Introduction
p. 9-12
Texte intégral
1Depuis plusieurs années, la question des nationalités n’est plus considérée comme l’un des faits majeurs provoquant l’affaiblissement de l’Autriche-Hongrie. À rebours de ce qui a longtemps prévalu dans le sillage d’une téléologie de la libération dont les termes sont imposés dès les premières années d’après-guerre, les travaux les plus récents sur la question nationale en Autriche-Hongrie soulignent une prévalence de l’attitude loyale des nationalités dans le conflit, arrière compris, jusqu’à la dernière année. Les facteurs militaires, diplomatiques et proprement intérieurs – liés à l’extrême difficulté des conditions de vie à l’arrière – sont désormais des éléments sérieusement pris en compte dans une perspective d’embolie progressive de la Double monarchie et de prise de distance d’une partie substantielle de la population quant à son sort institutionnel. De ce point de vue, « la décision de l’élite dirigeante de la monarchie, […] pensant en termes nationaux plutôt que dynastiques, de tout miser sur une victoire allemande qui préserverait la monarchie comme État germano-hongrois a été fatale1 ». L’observation de la politique intérieure tchèque surtout – les Slovaques y étant associés tardivement – met au jour cet éloignement-détachement qui progresse en même temps que la politique autrichienne s’inscrit dans ce qu’il est convenu d’appeler un « cours allemand2 ». Les grandes dynamiques dans lesquelles s’inscrivent les évolutions politiques tchèques épousent l’évolution de la politique autrichienne et les difficultés intérieures croissantes dans un cadre dual, puis dualiste, dont il faut rappeler, à titre liminaire, quelques éléments.
2L’ensemble austro-tchèque s’est constitué par étapes entre la Constitution rénovée du royaume de 1627 et les transformations institutionnelles thérésiennes, encore renforcées au cours de la première moitié du xixe siècle. Depuis les années 1860, le programme politique tchèque s’appuie sur la revendication du Droit d’État. C’est un programme de retour aux droits de la Couronne tchèque avant la bataille de la Montagne blanche et dans le cadre habsbourgeois. Il repose sur l’affirmation d’une continuité de l’État tchèque dans le cadre monarchique et son argumentation est principalement historique, portée par les travaux de Palacký, théoricien de l’austroslavisme qui a posé le caractère indispensable de l’existence de l’Autriche dans sa lettre d’avril 1848 au pré-Parlement de Francfort. Cet État autrichien – qui n’est en aucun cas un État allemand – a, dans la conception palackienne, une double fonction : d’une part, il est un point d’équilibre entre monde germanique et monde russe, d’autre part, il est le cadre au sein duquel peuvent être assurés l’existence et le développement des nations centre-européennes. Cette conception traverse toute la seconde partie du xixe siècle et constitue le point central de l’attachement à la monarchie, y compris après que le Compromis austro-hongrois de 1867, qui instaure un système dualiste, a placé les Pays tchèques dans les « terres et Pays représentés au Reichsrat », gouvernés depuis Vienne.
3À la veille de l’assassinat de François-Ferdinand, malgré les tensions politiques et nationales qui se manifestent à intervalles réguliers à partir des années 1890 et les critiques de la politique étrangère de Vienne, notamment de l’alliance avec l’Empire allemand, les marques d’un fléchissement de l’attachement à la monarchie sont marginales, ce dont les premiers jours qui suivent une mobilisation en bon ordre, à défaut d’être enthousiaste, témoignent. Lorsque quatre ans plus tard la monarchie implose avant même d’avoir subi sa dernière défaite militaire sur le front italien, le motif institutionnel et politique dissimule des dynamiques centrifuges, des contradictions, des fractures internes et des tensions qui n’ont pas été surmontées, attisées par l’accélération de l’alignement sur l’Allemagne au cours du conflit. Entre ces deux moments, les Tchèques ont connu les profondes transformations infligées par la guerre, aussi bien par les combats que par les conditions de vie à l’arrière ; un projet alternatif tchéco-slovaque s’est construit, que l’ensemble des forces politiques s’est approprié et qui est porté par la victoire de l’Entente.
4Nous appréhenderons cette évolution par l’analyse de quatre grandes dynamiques produites ou amplifiées par la guerre et ses effets, comme autant de faisceaux qui permettent de mieux éclairer les forces centripètes et les forces centrifuges qui s’exercent au cours du conflit. Quatre dynamiques distinctes dont les synergies permettent de percevoir les formes et les temps du basculement de la société tchèque vers l’organisation du temps de guerre, ses contraintes ordinaires et extraordinaires, les usures que celles-ci provoquent et la prise de distance progressive à l’égard du sort des armes – sinon de celui de la monarchie elle-même – qui en découle. Aucune de ces dynamiques n’est totalement étanche l’une à l’autre. Les interactions sont nombreuses même si leur intensité varie dans le temps et dans l’espace.
5La première de ces dynamiques est militaire et combattante, la part prise par les Tchèques aux combats, leur tenue au front, l’atmosphère qui entoure leur attitude supposée. La seconde concerne l’irruption de la guerre dans le quotidien des deux sociétés, ses effets pratiques et matériels ainsi que ses conséquences immédiates ou à moyen terme. La question déborde le seul aspect du ravitaillement et de ses faiblesses pour toucher progressivement celui de la légitimité de l’État autrichien, de son modèle d’organisation, des solidarités et des liens entre différentes catégories de la population – en fonction de clivages nationaux ou sociaux. La troisième dynamique est politique, le processus de glissement d’une position presque unanimement loyaliste à un alignement sur le projet tchéco-slovaque du Conseil national tchéco-slovaque créé à Paris. Nous n’abordons pas ce projet comme une rupture, mais comme résultant d’une maturation dans le contexte matériel et politique dégradé de la seconde partie de la guerre, maturation qui emprunte à des analyses structurant les espaces tchèque et slovaque de longue date et qui s’appuient sur l’analyse de la place de chacune des deux nations dans le système habsbourgeois comme sur celle de ses déséquilibres internes. En effet, s’il n’existe pas de projet politique tchécoslovaque avant la guerre, l’approcher comme un artifice empêche de penser sa cohérence sans laquelle il n’est pas envisageable qu’il puisse prendre corps – nonobstant la condition impérative d’une victoire des pays de l’Entente.
6C’est dans cette perspective que nous poserons ici le cadre de ces évolutions qui se produisent en partie dans le sillage de la quatrième et dernière dynamique, celle de l’action extérieure3 que nous observerons dans une double fonction à la mesure qu’elle occupe réellement : fonction politique d’une part, par les liens entretenus avec l’intérieur de la monarchie, fonction diplomatique d’autre part, grâce aux liens constitués progressivement dans les pays de l’Entente.
7Ces dynamiques intérieures – militaire, sociétale et politique – et celles provoquées par le Conseil national et l’action extérieure doivent s’observer dans leurs interactions d’intensité variable. Elles forment autant de faisceaux qui permettent d’éclairer le contexte de la création d’un État sur la base d’un projet politique inexistant quatre ans plus tôt et dont la presque totalité de la population n’avait pas encore entendu parler avant le printemps, sinon l’été 1917. La Grande Guerre des Tchèques ne peut se comprendre que par ce fractionnement en plusieurs composantes et dynamiques, à leurs liens avec leurs périphéries et à la perception des rapports de forces internes et internationaux, comme à la distance à l’égard de l’action du Conseil national dont le projet ne peut se déployer qu’au cours de la troisième année de guerre. Comment cette fragmentation avec des dynamiques spatialement distinctes laisse-t-elle progressivement place à des synergies qui se combinent dans les dernières semaines de 1917 et plus certainement au cours du premier semestre de 1918 lorsque la porosité entre actions intérieure et extérieure s’affirme ?
8La pluralité des acteurs et des lieux dans une séquence aussi courte impose une forme de diachronie qui reflète à la fois cette pluralité et les rythmes d’évolution différents. Il apparaît toutefois que trois grands temps peuvent être distingués. Un premier d’entrée en guerre et d’adaptation aux transformations radicales qu’elle suppose dans l’ensemble des sphères – publique comme privée, économique comme politique. C’est un temps de mise en place des outils, qu’il s’agisse d’organiser la société du temps de guerre, de recomposer les rapports de force politiques internes ou de construire un outil politique de contestation de la légitimité de l’Autriche-Hongrie. Le second temps, entre l’hiver 1914 et l’automne 1916, est celui des principaux engagements et, partant, des principales expériences militaires et combattantes. Il est également celui de l’organisation de l’ensemble de la société vers l’effort de guerre, du déploiement de la culture de guerre dont les premières limites apparaissent. C’est dans le troisième temps, à partir de l’automne 1916, que les difficultés s’amplifient, que les sociétés sont confrontées à l’ampleur des dérèglements sociaux et économiques induits par le conflit, et les soldats aux limites de l’armée autrichienne fragilisée par les pertes, puis par les déséquilibres économiques intérieurs. C’est dans ce troisième temps que l’action extérieure se déploie, appuyée sur l’action du Conseil national tchéco-slovaque de Paris et de ses différentes branches locales, notamment en Russie et en Italie.
Notes de bas de page
1 Roy F. Bridge, The Habsburg Monarchy Among the Great Powers, 1815-1918, New York ; Oxford ; Munich : Berg, 1990, p. 372.
2 La question de la réforme intérieure, très présente dans la deuxième moitié du conflit, distingue l’Autriche-Hongrie d’autres belligérants. Sur ce point, voir en particulier Karel Kazbunda (édité par Martin Kučera), Jaroslav Goll a Josef Pekař ve víru války světové [Jaroslav Goll et Josef Pekař dans le tourbillon de la guerre mondiale], Prague : Karolinum, 2000 ; Petronilla Ehrenpreis, Kriegs- und Friedensziele im Diskurs, Innsbruck : StudienVerlag, 2005, p. 187-273. Pour une approche récente en français de ce glissement et de ses effets, voir Jean-Paul Bled, L’Agonie d’une monarchie. Autriche-Hongrie 1914-1920, Paris : Tallandier, 2014.
3 Nous utiliserons cette désignation de préférence à celle de « résistance extérieure », la plus courante dans l’historiographie tchécoslovaque, mais qui n’apparaît qu’après le conflit, et n’est jamais utilisée au cours de celui-ci. Voir Dagmar Hájková & Ivan Šedivý (dir.), Korespondence T. G. Masaryk-Edvard Beneš, 1914-1918 [Correspondance, T. G. Masaryk-Edvard Beneš, 1914-1918], Prague : Masarykův ústav AV ČR, 2004, p. 13. Cette action extérieure est antérieure à la création du Conseil national qui en est une des étapes fondamentales.
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