notre-Dame - CC18, fol. 22 vo, 35, etc.) ou de particuliers (Michel Charbonnier - CC18, fol. 21).
14Ces moulins, quand il est possible de les localiser avec une précision raisonnable, sont installés sur les affluents de la Loire qui encadrent la ville et servent de douves : la Nièvre à l’est et la Passière à l’ouest. La Nièvre est la plus densément occupée avec le moulin Saint-Martin (CC6, fol. 8), ceux du pont de Nièvre (CC10, fol. 15, CC19, fol. 6 vo, etc.), ceux de Saint-Trohé (CC19, fol. 17) et ceux de la Chèvrerie (CC20, fol. 13). Sur le ruisseau de la Passière, les comptes n’en mentionnent qu’un, le moulin de l’abbaye intra muros Notre-Dame (CC18, fol. 27 vo). Ces moulins servent de points de repère utiles à la localisation de travaux de curage des fossés en eau et de réparation de l’enceinte, voire sont inclus dans ces campagnes lorsqu’ils leur sont tout ou partie intégrés comme le moulin de l’abbaye Notre-Dame (CC18, fol. 22 vo, 27, 35 ; Foucher 2020).
15Les conflits d’usage sont également nombreux. En 1398-1399, il s’agit d’abord de « romp[re] le bastardeaul qui avoit esté faiz au dessoubz du molin Saint Martin ou préiudice de la dicte ville et des habitans d’icelle » (CC6, fol. 8). Le préjudice n’est toutefois pas toujours le fait de propriétaires ou exploitants privés – en témoigne la condamnation de la ville en 1414 par le bailli de Nevers au profit de l’exploitant du moulin de Chauce fossé sur la Nièvre. Ce dernier avait été contraint de curer à ses frais le « biez de l’eaue entre le pont de Nyèvre et les molins » (CC19, fol. 6 vo). Ces règlements de conflits dévoilent en creux une gestion partagée de l’eau, si ce n’est celle des infrastructures. À plusieurs reprises, apparaissent les réparations faites aux « chauciée des molins » sur la Nièvre ou à l’entretien de leurs biefs, où « ceulx à qui sont lesdis molins paient la moitié et la dicte ville l’autre moitié » (CC11, fol. 7 vo ; CC20, fol. 11 vo-13).
16Jusqu’aux premières décennies du xve s., aucune mention n’a été identifiée qui permette de localiser avec certitude un moulin sur la Loire. Un sondage dans les comptabilités postérieures révèle néanmoins un projet d’installation de quatre moulins suspendus au pont de Loire, dont l’autorisation a été octroyée par lettre patente du comte de Nevers datée du 31 mai 1436 (DD8). D’après le compte de l’année 1436, débute alors le chantier d’un moulin sur pile, installé à proximité du pont de Loire (CC37, fol. 50-56 vo).
2. Le fleuve comme contrainte
2.1. Construire et entretenir le grand pont de Loire
17L’origine du pont franchissant la Loire à la fin du xive s. et au début du xve s. est antérieure au premier compte. En 1310, Philippe le Bel octroie par lettre patente des aides fiscales à la ville dont les habitants ne peuvent assumer la reconstruction (Boutillier 1876 : 131). À la fin du siècle, les très nombreuses réparations ponctuelles que les comptes égrènent suggèrent déjà un pont fait d’un amalgame de rapiéçages, à l’instar de très nombreuses structures médiévales et modernes (Boisseuil 1992 ; Mesqui 1986).
18D’après le nom des pièces réparées, le grand pont de Loire est à la fin du xive s. un pont sur chevalets de bois. Dans un premier temps, ces piles paraissent constituées d’un chevalet simple, épisodiquement doublé (CC1, fol. 24, 37 vo ; etc.). Les comptes mentionnent également à de nombreuses reprises la présence de « pion » ou « pron »5 de pierre (CC1, fol. 4 vo, 5, 34 ; CC5, fol. 13 vo ; CC20, fol. 13 vo), qui correspondraient à une semelle de fondation assurant la stabilité du chevalet et son ancrage dans le chenal. Les fréquentes mentions de battage de pieux, alors que les pions/prons de pierre ne sont jamais entretenus, laissent envisager la présence de crèches6 autour des piles. Ce type d’architecture a pu être restitué pour le pont de la Guillotière à Lyon, d’après les données de la fouille et les sources anciennes (Burnouf et al. 1991). À Nevers, le profil du pont sur toute sa longueur pourrait éventuellement être plus complexe, voire composite, vues les mentions de « piles », d’une « grant arche du pont de Loyre » ou d’un lieu où « l’on abreuve les chevaulx ou milieu du pont de Loyre » (AMN CC1, fol. 20 vo ; CC7, fol. 26 vo ; CC10, fol. 40, etc.). La superstructure est également faite de bois, si l’on en juge par l’omniprésence des charpentiers et l’absence stricte d’autre matériau dans les comptes de réparation.
19Les divers travaux liés à la porte du pont d’un côté et à la tête au niveau de Saint-Antoine de l’autre tendent néanmoins à suggérer des culées maçonnées et une pétrification progressive de ses extrémités. Dans le courant de l’année comptable 1402-1403, la porte du pont est intégralement reconstruite depuis ses fondations : d’après les commandes de matériaux et l’implication des maçons et des carriers, la nouvelle construction est intégralement maçonnée en pierre de taille, avec une partie voûtée et une salle chauffée (AMN CC11, fol. 10 vo, 15 vo).
20La porte du pont assume un double rôle dans l’organisation urbaine, à la fois organe de défense intégré aux murs de la ville et lieu de prélèvement d’une taxe. La gestion de cette porte est annuellement acensée à un habitant qui assume alors la garde des clés et l’ouverture et la fermeture de la porte « de nuyt comme de jour » (C2, fol. 13 vo). En lien, plusieurs lieux de vie lui apparaissent ponctuellement associés : « la maison des gardes de la porte de Loyre » (CC18, fol. 16 vo) et une chambre à cheminée (CC11, fol. 15).
21L’enjeu stratégique de cette ouverture est visiblement important, notamment dans le cadre des conflits larvés de la Guerre de Cent Ans. En 1391-1393, on s’inquiète que cette porte ait été « cassé[e] et rompu[e] par nuit et par gens estrangés et ne pot-on savoir par la garde des clefs de la porte dudit pont ne par autres des voisins qui ce avoit fut » (CC1, fol. 60 vo). L’appareil défensif de la porte comprend une greille de bois (herse) et un chaffaut (hourd), depuis lequel plusieurs hommes font le guet en temps de guerre (CC14, fol. 13). L’ouverture elle-même se divise en deux, avec une ouverture charretière et un petit guichet peut-être réservé aux piétons. Enfin, à une certaine distance de la grille, puisqu’une longueur de bordehure sépare les deux (CC1, fol. 34), le pont est interrompu par un pont-levis. Cet aménagement est l’un des points faibles de l’infrastructure et impose des réparations fréquentes tant des mécanismes de fer (liens, chaînes, etc.) que des parties charpentées (voulens7, flèches, barre, clefs de bois, etc.).
2.2. Contraindre la Loire : les battis
22L’autre principal chantier municipal en Loire concerne les battis, ouvrages longilignes de type digue. Il s’agit de l’une des trois missions municipales de construction collective d’envergure, au même rang que les fortifications et les ponts. À ce titre, des experts sont nommés par les échevins, prenant en charge la visite des sites, la programmation et le suivi des projets (CC10, fol. 36 vo ; CC11, fol. 16).
23Ces ouvrages sont installés dans un paysage fluvial fait d’îles, à proximité du grand pont de Loire (CC13, fol. 8, 20, 29, 45) et vraisemblablement plutôt en rive gauche si l’on en juge par les lieux de stockage des matériaux livrés pour leur construction. Pieux et fagots sont toujours déchargés « au pont de Loire », « au chef de pont » (CC1, fol. 11), « en la justice de Sermaise8 » (CC1, fol. 44 vo), voire très en amont « au droit de Saint Eloy » (fol. 57 vo), ce qui laisse préjuger de leur extension. Quelques indices ponctuels suggèrent enfin des ouvrages construits en pleines eaux et non, comme une levée, sur les berges (ADN 1Fi Nevers 51 D). Il s’agit d’une part des conflits avec les pêcheries mais aussi du recours exclusif aux bateaux, que ce soit pour y acheminer artisans et matériaux ou comme plateformes de travail. Enfin, à plusieurs reprises les comptes mentionnent leurs « duits », qui pourraient avoir servi de passe navigable à l’image des « pertuis » des ouvrages icaunais (Quantin 1885).
24À l’instar du pont, leur construction reste une affaire de charpentiers. Leur architecture est une imbrication de trois éléments, les fagoz ou rouleaux (fascines), les pieux et les pierres. Les fagots sont d’abord préfabriqués, généralement sur les îles où sont récoltés l’aulne et l’osier nécessaires. Ils sont alors liés au moyen d’une « clais rolon… à coutrer », « à coucher et lier » les perches (CC1, fol. 9, 19 vo). En parallèle, les pieux sont importés depuis les forêts de la rive gauche où ont été coupées diverses catégories de pièces, de dimensions et de fonction variables (paulx et ongarz). Ils sont ensuite « aiguisés », taillés en pointe (CC1, fol. 7 vo, 8, 46 ; CC14, fol. 8, etc.). Des pierres complètent l’ensemble. Le simple qualificatif de « pierre » et non de « quartiers », conjugué à l’absence de tailleurs de pierre et de maçons sur ces chantiers, laisse supposer des blocs sans mise en forme ni maçonnerie.
25Les artisans commencent par battre les pieux. À la base de la structure, sont disposés les ongarz, sortes de « crampon pour l’assise de fondations dans une rivière » (DMF). Entre les pieux battus, les ouvriers sont ensuite chargés d’« yceulx faigoz mettre et coucher entre les paulx », avant de les recouvrir de pierres (CC1, fol. 45 vo). La même méthode est employée lors des réparations ponctuelles, avec l’ajout de pieux battus et de rouleaux (fascines), « et yceulx forrer de pierre pour mettre où fondement dudit pertuis » (CC1, fol. 50). En 1405, la méthode n’a guère évolué et, outre les pieux battus entre lesquels sont disposés les fagots recouverts de pierres, sont seulement ajoutés des petits pieux battus au maillet (CC 13, fol. 34). Malgré les ressemblances flagrantes avec les vestiges modernes fouillés à Sully-sur-Loire (Fig. 2), les structures neversoises s’en distinguent par l’absence de planches, de clous et de cales verticales servant à les maintenir (Dumont et al. 2020).
Fig. 2 - Les battis de Sully-sur-Loire (c. 1606-1609) en cours de fouilles.

Haut : croquis en coupe transversale de la digue, avec vue complète (A) et détail du remplissage central (B). Bas : photographies des alignements et de la structure interne de planches, pieux, cales et branchages.
DAO M. Foucher ; clichés M. Foucher, P. Moyat.
3. Gestion des aléas : entre prévoyance et urgence
26Cette documentation comptable révèle l’impact du fleuve sur ces aménagements riverains, parfois explicitement puisque la gestion des crues et glaces fait partie intégrante de l’entretien ordinaire encadré par la municipalité. L’enregistrement en série des travaux et quelques indications de contexte permettent aussi de distinguer ce qui relève de l’entretien usuel et quotidien d’infrastructures majoritairement de bois, de ce qui relève de la gestion d’imprévus, éventuellement catastrophiques.
3.1. Une relation réfléchie
27Tout comme la rigueur de la tenue des comptes, les chantiers municipaux apparaissent strictement organisés et contrôlés par les représentants de la ville pour leur bonne réalisation, la bonne utilisation des deniers communs et le suivi à long terme des ouvrages. Ce qui frappe, c’est la gestion concertée, anticipée et contrôlée des ouvrages en rivière. Les comptes laissent deviner – étonnamment par les commandes de vin et de fromage – la tenue de réunions publiques au cours desquelles les affaires urbaines sont discutées. Ces réunions sont toujours tenues au chapitre de Saint-Martin, et annoncées par un crieur public. On y nomme notamment, « si comme il a relaté à bouche de ung commun assent », ceux qui seront chargés de la gestion des chantiers (CC11, fol. 16).
28La gestion concertée, anticipée et contrôlée se lit également dans les visites annuelles des différents ouvrages, où se joignent à la fois les administratifs et des experts nommés par la ville. Ces derniers sont des maîtres artisans, généralement charpentiers ou maçons, qui auront souvent la charge ultérieure des chantiers à réaliser. Ces visites de contrôle impliquent non seulement de passer « tout au lonc dudit pont », mais également d’embarquer sur la sentine municipale pour « voyr et visiter dessoubz le pont de Loyre » (CC1, fol. 40, 62 ; CC3, fol. 5 ; CC7, fol. 30, etc.).
29Certains comptes laissent également percevoir cette prévoyance par la gestion anticipée et centralisée entre les mains d’un seul intervenant des aléas de la Loire et de la Nièvre : en 1404, Jean Tixier est ainsi commis pour l’année entière à cette tâche, « tant pour chargier des pierres sur lesdis pons de Loyre et les pons de la partie de devers Saint Arigle, d’applancher, replancher et rappiller lesdiz pons » (CC12, fol. 16 vo).
3.2. L’aléa saisonnier
30Les actions mises en place par les échevins municipaux témoignent de la bonne intégration du risque fluvial dans la gestion de la ville, avec l’importance accordée aux préparatifs réalisés en amont des événements, dès que « l’eau cressoit » (CC13, fol. 35), au regard des rares missions d’urgence et des dégâts relativement mesurés (Fig. 3).
Fig. 3 - Gestion des aléas saisonniers du fleuve à Nevers aux xive et xve s. : rythmes et nature des interventions municipales.

M. Foucher.
31Avant l’événement, il s’agit majoritairement de la mise en sécurité des matériaux entreposés sur le rivage, sous le pont ou sur les grèves à proximité des battis. Dès les premiers signes de montée des eaux, des hommes de bras sont engagés à déplacer ces matériaux divers, « affin qu’[ils] ne fussent perdus pour la creue de l’eaul » (CC1, fol. 55 vo). Le mardi 24 juillet 1392, il s’agit de déplacer « XV grans aguilles qui estoient au dessoubz dudit pont de Loyre sur les grèves ». Deux hommes aidés de leurs bœufs les « mèn[ent] sur une autre mote à l’endroit dudit milieu dudit pont » (CC1, fol. 55 vo).
32Apparaissent dans un second temps les diverses répercussions de l’événement qu’il faut gérer : qu’il s’agisse de l’entretien et du nettoyage des infrastructures, comme en 1403 où le charpentier Philippe le Cam est chargé de « délivr[er] le pont de Loyre de tout le boys que l’eaue avoit amené au travères des aguilles » (CC12, fol. 15 vo), de la récupération des matériaux emportés vers l’aval (CC7, fol. 28 vo, etc.) ou des réparations de plus ou moins grande envergure. À cet égard, les brèches dans les battis sont fréquentes et doivent régulièrement être réparées : les méthodes divergent au cours du temps (et éventuellement en fonction de l’envergure ou de la position de la brèche), depuis la reprise à l’identique, avec pieux, perches et fascines (CC1, fol. 57 vo), jusqu’à l’emploi tardif de vieux chalands que l’on coule à l’endroit de la brèche avec plusieurs tonnes de pierres (CC152, fol. 4 vo).
33L’urgence, elle, se perçoit éventuellement dans des travaux réalisés hors des cadres normaux, soit à la nuit tombée (CC18, fol. 27 vo-28 vo), les jours fériés (CC4, fol. 20), soit encore par le recours à la corvée (CC14, fol. 17 vo, 19 vo). La précision comptable n’est pas faite pour dramatiser l’ampleur de l’événement, mais se justifie simplement, dans le premier cas, par le paiement des bougies nécessaires au travail nocturne des ouvriers, dans le second par la rémunération supplémentaire des travaux effectués sur des temps habituellement non-ouvrés (nuit et jours fériés) et dans le troisième par la justification des formes de main d’œuvre sollicitée.
3.3. Un fleuve qui change : inquiétude et réactions
34Sur ces vingt-cinq années comptables, l’environnement apparaît explicitement changeant, et les infrastructures régulièrement mises à mal par le cours d’eau9. Le fleuve évoluant, les structures existantes paraissent progressivement ne plus suffire ou n’être plus adaptées. À plusieurs reprises, les premiers ouvrages sont donc complétés, renforcés ou prolongés.
35En 1406, les échevins organisent un « disner fait en [l’]hostel [du receveur], le lundi second jour d’aoust » au cours duquel « lesdiz quatre [échevins], ledit receveur et contreroleur et plusieurs autres de la dicte ville assamblez pour mettre sus le fait des batteiz de Loyre que l’on vouloit fere ». L’entreprise est complexe puisque le compte indique que le but de cette réunion est de prendre « conseil et advis comment l’on procéderoit ne par quelle manière » (CC14, fol. 20), et, mention rare, que les ouvriers y œuvrant doivent être formés et encadrés par des professionnels (fol. 17 vo). Un important chantier est de fait en cours, ayant nécessité le recours à la corvée et la fourniture d’une centaine de pelles. Il s’agit alors du creusement de fossés en eau sur les grèves de Loire visant à « prendre le cours de l’eaul et deschargier le bateiz de Loyre » (CC14, fol. 17 et suiv.).
36Dès 1396, les comptes évoquent la construction d’« un pont de boys où ruisseau Rogement pour passer aux grans prez » (CC4, fol. 13), encore dits « grans prez du rivaige » en 1399 (CC7, fol. 29 vo) : on justifie sa création « pour passer […] plus aisiément quant les eaues sont grans lequel est bien nécessaires au commun ». Malgré les difficultés d’identification toponymique, d’après la configuration du paysage (terrasse calcaire en rive droite, plaine alluviale en rive gauche) et l’instabilité moderne du chenal en rive gauche (Dumont et al. 2019), ce chantier répond peut-être à l’activation, dès cette période haute, de nouveaux chenaux – a minima de l’apparition d’une zone humide difficilement carrossable. L’hypothèse est renforcée par la mention de travaux effectués quelques années plus tard, à l’extrémité méridionale du grand pont de Loire, au niveau de sa dernière pile et/ou de sa culée. En ce début de xve s., des maçons sont chargés de construire un batardeau maçonné et fondé sur pieux de chêne, « pour tourner l’eaul » d’une pile « que on cuidoit10 retenir » (CC10, fol. 40-42 vo).
4. Les Neversois dans l’espace fluvial
4.1. Travailler sur la rivière
37Les enregistrements hebdomadaires de la comptabilité neversoise permettent d’envisager la répartition et l’organisation des chantiers et de la main d’œuvre tout au long de l’année. Mais les repères calendaires utilisés nécessitent un travail préalable de reconstitution du calendrier annuel. Toutes les semaines sont identifiées en fonction de l’année liturgique, soit associées à des fêtes fixes de saints (Saint Quasimodo, Saint Denis, les Saint Martin d’estel et d’hiver, etc.), des événements tirés des textes bibliques (Décollation Saint-Jean-Baptiste, Apparition Messeigneurs, la nativité notre dame, etc.) ou du calendrier des fêtes pascales (Fig. 4). En plus d’être mouvant, fixé annuellement en fonction de la date de Pâques, ce dernier est référencé soit en fonction de dates clés de la liturgie pascale (Carême entrant, Pâques flôries, les Brandons, les Cendres, etc.) mais aussi régulièrement en fonction de l’introït chanté lors des messes dominicales (Laetare Jerusalem, Occuli Mei, Misericodias Domini, etc.). En l’état du projet, le calendrier a été restitué pour sept années (1389, 1390, 1391, 1392, 1397, 1398 et 1399).
Fig. 4 - Exemples de titres hebdomadaires.

A, « La sepmaine de la mi aoust » ; B, « La sepmaine de la decollacion Saint Jehan Baptiste » ; C, « La sepmaine de la Toussaints » ; D, « La sepmaine de Misericordia domini l’an IIIIxx & dix » ; E, « La sepmaine après la chandeleur » ; F, « La sepmaine de Oculi mei » ; G, « La sepmaine après Letare Jherusalem ».
AMN CC1.
38Pour éviter de traiter à la fois des dépenses de missions comme de fournitures en matériaux, ont été comparés d’abord le nombre d’entrées comptables enregistrées par semaine et relatives aux différents types de chantiers concernés : le pont de Loire, les autres ponts, les battis et l’entretien des engins de chantier municipaux (sonnettes et engins de levage). Ce travail systématique met en lumière une périodicité propre aux différents types de chantiers, périodicité qui se répète sur les quelques années étudiées (Fig. 5) : les travaux du pont de Loire se déroulent essentiellement à la fin du printemps et au début de l’été et ceux des battis, durant la seconde partie de l’été et l’automne. Cette tendance est très marquée de 1389 à 1392 et se poursuit encore en 1396 et 1397. À partir de 1397 et jusqu’en 1399, les chantiers aux battis cessent et progressivement, l’intensité des chantiers au pont de Loire diminue. À la marge, les chantiers des petits ponts sont dispersés en fonction des besoins. Enfin, la mise en place, la maintenance et le remisage des engins en fin de saison se calque sur le calendrier des interventions.
Fig. 5 - Répartition des chantiers par semaine pour les années 1389 à 1392 (CC1).

Pour plus de lisibilité, le calendrier civil contemporain a été restitué (d’où l’absence de données pour le début de l’année 1389, le premier compte ouvrant au 1er mai).
M. Foucher.
39La question du recrutement est particulièrement prégnante lorsque l’on considère les volumes humains engagés sur ces chantiers. Au plus fort de l’activité et particulièrement sur les battis très consommateurs en main d’œuvre, plusieurs centaines d’hommes peuvent œuvrer conjointement : en 1405, une seule mention comptable hebdomadaire correspond au paiement de 206 hommes (CC14, fol. 10 vo). Ailleurs, l’évaluation des volumes humains engagés est plus floue, répartie entre plusieurs entrées comptables et sur un temps de travail plus ou moins long : certaines correspondent au travail de plusieurs dizaines d’individus sur une journée, d’autres à la rémunération d’un seul individu pour plusieurs semaines. Pour essayer d’en prendre la mesure, un test a été mené sur le nombre de jours/homme engagés par semaine sur ces chantiers des battis (Fig. 6). Si se retrouvent de fait les rythmes perçus dans la précédente analyse, la focale permet ici de distinguer les réels temps d’affluence et d’effervescence et au contraire les actions mineures.
Fig. 6 - Comptabilisation hebdomadaire du nombre de jour/homme sur les chantiers du pont de Loire et des battis pour les années 1389 à 1392 (CC1).

Pour plus de lisibilité, le calendrier civil contemporain a été restitué (d’où l’absence de données pour le début de l’année 1389, le premier compte ouvrant au 1er mai).
M. Foucher.
40Ces volumes de main d’œuvre pourraient à eux seul apporter une explication quant à la séparation stricte des chantiers, la ville ne pouvant peut-être pas fournir simultanément autant d’hommes. Mais l’analyse du recrutement impose de nuancer l’hypothèse : les artisans œuvrant aux chantiers des ponts de Loire et des battis ne paraissent pas être les mêmes. Le maître charpentier Regnault le Court (et son équipe), omniprésent sur les chantiers du pont de Loire, des ponts-levis et de diverses constructions intra-urbaines pendant toute la période traitée (1389 à 1415) n’intervient qu’à de très rares reprises sur le chantier des battis. À l’inverse, Jehan Cuesin dirige le chantier des battis sans jamais apparaître, ou presque, sur le pont de Loire. Autour de ces personnages, qualifiés, gravitent en réseau des artisans avec lesquels ils travaillent préférentiellement, membres du même atelier, voire issus du réseau familial. Outre ces artisans formés, spécialisés, de nombreuses tâches sont confiées à une main d’œuvre plus ou moins qualifiée, au sein de laquelle l’embauche d’une population immigrée de limousins paraît relativement importante. Ces recrutements, comme le recours à la corvée précédemment évoqué, pourraient éventuellement traduire des temps de tension et d’effervescence dans les travaux ligériens. Enfin, l’importance de cette immigration limousine serait également à interroger plus finement, au regard des pressions de la période (Guerre de Cent Ans, notamment).
4.2. Le fleuve : lieu de vie
41Une part du calendrier des chantiers est évidemment directement corrélée à des causes naturelles (crues et glaces) mais aussi à des accidents de la circulation (CC6, fol. 19), des faiblesses de la structure elle-même (CC13, fol. 25 vo), ou alors à des événements impliquant une recrudescence des allées et venues comme les vendanges ou les foires (CC5, fol. 13 ; CC6, fol. 19 vo). La cohabitation des activités urbaines avec les chantiers impose sans doute certaines contraintes : la veille de la Saint Cire 1397, le charpentier Jehan de Mornay doit démonter le grand engin installé sur le pont de Loire « affin que les bestes et les gens puissent plus aisément et plus sehurement passer sur ledit pont ». Il doit ensuite le remonter (CC5, fol. 13). Ces cas demeurent néanmoins rares, la majorité des travaux paraissent relever plutôt d’actions programmées, inscrites dans un calendrier annuel régulé.
42Ces exemples témoignent surtout de l’occupation du fleuve comme lieu de vie. C’est d’abord un espace habité. De manière temporaire, comme lorsqu’il s’agit de loger les « hommes qui ouvraient es engins dudit bateiz » en 1396 dans des « loyges » couvertes de paille (CC14, fol. 8 vo). Ou de manière pérenne avec le logement de la porte du pont, dans laquelle un espace de vie est prévu pour accueillir le gardien de la porte et les hommes du guet.
4.3. Le fleuve et l’image de la ville
43La Loire enfin participe à l’image de la ville, dès avant les vues modernes qui représentent exclusivement sa façade ligérienne. Le pont est sans doute l’organe de représentation le plus ostentatoire, avec une ornementation et un soin qui lui sont particuliers notamment autour de la porte du pont. À l’autre extrémité, ses accès sont mis en valeur avec une statue de Notre Dame – laquelle devient progressivement un repère topographique. Cette statue est installée dans une architecture dont « la fenestre et le siège sur quoy est l’ymaige de notre dame au chef du pont de Loyre devers Saint Anthoine » sont peints au début de la période (CC1, fol. 16).
44Le fleuve est finalement un espace d’apparat en lui-même. C’est ce qu’illustre la joyeuse entrée de Monseigneur et de Madame en 1515 pour laquelle la ville organise la représentation sur eau et sur terre du mystère de la prise de Jérusalem (CC90). Les comptes détaillent notamment la construction de la réplique de la ville biblique, avec « tourelles, créneaulx, pontz leveis et bastiments », réalisée en planches de sapin et peinte (fol. 6). La structure est chargée sur un bateau, « conduict[e] et mené[e] au-devant de monseigneur et madame » par quatorze mariniers (fol. 7). Elle est ensuite débarquée sur le rivage préalablement dégagé et nettoyé, où des hommes et des jeunes filles, déguisés et armés, rejouent le mystère. Pour l’événement, la ville achète « douze cens potz de terre […] lesquelz ont esté cassez et rompus par ceulx qui ont jouée lesditz mistere esdites entrées » (fol. 5 vo). Cette dernière mention rappelle les joutes aquatiques attestées dans l’Adour jusqu’au xixe s., au cours desquelles on rejoue l’attaque de tours de bois installées au milieu de la rivière en lançant des boules de terre cuite (Calmette 2019 ; Degert 1900).
45Ces premiers éléments d’analyse témoignent de l’exceptionnelle richesse comptable et des multiples perspectives d’étude. La population neversoise, ses savoir-faire, son occupation quotidienne de l’espace fluvial, ses relations avec le territoire environnant ou ses réactions face à un environnement changeant se dessinent avec finesse.
46La poursuite du dépouillement et la mise en série de ces données permettront d’aborder les questions de rythme et de périodicité des événements climatiques et des réponses de la communauté urbaine, d’envisager les schémas récurrents et les évolutions sur le long terme. Les premiers éléments de l’enquête soulignent tentatives et difficultés de ce microcosme dans le triple contexte de la Guerre de Cent Ans, de la Peste Noire et surtout de l’instabilité fluviale grandissante liée au Petit Âge Glaciaire. Pour percevoir l’appréciation qu’ont les sociétés médiévales de ces divers facteurs et leurs réactions à plus ou moins court terme, trois aspects sont priorisés pour la suite de l’étude : l’organisation humaine des chantiers, les stratégies de la reconstruction en pierre du grand pont de Loire au cours du xve s. et la lutte de longue haleine de la ville contre les divagations du chenal de Loire en rive gauche.
47Plus largement, ce projet s’inscrit dans un programme collectif de recherche sur la Loire moyenne et contribue à une recherche pluridisciplinaire sur l’occupation du fleuve et la coévolution de l’environnement fluvial ligérien et de ses sociétés riveraines.
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Notes de bas de page
2Les registres comptables sont conservés aux Archives municipales de Nevers dans la série CC. Pour les termes techniques ou d’ancien français, nous avons utilisé l’ouvrage de référence Dictionnaire du Moyen Français (DMF) en ligne (ATILF - CNRS & Université de Lorraine - version 2015) (DMF 2015) : http://www.atilf.fr/dmf
3DMF : Éviter, empêcher quelque chose.
4DMF : Exercer sur quelqu’un ou quelque chose. Une poussée qui déplace, imprimer un mouvement à quelqu’un ou quelque chose.
5Le DMF ne propose aucune correspondance pour ce terme, qui pourrait éventuellement être systématiquement abrégé par les receveurs.
6Enceinte de pieux plantés autour d’une pile et remplie de pierres la protégeant des affouillements.
7Parties mobiles du pont-levis.
8Sermoise-sur-Loire.
9Outre tous les incidents liés aux crues ou aux glaces, en témoigne aussi tout un champ lexical de la lutte, du sauvetage, de la réparation voire de la volonté contrariée qui pourra mériter une enquête systématique.
10DMF : « Croire à tort, s’imaginer » ; « Chercher en vain à, tenter en vain de » ; par extension, « Chercher à, avoir l’intention de, tenter ».
Auteur
-
Marion Foucher
Docteur en archéologie, UMR 6298 ArTeHiS.

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