Construction des savoirs français sur la Roumanie dans son environnement (Ukraine, Moldavie, Hongrie), via les attachés de défense après 1989
p. 369-376
Texte intégral
1C’est à partir de mon expérience personnelle de consultante pour le ministère de la Défense à la DAS (Division des Affaires Stratégiques), entre 1992 et 2010, que je proposerai quelques axes d’information et de réflexion concernant les enjeux et les objectifs de la politique française à l’égard de la Roumanie post-Ceauşescu.
2Rappelons brièvement que la France fut l’une des dernières puissances ouest-européennes à dénoncer et condamner les dérives du régime des Ceauşescu : les prises de position en faveur des dissidences intellectuelles – très minoritaires en Roumanie – et des mobilisations ponctuelles pour les libertés syndicales en 1977 et 1979, furent le fait d’ONG, de la Ligue française pour les droits de l’homme en Roumanie, de groupes d’intellectuels, d’universitaires et de chercheurs peu nombreux autour des revues telles que L’Alternative, Esprit, L’Autre Europe et Les Cahiers de l’Est.
3La position officielle, jusqu’en 1988, lorsque le « moment Gorbatchev » ébranle les certitudes et conduit à différencier conservateurs et réformateurs au sein des démocraties populaires, fut de ne pas s’ingérer dans les affaires intérieures d’un État reconnu comme souverain et considéré comme doté d’un communisme spécifique et patriote. Cette vision schématique et largement erronée fut longtemps partagée par le Département d’État, vision que s’employait à critiquer le dissident Mihai Botez réfugié aux États-Unis fin 1987, futur ambassadeur de la Roumanie à l’ONU puis à Washington.
4En 1992, je suis donc invitée par Jean-Claude Mallet, directeur de la DAS, à intégrer son équipe, sur le conseil du colonel René Cagnat, excellent spécialiste de l’URSS, attaché de défense à Bucarest, qui avait lui-même rejoint la DAS en 1993. En Roumanie, René Cagnat travaillait en homme de terrain et n’hésitait pas à explorer la Dobroudja, les méandres du Danube tout comme les campagnes roumaines. En ces années 1990-1993, le socialiste Renaud Vignal, en bonnes relations avec le ministre des Affaires étrangères Roland Dumas, exerçait les fonctions d’ambassadeur de France, entouré d’une équipe brillante de conseillers culturels très attachés au rayonnement de la France. Je citerai enfin Thierry Vielle, Gilles Carasso, le jeune historien Georges Diener à qui fut confiée la responsabilité de l’installation du centre culturel français à Iassi.
5Au début des années 1990, les urgences étaient claires : développer les intérêts français en misant sur la francophonie des élites roumaines estimée comme une garantie pour le long terme ; tenter d’éviter une confrontation roumano-hongroise en travaillant à la réconciliation entre Bucarest et Budapest et en faveur du respect des droits de la minorité hongroise en Roumanie ; soutenir et appuyer la candidature de la Roumanie à l’OTAN – en pleine guerre de Yougoslavie –, la Roumanie ayant signé le Partenariat pour la Paix dès janvier 1994. Cette position de Paris en faveur de la candidature à l’OTAN de la Roumanie s’inscrit dans l’évolution des relations de la France avec l’Alliance. Elle illustre, en premier lieu, le rapprochement de 1994-1996 alors que s’impose la nécessité de mettre un terme au siège de Sarajevo. En second lieu, intervient la désillusion du président Jacques Chirac, qui ne voit pas ses ambitions pour la position de la France dans l’Alliance prises en compte par Washington, lorsque le commandement OTAN à Naples n’est pas accordé à la France. C’est aux États-Unis, à Dayton, qu’ont lieu les négociations de fin de guerre en Bosnie, quand bien même la clôture finale des accords passés se tiendra à Paris, à l’Elysée et au Quai d’Orsay. L’équilibre alors complexe de Paris, entre atlantisme d’un côté et engagement systématique en faveur de l’Europe de la Défense de l’autre, voire ces torsions, a sans doute fragilisé l’influence que la France aurait souhaité exercer à Bucarest. Quelle peut être la crédibilité des gouvernements français qui s’emploient à être des partenaires très loyaux de l’OTAN, tout en renchérissant sans cesse sur la construction de l’Europe de la Défense ? Cette configuration n’est pas véritablement comprise à l’Est, à Bucarest notamment.
6En outre, les démarches françaises après 1989 ont été paradoxalement handicapées par des hypothèses de base portant sur l’identité immuable de la Roumanie et sur la nature conçue comme essentielle des relations franco-roumaines. L’attachement romantique ou rhétorique à l’Histoire – depuis les années 1848 et le règne de Napoléon III – à une sorte de socle fondamental d’entente affective et culturelle entre les deux peuples, a brouillé les perspectives...
7La première illusion aura été de confondre francophonie et francophilie. Les cadres les meilleurs du régime de Ceauşescu, francophones, possédaient une parfaite maîtrise du français, instrument de propagande et de séduction, et citaient régulièrement l’œuvre de Malraux... C’était le cas par exemple du « camarade » Christian Popisteanu, rédacteur en chef de la revue Pages d’Histoire, publication trimestrielle éditée par l’agence de presse roumaine Agerpress. La revue, qui appliquait les directives de la propagande, paraissait en français, anglais, espagnol et russe. Cette revue a accompagné les étapes du culte de la personnalité de Ceauşescu, et surligné les options anti-hongroises de 1986 à 1989, Budapest s’orientant alors vers un réformisme violemment critiqué par Bucarest.
8La logique du maintien ou du développement de la francophonie supposait que l’on parlât en français à l’OTAN ! Soutenir et porter à bout de bras l’intégration de la Roumanie dans l’Alliance tout en prétendant croire à la diffusion du français revenait à être aveugle ou à se mentir... En ce même style d’affectivité culturelle, le rôle de l’histoire partagée a été surévalué, faute d’imagination, ou par paresse, et a conduit à s’en tenir à une rhétorique diplomatique désuète. Revenir à la mission de soutien de la France à la Roumanie défaite en 1917, au général Berthelot et à son rôle auprès de l’armée roumaine, intéresse à juste titre les historiens, mais n’est nullement opérationnel en ce qui concerne les politiques des années 1990. Lorsqu’il s’agit de restructurer une armée du Pacte de Varsovie, d’établir des bases américaines, une école de Renseignement à Oradea, des éléments des systèmes anti balistiques, Berthelot n’a plus sa place. L’utilisation du voyage du président français de Gaulle, en mai 1968, pour unir deux destinées latines et patriotes contrevient à la vérité du passé et au sens du présent. Le voyage de de Gaulle fut, en effet, l’un des éléments de sa politique européenne de dépassement de Yalta, succédant à ses déplacements en URSS en 1966, puis en Pologne en 1967 : feuilleter cet album franco-roumain du printemps 68, en plein processus d’intégration de la Roumanie dans l’OTAN, relève de l’absurde ou/et du contresens. Et ce, d’autant plus que nos attachés de défense des années 1960 en Roumanie avaient parfaitement mesuré la fonction du nationalisme dans le communisme : ils avaient saisi que la patrie ne s’opposait pas au socialisme mais qu’elle en soutenait et légitimait la victoire.
9Si les mémoires trop lourdes ou trop versées dans le stéréotype ne furent d’aucune utilité pour le développement de la relation franco- roumaine post-1989, la finesse des analyses sur le rapport roumano- hongrois et une possible entente négociée entre les deux partenaires, sans qu’il faille à tout prix parler de réconciliation, a été performante.
10Paris avait un modèle à proposer : la réconciliation franco- allemande de 1963. Chacun savait cependant que les enjeux des années 1992-1993 et les projets de 1963 n’avaient rien à voir. Il s’agissait simplement de tenter de démontrer que l’impossible était possible, et qu’il n’y avait pas de fatalité, mais des volontés, en histoire. Or, en 1992, la volonté de la minorité hongroise et celle de son parti ethnique, l’Union des démocrates magyars de Roumanie (UDMR) était d’obtenir une autonomie territoriale et culturelle substantielle pour les territoires où le peuplement hongrois était majoritaire : politique dangereuse menée par les dirigeants hongrois de l’UDMR, en plein déchirement de la Bosnie Herzégovine... La France était considérée à la fois comme un modèle, en raison du précédent de 1963, et comme un suspect du fait de ses nettes positions anti-hongroises de Clemenceau lors des négociations du traité de Trianon de juin 1920, qui avait amputé la Hongrie vaincue de la Transylvanie. Il m’est advenu en 1992 à Bucarest, lors d’un entretien avec Béla Markó, leader de l’UDMR, d’être ramenée à mes origines hostiles à la cause hongroise, en tant qu’héritière supposée de Clemenceau.
11Dans le processus de détente ou du moins de rationalité comme ligne de conduite à Bucarest et Budapest, la pression européenne et surtout la volonté de chacun d’intégrer l’OTAN ont été déterminantes. C’est ici que l’habileté de la Défense et de ses attachés sur le terrain doit être mesurée : Roumains et Hongrois avaient appartenu au Pacte de Varsovie ; à Budapest comme à Bucarest, les élites politico-militaires partageaient donc une tradition commune. L’opinion roumaine portant une confiance sans faille à son armée, il lui était possible d’être l’un des acteurs de la réconciliation roumano-hongroise. Fin août 1995, le président roumain Ion Iliescu annonçait une réconciliation historique placée sous le modèle franco-allemand. Les deux pays renforcèrent leur coopération technologique en octobre 1995. Du 11 au 26 novembre 1995, deux officiers du ministère roumain de la Défense se rendaient au ministère fédéral allemand de la Défense pour une mission de documentation sur le processus de réconciliation franco-allemand, une mission similaire étant envisagée auprès des archives du ministère français de la Défense.
12Dans cette atmosphère générale, pourquoi ne pas travailler avec les éléments réformateurs de l’entourage du président Iliescu – là où cette génération existait de fait, et piaffait d’impatience – en vue de moderniser la Roumanie et de lui conférer une réelle importance stratégique régionale ? Ces interlocuteurs ont été approchés au sein de leur groupe, un réseau d’ex-camarades issus de l’Institut Stefan Gheorghiu qui formait les cadres du Parti, au sein de l’Association de droit et de relations internationales (ADIRI). Ces personnalités fréquentaient l’ambassade de France – à l’instar, par exemple, de Vladimir Pasti – et les dîners organisés par l’attaché de défense français – comme Liviu Muresan. Le groupe s’intitulait « Un avenir pour la Roumanie » (Un viitor pentru România). Il a compté des responsables de poids, outre Liviu Muresan et Vladimir Pasti, Vasile Secăreş, qui partageaient une ambition personnelle, une ambition pour la Roumanie, une inquiétude patriotique dans la relation avec Budapest, mais dénuée de passion historico-ethnique. Pour ces « camarades », la perspective du sous-développement, de l’exclusion de la Roumanie des structures euro-atlantiques était impensable, car elle signifiait une mise à l’écart de la modernité. Ils ont donc opté pour une navigation rationnelle, sans être séduits par l’Ouest, conscients qu’au début de ces années 1990, l’Est russe n’avait rien à offrir mais ne devait surtout pas, à terme, être ignoré.
13Cependant, qu’il s’agisse de Vladimir Pasti exposant le besoin de relations correctes avec la Russie, de l’ambassadeur roumain Gheorghe Vatasescu déclarant à Paris en 1994 : « Il faudra s’entendre avec la Russie », de Liviu Muresan qui voit l’Ouest en déroute fin juillet 1993, de Liviu Muresan pour qui la Russie doit devenir une grande puissance dans un partenariat avec l’OTAN afin de retrouver une fonction face à l’Islam et en Asie, de Mircea Paşcu, secrétaire d’État à la Défense, qui en décembre 1994 considère Moscou comme un partenaire incontournable… Tous ces hommes se sont heurtés à la crise russe de la fin de la présidence de Boris Eltsine, à l’incapacité de la Russie comme des Occidentaux à sortir des guerres en ex-Yougoslavie, sans l’intervention de l’OTAN et l’installation de contrôles ONU et OTAN en Bosnie comme au Kosovo. Ils se sont trouvés pris dans la vague de l’atlantisme des années de la présidence George W. Bush, basculant souvent alors dans un cynisme pragmatique individualiste. Ils se sont accrochés à leurs fonctions de députés ou de gestionnaires de lobbies.
14Les réformateurs post-communistes, dont les membres de « Un avenir pour la Roumanie », indifférents à la démocratisation qui leur était idéologiquement étrangère, ont échoué dans leurs projets des années 1990 en faveur d’un rayonnement de Bucarest à une vaste échelle régionale. La Russie n’était pas un interlocuteur solide, le partenaire souhaité a manqué, les guerres de l’ex-Yougoslavie ont installé l’OTAN, son recours et son contrôle dans les Balkans. Dans le contexte d’une triple déroute – celle de la Russie, celle des Européens, celle des peuples des Balkans –, ces réformateurs n’ont pas eu les moyens de proposer une issue. « Un avenir pour la Roumanie », où la Roumanie intégrée à l’OTAN et la Russie en partenariat avec l’OTAN auraient coopéré dans la modernité, n’a pas vu le jour.
15Concernant les intérêts français et la position de la France dans la Roumanie d’aujourd’hui, force est de constater que les illusions post-Ceauşescu reposant sur une vision passéiste confortable, ont coûté cher. Et cela, alors que la France a soutenu la candidature à l’OTAN de Bucarest associée à celle de Sofia, contre les priorités de Washington qui misait sur une intégration des pays d’Europe centrale : Pologne, Hongrie, République tchèque. C’est dans cette optique que le président Chirac s’est rendu à Bucarest les 21 et 22 février 1997.
16Le calendrier prévoyait juillet 1997 à Madrid pour le sommet d’ouverture de l’OTAN à des ex-membres du Pacte de Varsovie. Jacques Chirac s’est, sans nul doute à tort, personnellement impliqué en faveur de Bucarest, au nom du passé franco-roumain sublimé, au nom du futur des intérêts français en Roumanie. À Bucarest, il a été fêté par des interlocuteurs francophones émus, le président Emil Constantinescu, sa conseillère Zoe Petre, les étudiants des filières universitaires francophones. Le président français s’est exprimé devant ces étudiants en renouant le fil de la conversation historique : « Je me souviens de cet hiver de 1989 où la Roumanie a tourné la page. De ce sentiment de libération que beaucoup de Roumains, témoignant devant les caméras occidentales, ont spontanément exprimé dans notre langue. Imaginez-vous l’émotion que cela pouvait provoquer chez nous ! Comme si le fait de parler français illustrait à lui seul la liberté retrouvée ».
17La déception engendrée par le sommet de l’OTAN de Madrid en juillet 1997, où la candidature roumaine a été repoussée à une date ultérieure non fixée, témoigne de l’échec français : Bill Clinton, de son côté, est reçu et ovationné sur la place de l’université à Bucarest. Le président américain s’est souvenu de ce passage triomphal où il fut acclamé par une foule qui voulait montrer sa volonté d’adhérer à l’OTAN. Les États-Unis signent un partenariat bilatéral avec la Roumanie en octobre 1997. À Bucarest, le gouvernement laisse entendre que c’est la position spécifique de la France dans l’OTAN qui explique la non-réception de la candidature roumaine lors du sommet de Madrid ! La cause en est à l’insuffisance de la France, sous-entend cette analyse qui a pour objet d’évacuer toute responsabilité roumaine.
18À la DAS, le désenchantement s’est exprimé, officieusement. Les partenaires roumains ne seraient pas fiables... Une auto-analyse aurait dû s’imposer : l’ensemble des gestes de la France à l’adresse de la Roumanie depuis fin décembre 1989 avaient engendré un malaise chez nos interlocuteurs. Le cumul de la compassion, la réprobation, la suffisance d’une francophonie appuyée jusqu’à téléphoner à la présidence roumaine pour s’assurer que tel ou tel ministre nouvellement nommé parlait notre langue, ont heurté une puissance moyenne ébranlée par la chute brutale et sanglante de son régime en décembre 1989.
19Dans le cadre des relations de défense cependant, tout comme au cours des années 1960 quand nos attachés ne tombaient pas dans l’illusion d’une Roumanie dissidente au sein du bloc, la lucidité et le pragmatisme l’ont emporté. Saisir la place de l’armée roumaine dans la société, mesurer la portée de l’héritage de la camaraderie transnationale au sein du Pacte de Varsovie ont nourri les conseils, l’appui au processus de réconciliation entre la Hongrie et la Roumanie. Étrangement, c’est à travers des sociétés militaires que le rapprochement s’est concrètement opéré. S’agissant des acteurs potentiels de cette réconciliation, l’analyse française a vu juste. Il importe, néanmoins, de rappeler que c’est la perspective de l’intégration dans l’OTAN, intégration voulue tant par Bucarest que Budapest, qui a joué un rôle moteur.
Auteur
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Catherine Durandin
Catherine Durandin est professeur émérite à l'INALCO, membre du Centre de Recherches INALCO CREE. Signalons parmi ses dernières publications : La guerre froide, PUF 2016 ; L’OTAN, histoire et fin, diploweb.com 2013 ; Le déclin de l’armée française, François Bourin Éditeur, 2013 ; et enfin, à paraître : Ma Roumanie communiste.
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