Rationalisation et organisation de l’usage des eaux à Moissac (Tarn-et-Garonne) à la fin du Moyen Âge
Rationalisation and organisation of the use of water in Moissac (Tarn-et-Garonne) in the 15th c.
p. 107-122
Résumés
La position de Moissac (Tarn-et-Garonne), à la limite entre deux ensembles géologiques, permet à la population de puiser son eau à la fois dans un aquifère alluvial et dans un ensemble de petits aquifères pris dans les molasses. L’étude archéologique et hydrogéologique de l’organisation de l’alimentation en eau a mis en lumière une dichotomie dans les usages et dans la répartition spatiale des structures d’approvisionnement. Il apparaît en effet que la rationalisation des usages des eaux en fonction de leur provenance et de leur « potabilité » est bien ancrée dans les pratiques urbaines du xve s. Les structures semblent également intégrées dans l’espace urbain malgré la présence de fontaines extra muros, soulevant des questions sur la pertinence du modèle d’alimentation à Moissac, et plus largement ouvrant la question de la place de l’eau potable dans les dynamiques urbaines.
Moissac’s position at the boundary between two geological formations allows its population to draw water from both an alluvial aquifer and a multitude of small interconnected molassic aquifers. The archaeological and hydrogeological studies of the water supply organisation have shown a dichotomy in uses and in the spatial distribution of water provision. The 15th c. town seems indeed to have acknowledged different properties of water depending on their origin and thus, their potability. The resulting infrastructure appears to be responsive to the layout of the town, although the existence of fountains outside the wall raises a number of questions regarding the general applicability of the arrangement as understood at Moissac and of the issue of potable water supplies in an urban context.
Entrées d’index
Mots-clés : Moyen Âge, approvisionnement en eau, potabilité, organisation urbaine, puits, fontaine, géomorphologie
Keywords : Middle Ages, water supply, potability, urban planning, wells, fountain, geomorphology
Texte intégral
1Située sur la rive droite du Tarn, à quelques kilomètres de sa confluence avec la Garonne, la ville de Moissac (Tarn-et-Garonne) est implantée à la limite entre une large plaine alluviale au sud et des coteaux molassiques au nord. Longtemps supposée de fondation antique, il est aujourd’hui admis que l’agglomération s’est formée progressivement autour de l’abbaye Saint-Pierre. Bien que sa fondation ne soit pas connue de manière précise, un groupe monastique est attesté au moins aux ixe-xe s., qui peut remonter aux viie-viiie s. (Pousthomis 2005). L’abbaye est installée sur un cône de déjection issu de colluvionnement et du bassin versant du Brésidou, un ruisseau incisé dans un vallon molassique, lequel débouche sur la plaine alluviale du Tarn. L’étude géomorphologique de David Leigh a permis de mettre en évidence un ancien marais distal à proximité immédiate de l’enclos abbatial et s’étendant vers le sud (Leigh, Gragson et Lefebvre 2019). L’extension de cette zone humide reste cependant mal connue. Si l’occupation demeure difficile à caractériser, des traces d’anthropisation antérieures à l’An mil mettent en évidence l’investissement du marais distal.
2Du fait d’un intérêt historiographique longtemps tourné vers l’abbaye, la ville est restée peu étudiée jusqu’aux années 2010, qu’il s’agisse de sa formation ou de son évolution sur le temps long. Une première et unique synthèse sur la topographie de Moissac, rédigée par A. de Lagrèze-Fossat, est parue à la fin du xixe s. (Lagrèze-Fossat 1870). Les opérations archéologiques relatives à l’agglomération restent également peu nombreuses avant les années 2010 (Fig. 1) : seul Armand Viré, érudit moissagais, a conduit quelques investigations entre 1914 et 19422. En 2012-2013, un diagnostic archéologique suivi d’une fouille préventive ont été réalisés au 18, rue de la République (Georges 2020), puis à partir de 2014, une série d’études du bâti et de fouilles visant à préciser les modalités d’implantation de l’agglomération ont été lancées par Bastien Lefebvre sur les sites des Mazels (Lefebvre 2019 ; Lefebvre 2020), des Tourneurs et de l’îlot Tourneuve (Lefebvre 2018). Les conclusions de l’opération des Mazels soulignent l’absence d’une occupation pouvant être qualifiée d’urbaine avant la fin du xiie s., du moins au sud de l’abbaye, alors même que la ville est attestée dans les sources textuelles dès le xie s.3 et que la charte de Gausbert de Fumel établit dès la première moitié du xiie s. les coutumes de Moissac (Lagrèze-Fossat 1870 : 63‑111). B. Lefebvre n’exclut cependant pas la possibilité d’une occupation « plus ou moins agglomérée » de la zone humide, comme semblent d’ailleurs en témoigner les structures mises au jour aux Mazels. Sur la ville mentionnée au xie s., il émet l’hypothèse d’un développement urbain plus septentrional, à l’est de l’abbaye, en avertissant que cela peut difficilement être vérifié en l’état (Lefebvre 2020 : 116‑117).
Fig. 1 - Localisation des opérations archéologiques au sein de la ville de Moissac.

D’après Georges 2012 et Lefebvre 2020 ; A. Van de Luitgaarden.
3La ville du xve s. est, elle, mieux renseignée, grâce à une conservation plus importante des sources textuelles que pour les périodes plus anciennes. Depuis la fin des années 1990, un certain nombre de travaux universitaires se sont intéressés à la communauté urbaine et à l’agglomération du bas Moyen Âge. Moissac a lourdement souffert des événements des xive et xve s. par sa position frontalière du Languedoc, lesquels ont entraîné une importante perte démographique (Fayolle-Bouillon 2011 : 188). La rédaction en 1480 d’un livre d’estimes, destiné à établir l’état de la ville à la fin du xve s., témoigne d’une volonté de reconstruction de l’agglomération moissagaise et fournit également une première vision globale de celle-ci (Fig. 2). Les parcelles bâties s’organisent essentiellement autour des axes viaires principaux, délaissant la périphérie et la proximité des remparts (Fayolle-Bouillon 2010 ; Moron 2019). Deux centres névralgiques, tant sur le plan de l’habitat que de l’artisanat, peuvent être distingués : la place du Pontrégantier et la place du Payment, au-devant de l’abbaye. A contrario, les faubourgs ont, eux, été presque entièrement détruits. Or, Moissac présente la particularité de posséder des points d’alimentation en eau extra muros, lesquels ont aussi fait les frais de la guerre de Cent Ans. Cette destruction n’a pas été sans conséquences puisque les réparations engagées par les consuls au xve s. ont conduit à une importante série de procès de 1455 à 1562 (Laflorentie 1997).
Fig. 2 - Localisation des structures d’alimentation en eau dans l’agglomération moissagaise à la fin du Moyen Âge.

A. Van de Luitgaarden.
4S’il est probable qu’elles existent bien avant, les sources textuelles ne font mention de structures d’alimentation en eau qu’à partir du xve s., hormis la fontaine du cloître, appelée « Griffoul », qui est estimée remonter au xie s. selon la Chronique des abbés de Moissac d’Aymeric de Peyrac4, mais est attestée avec certitude à partir du xive s., au moment de la rédaction de la Chronique. À la fin du Moyen Âge, il existe six aménagements publics destinés à fournir de l’eau à la population de Moissac (Fig. 2) : deux fontaines, Marcassus et Guileran, situées extra muros, ainsi que quatre puits, Saint-Michel, lui aussi hors des murs, et les puits Baptisés, Mouret et Malaveille, dont la localisation au sein de la ville n’est pas connue précisément. Le procès de 1458 mentionne à plusieurs reprises entre 20 et 30 puits privés venant compléter cet approvisionnement. Seuls le puits Saint-Michel et le réseau ancien de la fontaine Guileran sont aujourd’hui conservés dans le sous-sol moissagais, aussi ont-ils pu être documentés plus précisément que les quatre autres structures.
5L’étude de ces structures, leur fonctionnement et leur organisation dans l’espace urbain5 a mis en évidence des indices de stratégies d’approvisionnement en eau et de pratiques liées aux usages des eaux dans la ville de Moissac. Ils ont pu être identifiés d’une part grâce à la documentation importante qui a accompagné les événements du xve s., et notamment le procès dit « de la fontaine du cloître », et d’autre part par la prise en compte des paramètres environnementaux, à commencer par celui de la ressource en eau, sa qualité et sa quantité.
1. Captage des eaux : caractérisation hydrogéologique et géomorphologique
1.1. Contexte hydrogéologique et géomorphologique
6L’agglomération se trouve en partie méridionale du Quercy, caractérisée par un relief adouci (Fig. 3), et s’appuie au nord de l’abbaye contre des formations molassiques détritiques consistant en des sables, des grès tendres, des silts et des argiles carbonatées, déposés au cours du Tertiaire. La plaine alluviale du Tarn évolue progressivement, et voit la mise en place d’un paysage vallonné, en partie modelé par les évolutions climatiques depuis le Pléistocène inférieur et au cours de l’Holocène (Hubschman 1975). L’incision du Brésidou, qui draine un petit bassin versant, a contribué à la formation d’un cône de déjection de dimension restreinte, alimenté par les alluvions, les sédiments charriés et les colluvions issues des dépôts de pente. Une zone humide s’étend au sud de ce cône de déjection sans qu’on n’en connaisse ni les limites, ni les interactions avec la plaine alluviale du Tarn.
Fig. 3 - Contexte géologique et modèle numérique de terrain (RGEALTI, 1m, IGN) de Moissac.

D’après Leigh et al. 2018 et C. Pallier dans Georges 2020 ; A. Van de Luitgaarden.
7Deux types d’aquifères, susceptibles d’alimenter la population en eau, ont pu être identifiés à Moissac, l’un inféodé aux alluvions du Tarn et l’autre aux molasses. Le premier se caractérise par des alluvions à forte porosité, constitués d’argiles, de limons et de sables fins décalcifiés tandis que la base imperméable est composée de molasses argileuses. Cet ensemble correspond à un aquiclude, soit un ensemble lithologique contenant des eaux peu mobiles. Cette nappe d’accompagnement du Tarn est libre, c’est-à-dire que l’aquifère n’est pas maintenu prisonnier par un toit sédimentaire imperméable et se développe, à Moissac, près de la surface.
8Le second, plus complexe, est composé d’un ensemble de petits aquifères interconnectés contenus dans les terrains molassiques, situés au nord de l’aquifère alluvial. Ces terrains, relativement hétérogènes, présentent une discontinuité prononcée des parties libres et captives compte tenu de l’alternance entre les faciès argileux, favorisant le ruissellement, les niveaux de grès et sables constituant des aquifères poreux, et des calcaires faiblement karstifiés permettant localement l’installation de petits aquifères karstiques. L’infiltration est également soumise à une forte variabilité verticale et à un temps de séjour relativement aléatoire en fonction de la perméabilité (Hesske 1995).
9Cette position à l’interface entre ces ensembles sédimentaires, où se retrouvent à la fois une fraction argileuse fine et des niveaux plus grossiers, conditionne la qualité des eaux captées et doit être nuancée du fait de la présence de l’ancienne zone humide. En effet, D. Leigh a mis en évidence que ce marais distal n’a été que peu impacté par les apports alluviaux du Tarn, apports liés à des épisodes de crues. Il souligne qu’avant l’An mil, la rivière se trouvait en réalité plus au sud que sa position actuelle, comme le suggèrent des marqueurs de paléochenaux (Leigh, Gragson et Lefebvre 2018 : 7 ; Fig. 3). Qui plus est, le niveau de l’eau avant l’installation du barrage de Malause dans les années 1970 était largement inférieur au niveau actuel. L’ambiance hydromorphe, voire tout simplement en eau, des terrains situés au-devant de l’abbaye avant le xiie s. était donc indépendante du Tarn. Le fonctionnement de cette zone humide reste encore mal caractérisé : du fait des apports, même limités, en alluvions du Brésidou, on peut supposer que cette zone humide draine les aquifères issus des molasses. Toutefois, son extension vers le sud et en profondeur étant mal connue, il n’est pas non plus exclu qu’elle draine au moins en partie la nappe d’accompagnement du Tarn.
1.2. Caractériser la « consommabilité » relative des eaux
10On peut donc envisager trois origines possibles aux eaux captées par la population à travers ses structures d’alimentation : l’aquifère des structures molassiques, l’aquifère de la zone humide et l’aquifère alluvial du Tarn. Les caractéristiques géologiques et hydrogéologiques de ces eaux et de leur environnement les rendent sensibles à des processus hydrogéologiques et des pressions anthropiques pouvant entraver leur « consommabilité », voire leur « potabilité6 ».
11Les aquifères des structures molassiques, du fait de leurs terrains sableux, permettent en partie la filtration des particules fines qui y transitent dans l’eau. L’étude de prélèvements sédimentaires réalisés dans les galeries de captage du complexe hydraulique Landerose (Fig. 2), situé dans les faubourgs nord-est de la ville, ont permis d’en préciser le fonctionnement hydrologique7. Les observations à la loupe binoculaire ont permis d’identifier des faciès sableux variables, avec des émoussés plus ou moins importants pour les quartz, selon leur taille : en-dessous d’un millimètre, ils sont peu, voire pas émoussés, tandis que les gabarits plus importants peuvent aller jusqu’au galet. Cette différence, associée à des faciès essentiellement lessivés, attestent un écoulement continu, avec des épisodes de forte énergie, similaires à des crues, qui amèneraient une charge plus importante et plus émoussée. L’omniprésence de voiles de calcite témoigne également d’un écoulement, pouvant être marqué par une saisonnalité, laquelle se traduit par un litage alternant entre lit clair (écoulement continu) et foncé (écoulement moindre). Bien que relativement hétérogènes, ces échantillons montrent une bonne propension de ces sables à conserver l’eau infiltrée. De même, malgré un assujettissement aux apports pluviaux pour la recharge, l’analyse sédimentaire a montré que l’écoulement, tout en étant d’intensité variable, semble bien continu. L’abondance de l’eau au sein du réservoir de la fontaine Guileran, aujourd’hui utilisée comme réserve en cas d’incendie, tend à appuyer cette observation.
12Du fait des qualités filtrantes des sables et de la faible présence de matrice argileuse, on peut raisonnablement estimer que l’eau provenant des structures captant l’eau des molasses peut être envisagée comme consommable. À l’inverse, les eaux de l’aquifère alluvial sont presque omniprésentes, avec une bonne capacité de recharge et une amplitude saisonnière peu importante (Bardeau et Le Cointe 2016). En revanche, elles sont chargées d’argiles fines qui les rendent troubles : sans technique de filtrage actuelle, il paraît difficile de les exploiter dans le cadre de la consommation.
13Les eaux de la zone humide, si l’on se réfère aux caractéristiques générales des zones humides alluviales, sont d’une grande qualité du fait de la flore, abondante et diversifiée, jouant le rôle d’auto-épurateur (Ochoa-Salazar 2008). Il n’est pas à exclure, bien que difficile à démontrer, que le marais distal ait joué le rôle d’une réserve en eau propre avant le xiie s. L’urbanisation et l’appropriation progressive de la zone humide, jusqu’à sa disparition, peuvent avoir profondément transformé la qualité de l’eau puisée à l’endroit de l’ancien marais. La mise en valeur des terrains sur un plan urbain, par l’installation de remblais par exemple, est susceptible d’avoir entraîné la disparition de cette flore, tout en conservant un sous-sol fortement hydromorphe. Malgré notre méconnaissance actuelle de l’extension de l’ancienne zone humide et de ses possibles interactions avec les autres aquifères, il est possible d’envisager ses vestiges souterrains comme un aquifère résiduel, toujours alimenté aujourd’hui puisqu’on peut y puiser de l’eau, peut-être en lien avec l’aquifère alluvial. On peut en revanche s’interroger sur la « consommabilité » des eaux provenant de cet aquifère résiduel après le xiie s.
2. Notion de « consommabilité » : les apports des procès du xve s.
2.1. Le procès de la fontaine du cloître
14La série de procès entamée en 1455 et qui se poursuit pendant une partie du xvie s., rapportée à la fois par des carnets et par le chroniqueur Andurandy8, fournit des éléments d’analyse sur la dichotomie des aquifères et de leurs eaux. Ce procès intervient à la suite des travaux de réhabilitation lancés par les consuls face aux dégâts de la guerre de Cent Ans, qui s’étendent essentiellement aux fossés et aux faubourgs, ainsi qu’aux structures d’approvisionnement en eau qui s’y trouvent : le puits Saint-Michel, la fontaine Guileran et la fontaine Marcassus. Afin de saisir en détail les tenants et les aboutissants de ce procès, il faut d’abord s’attarder sur quelques éléments de compréhension de la situation du xve s.
2.1.1. Le puits Saint-Michel et son statut
15On observe à Moissac un flou juridique autour de la propriété du puits Saint-Michel jusqu’au début du xvie s. Cette structure apparaît comme la propriété de la ville, et par là même, des consuls, au titre de puits public où la population peut venir s’approvisionner. Pourtant, elle appartient également au réseau d’alimentation de l’abbaye : le puits alimente en effet un aqueduc en galerie qui s’étend jusqu’aux abords des fossés. À cet endroit, l’aqueduc s’interrompt et l’eau passe dans des tuyaux en bois afin de traverser les fossés, protégés par des petits talus en terre (Fig. 4 et 5). Christine Laflorentie décrit ce rapport de propriété comme une « image de la confusion entre le spirituel et le temporel » (Laflorentie 1997 : 210). Aussi, quand du fait de la guerre, la margelle du puits est détruite et ses parois fragilisées9, Saint-Michel est fermé au public tout en continuant d’alimenter la fontaine du cloître.
Fig. 4 - Vue du puits Saint-Michel (1) et relevé 3D du puits et des départs d’aqueducs qu’il alimente (2).

F. Baleux, B. Lefebvre, A. Van de Luitgaarden.
Fig. 5 - Proposition de restitution du passage des fossés par l’adduction de la fontaine du cloître (1) et organisation du réseau d’alimentation de la fontaine claustrale (2).

A. Van de Luitgaarden.
2.1.2. Le Griffoul : pénurie et droit de puisage
16Il est dépeint dans la lettre du 15 octobre 1457 de Charles VII au sénéchal de Toulouse une situation de pénurie en eau et d’impossibilité pour la population de s’approvisionner correctement, à l’exception du Griffoul du cloître. Le procès s’étend longuement sur la possibilité exceptionnelle pour des laïcs de pénétrer au sein du monastère et de venir puiser leur eau dans le cloître. L’origine de ce droit de puisage n’est pas connue : Adrien Lagrèze-Fossat propose de le faire remonter au xiie s., après la fermeture d’une fontaine Saint-Julien. Cependant, les recherches de Régis de la Haye sur le sujet ont montré que cette fontaine, bien qu’appartenant à l’abbaye, devait se situer près d’Escatalens, à plus d’une vingtaine de kilomètres (Lagrèze-Fossat 1870 ; Haye 1995). Sans pouvoir la vérifier, il est possible d’énoncer l’hypothèse d’un droit de puisage survenant lors de la guerre de Cent Ans, en réponse aux destructions dans les faubourgs dans le but de remédier à la pénurie.
17Ce droit de puisage suscita un climat de tension entre l’abbaye et la ville. Autorisant la présence des laïcs dans le monastère, il permet plus particulièrement aux femmes de pénétrer au sein du cloître. Il est décrit à de nombreuses reprises que leur présence perturbe le calme de la vie monastique. Le contrôle de l’abbaye sur l’eau, plaçant les consuls dans une situation de dépendance vis-à-vis de l’abbé, les incite à repenser l’organisation publique de l’approvisionnement en eau de manière à ce qu’elle soit plus pérenne en cas de conflit.
2.1.3. Un projet de fontaine publique avorté
18C’est donc dans un contexte tendu que les consuls projettent de faire construire une fontaine publique intra muros, en suivant le modèle du Griffoul. Pour ce faire, ils lancent au début du xve s. des travaux de réparation du puits Saint-Michel ainsi que des fossés alentour, dans le but d’y aménager des tuyaux d’alimentation, une opération qui entraîne la destruction des talus et l’endommagement des tuyaux en bois alimentant le Griffoul. Cette action est estimée comme délibérée par l’abbaye, qui fait appel au sénéchal pour régler l’affaire : un premier procès en 1455 se solde par la condamnation des consuls et l’ordre de remise en état10. Les consuls ripostent en 1457 en s’adressant directement au roi, lequel délègue l’affaire au Parlement de Toulouse, conduisant à un nouveau procès en 145811. Ce deuxième procès se solde lui aussi par une condamnation des consuls et l’ordre de remise en état des tuyaux et talus, appuyé par de nouvelles condamnations en 1512, puis en 1539. La propriété du puits est transférée à l’abbaye et les consuls sont sommés de payer pour ses réparations et sa fermeture : il ne participe alors plus à l’approvisionnement en eau des laïcs et sert exclusivement à alimenter le réseau d’adduction de la fontaine du cloître12.
2.2. Marqueurs de conscience d’une « consommabilité » des eaux
19Au-delà des desseins politiques qui se jouent au travers de ce procès, les témoignages rapportés dans le carnet G560 nous renseignent sur l’organisation de l’approvisionnement en eau durant cette période de pénurie. L’accent est mis sur l’absence d’eau et les difficultés de la population à s’alimenter, alors même qu’est décrite la présence d’environ vingt à trente puits privés intra muros, lesquels devaient en toute logique permettre de subvenir, au moins partiellement, au besoin en eau. Or, il semblerait qu’il ne soit pas possible d’utiliser l’eau de ces puits, qui captent vraisemblablement l’aquifère résiduel de la zone humide, du moins pas pour la consommation humaine. Un témoin décrit la situation des puits privés en ces termes : « En outre, la ville n’est pas pourvue de bonne eau et propre bien qu’ils aient plusieurs puits dans leurs maisons et qu’ils en aient trois communs dans les rues publiques situés là où les eaux ne sont pas bonnes ni claires mais plutôt putrides de là elles ne sont bonnes et utiles que pour les animaux et pour éteindre le feu si cela devait arriver13 ». Aussi si l’eau issue de l’ancienne zone humide a pu être considérée comme consommable, on peut supposer que l’anthropisation progressive de l’espace aura contribué à transformer ses qualités et conséquemment, la perception et les usages qu’a pu en avoir la population.
20Ces marqueurs de conscience d’une consommabilité des eaux en fonction de leur provenance sont significatifs pour la compréhension de l’organisation des structures au sein de l’espace urbain : les points de distribution d’eau consommable sont situés extra muros, à proximité des formations molassiques dont ils captent les eaux tandis que les aménagements intra muros, privés comme publics, fournissent des eaux non consommables mais exploitables dans la sphère domestique et artisanale. José Rodríguez Fernandez observe une dichotomie semblable dans l’organisation de l’alimentation en eau des villes de la province d’Álava, en Espagne où, à Vittoria, il est interdit de laver le poisson destiné à la vente avec l’eau de puits (Rodríguez Fernandez 2014 : 144). J. Rodríguez Fernandez voit dans l’omniprésence des puits un témoin de leur contribution à la consommation en eau pour partie mais surtout aux activités domestiques annexes, faisant écho aux témoignages de 1458.
21Ce procès est également un révélateur des stratégies d’approvisionnement en eau et souligne le changement qui s’opère à la suite de la guerre de Cent Ans. Il souligne l’ancrage manifeste de ce double usage des eaux dans les pratiques du xve s. à Moissac en mettant en exergue la situation de pénurie qui a pu pousser les consuls et la population à faire valoir un droit de puisage auprès de l’abbaye, si celui-ci n’existait pas auparavant. L’étude du procès met également en évidence les failles de l’organisation publique et la proposition des consuls de passer d’un modèle excentré, avec une dichotomie des usages, vers un modèle central où cohabiteraient intra muros les usages des eaux. Ce projet ne verra toutefois pas le jour avant le xixe s. du fait de la mainmise de l’abbaye sur la ressource en eau. Le procès de 1458 est effectivement suivi d’une série de procès, à l’encontre des consuls d’abord, en 1512 et 1539 afin d’achever l’interdiction de puisage public dans le puits Saint-Michel, mais également d’habitants tout au long du xvie s. L’inventaire Andurandy rapporte par exemple qu’un particulier souhaitant creuser un puits dans sa propriété, située dans le faubourg Saint-Michel, se voit attaqué en justice par l’abbaye qui craint que le puits ne nuise à l’alimentation du Griffoul (Laflorentie 1997 : 203). La mainmise du monastère sur la ressource en eau consommable vient donc limiter les alternatives des consuls au modèle excentré du xve s. qu’ils projetaient de transformer.
3. Moissac : un modèle d’organisation urbaine de l’alimentation en eau
22Comme le remarque José Rodríguez Fernandez à propos du modèle excentré d’alimentation en eau consommable qu’il observe lui aussi en Álava, son défaut majeur réside dans sa vulnérabilité en cas de conflit armé (Rodríguez Fernandez 2014 : 248). Le procès de 1458 souligne par ailleurs, de manière emphatique, à la fois les conséquences concrètes de cette organisation dans le cadre d’un conflit armé et le désir des consuls d’aller vers un modèle centré afin d’y remédier. Le manque de sources textuelles antérieures au xve s. et relatives aux structures d’alimentation en eau publique ne permet pas de déterminer si le modèle observé par le prisme de l’archéologie, de la pétrographie et de l’étude des sources relatives au procès a connu d’autres crises que celle du milieu du xve s. L’absence totale de datation ne permet pas non plus de spéculer sur ses origines. Il semblerait toutefois qu’en dépit des limites et des vulnérabilités manifestes du modèle excentré, des marqueurs d’une organisation urbaine apparaissent en filigrane, témoignant de choix et de pratiques.
3.1. Un approvisionnement en cohérence avec la ville du bas Moyen Âge
23L’agglomération intra muros du xve s. est divisée en cinq quartiers d’après l’étude du livre d’estimes de 1480. Ils sont construits autour des principaux axes viaires, lesquels correspondent aux rues actuelles (Fig. 6). De tailles différentes, ces quartiers présentent une densité du bâti globalement plus importante autour de l’abbaye, notamment le quartier Saint-Michel dont l’espace est saturé d’ostals14. Les quartiers Saint-Jacques et Malaveille sont quant à eux composés de plus de 30 % d’airals, soit près d’un tiers de leur surface à bâtir (Fayolle-Bouillon 2010 : 47). Cette disparité spatiale est accentuée par l’étude de l’allivrement15 des ostals qui permet de dégager deux pôles où la valeur de l’allivrement est nettement plus élevée : le quartier Saint-Michel et l’espace autour de la place du Payment, ainsi que la place Pontrégantier et les rues qui en partent. En périphérie des places, les parcelles proches de l’enceinte urbaine ont pour la plupart une valeur moins importante, soulignant le rôle de l’emplacement de la parcelle dans le calcul de sa valeur (Fayolle-Bouillon 2010 : 51).
Fig. 6 - État des quartiers de la ville d’après le livre d’estimes de 1480.

Fayolle-Bouillon 2010 ; Moron 2019 ; A. Van de Luitgaarden.
24Comprendre cette disparité spatiale et financière reste délicat car le livre d’estimes n’est ni suffisamment précis, ni suffisamment complet pour développer une vision fine de l’agglomération à la fin du Moyen Âge. Estelle Fayolle-Bouillon s’est également intéressée aux propriétaires et à leur profession, mais celle-ci n’est renseignée que pour 17,5 % des déclarants, entravant toute possibilité d’analyse socio-économique. Il en ressort toutefois que le quartier Saint-Michel apparaît nettement comme un espace à la fois densément bâti et occupé par une population plutôt privilégiée, dont au moins six marchands, en opposition aux quartiers Saint-Jacques et Malaveille, qui semblent moins homogènes. Ces derniers sont composés de propriétés ayant un allivrement relativement élevé le long des axes principaux et près de la place du Pontrégantier mais également des allivrements bien moins importants ainsi qu’un grand nombre d’airals. Plusieurs hypothèses ont été avancées pour essayer d’expliquer cette disparité dans l’allivrement et la répartition du bâti entre les quartiers. Tout d’abord, la présence de nombreux airals dans les quartiers Saint-Jacques et Malaveille peut être liée aux destructions causées par la guerre. Il y aurait alors d’importants espaces à pourvoir, moins de parcelles bâties et des allivrements moindres en conséquence. Ensuite il est possible que la population de ces quartiers soit moins aisée que celle du quartier Saint-Michel : cette population, n’ayant pas les moyens d’avoir des propriétés coûteuses, aurait pu être « exemptée de taille en raison de son patrimoine » et n’apparaîtrait donc qu’en mention de confront des propriétaires les mieux dotés, voire ne serait pas référencée du tout (Moron 2019 : 175). Enfin, Estelle
25Fayolle-Bouillon avance une dernière hypothèse postulant que les quartiers Malaveille et Saint-Jacques soient plus récents et donc moins investis que la partie septentrionale, supposée plus ancienne. Cette proposition peut également être corrélée avec la précédente, voulant que les quartiers méridionaux soient occupés par une population moins aisée que celle relevée pour les quartiers Saint-Michel et Guileran (Fayolle-Bouillon 2011 : 198).
26Les puits privés, mentionnés dans le procès de 1458, ne figurent pas dans les biens immobiliers inventoriés par le livre d’estimes, il n’est donc pas possible de les situer, ni de les comparer à la répartition du bâti et de l’allivrement. C’est par ailleurs un problème fréquemment rencontré dans l’appréhension des puits privés et de leur rôle : à Lagrasse comme à Saint-Antonin-Noble-Val ou Moissac, les puits n’apparaissent pas toujours dans les compoix ou livres d’estimes (Rivals 2015 : 355 ; Foltran 2016 : 210). Leur connaissance dépend donc du bon vouloir des habitants ce qui ne permet que rarement d’en avoir un inventaire satisfaisant. Aussi s’ils sont pris en compte comme une source potentielle, ils ne peuvent être réellement intégrés à l’analyse de l’espace urbain.
27On observe somme toute une inégalité de l’accessibilité à l’eau, et notamment à l’eau consommable qui se trouve hors les murs, selon l’emplacement des parcelles. En effet, E. Fayolle-Bouillon s’étonnait déjà dans son travail de « la concentration des points d’eau au nord de la ville, et de leur absence dans les quartiers Saint-Jacques et Malaveille » (Fayolle-Bouillon 2010 : 80). Plus précisément, s’il existe bien des points d’alimentation en eau intra muros, comme les puits publics, et dans une moindre mesure, les puits privés, les quartiers Saint-Jacques et Malaveille sont tenus à l’écart des points d’approvisionnement en eau consommable que sont le puits Saint-Michel, les fontaines Guileran et Marcassus, et même le Griffoul du cloître. La porte Saint-Jacques, au sud de l’agglomération, est située à plus de 500 m du point d’eau consommable et public le plus proche, à savoir la fontaine Guileran, et à 400 m de la porte d’enceinte de l’abbaye, pour 50 à 100 m en moyenne dans les quartiers Saint-Michel et Guileran et 200 à 300 m pour les quartiers Saint-Ansbert et Malaveille (Fig. 7). Cette inégalité de l’accès à une eau consommable vient appuyer les éléments relevés par E. Fayolle-Bouillon et J. Moron sur les différences inter-quartiers.
Fig. 7 - Distance entre les parcelles actuelles et les points d’eau potable.

A. Van de Luitgaarden.
28Il semble donc exister une corrélation entre la répartition des points d’eau potable, la distance à parcourir pour y accéder et l’occupation du sol intra muros, tout du moins la vision que permettent de restituer les estimes de 1480. Cette vision reste cependant limitée, ne prenant pas en compte l’évolution de ces quartiers mais seulement un état de Moissac (Fayolle-Bouillon 2010 ; Moron 2019). S’il semble bien émerger une cohérence entre l’occupation du sol et l’organisation de l’approvisionnement en eau, il n’est pour le moment pas possible de comprendre plus en détail quelles en sont les implications, en termes d’économie, d’accessibilité aux ressources et d’organisation sociale.
3.2. Intégration des structures au réseau viaire
29La répartition septentrionale et extra muros des points d’eau consommable, en sus de poser des problèmes de défense manifestes, paraît peu commode en termes d’accessibilité. Leur position hors les murs pousse également à rejeter l’idée que ces points d’eau aient pu avoir un lien avec l’organisation intra muros. Dans sa thèse, J. Rodríguez Fernandez montre cependant qu’il est possible d’envisager la place des structures d’alimentation en eau par rapport au réseau viaire (Rodríguez Fernandez 2014).
30Ces aménagements sont tous implantés à des intersections le long des fortifications de la ville et en lien avec les axes principaux intra muros (Fig. 8). Leur lien avec le réseau viaire de la ville est régi par l’accès permis via les portes de l’agglomération, fonctionnant comme points de contrôle. Ces portes sont situées, à Moissac, dans le prolongement de l’une des rues principales : la carriera de la porta sant Miquel, actuelle rue Marcassus, et la carriera Guilharan, actuelle rue Guileran. L’implantation des structures d’alimentation, à la jonction entre ces axes principaux et d’autres voies, est alors doublement significative : elle témoigne d’un accès facilité par une diminution de la portée du contrôle des portes en multipliant les accès et souligne le caractère de structuration sociale du réseau viaire pour l’agglomération de la fin du Moyen Âge. Comme cela a été souligné, les rues principales constituent des axes autour desquels se sont construits les quartiers, mais semblent également avoir un lien fort avec l’alimentation en eau consommable. Aussi, bien que situés extra muros, les points d’eau consommable apparaissent paradoxalement bien intégrés à la trame urbaine de l’agglomération de la fin du Moyen Âge. Le puits de Mouret et le puits des Baptisés sont eux aussi situés à l’intersection de plusieurs rues, sans qu’il s’agisse des rues principales. Si le constat est intéressant et pourrait laisser penser qu’il existe une hiérarchie dans les structures d’alimentation en eau, leur nombre reste limité à Moissac et ne permet pas d’en tirer des hypothèses solides.
Fig. 8 - Intégration des points d’eau potable au réseau viaire.

A. Van de Luitgaarden.
31De la même manière, il n’est pas à exclure que l’approvisionnement en eau ait pu jouer un rôle dans la fixation du réseau viaire, ni que ce dernier ait pu contribuer à l’implantation de certaines structures dans l’espace. Toutefois si l’on peut s’interroger sur les liens entretenus par la voirie et les points d’approvisionnement en eau, consommable ou non, lesquels semblent étroits, l’absence d’étude systématique de ce rapport n’autorise pas de l’approfondir réellement dans le cadre restreint de Moissac.
3.3. Les fontaines « sur source » : l’exemple de Guileran
32Les deux fontaines qui alimentent l’agglomération de la fin du Moyen Âge correspondent à ce que J. Rodríguez Fernandez appelle des « fontaines sur source » ou « fontaines semi-excavées » (Rodríguez Fernandez 2014). Ce type de fontaine se caractérise par un édicule de faible ampleur, couvrant un bassin où l’on vient puiser son eau. Ce bassin est alimenté par un réseau peu développé, voire par une résurgence naturelle autour de laquelle l’édicule aura été construit, d’où la désignation « sur source ». Le bassin dispose d’un trop-plein qui permet un écoulement perpétuel des eaux afin d’en préserver l’intégrité biologique. Le surplus est dans certains cas, comme à Moissac, redirigé vers les fossés afin de contribuer à l’évacuation des eaux usées.
33L’utilisation de ce genre de fontaine témoigne d’une part d’un choix financier : un système hydraulique peu développé est nécessairement moins coûteux à construire, que ce soit en termes de matériaux ou en termes de personnel spécialisé pouvant réaliser ce genre d’infrastructure. D’autre part, cela témoigne d’une connaissance de la ressource en eau comme d’une ressource fragmentée, puisqu’exploitée de manière différente selon sa provenance, et potentiellement dangereuse pour la santé.
34Le cas de la fontaine Guileran (Fig. 9 et 10), dont le réseau de galerie de captage est toujours en élévation dans le sous-sol moissagais, atteste cette connaissance de la ressource. Il s’agit bien d’une fontaine sur source, possédant un réseau de galeries de captage de moins de 100 m de longueur qui alimente un réservoir, lequel alimente deux réservoirs latéraux. La morphologie actuelle du réseau ne correspond pas à la morphologie d’origine et, bien que des reprises et des décrochements aient pu être observés, il n’a pas été possible de conduire une étude du bâti, principalement du fait de la pose d’un ciment sur une grande partie du réseau dans les années 1930. Sa date de construction n’est pas connue mais la fontaine est mentionnée à partir de 1432, puis dans le procès de 145816.
Fig. 9 - Vue d’une galerie de captage du complexe hydraulique Guileran (1) et vues des drains de captage de Guileran (2 à 4).

A. Van de Luitgaarden.
Fig. 10 - Schéma du fonctionnement des fontaines sur source (en haut) et de la fontaine Guileran (en bas).

A. Van de Luitgaarden).
35Aussi est-il estimé qu’elle remonte au moins au début du xve s., sous une forme probablement moins développée que celle que l’on connaît aujourd’hui. On remarque dans l’ensemble des galeries, en partie inférieure de piédroit, la présence d’ouvertures quadrangulaires ou pyramidales, identifiées comme des drains (Fig. 9). Le captage des aquifères des structures molassiques est donc assuré par ces drains, or il s’agit d’un type de captage tout à fait adapté à ce type d’aquifère. Les molasses étant caractérisées par des faciès variables et les aquifères qu’elles contiennent par leur dispersion, un captage multiple semble théoriquement plus à même d’assurer un approvisionnement pérenne qu’un point unique.
36Aussi, l’exemple de Guileran souligne l’intérêt porté au fonctionnement de la fontaine et de son réseau de captage ainsi qu’à l’intégration du système d’écoulement perpétuel dans le réseau d’évacuation des eaux usées par les fossés. Si l’implantation extra muros des points d’alimentation en eau consommable présente effectivement un défaut majeur, il semblerait pour autant qu’elle soit intégrée dans les pratiques liées à la ressource en eau dans l’agglomération du xve s.
Conclusion
37L’étude des structures d’approvisionnement en eau à Moissac pour la fin du Moyen Âge, de manière individuelle d’abord, puis collective, permet de faire émerger un modèle d’alimentation public. Fondé sur un fonctionnement peu coûteux et adapté à la ressource, il présente une certaine cohérence avec l’organisation de l’agglomération qu’il alimente. De manière plus significative, on remarquera l’attention qui est portée à la disponibilité et à la consommabilité de l’eau, par une différenciation de leur usage en fonction de leur provenance, un usage de captages adaptés aux aquifères qu’ils exploitent et au principe d’écoulement perpétuel, ainsi qu’un accès à l’eau consommable facilité par l’emplacement des structures. Aussi le xve s. apparaît-il comme un tournant dans l’histoire de l’alimentation en eau moissagaise : les sources textuelles, qui jouent un rôle fondamental dans la compréhension de la gestion de l’approvisionnement en eau, soulignent avant tout une volonté de transformation de ce modèle excentré vers un modèle centré, devant les défauts majeurs qu’il impose.
38Si ce travail de recherche a pu apporter des éléments éclairants sur les pratiques liées aux usages de l’eau à Moissac, notamment le caractère politique de l’alimentation en eau au xve s., ou encore les éléments de contrôle social mis en exergue par le procès de 1458, de nombreuses hypothèses restent difficiles à confirmer. Il est important de rappeler que l’étude de l’approvisionnement en eau est caractérisée par d’importantes lacunes et une forte hétérogénéité de traitement. La raison de ce traitement, à la fois marginal et sporadique, semble multifactorielle. Cela s’explique d’abord par le manque de sources textuelles relatives aux modalités d’approvisionnement en eau, traitées plus précisément dans les sources foncières – lorsqu’elles mentionnent la présence de structures de distribution, ce qui n’est pas toujours le cas (Rivals 2015 : 355) –, les procès et, plus rarement, les comptabilités consulaires. En l’absence d’opérations archéologiques, il reste donc difficile de retracer le développement et le fonctionnement de la gestion de l’approvisionnement en eau. En revanche, les données archéologiques étudiées isolément ne permettent pas de saisir la complexité du rapport qui peut exister entre une population, des instances politiques, une communauté religieuse et la ressource en eau, comme en témoigne l’étude du procès de 1458. Qui plus est, l’approvisionnement en eau et la question de sa consommation sont souvent traités de manière marginale dans l’étude des villes, par manque de données ou en privilégiant l’étude des eaux de surface et de leur rôle dans l’organisation de l’espace urbain. Il est toutefois à noter que la recherche récente vise à inverser la tendance par une intégration de plus en plus systématique de ces problématiques, malgré les lacunes rencontrées, comme en témoignent par exemple la thèse de Julien Foltran sur les bourgs monastiques de Caunes, Alet et Lagrasse ou l’étude de Perpignan par l’équipe d’Aymat Catafau et d’Olivier Passarius (Catafau et al. 2014 ; Foltran 2016).
39C’est dans cette dynamique que s’inscrit cette étude, et bien que Moissac soit un exemple privilégié de conservation des vestiges et des sources textuelles, il met en lumière d’une part la pertinence du croisement des disciplines historique, archéologique et paléoenvironnementale et d’autre part, d’importantes pistes d’études qu’il reste à explorer. Par ailleurs, ce renouvellement général de la prise en compte de l’eau, souterraine comme de surface, naturelle ou anthropisée, en tant qu’élément structurant de l’espace urbain, offre des perspectives passionnantes pour l’étude de l’approvisionnement en eau dans les années à venir.
Bibliographie
Bardeau et Le Cointe 2016. Bardeau M. et Le Cointe P. - Gestion des systèmes aquifères alluviaux dans le bassin Adour-Garonne : Résultats de la modélisation et outil de gestion des prélèvements dans le Tarn-et-Garonne, Rapport final, BRGM, Orléans, 360 p.
Catafau et al. 2014. Catafau A., Bergeret A., Fontaine D. et Recolin A. - La distribution de l’eau à Perpignan au Moyen Âge : l’apport des témoignages archéologiques et écrits, in : Catafau A. et Passarius O. (dir.), Un palais dans la ville. Perpignan des rois de Majorque, Archéologie Départementale, Trabucaire, Canet : 159‑174.
Fayolle-Bouillon 2010. Fayolle-Bouillon E. - La ville de Moissac à la fin du Moyen Âge d’après le livre d’estimes de 1480, Mémoire de master 2, université Toulouse le Mirail, Toulouse, 150 p.
Fayolle-Bouillon 2011. Fayolle-Bouillon E. - Topographie de la ville de Moissac (Tarn-et-Garonne) à la fin du Moyen Âge à partir des estimes de 1480, Archéologie du Midi Médiéval, 29, 1 : 187‑207.
Foltran 2016. Foltran J. - Les monastères et l’espace urbain et périurbain médiéval en Pays d’Aude : Lagrasse, Alet et Caunes, Thèse de doctorat, sous la direction de Nelly Pousthomis-Dalle et Jean-Loup Abbé, Université Toulouse le Mirail, Toulouse.
Georges 2020. Georges P. - 18 rue de la République, Rapport final d’opération, Inrap Midi-MED, lieu de consultation : SRA Occitanie, 368 p.
Haye 1995. Haye R. de la - La légende de la source miraculeuse de l’abbaye de Moissac, Bulletin de la Société Archéologique de Tarn-et-Garonne, 120 : 37‑47.
Hesske 1995. Hesske S. - Typologie des eaux souterraines de la molasse entre Chambéry et Linz (France, Suisse, Allemagne, Autriche), Thèse de doctorat, école polytechnique fédérale de Lausanne, Lausanne, 375 p.
Hubschman 1975. Hubschman J. - Morphogenèse et pédogenèse quaternaires dans le piémont des Pyrénées garonnaises et ariégeoises, Thèse d’état, université de Toulouse, Lille-Paris, 745 p.
Laflorentie 1997. Laflorentie C. - L’abbaye de Moissac à la fin du Moyen Âge et ses rapports avec la communauté, Mémoire de maîtrise, université Toulouse le Mirail, Toulouse, 241 p.
Lagrèze-Fossat 1870. Lagrèze-Fossat A. - Études historiques sur Moissac, J.-B. Dumoulin, Paris, 1 642 p.
Lefebvre 2018. Lefebvre B. - Sondage archéologique et étude dendrochronologique au 21 rue Tourneuve. Le rempart de la ville et une maison en pan de bois de la fin du 15e siècle et ses occupations modernes, Rapport de sondages, université Toulouse Jean Jaurès, lieu de consultation : SRA Occitanie, 118 p.
Lefebvre 2019. Lefebvre B. - Fouille archéologique dans le parking rue des Mazels. Une zone humide aménagée et des occupations domestiques et artisanales médiévales et modernes, Rapport final d’opération, université Toulouse Jean Jaurès, lieu de consultation : SRA Occitanie, 527 p.
Lefebvre 2020. Lefebvre B. - Une fenêtre archéologique sur l’agglomération de Moissac (Tarn-et-Garonne) du xiie au xixe siècle, Archéologie médiévale, 50 : 89‑119.
Leigh, Gragson et Lefebvre 2019. Leigh D. S., Gragson T. L. et Lefebvre B. - Rapid alluvial sedimentation aided expansion of Moissac during the High Middle Ages along the Tarn River in southern France, Geomorphology, 331: 49‑58.
Moron 2019. Moron J. - Les lotissements du centre ancien de Moissac à la fin du Moyen Âge, Mémoire de master, université Toulouse Jean Jaurès, Toulouse, 244 p.
Ochoa-Salazar 2008. Ochoa-Salazar B.-X. - Étude conjuguée géochimique/hydrologique des relations nappe-rivière dans une zone humide : cas de la zone humide alluviale de Monbéqui, France, Thèse de doctorat, université Toulouse Paul Sabatier, Toulouse, 226 p.
Pousthomis 2005. Pousthomis N. - Un groupe monastique à Moissac au xe siècle, in : Hommes et pays de moyenne Garonne, Actes du congrès interrégional Aquitaine-Midi-Pyrénées (Agen, Moissac, 23-24 mai 2004), Académie des Sciences, Lettres et Arts d’Agen, Agen : 75‑83.
Rivals 2015. Rivals C. - La construction d’une ville de confluence : les dynamiques spatiales de Saint-Antonin-Noble-Val (82) du Moyen Âge à la période pré-industrielle, Thèse de doctorat, université Toulouse le Mirail, Toulouse, 1 625 p.
Rodríguez Fernandez 2015. Rodríguez Fernandez J. - Agua, poder y sociedad en el mundo urbano alavés bajomedieval y moderno, universidad del País Vasco/Euskal Herriko Unibertsitatea, Vittoria-Gasteiz, 561 p.
Notes de bas de page
2AM Moissac, fonds Viré.
3BnF, Chronique des abbés de Moissac d’Aymeric de Peyrac, ms. lat. 4991 A, f. 156 v° : « villam Moyssiacy ».
4BnF, Chronique des abbés de Moissac d’Aymeric de Peyrac, ms. lat. 4991 A.
5Cette étude a été réalisée dans le cadre d’un mémoire de master sous la direction de Bastien Lefebvre (UMR 5608 TRACES) et Laetitia Borau (UMR 5607 Ausonius), que je tiens à remercier.
6On distingue ici la « potabilité », qui répond à des critères chimiques et biologiques actuels, et la « consommabilité » qui est entendue comme le caractère d’acceptation commune d’une qualité suffisante de l’eau pour participer à l’alimentation. La première est absolue, fixée par des règles, tandis que la seconde est relative, selon des degrés d’acceptabilité variables, transparaissant dans les sources textuelles.
7Ces analyses ont été réalisées avec l’aide de Didier Cailhol (Inrap, UMR 5608 TRACES) que je tiens à remercier ici.
8Archives départementales de Tarn-et-Garonne (AD 82), G559, G560, traduit par Patrice Foissac (UMR5136 FRAMESPA) ; AM Moissac, JJ1.
9AD82, G560, f. 27 r°.
10AD82, G559.
11AD82, G560.
12AM Moissac, JJ1.
13AD82, G560, f. 23 v°, traduction de P. Foissac.
14En occitan, ostal signifie « habitation », un casal correspond à un enclos autour de l’habitat ou un jardin et un airal est interprété comme une aire à bâtir.
15L’allivrement correspond au revenu imposable d’un propriétaire en fonction de son ou de ses bien(s), notamment dans le cas présent des biens fonciers. Dans ce cas, il est calculé selon la nature du bien et sa superficie.
16AM Moissac, JJ1; AD82, G560, f. 12 v°, 23 v°, 30 v°, 37 r°.
Auteur
Inrap, Doctorante, Université Toulouse Jean Jaurès, UMR 5608 TRACES.

Le texte seul est utilisable sous licence Creative Commons - Attribution - Pas d'Utilisation Commerciale - Pas de Modification 4.0 International - CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Les modes de construction privée de l’Antiquité tardive en région Centre-Val de Loire
Actes de la table-ronde d’Orléans, 20 octobre 2017
Laurent Fournier (dir.)
2022
L’Antiquité tardive dans le centre et le centre-ouest de la Gaule (IIIe-VIIe siècles)
Tours 6-8 décembre 2018
Marie-Pierre Chambon, Sylvie Crogiez-Pétrequin, Alain Ferdière et al. (dir.)
2022
Rencontre autour des typo-chronologies des tombes à inhumation
Actes de la 11e Rencontre du Gaaf du 3 au 5 juin 2019 à Tours
Philippe Blanchard, Jean-Philippe Chimier, Matthieu Gaultier et al. (dir.)
2022
Le prieuré Saint-Cosme près de Tours (La Riche, Indre-et-Loire)
Histoire et archéologie d’un monastère satellite de Saint-Martin de Tours
Bruno Dufaÿ
2022
L’eau dans les villes d’Europe au Moyen Âge (IVe-XVe siècle) : un vecteur de transformation de l’espace urbain
Actes du colloque, université de Tours, 21-23 octobre 2021
Élisabeth Lorans, Thomas Pouyet et Gaël Simon (dir.)
2023