Les militaires français et la Hongrie en 1918-1920
The French military and Hungary in 1918-1920
p. 83-96
Résumés
Dans une situation où le fort – le vainqueur français – est faible (économiquement, en termes de capacités militaires mobilisables au loin ou de visions stratégiques fondées sur des informations sérieuses et dûment traitées), l’observation des réalités de l’action militaire offre le moyen de comprendre la façon dont se conjuguent impuissance et discours de puissance. Dans le cas étudié il est possible d’illustrer l’absence d’attention portée au niveau politique pour les analyses critiques des militaires, l’absence de cohérence entre les discours à destination nationale et les politiques menées, la mise en porte-à-faux de militaires chargés d’agir sans moyens sur le terrain ou à la table des négociations. L’exemple hongrois est particulièrement probant car ce qui est inscrit en 1918-1920 va fonder les mécanismes qui présideront aux deux décennies suivantes. En outre, la piètre gestion du retour d’expérience et des carrières en lien avec la connaissance de tel ou tel terrain a duré fort longtemps (et peut-être encore) dans l’administration française.
France, though the winner, was economically weak, did not have the military capacity for projecting its interventions and lacked strategies based on serious, duly processed information. By examining military actions in such a situation, we see how powerlessness can be conjugated with the rhetoric of power. France’s relations with Hungary right after WW I illustrate: the lack of attention for critiques from the military; the incoherence between discourses made for domestic consumption and the policies actually conducted; and the precarious position left to the military officers in charge of conducting actions without any means in the field or at the bargaining table. The example of Hungary is especially convincing, because what happened between 1918 and 1920 set up the conditions that would prevail for the next two decades. Furthermore, the poor management of knowledge, of feedback from the field and of careers lasted for a long time in the French administration — and perhaps lasts even today.
Entrées d’index
Mots-clés : relations entre civils et militaires
Index chronologique : entre-deux-guerres, 1918-1920
Index géographique : France, Hongrie, Europe centrale
Keywords : military history, civilian-military relations, interwar period, Central Europe, France, Hungary
Texte intégral
Introduction
1Quand les militaires français arrivent à la frontière sud-orientale du Royaume de Hongrie, qui était une des composantes du système impérial viennois, l’Empire des Habsbourg est moribond. Le 3 novembre 1918 à 15 heures, à Padoue, les émissaires de cet Empire ne peuvent signer la convention d’armistice que parce que les divers embryons des formations nationales issues de l’Empire, dont la République (bientôt populaire) de Hongrie, ont donné mandat aux négociateurs impériaux de les représenter1.
2Compte tenu de ce singulier contexte – la Hongrie ne dispose même pas de réseau diplomatique dans les pays neutres (contrairement à l’Autriche, l’Allemagne ou la Bulgarie, autres puissances défaites) qui permettrait de diffuser des informations auprès d’un public international –, le savoir des militaires français présents sur le terrain hongrois a acquis une signification particulière, à défaut d’impact sur les décisions.
3Trois questions peuvent être posées d’emblée : ces derniers ont-ils produit un savoir spécifique, ou plutôt des savoirs spécifiques, se distinguant d’autres administrations, et notamment des Affaires étrangères ? Comment ces savoirs particuliers furent-ils pris en compte en France ? Et enfin, à défaut d’impact direct sur les politiques, ces savoirs ont-ils pu s’inscrire dans le temps en France ? En particulier dans l’institution militaire.
4Il est nécessaire de s’interroger aussi sur la pertinence d’une vision bilatérale, qui semble fort réductrice, alors que la Hongrie est toujours appréhendée dans la double perspective de la désagrégation d’une formation étatique pluriethnique et de la création d’un ordre centre- européen fondé sur plusieurs « petits États ». D’autant que les militaires français ont été en contact avec la Hongrie entre 1918 et 1920 essentiellement dans des cadres multilatéraux.
5Ces militaires ne forment d’ailleurs pas un tout cohérent, mais subissent une constante réorganisation pendant ces quelques mois entre armistice et paix et, au sommet, la direction de l’armée de terre est tiraillée entre Pétain, qui mène une carrière très politique, et Foch, qui tente de jouer une carte interalliée, sans évoquer une coopération interarmes ardue et des rapports avec le Quai d’Orsay plus que complexes.
Un corps militaire
6La nature, éclectique, des acteurs susceptibles de construire un savoir sur la Hongrie représente un premier facteur pesant sur la constitution de celui-ci. En pratique, du point de vue hongrois, les militaires français ne présentent en effet aucune cohérence.
7Il y a ceux qui, sur le terrain, entre 1918 et mars 1919, sont postés auprès de l’armée tchécoslovaque naissante, ou de l’armée royale roumaine où le général Berthelot reprend son rôle de mentor. Sans évoquer ceux qui sont aux côtés des Serbes en passe de devenir des Yougoslaves. Il apparaît ici que les lieux où ils sont amenés à servir vont distinguer ces militaires les uns des autres – l’empathie avec les Roumains ou les Tchèques étant encore plus nette qu’avec les Serbes si l’on compare les documents d’archives français.
8Il faut aussi noter les positions de la Marine en novembre 1919 sur l’avenir des Slaves du Sud2. Les marins français – leurs chefs plus précisément – qui connaissent fort bien tant les Italiens que les Serbes, sont favorables à l’idée de la création d’un État yougoslave qui aurait inclus les terres sud-slaves de l’ancien Empire viennois, y compris la Voïvodine. Un tel État aurait eu selon eux l’avantage de garantir un accès à l’Europe centrale par l’Adriatique qui ne serait pas soumis à Belgrade et aux politiques serbes. Dans la perspective du maintien d’une dynamique propre de cette région, détachée des Balkans, cette option était des plus logiques. Cette vision des choses, où la Hongrie est certes un élément d’un ensemble plus vaste, n’en mérite pas moins d’être signalée – ou plutôt sa mise à l’écart car elle ne fut en aucune façon transmise par la suite. Son rejet permit d’éviter des questionnements fondamentaux sur les choix du Quai d’Orsay.
9Il convient de souligner la marginalisation du général Franchet d’Espèrey, dès septembre-octobre 1918. Le vainqueur du front d’Orient, le premier à défiler dans une capitale ennemie qui s’était rendue, fut écarté par les politiques et par Pétain. Outre les affaires de personnes ou les oppositions politiques à ce très conservateur homme de guerre, sa marginalisation interdit le maintien d’une vision commune de ce front oriental. En ce sens, cette mise à l‘écart participa d’une nationalisation par projection des politiques militaires françaises dans la région. Chacun fut influencé par son pays « d’attache », même si de tels liens étaient souvent provisoires.
10À une époque où la coopération entre armées de terre et de mer était faible malgré les blocus et les opérations coordonnées, où la disparition de facto de la dynamique commune du Front oriental était évidente pour les militaires, on peut ajouter à l’atomisation l’intervention brutale ex post du Quai d’Orsay contre les accords d’application de l’armistice de Padoue. En l’espèce, la convention du 13 novembre 1918, portant sur la Hongrie, et adoptée avec l’accord du commandement du Front oriental et de Franchey d’Espèrey, se vit remise en cause par le Quai, ce qui eut au moins deux conséquences. Premièrement, la France en tant que telle fut décrédibilisée : il était désormais manifeste pour le jeune gouvernement hongrois que le poids des puissances amies de la France dans la région était si important que ni le droit (la convention d’armistice de Padoue), ni la signature des militaires ne pesaient face à leurs pressions. Deuxièmement, la faiblesse militaire de la France n’en fut que plus évidente – peu d’hommes et de moyens pour se faire respecter en Hongrie. Cet état de fait encourageait les actions hors de toute règle internationale dans le cas de la Hongrie, pays qui n’avait aucun moyen de réagir et était toujours sous blocus.
11Avant même la Conférence de la Paix, les interactions des acteurs militaires français locaux et des autorités parisiennes, politiques et militaires, étaient marquées par des tensions et le manque d’attention aux conséquences locales des choix d’organisation de l’action militaire française. Il fallut bientôt y adjoindre les effets indirects des négociations militaires de la Conférence de la Paix ouverte le 18 janvier 1919. Marginalisée par les Anglais et les Américains – qui obtinrent les votes italiens (contre le Haut-Adige et le Trentin) pour interdire le contrôle réciproque des armements (février 1919), mais aussi pour éviter la création d’une force armée à disposition de la future Société des Nations3 –, la France ne réussit jusqu’à mai 1919 qu’à obtenir le désarmement et le contrôle militaire de l’Allemagne vaincue.
12C’est alors que se posa la question des petits États alliés à l’Allemagne, hormis la Roumanie comme déjà mentionné. Cet épisode s’est conclu par le rejet dans les vingt-quatre heures de la proposition des experts militaires visant à appliquer les mêmes règles de calcul pour les seuils d’armement et d’effectifs militaires à l’Allemagne, l’Autriche et tous les pays les séparant de la Russie et de la Turquie. Le principe était double : abaissement du seuil toléré des instruments militaires au niveau supposé nécessaire au maintien de l’ordre social, c’est-à-dire d’une insurrection ouvrière, et retour à l’idée de la mise en place d’une force militaire conjointe en cas de troubles aux limites de la zone ainsi démilitarisée4. Dans l’immédiat, une force commune était envisagée pour faire face aux bolcheviques.
13Ce plan, pourtant transmis aux cinq principales puissances alliées et associées, et conçu par les généraux qu’elles avaient mandatés à la Conférence de la Paix, fut abandonné au prétexte des protestations des petits alliés. L’attitude des grands vainqueurs a nourri un sentiment de faiblesse et d’incohérence, laissant entendre qu’il suffisait aux petits partenaires de jouer sur leurs divisions. Surtout, du point de vue du savoir sur ces pays, cet épisode a souligné l’existence d’un double discours français sur les pays de la région, associant proclamations rassurantes et visions souvent négatives des attentes à l’égard de ces pays. Face à la confiance en ces petits États, fort limitée, indépendamment de leur statut à l’issue de la guerre, les déclarations officielles se multipliaient sur l’amitié avec les uns ou la méfiance envers les autres, voire sur l’égalité qu’offrait le statut d’État indépendant.
14Les milieux militaires français étant fort sensibles à ce grand écart, ils se sont identifiés à certains États à travers, notamment, des relations personnelles fortes et durables, des analyses contradictoires sur ce que pouvaient représenter ces divers pays, ensemble ou séparément, pour la France d’un point de vue militaire. Comme, en retour, les autorités civiles et militaires d’Europe centrale, en particulier dans les pays « amis », ont rapidement saisi l’ambivalence des attitudes françaises, ce phénomène a pesé sur tous les échanges entre ces pays et favorisé des distorsions de perception du côté français. Il devenait en effet aisé de conjecturer les discours attendus par les Français.
15Cela était d’autant plus perceptible qu’au Quai d’Orsay, on tentait de donner l’apparence d’une alliance orientale censée remplacer l’alliance franco-russe de 1891-1892, mettant en avant des conventions militaires. Cependant, comme nous le verrons, leur degré potentiel d’efficacité pratique était – dès leur conception même, au début des années 1920 – extrêmement ténu, ce que chacun pouvait savoir, vu, par exemple, le mépris pour les exigences logistiques d’une coopération entre la France et ces pays.
16Le premier temps de la réflexion fait surtout ressortir le caractère éclaté des commandements militaires français sur place, issus de l’Armée d’Orient dès début octobre 1918, l’option pro-roumaine rendant impossible toute politique régionale. Puis la Marine a été marginalisée alors que la circulation des informations entre l’État-Major interallié de Foch et le commandement de Pétain était nécessairement limitée. Enfin, dès la fin 1918, les acteurs militaires français sur place ne pouvaient que jouer des cartes locales sans possibilité de perspective de synthèse. Il en est allé ainsi du choix de soutenir Horthy jusqu’au début de 1920, choix porté par les Français de la Mission militaire interalliée (le général Graziani) représentant l’ordre victorieux. Et l’on sait le caractère douteux pour les relations entre France et Hongrie de ce choix, effectué en deux temps, entre le printemps 1919 (chef de l’Armée nationale) et l’automne-hiver 1919-1920 (régence)5. Cette fragmentation vient s’ajouter à l’asymétrie politique radicale soulignée, le 21 mai 1919, avec le désarmement régional avorté, puis à partir de septembre, avec la contrainte exercée sur les pays de la région pour la signature du traité de protection des minorités6. Or, cette asymétrie entre perception de soi et perception des « autres » Centre-Européens par les Français, loin de favoriser une approche régionale, renforça certains liens dont l’objet était d’amener tel ou tel pays au rang de puissances occidentales, du moins en apparence. Ce mécanisme aboutit assez systématiquement à un éclatement accru des perceptions déjà très différenciées des réalités de la région ; il n’a pas peu contribué à l’affaiblissement de la position de l’Europe centrale aux yeux des décideurs français et donc aux choix faits à Locarno (en octobre 1925) ou à Munich (en septembre 1938). Ceux-ci ne furent que la mise en acte des logiques asymétriques implicites fondées sur l’idée que le sort des pays « amis » d’Europe centrale était in fine considéré de façon différente de celui des voisins et amis plus immédiats.
Corps militaire et absorption d’informations proportionnelle aux perspectives de recomposition stratégique
17Le regard porté par les militaires en France sur l’Europe centrale dépend aussi de dimensions structurelles et de choix stratégiques. Le maréchal Pétain, fort de sa position auprès des politiques, obtint de faire de la future ligne Maginot un horizon stratégique dès 1920-1922. Outre son animosité contre Foch, qui représentait l’idée de mobilité, sa vision étroitement nationale limitait la coopération militaire avec les alliés de l’Entente. Une vision qui a été renforcée par la décision de quitter le combat, début novembre 1918, en raison notamment des sensibilités anglo-saxonnes. Or Pétain insista pour lancer une offensive. Cette approche globale de la défense nationale réduisait l’intérêt que le commandement français avait à porter aux pays, fussent-ils officiellement amis, voire alliés, qui se trouvaient à l’est de l’Allemagne. Le maréchal Pétain étant la boussole majeure de l’Armée française, son point de vue formatait cette dernière, comme s’en rendit clairement compte Weygand : devenu chef d’état-major en 1930 puis vice-président du Conseil de Guerre en 1931, il était particulièrement conscient des effets des décisions prises dans les années 19207.
18En revenant à l’immédiat après-guerre, il n’est pas surprenant que, finalement, à partir de mars 1919, les militaires français aient fait figure d’auxiliaires des militaires roumains et tchèques puis aient contribué à installer Horthy au pouvoir (grâce notamment au général Graziani et à la Mission militaire interalliée qui disposa un temps d’une réelle tutelle politique sur le pays, en pratique jusqu’à la régence de Horthy). Il est alors apparu clairement que les armées victorieuses devaient s’en remettre aux puissances locales pour mettre fin à la révolution hongroise, et étaient incapables de maîtriser le cours des affaires intérieures hongroises. Horthy fut le premier à saisir cette faiblesse, dont il fut également le premier bénéficiaire en Hongrie.
19Or, son installation au pouvoir en 1920 pose la question du sens du contrôle militaire, naval et aérien à partir de la mise en vigueur du traité de Trianon, le 26 juillet 1921. En effet, aux yeux des Français, comme on l’a constaté à la conférence de Bled en 19388, l’abaissement militaire de la Hongrie ne correspondait pas à une ambition régionale ou de voisinage, mais tout simplement à l’idée d’une réduction des tensions locales et de respect des normes édictées par le système de désarmement instauré lors de la Conférence de la Paix de Paris mais rendu caduc du fait de la politique hitlérienne depuis 1935. Dans ces conditions, l’intégration des informations éventuellement glanées lors du contrôle militaire, ou ultérieurement, ne semble pas avoir été une priorité. Aucun circuit de collecte et d’analyse systématique n’a été repéré – et moins encore de trajectoire spécifique des personnels impliqués en vue de transmission, retex (retour d’expérience) dans le vocabulaire du début du xxie siècle.
20Pour l’armée de terre, l’enjeu était simple en 1919 : c’est en fonction de la réorganisation pour le temps de paix et de la préparation d’une éventuelle guerre future que les savoirs ou compétences devaient être pris en compte ou non.
21Or, dès 1920, avec l’entrée en vigueur le 10 janvier 1920 du traité de Versailles, mais aussi la confirmation de facto de Pétain à la tête de l’appareil militaire treize jours plus tard9, l’intérêt pour les terrains à l’est de l’Allemagne, voire en Allemagne, est limitée. L’épisode du passage en force dans la Ruhr ne fait que souligner l’éradication de la simple hypothèse d’une mobilité donnant un sens militaire à un front assuré à l’est de l’Allemagne par les « alliés » de la France avec un appui de celle-ci. La conscience des conséquences du travail de sape mené par Pétain chez les militaires qui avaient gardé une tradition de mobilité incarnée par la maison Foch, est devenue plus nette au début des années trente, comme cela a été dit plus haut.
22De leur côté, les diplomates n’hésitent pas à inventer une alliance à l’Est qui n’aurait guère de chance d’être mise en œuvre en cas de nécessité, faute de préparation pratique et de moyens.
23En somme, le traitement des informations sur la région est entravé par les perspectives de la direction militaire, ce qui concrètement se traduit par trois types d’obstacles à l’intelligence de la situation. Le premier touche aux carrières des militaires qui ont évolué dans la région. Elles sont éclatées et personne ne se soucie de prendre en charge le retour d’expérience, voire tout simplement de collecter des informations de base sur les réalités locales. À cet égard, il faudrait aussi voir ce qui a motivé le « détour par l’Est », et la politique du personnel plus généralement. Dans le cas de la trajectoire des « Hongrois », l’étape danubienne est sans suite. Il n’y a aucun cas repéré de poursuite avec transmission, formation, etc. sauf très marginalement. Il est vrai que l’Armée française en général n’est pas friande d’une réflexion sur l’articulation entre compétences, expérience et carrière.
24Le deuxième obstacle provient de la circulation des savoirs, puisqu’ils passent souvent au tamis des diplomates, un filtre très varié et incohérent. Quand un ministre ou ses services sont dérangés par une approche hétérodoxe, elle est le plus souvent ignorée : en témoigne l’exemple de la création du grand royaume des Serbes, Croates et Slovènes (SHS) contre l’avis de la Marine, favorable à un royaume nouveau, excluant une Serbie peu encline à développer un intérêt centre-européen.
25Enfin, se fait jour une tendance constante du commandement à effacer toute une série de phénomènes dérangeants. Ainsi, rien n’a permis de remédier aux faiblesses de l’espionnage et du contre-espionnage français lors de la Conférence de la Paix de Paris, en particulier à propos de l’échec du désarmement des positions françaises, de la relation complexe entre « alliés et associés » et Français. Par ailleurs, émergent le caractère non viable de la carte de l’Europe médiane du point de vue des Français et les très fortes divisions entre les perceptions des militaires « alliés » de et sur cette région. Dès août 1920, face à la bataille de la Vistule10, les relations entre les amis de la France étaient à l’évidence des plus mauvaises. Teschen et tant d’autres exemples ont prouvé le caractère irréaliste du discours officiel sur le contrepoids oriental face à l’Allemagne.
26Il est donc possible d’affirmer que, s’agissant de l’Europe centrale ou orientale, le rapport entre politique étrangère et politique militaire en France est à définir pour l’entre-deux-guerres. Un des outils à utiliser est bien l’existence ou non d’une capacité d’analyser et de transmission côté militaire en interne, puis à une échelle interministérielle11. Dans le cas de la Hongrie, parce que le pays est perçu comme ennemi vaincu par nécessité diplomatique, parce que la situation juridique de l’après-armistice n’a pas été limpide, parce que l’avènement de Horthy, qui mènera une politique peu favorable à la France, est largement dû à la France, et enfin, parce que la faiblesse de la France face à ses « alliés » est peu avouable, l’histoire que nous évoquons est faite d’effacement, d’oubli, de dispersion.
La Hongrie est-elle un contre-exemple ?
27D’emblée, l’on pourrait répondre par la négative. La question de la transmission des savoirs et compétences est commune à cette région. C’est d’autant plus visible que les militaires français en ces années d’immédiat après-guerre sont des observateurs très engagés, même si leurs moyens sont restreints.
28Il est vrai que la focale hongroise illustre avec force deux travers majeurs de la position française : la gestion, à l’est de l’Europe, du droit international a été très cavalière ; la priorité absolue était ailleurs et les armistices furent rédigés en laissant de vastes de zones d’ombre, qui se sont agrandies au fur et à mesure que les rapports de force locaux ont confirmé l’impuissance de la France. Le cas turc a été particulièrement dramatique, et l’espoir sans cesse réactivé d’un succès des « Blancs » en Russie a pesé fortement et justifié le laxisme constaté. Ce comportement, ajouté à la vision anthropologiquement asymétrique évoquée plus haut, a confiné les militaires français sur place à des positions parfois contradictoires, et toujours sujettes à des adaptations opportunistes.
29Le rapport entre ordre international et rôle des militaires est donc, en cette Europe médiane, beaucoup moins net qu’il n’y paraît. Quand les forces alliées sont malmenées au début d’octobre 1918 au nom d’une stratégie roumano-russe, quand les experts militaires sont désavoués les 21-22 mai 1919, quand parallèlement la progression roumaine est à la fois encouragée et partiellement regrettée au printemps-été 1919, quand, à la fin de 1921, l’autodétermination de la zone de Sopron sous pression de groupes paramilitaires hongrois bénéficie d’un soutien officiel, ou encore, quand les deux retours du « roi » Charles en Hongrie (mars et octobre 192112) ont montré l’incapacité de la France à anticiper puis à contrer l’installation de ce qui devint la Petite Alliance – forme de cristallisation de la division des États de la région isolant à la fois la Hongrie et la Bulgarie, mais aussi la Pologne… En toutes ces occasions, le rôle des militaires français sur l’ordre régional dans sa dimension internationale a été réduit à celui de spectateurs essentiellement impuissants, si ce n’est pour valider et un peu reformuler les résultats d’actions qui leur avaient largement échappé.
30La dimension hongroise relève du contexte dans lequel se joue l’intervention, en apparence opposé à celui des pays proches et dits « amis ». Cependant, l’influence limitée de la France s’y fait tout autant sentir. Il faut toutefois signaler que, bien évidemment, en Hongrie cette action française a servi de point d’appui à un discours anti-français très nourri dont l’image inversée se trouve dans le discours pro-français des pays voisins amis de la France. Dans les deux cas ces discours, comme on l’a vu à l’été 1938, n’étaient pas aussi significatifs que ce que les dépêches diplomatiques ou les articles de presse ont pu laisser croire.
31Finalement, la dimension hongroise s’inscrit bien dans le contexte macro-régional malgré son statut d’ennemi ; lequel a été tout aussi fabriqué que celui d’allié accordé à la Roumanie, ou à de nouveaux États comme la Pologne et la Tchécoslovaquie : ces dernières avaient d’abord pour ambition de se renforcer et de s’assurer que la domination germanique n’allait pas les étouffer, dans l’immédiat du moins.
Conclusion
32Quand le fort est faible, c’est le militaire qui le mesure le mieux. La question qui se pose par rapport à la Hongrie est de savoir si le « Centre » (les autorités françaises) veut apprendre. Or ce « centre » n’est pas cohérent, même si on se limite à l’armée française.
33La Hongrie est un cas net de transmission a minima. Cela se constate sur trois registres.
34L’existence de connaissances tout d’abord. Il y a certes des savoirs spécifiques par rapport à d’autres administrations, surtout les Affaires étrangères. Les dossiers des contrôles militaires le montrent, de même que ceux des quelques formations réduites présentes en Hongrie, ou encore les documents de la Mission militaire interalliée, notamment en 1919. Deuxième registre, l’absorption en France : la prise en compte de ce savoir en France est des plus circonscrites. Ces informations, puis celles envoyées par les attachés militaires, ont peu d’écho. Enfin, troisième registre, l’effet de cette compréhension de la région, souvent contradictoire et liée à une cause nationale, touche des publics éclatés en France. Cet effet est infime. Étant donné le voile du secret et l’orientation de l’Armée française pétainisée, rien ou presque n’a pu se structurer en savoir utile. On le voit dans les projets des années 1930, notamment grâce aux travaux que Frédéric Guelton a consacrés à l’ère Weygand.
35Si l’on veut songer au cadre bilatéral, avec la mise en place du contrôle, on passe à une hostilité accrue du fait de la politique du gouvernement hongrois et de son discours fondateur victimaire. Cette dimension interdit tout dialogue réel. Contrairement aux pays voisins et amis de la France, la Hongrie ne se donne pas de moyens de séduction. Ce qui a accru les distorsions de perception en France.
36La voie vers l’absence de réelles relations bilatérales et l’hostilité ad absurdum a très tôt été ouverte. Elle correspondait à une déperdition cognitive de l’Armée française tant sur elle-même que sur la Hongrie et les pays voisins. Les logiques de parrainage13 se sont affirmées au détriment des évaluations et planifications fondées sur l’analyse des potentiels et des rapports de forces constatables in situ.
37Ce survol soulève la question du rapport entre information disponible et capacité de traitement de celle-ci. Il apparaît que l’élément qui prime est doublement structurel. D’une part, il s’agit de saisir dans quelle mesure l’armée française ou, plus largement, l’administration française est capable, par exemple, d’avoir une politique des carrières qui favorise la vision critique, la transmission des savoirs et des expériences, ou la construction de nouveaux modes d’analyse des situations à l’étranger. Sur ce point, la réponse est claire et on peut affirmer que, sauf exception, rien n’est pensé pour aller dans ce sens. D’autre part, on peut s’interroger sur la gestion de l’analyse stratégique indépendamment du premier point, donc en termes d’études, de discussion interne, d’utilisation d’expertises externes (interministérielles, étrangères). Ici aussi, l’on assiste à une fragmentation et une mise en cohérence assez faible, ne serait-ce par exemple que si l’on pense à la coopération avec l’Angleterre dès la période de la Ruhr, mais aussi après Locarno. En l’occurrence, il ne s’agit pas seulement de l’Europe centrale, mais bien de la protection de la frontière orientale ou nord de la France.
38Ne pourrait-on déceler, à travers ces observations, un rapport entre perte de puissance et détérioration des outils de la puissance ? L’un entraînant l’autre et inversement. Il semblerait toutefois que l’exemple retenu indique que le deuxième élément peut connaître un affaiblissement plus rapide que le premier. Or l’affaiblissement structurel rend encore plus vitalement nécessaire l’intelligence des situations, et les déficiences dans ce domaine plus lourdes de conséquences.
Notes de bas de page
1 Dans P. Gradvohl, thèse de doctorat (1999, Université Paris IV), Genèse et mise en œuvre du contrôle militaire interallié en Hongrie : un exemple de politique militaire française au centre de l’Europe en 1918-1921 (1088 p., 3 volumes plus le fascicule de cartes ; un exemplaire est disponible à la BDIC), voir le détail les évolutions résumées ici (plus loin cité Genèse...).
2 Voir Genèse…, pp. 209-215.
3 L’accord sur la frontière du Brenner est obtenu par le président Wilson et le colonel House dès le 30 janvier. Voir Wilson and His Peacemakers. American Diplomacy at the Paris Peace Conference, 1919, London, New York, W. W. Norton & Company, [1986], pp. 54 et 114.
4 Service historique de la Défense, Département de l’armée de terre (désormais SHD/DAT), 4 N 4, Procès-verbal de la 63e séance des Représentants Militaires, tenue à Versailles, le 17 mai 1919 à 10h30, 10 p., original signé, présents : Belin (président), Sackville-West, Cavallero et Lochridge ; consultants : Commandant Lacombe, Brigadier-Général Thomson et colonel Twiss, Commandant Rugiu. Puis [Procès-verbal de la] 64e séance des R.M. au C.S.G., tenue à Versailles le 20 mai 1919, à 10h30, 10 p., traduction ; la 65e séance s’est tenue le 21 mai, date du « Rapport sur l’importance des Armées qui seront autorisées à conserver l’Autriche, la Hongrie, la Bulgarie, la Tchéco-Slovaquie, la Yougo-Slavie (y compris Serbie et Monténégro), la Roumanie, la Pologne, la Grèce », 4 p. et 7 tableaux, non signé, qui est inclus lui aussi dans le carton SHD/DAT, 4 N 5, dossier 1. Et Genèse…, op. cit., annexe 7 pour les tableaux synthétiques.
5 Catherine Horel (Horthy, Paris, 2015, p. 130) fait l’hypothèse machiavélique que Horthy a été soutenu au moment de sa marche vers la régence car, comme il était opposé à la démocratie, cela permettait de mieux isoler la Hongrie en soulignant que la France favorisait des démocraties et construisait en perspective une alliance avec le Royaume slave du Sud, le Royaume de Roumanie et la République tchécoslovaque sur cette base. Les documents de la MMI indiquent surtout que les militaires français en cause partageaient souvent les valeurs de Horthy, y compris un certain antisémitisme.
6 Voir le traité d’État de Saint-Germain (paix avec l’Autriche, IIIe partie, section V, art. 62-69), ce dernier prévoyant un rôle de garantie et d’intervention en cas de question posée par un autre État pour la Société des Nations) qui concerne les pays et provinces associées à l’Autriche précédemment. Pour la Pologne, c’est le Traité concernant la reconnaissance de l’indépendance de la Pologne et la protection des minorités (Versailles, 28 juin 1919) qui inscrit les mêmes dispositions visant à « accorder à tous les habitants pleine et entière protection de leur vie et de leur liberté sans distinction de naissance, de nationalité, de langage, de race ou de religion ».
7 Comme l’écrit Frédéric Guelton sur ce qu’attend le général des alliés orientaux : « Les nations de l’Europe orientale, alliées privilégiées de la France ne représentent qu’une puissance d’appoint incertaine », Bulletin de l’Institut Pierre Renouvin, n° 1-2, 1996, « Les conceptions géostratégiques du Général Weygand, 1930-1935 », disponible en ligne : https://www.univ-paris1.fr/autres-structures-de-recherche/ipr/les-revues/bulletin/tous-les-bulletins/bulletin-n-01-02/frederic-guelton-les-conceptions-geostrategiques-du-general-weygand-1930-1935/.
8 Paul Gradvohl, « 1936-1938 : l’Armée française tente d’oublier Trianon », Cahiers d’Études Hongroises, 6/1994, pp. 193-200.
9 Voir le Journal du général Edmond Buat 1914-1923, préf. de Georges-Henri Soutou, présentation et notes par Frédéric Guelton, Paris, Perrin, 2015, p. 849, Buat est alors nommé chef d’état-major général et Pétain vice-président du Conseil supérieur de la guerre, chargé de préparer l’armée pour l’avenir. Et, dès février 1922, le « patron » devient Inspecteur général de l’armée, ce qui renforce son influence.
10 Voir Buat, op. cit., p. 904-915 (22 juillet-21 août 1920), qui montrent que de son côté, donc à la tête de l’armée française, rien de concret n’avait pris forme même face à l’attaque bolchevique vers Varsovie.
11 P. Gradvohl, « La politique militaire française face à la Hongrie au début des années 1920 : illustration d’une illusion », pp. 103-124 dans Bâtir une nouvelle sécurité : La coopération militaire de la France avec les pays d’Europe centrale et orientale de1919 à 1929. Actes du colloque organisé en décembre 1999 par le Centre d’études d’histoire de la Défense en collaboration avec le Service historique de l’armée de terre avec le concours du Centre d’histoire du monde germanique et danubien de l’Université de Paris IV, Vincennes, Centre d’Études d’Histoire de la Défense, Service Historique de l’armée de terre, 2001. Déjà les lacunes de l’analyse étaient soulignées, mais sans approche systématique de la question de la transmission d’expérience.
12 Mária Ormos, « Soha, amíg élek! » – Az utolsó koronás Habsburg puccskísérletei 1921-ben [« Jamais tant que je serai en vie ! » – Les tentatives de putsch du dernier des Habsbourg couronné en 1921], Budapest, Pannónia Könyvek, 1990.
13 P. Gradvohl, « Francophonie et parrainage occidental : politiques, modèles intellectuels et jeux de masques », pp. 103-110, in Catherine Mayaux et Joanna Nowicki (dir.), L’autre francophonie, Paris, Honoré Champion, 2012.
Auteur
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Paul Gradvohl
Paul Gradvohl est membre du CERCLE à l’Université de Lorraine. Il a dirigé le Centre de civilisation française et d’études francophones de l’Université de Varsovie de 2012 à 2016. Son HDR, Les impasses de la sécurité nationale en Europe centrale : impact sur la cohérence régionale au xxe siècle (2009), et l’ouvrage qu’il a dirigé en 2011, L’Europe médiane au xxe siècle : fractures, décompositions – recompositions – surcompositions (Prague, CEFRES), proposent une mise en dialogue des logiques spatiales et territoriales. Il approche le processus génocidaire antisémite dans ce cadre médio-européen comme une étape majeure de la déconnexion entre État et sécurité en Europe, notamment en période de régime de contrôle accentué des populations. Il a publié deux analyses sur les effets politiques de cette déconnexion (« L’ire et la frayeur en Europe centrale », pp. 74-83, Esprit, n° 423, mars-avril 2016 ; « Orban et le souverainisme obsidional », pp. 35-45, Politique étrangère – IFRI, 1/2017, printemps, dans le dossier « Décompositions démocratiques »).
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