I. Un contexte tchèque
p. 16-24
Texte intégral
1Le Compromis austro-hongrois de 1867 a suscité une vive opposition des Tchèques dont les manifestations sont multiples jusqu’à la fin des années 1870 lorsque, servis par le conflit entre François-Joseph et la majorité libérale du Reichsrat dont la guerre de Bosnie est l’acmé, ils entrent dans une alliance souhaitée par l’empereur pour marginaliser les libéraux et appuient le gouvernement d’Eduard Taaffe. Entre-temps, leur représentation a progressé dans les conseils municipaux du cœur de la Bohême, le mouvement associatif s’est structuré, des sociétés culturelles, scolaires ou gymniques – le Sokol, créé en 1862 par Miroslav Tyrš – encadrent efficacement une société qui, par ses grandes caractéristiques socio-économiques, commence à se rapprocher de la population germanophone. Sous ce gouvernement, ils obtiennent une ordonnance linguistique qui permet l’usage du tchèque comme langue externe de service sur l’ensemble du territoire de Bohême et de Moravie dans le domaine administratif et judiciaire, la séparation de l’université Charles-Ferdinand de Prague en deux institutions – l’une allemande, l’autre tchèque – et une réforme électorale qui élargit le droit de suffrage au Reichsrat puis dans les Diètes et provoque une diminution mécanique du nombre de députés allemands, lesquels boycottent dès lors la Diète de Bohême. C’est au cours de cette période que se construisent les fondements du paysage politique, culturel et intellectuel du quart de siècle qui précède la guerre. Progressivement, les principaux acteurs de la Grande Guerre émergent, les clivages s’affinent et les rapports de force évoluent.
2Les Jeunes-Tchèques supplantent progressivement les Vieux-Tchèques au début des années 1890 lorsque ces derniers négocient un accord qui propose la division de la Bohême selon des critères nationaux et linguistiques. Les réactions négatives à cet accord sont habilement utilisées par les Jeunes-Tchèques qui progressent au détriment des Vieux-Tchèques lors des élections au Reichsrat et à la diète de Bohême l’année suivante : les équilibres politiques commencent à se modifier.
La construction de l’espace politique moderne
3La fin de l’ère Taaffe en 1893 ouvre une période d’instabilité politique dans laquelle la situation en Pays tchèques joue un rôle non négligeable. Le contexte se modifie à double titre. D’une part dans sa dimension germano-tchèque, où des points de tensions apparaissent désormais plus ouvertement, et, d’autre part, dans l’espace social et politique proprement tchèque qui est marqué par une recomposition des forces. Dans les années 1890, les deux phénomènes se nourrissent l’un de l’autre : d’une part, une diversification politique et, d’autre part, le nouvel élargissement du scrutin au Reichsrat qui favorise les partis tchèques au détriment des formations allemandes et fait également évoluer les rapports de force intra-tchèques au détriment, cette fois, des Jeunes-Tchèques, certes toujours dominants mais désormais contestés. L’accroissement des tensions nationales et la radicalisation d’une partie de la jeune intelligentsia urbaine tchèque sont symbolisés par le procès dit « de l’Omladina » de février 1894. Les Jeunes-Tchèques rompent formellement avec le radicalisme, adoptent une politique bientôt désignée sous le nom de « politique positive » et, sous la direction des modérés comme Josef Kaizl, Josef Herold et Karel Kramář1 appuient certains projets de lois dans l’espoir d’une évolution institutionnelle conforme à leur programme à moyen terme.
4Après la chute du gouvernement Taaffe, la Cisleithanie connaît près de deux années d’instabilité gouvernementale avant que, en 1895, l’empereur nomme Kasimir Badeni, un noble galicien, qui lève l’état de siège à Prague et modifie le système électoral au Reichsrat en créant une cinquième curie qui élargit encore le corps électoral. Dès 1897, le nombre de députés allemands est inférieur à la moitié des membres du Reichsrat. Ces réformes sont destinées à inciter les Tchèques à participer activement aux travaux parlementaires. Les Jeunes-Tchèques adoptent une stratégie d’opposition modérée et acceptent des responsabilités ministérielles. Les tensions germano-tchèques s’aiguisent en 1897 avec la publication d’ordonnances linguistiques qui doivent entrer en application en juillet 19012. Ces ordonnances ouvrent une période de tensions et d’instabilité qui ne prend fin qu’après leur suspension en 1899, suivie de la nomination du ministère von Körber au début de l’année suivante.
5Le paysage politique a alors considérablement évolué. Le parti Jeune-Tchèque reste dominant, mais cinq nouveaux partis ont été créés en quelques années. Leurs fondateurs ou leurs dirigeants sont tous – pour ceux qui la connaîtront – des acteurs importants de la politique tchèque au cours de la guerre. L’antagonisme germano-tchèque seul n’explique pas cette évolution ; le processus de différenciation sociale dans la société tchèque, la poursuite de l’extension du suffrage qui encourage autant qu’elle sanctionne cette diversification doivent être pris en compte, au même titre que l’absence de réponses des Jeunes-Tchèques aux problèmes désormais plus complexes qui se posent à la société en Pays tchèques. Les Jeunes-Tchèques n’en conservent pas moins leur influence, même si la social-démocratie, organisée à la fin des années 1870, est dynamisée par l'extension progressive du suffrage universel. Mais chacun des deux partis compte désormais des concurrents dans un espace politique tchèque dont la diversification se fait à leurs dépens.
6En 1897, le journaliste Jeune-Tchèque Václav Klofáč, vétéran du mouvement progressiste, crée le parti socialiste-national qui propose une synthèse de programme national du Droit d’État, de socialisme et d’antimilitarisme qui cible les prérogatives impériales et la subordination de l’Autriche à
l’Empire allemand. La seconde force importante qui apparaît à la fin de la décennie est le mouvement agrarien, créé et dirigé par Antonín Švehla. D’autres formations naissent à la même époque dans la mouvance dite « progressiste ». Ainsi, le parti progressiste-radical créé en 1897 est composé de nationalistes modérés issus de la petite bourgeoisie en formation des villes moyennes. Son principal dirigeant, Antonín Hajn, est un ancien Progressiste, condamné dans le procès de l’Omladina. Une autre formation radicale, le Parti radical du Droit d’État, est créée en 1899 par d’anciens Progressistes, parfois anciens Omladináři, comme Alois Rašín, Jaroslav Preiss ou le journaliste Karel Stanislav Sokol. Enfin, le Parti populaire tchèque, dit « réaliste », est créé en 1900 par un professeur de l’Université de Prague, Tomáš Garrigue Masaryk. À l’instar des deux autres partis radicaux, il reste faible électoralement, mais les hommes qui l’animent disposent d’une certaine surface dans le débat
intellectuel bohême.
7Deux autres courants, qui ont leur équivalent dans les pays héréditaires, les formations catholiques et la social-démocratie, continuent de se distinguer de l’héritage politique et culturel du Droit d’État. Le mouvement catholique s’organise au cours des années 1890. Le parti chrétien-social est créé, puis d’autres formations, sur une base principalement régionale. En Bohême, le catholicisme politique reste faible. La situation est différente en Moravie. Au printemps 1896, un ancien Vieux-Tchèque, Mořic Hruban crée le Parti catholique national. Plutôt conservateur, il est en compétition avec le Parti chrétien-social de Moravie créé en 1894 à Litomyšl (Leitomischl3) par le jeune prêtre, Jan Šrámek.
8De son côté, dans les années 1880-1890 le mouvement social-démocrate en Pays tchèques s’appuie sur le programme de Břevnov (Brenau) adopté en 1878 qui place l’action du Parti social-démocrate tchécoslave en Autriche dans le cadre cisleithan mais sur une base nationale. La social-démocratie tchécoslave se conçoit comme partie autonome de la social-démocratie autrichienne. Elle traverse une crise dans les années 1880, qu’elle surmonte lors du congrès de Brno (Brünn) en 1887 après lequel elle adopte une perspective internationaliste. La social-démocratie autrichienne n’en est pas moins organisée sur un plan plutôt « national » qui est acté lors de son congrès de Vienne de 1897. La question nationale reste conçue plutôt comme un problème de nature linguistique et culturelle. La même année, les sociaux-démocrates tchèques obtiennent cinq élus au Reichsrat et prennent position contre le Droit d’État, ce qui provoque la création du parti socialiste national.
9Au cours de cette période, le lien tchéco-slovaque est ténu. Eu égard à ce que sera le projet porté par l’action extérieure au cours du conflit, il n’est pas inutile de rappeler ce qu'il recouvre avant la guerre. Les deux sociétés évoluent dans deux territoires aux cultures politiques distinctes, dont l’espace commun est réduit malgré la commune appartenance de longue date aux possessions habsbourgeoises et un sentiment de proximité linguistique et culturelle partagé par une petite partie des élites, mais dont les implications sont perçues différemment par chacune d’entre elles. Le lien particulier entre Tchèques et Slovaques existe, hors de tout projet politique ou institutionnel tchéco-slovaque s’appuyant sur un fondement historique. Au cours des années 1890, Tchèques et Slovaques renouent de fragiles contacts qui s’appuient sur la tradition de la mutualité tchéco-slovaque ; une fraction de l’intelligentsia slovaque se tourne vers Prague et ranime cette mutualité sous d’autres formes. En Pays tchèques, le mouvement slovacophile connaît son apogée avec l’organisation de l’exposition ethnographique tchécoslave de Prague de 1895 qui a accru l’intérêt des Tchèques pour les affaires slovaques. Peu à peu, la question slovaque réapparaît comme une composante possible d’une politique tchèque, et le lien tchéco-slovaque comme un des liens privilégiés avec le monde slave dont la perte aurait pour effet d’enfermer les Tchèques dans une nasse allemande ou germano-hongroise. La création de l’Unité tchécoslave [Českoslovanská jednota] en 1896 traduit cette préoccupation. Dans un premier temps, la Jednota s’est certes assigné pour fonction de protéger les Tchèques des territoires périphériques des Pays tchèques, mais elle prend progressivement en charge la question slovaque. Ce glissement signale la tendance à considérer la situation des Slovaques comme un des aspects de la question tchèque. Les revues tchèques s’ouvrent aux écrivains slovaques, des livres sont envoyés en Slovaquie, des bourses d’études en Pays tchèques offertes. Se créent ainsi ou se renforcent des réseaux qui seront utiles au cours de la guerre. Mais cette action est limitée et l’intérêt pour les affaires slovaques reste marginal ; c’est un aspect accessoire de l’évolution tchèque. Cet intérêt s’accroît toutefois après qu’Andrej Hlinka, figure importante de la fraction catholique du Parti national slovaque, est interdit de consacrer l’église de sa commune natale de Černová (Csernova) en octobre 1907, et que la manifestation organisée pour protester contre cette interdiction se termine par des tirs de la gendarmerie hongroise et la mort de quinze paroissiens. Au même moment, Hlinka entame une tournée de conférences en Pays tchèques qui se transforme en manifestation de solidarité à l’égard des Slovaques. Cette tournée se conclut à Vienne où il prononce une conférence dénonçant la politique hongroise devant une trentaine de députés tchèques au Reichsrat. Quelques jours plus tard, le 11 décembre 1907, le jeune député social-démocrate František Soukup, tout juste élu, prononce un long discours « à la conscience de l’Europe », qui sera publié à plusieurs dizaines de milliers d’exemplaires et traduit quelques mois plus tard.
10L’aide proposée par la Jednota se renforce. La décision est prise de tenir des rencontres annuelles qui se déroulent dès l’année suivante à Luhačovice (Bad Luhatschowitz), ville thermale du sud de la Moravie. Elles touchent des cercles réduits, n’ambitionnent pas un rapprochement institutionnel et moins encore la création d’un État. En revanche, elles créent ou renforcent les liens entre des hommes qui se croiseront au cours de la guerre. Cette coopération ne se limite pas aux rencontres de Luhačovice et à la Jednota. En dehors des slovacophiles patentés, c’est du côté des réalistes de Masaryk et de leur presse qu’il faut chercher une véritable attention aux affaires slovaques. Les colonnes du Čas [Le Temps] ou de Naše doba [Notre époque] y consacrent des rubriques régulières, et le Čas est considéré comme une revue de référence sur le sujet.
Les tensions d’avant-guerre
11En Cisleithanie, le gouvernement Körber a permis provisoirement une diminution des tensions politiques. Il s’efforce de contourner le problème national en donnant la priorité au développement d’infrastructures et industriel avant de tomber en décembre 1904. La révolution russe de 1905 a des effets dans l’empire. François-Joseph est incité à introduire le suffrage universel dont il escompte un affaiblissement du clivage national et des forces centrifuges dans la vie politique cisleithane. En 1907, le suffrage universel masculin remplace le système par curies au Reichsrat. Même si elles transforment la représentation parlementaire, les élections ultérieures, en mai 1907 et juin 1911, ne produiront pas les effets escomptés par le souverain. Les partis continuent de s’appuyer à la fois sur une base nationale et sur la représentation des intérêts de segments particuliers de la société tchèque.
12Le rapport de force parlementaire évolue. Agrariens et socialistes-nationaux bénéficient de l’élargissement du corps électoral. En 1907, le parti agrarien devient le premier parti tchèque au Reichsrat, et, l’année suivante, à la diète de Bohême. Le renouvellement de génération est rapide : Švehla a 35 ans lorsqu’il est élu président du groupe à la Diète de Bohême en 1908. Il est secondé par Staněk, élu au Reichsrat depuis 1901 et qui dirige le groupe à la Diète de Moravie. Les socialistes-nationaux obtiennent des résultats moins favorables sans pour autant être négligeables. Klofáč en devient le président. Le parti accueille bientôt de jeunes radicaux comme le journaliste Jiří Stříbrný. Au cours des années suivantes, les socialistes-nationaux développent la dimension antimilitariste de leur programme, dont les expressions les plus visibles apparaîtront lors de l’annexion de la Bosnie-Herzégovine en 1908.
13Le mouvement progressiste, fragilisé par sa faible assise électorale et par son éclatement, se réorganise au milieu de la décennie 1900. Plusieurs de ses anciens sympathisants s’en détachent. Certains ont rejoint les socialistes-nationaux, d’autres, comme Soukup, adhéré à la social-démocratie. En 1905, Hajn crée le Parti progressiste avec Masaryk, et Rašín rejoint les Jeunes-Tchèques l’année suivante. Les partis progressistes s’allient aux socialistes-nationaux lors des élections au Reichsrat de 1907, puis fusionnent l’année suivante pour créer le Parti progressiste du Droit d’État. Les alliances évoluent également en Moravie. En 1905, un accord conclu entre Hruban et Šrámek permet provisoirement aux catholiques d’y maintenir leur avantage avant leur déclin relatif, en partie imputable à la coordination des forces anticléricales consécutive au Pacte morave de novembre 1905 qui réorganisait les conditions linguistiques, scolaires et électorales en Moravie. Outre sa dimension institutionnelle, ce Pacte est une borne dans l’évolution politique morave. Son adoption se déroule dans une atmosphère tendue et encourage les quatre partis qui s’y sont opposés à s’organiser dans le Bloc progressiste morave qui bénéficie en outre d’une sensibilité désormais plus grande aux questions nationales d’une partie de l’électorat catholique traditionnel.
14Malgré l’importance de ces transformations de l’espace politique tchèque, les Jeunes-Tchèques restent très influents. Ils disposent de l’expérience et de réseaux dans les milieux d’affaires, auprès du gouvernement comme des institutions culturelles et patriotiques. Ils président le Conseil national tchèque sans discontinuer et dominent également dans les Chambres de commerce en Bohême, ainsi que dans les deuxième et troisième curies de la diète de Bohême. En revanche, au Reichsrat, leur déclin s’accélère après 1907. Le parti a également connu un changement de génération au milieu de la décennie. Ces départs s’ajoutent aux défections des années précédentes vers les agrariens et les socialistes-nationaux. De « nouveaux » hommes à la tête du parti comme Alois Rašín, le député František Fiedler4 ou le jeune historien Zdeněk Tobolka5 rejoignent Kramář qui a pris de l’envergure après la mort de Kaizl en 1901, et d’autres dirigeants émergent, tels l’ancien progressiste et réaliste František Hlaváček qui travaille à la Chambre de commerce et d’industrie de Prague et rejoint les Jeunes-Tchèques en 1907, ou le journaliste des Národní listy [Le Journal national] Vladimír Sís. Ce changement répond au besoin de moderniser le parti et d’en modifier l’organisation. En juillet 1906, Kramář est élu président du groupe parlementaire. Sur le plan financier, le parti peut s’appuyer sur la Živnostenská banka par l’intermédiaire d’anciens progressistes dont Rašín ou Preiss. Le congrès de 1907 élit Kramář président et Rašín secrétaire. Ce dernier est chargé de réorganiser le parti et bénéficie d’une position centrale grâce à l’influence qu’il exerce sur les Národní listy.
15Au Reichsrat, après les élections de 1907, la question nationale reste dominante, et les formations tchèques non socialistes collaborent entre elles et avec les Slaves du Sud. À l’exception des socialistes-nationaux, les formations plus radicales sur la question nationale restent électoralement marginales. Elles se recomposent en 1908 avec la création du Parti progressiste du Droit d’État dominé par de « jeunes » politiciens qui se veulent un contrepoids à la politique « positiviste ». Hajn, alors député au Reichsrat, en prend la tête et le dirigera jusqu’en 1912. À l’instar du Parti progressiste tchèque, créé par Masaryk deux ans plus tôt, le Parti progressiste du Droit d’État est plus un agrégat de personnalités qu’un parti organisé, et ses résultats électoraux sont faibles lors des élections de 1911. La poursuite des conflits nationaux n’est pas sans effet lors de ces élections. À la création du Club tchèque au Reichsrat répond celle de l’Union nationale allemande [Nationalverband] qui regroupe progressistes, radicaux, populaires et agrariens, et dont le courant le plus important en est le Deutsche Radikalpartei de Rafael Pacher et du pangermaniste Karl Hermann Wolf qui promeut une Autriche centralisée et germanisée dont seraient exclues la Galicie et la Bucovine afin de limiter l’influence de l’élément slave. Le deuxième groupe le plus important est celui des députés du Parti progressiste [Fortschrittspartei] de Karl Urban6.
16Les tensions restent fortes à la diète de Bohême qui est suspendue ou dont les travaux sont bloqués. Des tentatives de compromis ont lieu entre 1910 et 1912, en particulier à l’initiative du gouverneur Thun7. Elles n’aboutissent pas. La critique de la politique étrangère austro-hongroise, plus vigoureuse depuis l’annexion de la Bosnie-Herzégovine, se poursuit.
17En 1912, les relations entre partis tchèques se modifient. Le soutien des Jeunes-Tchèques et des agrariens aux projets de loi sur le budget militaire et de défense qui permet au gouvernement d’obtenir la majorité des deux tiers est déjà l’occasion d’un conflit avec les socialistes-nationaux très radicalisés depuis 1908. L’adoption de la loi sur la mobilisation en décembre de la même année suscite les mêmes critiques. Réalistes, Progressistes moraves d’Adolf Stránský8 et agrariens rejoignent bientôt les socialistes-nationaux dans l’opposition au Reichsrat après la suspension de la Diète de Bohême en juillet 1913 et son remplacement par une Commission administrative provisoire du pays créée en attendant de nouvelles élections qui n’auront jamais lieu. Ces patentes, dites « de la Sainte-Anne », auxquelles Thun et Kramář ont une part, ont un impact important sur l’évolution de la politique tchèque. Le regain de tensions qu’elles provoquent s’accompagne de marques d’hostilité à la monarchie et d’une aggravation des tensions entre Jeunes-Tchèques et socialistes-
nationaux. Les premiers continuent de travailler avec le gouverneur pour trouver un accord institutionnel ; l’idée qui domine alors chez Kramář est que les Tchèques n’ont rien à gagner à une crise de l’Autriche et que privilégier la tension à court terme aura un coût à moyen et long termes. Les socialistes-nationaux pour leur part, organisent plusieurs manifestations qui culminent avec un grand rassemblement à Prague au début du mois d’août et auquel se joignent agrariens, progressistes du Droit d’État et réalistes. Les tensions se déplacent vers le Reichsrat. Au cours de l’hiver 1913 et des premiers mois de 1914, l’obstruction de plusieurs partis tchèques s’organise. Réalistes et progressistes du Droit d’État se joignent aux socialistes-nationaux. En mars 1914, une partie des députés Jeunes-Tchèques commence à opter pour cette stratégie. La session de mars démontre l’impossibilité pour le Reichsrat de fonctionner normalement. Stürgkh, le chef de gouvernement cisleithan, n’est pas en mesure de reprendre les négociations en vue d’un compromis bohême. Le Reichsrat est de nouveau suspendu en mars 1914.
18Les tensions aiguisées depuis les patentes de la Sainte-Anne culminent avec la grande affaire du printemps 1914, l’ « affaire Šviha », du nom du chef du groupe parlementaire socialiste-national accusé de travailler secrètement avec François-Ferdinand. Sur le fond, l’affaire n’est pas sans lien avec les manœuvres de recomposition de la politique tchèque autour de trois grandes forces – Jeunes-Tchèques, agrariens et sociaux-démocrates – par l’élimination du principal danger – les socialistes-nationaux – dont le radicalisme prend, depuis la fin de la décennie précédente et la crise bosniaque, une dimension de plus en plus antimonarchique, réputée nuisible aux intérêts tchèques. Dans les semaines qui suivent cette révélation, les socialistes-nationaux sont vivement attaqués par les sociaux-démocrates et les Jeunes-Tchèques. L’atmosphère s’adoucit à la fin du mois de juin ; la plupart des politiciens tchèques, que rien ne retient à Prague ou à Vienne, partent en villégiature.
Notes de bas de page
1 Karel Kramář a cofondé le parti réaliste avec Josef Kaizl et Tomáš Masaryk en 1889 avant de passer chez les Jeunes-Tchèques dès 1890 et d’être élu au Reichsrat l’année suivante, puis à la Diète de Bohême en 1894.
2 Peter Haslinger, Nation und Territorium im tschechischen politischen diskurs 1880-1938, Munich : Oldenbourg, 2010, p. 161-179.
3 Pour les communes tchèques, nous utiliserons ici les dénominations tchèques actuelles en indiquant entre parenthèses à la première occurrence leur dénomination allemande de l’époque. Nous procéderons de même dans le cas des communes ou régions, aujourd’hui slovaques, du royaume de Hongrie, pour les communes polonaises, ukrainiennes et slovènes – en indiquant le cas échéant pour ces dernières leur dénomination en italien lorsqu’elle est d’usage plus courant en français.
4 František Fiedler est député de la Diète de Bohême et du Reichsrat à partir de 1901 et ministre sans portefeuille en 1907-1908 dans le gouvernement Beck.
5 Zdeněk Tobolka, Jeune-Tchèque depuis 1901, est élu au Reichsrat en 1911.
6 Karl Urban, juriste et entrepreneur allemand, est député au Reichsrat à partir de 1901 et de la Diète de Bohême entre 1895 et 1913. Il est membre de la Chambre haute à partir de 1912.
7 František Thun, ancien chef de gouvernement cisleithan (1898-1899), député de la Diète de Bohême (1883-1889) et du Reichsrat (1879-1881), puis gouverneur de Bohême (1889-1896). Il est de nouveau député de la Diète de Bohême de 1901 à 1911, avant d’être nommé gouverneur de Bohême en 1911, fonction qu’il conservera jusqu’au printemps 1915.
8 Adolf Stránský est l’éditeur des Lidové Noviny [Le Journal populaire], président du Parti populaire de Moravie et député au Reichsrat et à la Diète de Moravie depuis 1895.
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