1Le débat éthique des deux dernières décennies du XX^e siècle a contribué à l’élaboration d’une nouvelle position rationnelle par rapport à la réalisation des grands idéaux moraux que sont le Bien et le Juste. Pour décrypter l’émergence de cette nouvelle position, il faut privilégier une lecture prospective des débats théoriques et mettre de l’avant les tentatives d’auto-critique et de déplacement. On peut en effet constater que la fascination ou la méfiance face à l’implantation de sociétés résolument technoscientifiques dans leur mode de développement a progressivement cédé la place à une nouvelle interrogation sur les conditions d’une gouvernance juste et raisonnable de tous ces processus. Même si certaines recherches continuent de se concentrer sur l’apparition de tel ou tel objet ou procédé inédit qui montre le rôle particulier joué par un domaine provisoirement plus innovant, les résultats qu’apportent de telles recherches doivent être réinterprétés dans le cadre plus large d’une gouvernance des processus d’innovation et de production sociale. Seul ce cadre est à même d’établir un lien entre les acteurs scientifiques et économiques de l’innovation, les acteurs-usagers du monde vécu et les acteurs responsables des structures de gouvernement du système social¹.

2L’écart existant entre d’un côté les recommandations de la morale traditionnelle, ou celles des éthiques appliquées soit à des terrains professionnels, soit à des objets sociotechniques déterminés² et, d’un autre côté, une éthique adoptant le point de vue de la gouvernance des processus sociaux, – cet écart est important tant du point de vue méthodologique que du point de vue épistémologique. La question qui caractérise cet écart est celle de la capacité d’une conception de l’éthique à encadrer des pratiques susceptibles de transformer les formes actuelles d’autogouvernement du collectif de manière à les rendre plus justes et plus conformes à un bien commun.

3Devant l’ampleur de la tâche, et aussi par scepticisme à l’égard des questions considérées comme trop théoriques ou conceptuelles, certaines pratiques ont tenté de s’affranchir de cet écart en y apportant des réponses spécialisées. En isolant les pratiques de gouvernance et en les traitant sur le mode de l’éthique appliquée, des recherches se sont ainsi orientées vers des codes de « bonne gouvernance »³. Ces recherches ont fondamentalement raison dans la mesure où elles sont comprises en fonction de leur option expérimentaliste. En s’essayant directement à de nouvelles pratiques, elles mettent nécessairement à l’épreuve de nouvelles conditions de mise en œuvre et déplacent leur point de vue en fonction même de l’exigence d’adéquation à leur objet. Toutefois, elles n’apportent aucune réponse à l’écart mentionné plus haut. Au contraire, par le saut qu’elles opèrent, elles le confirment : il faut à la fois changer de point de vue et d’objet pour déployer de nouvelles cohérences. Au-delà de leur option expérimentaliste, ces recherches permettent aussi d’interroger ce qui subsiste chez elles de l’horizon antérieur du questionnement éthique. Reste à savoir si ces transferts de croyance sont pertinents, utiles, voire nécessaires ou bien s’ils sont la marque d’un rapport non-critique à un passé qui n’a pas été réellement critiqué et dépassé, mais uniquement abandonné et refoulé sans examen approfondi des limites qu’il avait déjà engendrées. Dans ce cas, les nouvelles recherches ne seraient pas suffisamment prémunies contre les risques de répétition d’erreurs pourtant déjà avérées dans le passé.

4La question posée par l’écart n’est donc pas d’ordre « purement théorique ». Bien des chercheurs se sont trouvés confrontés à la nécessité de sortir d’un cadre théorique déterminé pour tenter d’en élaborer un nouveau. C’est ce que recouvre précisément la notion de déplacement⁴ : il ne s’agit pas du passage d’un cadre théorique à un autre comme si ce dernier était prédonné, mais de la sortie d’un cadre de référence donné pour tenter d’élaborer de nouvelles références qui, à terme, pourront éventuellement former un nouveau cadre⁵.

5Par contre, là où les recherches appliquées continuent d’avoir raison et sont de première importance, c’est qu’elles nous indiquent une sorte de terminus ad quem. Le travail de changement de cadre théorique n’a de sens qu’en fonction de l’encadrement de nouvelles pratiques d’expérimentation sociale et tend vers elles comme vers un test de validation de ses déplacements. Aussi méticuleux que puisse être le décryptage théorique, il ne peut donc en aucun cas ni oblitérer le contexte social et humain dans lequel il s’élabore, ni suspendre la finalité pratique qui le justifie.

6La thèse que nous défendrons par rapport à ce déplacement dans le premier point de cette contribution est qu’une conception universaliste et volontariste de l’éthique héritée de la morale moderne a cédé la place à une conception contextualiste et pragmatiste de l’éthique. Dans le deuxième point, nous tirerons les conséquences méthodologiques de cette thèse épistémologique en avançant cette fois la thèse méthodologique suivante : en lieu et place d’une méthode visant le point d’indifférence d’un équilibre réfléchi, la pratique de l’éthique tente actuellement de s’élaborer comme un processus d’apprentissage intergroupes. Notre troisième point sera aporétique. Son objectif sera de montrer que les réflexions élaborées dans les deux premiers points rendent possible un diagnostic plus pointu du blocage des éthiques contemporaines toujours sous-tendues par le projet universaliste et volontariste de la morale moderne. Il est donc fondamental, pour notre démarche, d’éviter que les deux premiers points conduisent à un consensus faible sur des notions encore trop vagues d’apprentissage collectif ou de coopération intergroupes. Un tel consensus mettrait entre parenthèses les exigences contextualistes et pragmatistes du déplacement épistémologique et leur traduction méthodologique en termes de dissociation des points de vue et de déstabilisation des affects dans le cadre de processus d’apprentissage entre exo-groupes. Un consensus faible de ce genre ne retiendrait dès lors que les incidences pratiques des déplacements épistémologiques et méthodologiques sur la mise en place d’espaces de symétrisation favorisant la formation de consensus normatifs. Or, c’est cette illusion qu’il faut combattre si l’on veut éviter la répétition des blocages déjà engendrés par l’universalisme et le volontarisme, à savoir l’absence de processus effectif de recomposition des affects et d’attention à la vulnérabilité des positions.

1. Le tournant contextualiste et pragmatiste en sciences sociales et en éthique

7Le tournant contextualiste et pragmatiste dans les sciences sociales contemporaines est caractérisé par l’attention centrale accordée aux processus d’apprentissage social dans la réalisation des possibilités d’action collective en situation⁶. L’apprentissage dont il est question, dans ce cas, ne consiste pas dans l’incorporation de routines d’action en fonction de l’adaptation à des contraintes de contexte. Il s’agit au contraire de la mise en question de ces processus d’incorporation constituant les régularités de la pratique (les habitudes) grâce à la mise en capacité de choisir entre différentes formes d’organisation des pratiques en recourant au doute, à l’évaluation comparative et à l’expérimentation conjointe, de manière précisément à rendre possible de nouveaux modes d’incorporation. C’est pourquoi on dira parfois improprement qu’il s’agit d’apprendre à apprendre, c’est-à-dire en fait d’apprendre (au sens propre) à choisir comment organiser des pratiques pour incorporer des habitudes. Cette compréhension de l’apprentissage met en avant une dimension réflexive de l’activité d’apprendre, à savoir le fait qu’elle ne s’exerce que comme une pratique de second degré portant sur des pratiques en cours et s’efforçant d’en tirer les informations nécessaires pour les transformer à partir du cours de leur réalisation. On pourrait donc parler de pratique réflexive dans la mesure où il ne s’agit pas uniquement d’augmenter l’attention aux conditions de réalisation optimale de ce que l’on est occupé à poursuivre comme objectif, mais de dédoubler l’attention de manière à pouvoir envisager d’autres possibilités de faire ce que l’on est occupé à faire pour améliorer la poursuite des objectifs.

8Une telle conception du rôle de l’apprentissage amène à se focaliser sur deux exigences pragmatiques précédemment laissées de côté. La première concerne les conditions de transformation des compétences des acteurs. Elle consiste à prendre en compte la manière dont les structures participatives déterminent l’engagement des acteurs individuels. La deuxième concerne la production des règles susceptibles de garantir le succès des engagements collectifs. Elle consiste à démentaliser le rapport aux normes d’action en construisant les conditions d’une gestion collective de leurs ajustements.

9La première exigence pragmatique revient concrètement à concevoir les transformations possibles de la société en fonction des processus collectifs d’action. Le problème central de l’apprentissage social n’est pas une question d’acquisition individuelle de savoir-faire, il n’est pas plus un enjeu de structure conventionnelle de transmission des représentations et des valeurs ; il relève d’un mode coordonné d’engagement des libertés producteur d’une action collective. La théorie des groupes est donc un élément fondamental pour la compréhension des processus d’apprentissage. Les interactions pragmatiques sont à placer au niveau des groupes et non pas au niveau des acteurs individuels posés fictivement dans une communauté épistémique d’entente possible. La réflexivité elle aussi se déploie à ce niveau collectif : elle dépend d’une relation intergroupes au sein d’un processus d’action collective. Les identités elles-mêmes se forment en cours d’action.

10La deuxième exigence pragmatique concerne le rapport collectif aux normes d’action dans ce rapport intergroupes. Il n’y a pas de règles prédonnées garantissant une résolution de problème optimale. Il faut au contraire éviter de se fixer sur un seul code d’interaction et laisser l’espace pour un déplacement de l’attention vers une forme inédite d’interaction de manière à favoriser des processus hybrides.

11Cette manière de concevoir les apprentissages s’est d’abord construite dans le cadre restreint de la théorie des organisations⁷. Il est ensuite apparu que ce qu’on expérimentait au plan des organisations privées pourrait avoir un intérêt au plan des organisations publiques et pourrait également avoir des conséquences pratiques sur la manière de concevoir les interactions dans les espaces publics. Vincent Ostrom a été l’un des premiers à pressentir le type de reconstruction du modèle fédéraliste qu’une telle conception des relations intergroupes rendait possible⁸. Mais l’avantage de l’approche pragmatiste par rapport à la théorie du polycentrisme démocratique est qu’elle parvient à mieux cerner la fonction d’apprentissage social qui permet de mettre en œuvre la production des règles communes. Il en a résulté une conception spécifique de l’espace public dite « expérimentalisme démocratique »⁹.

12La clé de l’expérimentalisme démocratique consiste à organiser les conditions du contrôle social de manière à rendre possibles différents niveaux d’apprentissage intergroupes¹⁰. Il s’agit d’un système de gouvernement basé sur la collaboration des différents niveaux de pouvoir concernés par la résolution d’un problème, de manière à favoriser en même temps la recherche décentralisée de solutions et l’enregistrement des succès et des échecs des différentes expérimentations.

13Ce modèle décentraliste table sur la montée en puissance de nouveaux groupes de porte-parole ou sur le développement de nouvelles initiatives permettant d’accroître la sensibilité des dispositifs sociaux favorisant la coopération de tous les acteurs concernés¹¹. On trouve, dans le développement de la théorie du droit, une description plus fine des dispositifs susceptibles de donner corps à ce type de nouvelle conctractualisation de l’intérêt commun des parties concernées. C’est ainsi le cas de Peter Vincent-Jones dans son ouvrage intitulé The New Public Contracting¹². L’intérêt de cet ouvrage est non seulement de s’inscrire dans un modèle de formalisation des relations collaboratives dans le domaine des services publics, mais aussi de montrer les limites de tels modèles lorsqu’ils ne sont pas complétés par des mécanismes collectifs d’apprentissage adéquats permettant aux différents acteurs de renforcer et d’améliorer les capacités d’auto-diagnostic et d’auto-contrôle du processus collaboratif. Il apparaît ainsi plus clairement qu’on ne peut se contenter de décrire l’intérêt de mécanismes plus collaboratifs dans la mise en œuvre de nouveaux partenariats public. Il faut aussi que la réflexivité des processus mis en œuvre puisse être garantie par des mécanismes d’engagement visant à accroître la sensibilité des dispositifs et à renforcer leurs capacités d’ajustement.

14Sur ce point, pas plus l’analyse délibérative de l’action politique¹³ que les modèles de relation collaborative¹⁴ ne sont parvenus à pousser plus avant les hypothèses de Donald Schön¹⁵. Tous cherchent à créer les conditions propices à un bouclage réflexif en cours d’action de manière à remettre en cause non seulement l’analyse stratégique des situations, mais aussi les croyances d’arrière-plan et les connaissances certaines qui orientent la représentation de l’optimum. Toutefois, au-delà de ce déplacement de l’attention sélective, ils ne parviennent pas à déterminer plus précisément ce qu’il en serait d’un déplacement du mode d’attention lui-même de telle sorte que de nouvelles possibilités d’agir et de coopérer pourraient être appréhendées. C’est un tel point de déstabilisation et de basculement des représentations que vise l’apprentissage en régime d’expérimentalisme démocratique. C’est le point fort de son hypothèse pragmatiste : l’expérimentation de nouvelles manières de faire ensemble a partie liée avec une capacité de redire l’histoire commune qui est occupée à se réaliser et qui permet de surmonter une impasse¹⁶.

15La difficulté majeure de cette position réside dans la tentation d’établir un ordre de préséance entre ces deux moments spécifiques. Pour le pragmatiste pur et dur, aucun doute que la représentation suit l’action et procède du pouvoir inférentiel lié à la réalisation progressive des possibilités. Pour le théoricien herméneutique de l’action, le langage structure l’action et la détermine si bien qu’elle peut prendre conscience de son pouvoir en fonction des nouveaux schèmes mis à sa disposition. On pourrait alors parler d’un pouvoir reconstructif des redescriptions du champ de l’action. Pourtant, c’est plutôt de la conjonction des deux moments que naît la nouveauté, parce qu’il y a comme un rapport d’auto-affection entre le langage et l’action qui permet, sans que l’un soit médiation de l’autre, qu’un engagement nouveau se constitue, c’est-à-dire s’essaye et se dise en même temps.

16Le tournant contextualiste et pragmatiste permet donc d’aller plus loin que les modèles délibératifs en s’efforçant d’éviter le présupposé mentaliste d’une règle qui garantirait par avance la réussite de l’opération d’apprentissage, qu’il s’agisse d’une règle de délibération correcte ou d’une règle de construction du pluralisme. Le pragmatisme expérimentaliste tente en conséquence de déterminer les conditions d’apprentissage qui permettraient à cette opération de se réaliser effectivement dans le cadre d’une interaction sociale au sein de l’espace public. Son originalité par rapport au pragmatisme libéral de Rorty est de ne pas traiter le processus de recherche conjointe de solution comme une conséquence des mécanismes coopératifs de l’espace public engendrés par l’application de la règle du pluralisme des descriptions, mais de considérer celui-ci comme une condition d’apprentissage d’une telle forme de coopération. L’enjeu devient alors la création d’un cadre incitatif orienté vers l’expérimentation sociale.

17A partir du moment où une forme d’expérimentation sociale conjointe est nécessaire à la construction de l’action publique pour des réponses plus satisfaisantes et plus performantes, il faut un cadre d’engagement des acteurs qui permette aux différents groupes concernés et aux différents niveaux de pouvoir impliqués de coopérer dans la recherche de solution et dans l’évaluation des résultats. Pour l’expérimentalisme démocratique, l’enjeu est ni plus ni moins d’identifier la possibilité de nouveaux rôles et de nouvelles formes d’engagement mutuel des groupes concernés face aux défis rencontrés.

2. Les conséquences méthodologiques du tournant contextualiste et pragmatiste

18Au plan méthodologique, il y a une rupture évidente de l’approche pragmatiste avec les approches antérieures des groupes. C’est le pouvoir d’action conjointe qui est mis de l’avant, par rapport à une stratégie de partage de l’espace et de neutralisation des redescriptions privées du lien dans l’espace public. Une chose est de considérer les acteurs comme porteurs de croyances d’arrière-plan et de vécus communautaires susceptibles d’apporter un soutien motivationnel et un idéal type d’action bonne ; autre chose est de dépasser cette stratégie restrictive et d’envisager les conditions d’une action collaborative. Or, une telle action ne peut se réaliser que si des résultats sont effectivement attendus d’une meilleure participation à l’espace public – des résultats tels que : améliorer les conditions de vie des membres d’un groupe, leur accès aux services publics (santé, école, loisirs, etc.), leur participation aux décisions politiques, leur capacité à exprimer des attentes en termes de reconnaissance ou en termes d’organisation de l’espace public, etc. Ainsi, au lieu de restreindre le dialogue, il s’agirait plutôt de l’élargir pour lui permettre de se tester face à des problèmes concrets. C’est la déstabilisation des certitudes engendrée par ce cadre expérimental qui devrait amener des changements de comportement et une recomposition progressive des cadres d’action. L’enjeu méthodologique serait dès lors de modifier les opérateurs de traduction des cadres d’action plutôt que de s’occuper d’une transformation des croyances des acteurs.

19Le tournant contextualiste et pragmatiste dans les sciences sociales permet ainsi une meilleure appréciation du rôle possible des groupes dans les espaces publics démocratiques. Ce n’est plus la capacité de contrôle social et de limitation des risques éventuels qui est mise en avant, mais le potentiel collaboratif de groupes organisés de citoyens susceptibles d’agir comme stakeholders face à des problèmes déterminés et d’apporter une contribution significative à leur résolution. La clé de ce schéma participatif réside dans le croisement possible de différentes attentes sociales et de différents savoir-faire à l’intérieur d’un cadre de gouvernance suffisamment sensible à ces ressources que pour les convertir en apprentissages.

20Sur ce plan, David Laws et Martin Rein ont donné un exemple remarquable d’un tel processus dans le domaine environnemental¹⁷. Selon eux, c’est à partir du moment où des activistes des droits civiques et religieux ont mis en évidence des discriminations raciales dans la gestion des déchets toxiques aux Etats-Unis et qu’ils ont donné la parole aux populations victimes de cette situation qu’ils ont du même coup rendu possibles une nouvelle mesure du risque et un recadrage de la politique de l’intérêt public dans ce domaine en fonction de son coût social pour les populations pauvres et culturellement minoritaires.

21Dans cette expérience, les groupes d’activistes liés aux droits civiques et religieux ont apporté une nouvelle vision des enjeux, un vocabulaire spécifique et un savoir-faire dont ne disposaient pas les environnementalistes. Leur capacité de mobilisation sur le long terme a permis de mettre à mal les tentatives d’ajustement partiel et ad hoc pour transformer en profondeur la problématique. Dans le domaine de la santé, par exemple, cette action a permis de modifier l’accent prioritaire mis sur les maladies préoccupant ordinairement la classe moyenne – dont, en tête, le cancer –, pour s’intéresser à nombre d’autres maladies, notamment respiratoires ou neurologiques, qui touchent plus largement les populations pauvres et dont on connaît mal les développements épidémiologiques possibles en cas de contact chronique avec certaines substances chimiques présentes à faibles taux¹⁸.

22Les auteurs insistent avec raison sur le cadre collaboratif qui a rendu possible un tel travail de « reframing ». Ce cadre garantit un processus ouvert à la discussion où le doute peut conduire à la révision des croyances. C’est un tel cadre qui permet de tirer parti des qualités des groupes minoritaires qui apportent leur ténacité et le pouvoir heuristique de leurs propres valeurs soutenues par le vocabulaire qui constitue aussi la marque de leur reconnaissance sociale. Dans ce cadre collaboratif, les redescriptions du monde sortent de leur caractère privé pour engager un processus de reconnaissance de nouvelles souffrances sociales. Il ne s’agit plus ici de simples ressources pragmatiques de l’action collective. Le couple racisme environnemental – justice environnementale mène à envisager de nouveaux principes pour construire l’action publique. Dans le rapport au pouvoir d’action des groupes minoritaires, on sort ainsi d’une logique de limitation et de circonscription d’espaces privés subordonnés au contrôle public pour concevoir des processus possibles d’hybridation des pratiques face à des problèmes concrets.

23Cet exemple d’expérimentation sociale montre que le processus de sensibilisation institutionnelle a joué à la fois dans le sens d’une recherche de nouveaux porte-parole et dans le sens d’un recadrage des actions conjointes à mener pour résoudre de tels problèmes. Au moment même où la connotation éthique du problème basculait, grâce à la relation exo-groupes, on assistait en même temps à une transformation des modes d’appropriation de l’espace public pour parvenir à des solutions.

3. Pour aller plus loin : le point aveugle du « faire-pouvoir » des groupes

24Pour réaliser un tel programme expérimentaliste, il reste bien entendu une question décisive, celle de la transformation du rapport identitaire au pouvoir. Il ne suffit pas d’offrir des opportunités de participation à des groupes spécifiques de la société civile, encore faut-il qu’ils puissent les saisir, c’est-à-dire non seulement y répondre au cas par cas, mais aussi se réaliser à travers elles, autrement dit s’y retrouver et évoluer dans ce nouveau cadre. La clé d’un tel processus participatif est, comme nous l’avons constamment indiqué, l’apprentissage qui va pouvoir s’y réaliser. On comprend que celui-ci ne se réduit pas au développement de nouvelles habiletés, mais consiste en un processus selon lequel l’engagement dans une logique d’enquête conjointe rend possible une autotransformation des acteurs concernés. Cette autotransformation provient de la valeur méthodique conférée à la relation exo-groupes, à la contradiction et au dissensus comme facteurs d’optimalité dans un processus de résolution de problème. Le dialogisme des procédures est au service de l’enquête et n’est qu’une modalité de l’ensemble des conditions pragmatiques encadrant le rapport aux exo-groupes. Le dialogisme découle en quelque sorte d’un principe plus général d’incitation qui consiste à chercher des solutions satisfaisantes à des problèmes communs grâce à une enquête conjointe. L’expérimentalisme démocratique est ainsi une forme de construction de la politique de l’intérêt public qui met en avant les mécanismes pragmatiques susceptibles d’accroître le potentiel de résolution de problèmes des acteurs concernés en garantissant, par l’apprentissage inhérent au processus d’enquête, le développement des capacités d’innovation de ces acteurs.

25Revenons par le biais de la méthode à l’analyse proposée par Laws et Rein du rôle joué par les groupes d’activistes liés aux droits civiques et religieux dans le débat environnementaliste. Du point de vue des possibilités ouvertes par l’expérimentalisme démocratique et du point de vue des exigences d’action conjointe, il nous semble que cette analyse pourrait encore aller plus loin. De fait, elle inclut des éléments dans sa description du processus d’action collective qu’elle met ensuite entre parenthèses. Il en va ainsi précisément du rôle joué par des groupes spécifiques tels que des associations religieuses ou des processus d’action collective proprement dits qui soutiennent la persistance du doute durant la recherche de solutions. Si l’on s’en tient, dans l’interprétation de ce qui s’est passé, aux résultats produits, on risque de ne retenir que les changements de croyances inférés par le processus d’action et de rester prisonnier d’un schème de révisabilité des croyances, là où, dans les faits, l’apprentissage portait sur tout autre chose. Ainsi, quand Donald Schön envisage la notion de « reframing », celle-ci ne signifie pas simplement une modification des cadres interprétatifs d’un problème à résoudre. Il s’agit plus radicalement de l’émergence d’une nouvelle représentation sociale des enjeux impliquant une redistribution des rôles et la possibilité d’interactions inédites entre les groupes concernés. La psychologie sociale permet d’aller encore plus loin dans ce sens, si l’on suit les études menées à la suite de Moscovici et de Doise¹⁹. Non seulement la prise en compte des relations intergroupes est décisive pour comprendre l’évolution des représentations sociales, mais elle permet en outre de mieux saisir les exigences pragmatiques qui guident ces interactions et orientent les groupes vers une plus grande capacité d’accès aux institutions délibératives et une meilleure influence²⁰. Ce qui est en jeu, dans ce cas, c’est la capacité des institutions elles-mêmes à remplir leur mission démocratique. Or, dans le processus décrit par Laws et Rein, c’est bien un racisme environnemental qui est mis en évidence alors que les institutions chargées de faire respecter le XIV^e amendement ont été incapables de détecter cette injustice. La mobilisation des groupes d’activistes liés aux droits civiques et religieux permet ainsi d’induire un processus d’action collective tenace qui va non seulement transformer la donne du problème, mais aussi créer de nouvelles possibilités de relations intergroupes et accroître la « responsivité » institutionnelle.

26Un élément primordial de ce point de vue et sur lequel, à notre sens, Laws et Rein n’insistent pas assez, c’est la manière dont les activistes des droits civiques et religieux vont permettre l’entrée en scène du groupe des victimes, à la fois en tant que groupe de déshérités et en tant que minorité raciale. Pour la première fois, l’étude commanditée par la commission de l’« Eglise unie » pour la justice raciale va permettre de dénouer la parole au point de vue des populations concernées. Il va ainsi devenir évident que les citoyens afro-américains ou d’autres groupes de couleur supportent une part excessive de retraitement des déchets toxiques et constituent même une cible privilégiée pour les entreprises commerciales chargées d’implanter et de gérer ce genre de sites. Certains auteurs vont aller jusqu’à qualifier ces pratiques de ségrégationnistes et de génocidaires²¹. Mais, il a y a plus que cette requalification de nature sémantique. Il y a l’entrée en scène de préoccupations concrètes des communautés concernées : l’accès à une eau de qualité, à un environnement sain, à la qualité de l’air, ainsi que la garantie d’une véritable protection sociale grâce à des procédures équitables d’évaluation des risques intégrées à une politique cohérente de santé publique. Le quotidien des populations, les risques d’exposition aux matières toxiques sont ainsi connectés. C’est le processus d’enquête conjointe qui est à l’origine de cette connexion. La relation entre groupes d’activistes et populations concernées redistribue les rôles arrêtés par le débat environnementaliste traditionnel. Le vécu des populations devient source de savoir et le projet éthique d’une société sans discrimination s’implante dans un nouveau domaine d’expérimentation. Pour les politiciens et les fonctionnaires de l’administration publique, il faut alors tirer parti de ce nouveau partenariat pour tenter de définir de nouveaux objectifs et de nouveaux indicateurs de risque.

27L’essentiel du processus réside donc moins dans son résultat sémantique que dans la capacitation de nouveaux groupes d’acteurs et dans la sensibilisation des institutions publiques. De ce point de vue, la ténacité des groupes d’action locale n’est qu’une caractéristique secondaire qui résulte du mécanisme d’action collective activé plutôt qu’elle ne le sous-tend. Ce mécanisme d’action collective est, en effet, basé sur deux conditions pragmatiques fondamentales : un diagnostic d’insuffisance des solutions routinières et un déplacement de l’attention vers des pratiques exogènes au domaine concerné. Ces deux conditions rendent possible une enquête impliquant des relations exo-groupes et ouverte à l’appropriation de nouvelles possibilités d’action. Il n’est plus alors possible d’opposer simplement l’intérêt général et l’intérêt local dans la gestion environnementale, il faut passer par un repositionnement des différents groupes concernés à l’égard des mécanismes d’évaluation des risques mis en place.

28Pour que des expérimentations locales aient un impact plus global, il faut que la mise en capacité des relations exo-groupes qui a été à la base de leur enquête conjointe puisse se répercuter à un niveau plus général sous la forme d’un accroissement de réflexivité à l’égard d’autres exo-groupes encore eux-mêmes non mobilisés. C’est ce qui fait cruellement défaut dans la démocratie où les actionnaires dispersés même si majoritaires peuvent être spoliés de leurs économies ou de leur pension, malgré les nombreux mécanismes évaluatifs mis en place. Certains acteurs disent aujourd’hui qu’il y a de ce point de vue un déficit de « sensibilité » et de « réactivité » institutionnelles²². Les dispositifs d’alarme sont à retardement et fonctionnent mal. Il faudrait, pour corriger une telle situation, que les cadres institutionnels suscitent de manière plus systématique et plus organisée la constitution de porte-parole à partir des processus d’autorégulation des groupes intermédiaires.

29De plus, la question majeure qui demeure en suspens dans cette évolution des modes de participation à l’espace public est celle de la résurgence possible de blocages de l’interaction sociale provenant des expériences passées. La préoccupation du pragmatisme est d’orienter le processus de participation vers le « pouvoir-faire » des acteurs concernés au sein de processus de résolution de problèmes communs. Mais cette préoccupation téléologique ne tient pas compte d’une éventuelle régression liée non à la manière de se projeter dans l’action actuelle et future, mais au risque de répéter des comportements passés, déjà acquis, à la faveur de nouvelles situations.

30C’est le point aveugle de l’hypothèse pragmatiste : l’expérimentation de nouvelles manières de faire ensemble a partie liée avec une capacité de réflexivité à l’égard de notre histoire commune qui est occupée à se réaliser et qui permet de surmonter une impasse. La référence à cette capacité réflexive est nécessaire si l’on veut poser le problème de l’encadrement des processus d’apprentissage dans toute son extension et interroger en conséquence la possibilité d’inciter effectivement la réflexivité. Soit on agit exclusivement sur les capacités des acteurs à « pouvoir-faire », soit on procède à une forme d’évaluation conjointe rendant possible, d’une part, la réinterprétation des échecs, et, d’autre part, la redéfinition des conditions d’engagement en fonction des exo-groupes. Cette deuxième possibilité déplace l’attention en la déportant du seul « pouvoir-faire » des acteurs vers leur capacité de « faire-pouvoir »²³, c’est-à-dire à leur position identitaire.

31Cette deuxième possibilité rend possible la prise en compte des limites d’un rôle antérieur et des apprentissages déjà réalisés quant aux blocages possibles de l’engagement collectif. Pour éviter la répétition de tels blocages, l’attention au « faire-pouvoir » permet de s’atteler plus directement à chercher concrètement des voies nouvelles d’élaboration d’une identité d’action collective dans les pratiques. A titre indicatif, nous indiquons trois pistes qui nous semblent en mesure de dépasser le point aveugle des approches pragmatistes : la construction de la motivation intrinsèque des acteurs engagés, les formes d’apprentissage exo-groupes qui accompagnent la réalisation de l’engagement et le type de réciprocité avec les bénéficiaires qui doit servir de test à l’engagement. Leur avantage combiné consiste surtout à permettre de favoriser des processus d’engagement collectif qui cherchent à expérimenter directement les capacités de transformation des identités d’action collective, c’est-à-dire la capacité à « faire-pouvoir ensemble » afin de « pouvoir-faire ».

32Le point commun de ces trois pistes est de tenter de cerner les conditions d’autotransformation des groupes engagés dans un processus collectif en internalisant la référence nécessaire à une « extériorité tercéisante »²⁴. Il nous semble, en effet, que tant que la référence nécessaire au tiers dans l’autotransformation des groupes est posée de manière transcendante à la matrice relationnelle des groupes en transformation, le processus d’apprentissage régresse immanquablement vers la structure inférentielle du pouvoir-faire et laisse dès lors sans réponse l’enjeu d’un dépassement de la répétition des blocages antérieurs et de la construction de nouvelles identités d’action en cours d’action. C’est sur ce point sensible que convergent tant la question épistémologique soulevée par le tournant contextualiste et pragmatiste en éthique et dans les sciences sociales que la question méthodologique de l’expérimentalisme social et de l’apprentissage réflexif que nous avons traitées dans les deux premiers points.

4. Quelle transformation de l’éthique ?

33En posant la question du « faire-pouvoir » et du rapport au tiers, l’enjeu est de s’intéresser à l’éthique et à ses transformations comme pratique intellectuelle. L’enjeu d’un tel point de vue réside d’abord dans la distance qu’il instaure à l’égard de l’acte de production de l’éthique elle-même. Il ne s’agit plus en premier lieu de produire de l’éthique, mais bien de s’interroger sur l’émergence d’une pratique et sur son efficace sociale. Mais par-delà cette prise de distance, il est possible de déceler un deuxième enjeu, à savoir celui de mieux définir la pratique dont il est question, c’est-à-dire d’éviter de tenir pour acquis le langage épistémologique hérité des années 70 et qui considère d’emblée la démarche réflexive sous la modalité des pratiques dites discursives. Or, dans l’éthique contemporaine, il y va de tout autre chose que d’une production de discours. L’originalité de l’éthique contemporaine réside, en effet, dans son versant interventionniste et dans son rapport à l’action. Elle s’est donnée un cadre de réflexion où la production intellectuelle est remise en tension avec son expérimentation sociale dans des processus collectifs. L’enjeu n’est donc pas de prendre distance intellectuellement par rapport à des pratiques discursives, comme on prendrait du recul par rapport à des affirmations, par rapport à un ensemble de jugements renvoyant indirectement à des situations pratiques. L’enjeu est plutôt de saisir un champ pratique dans sa dynamique évolutive, en tant qu’il comprend bien entendu des discours, mais également des actions, des productions institutionnelles et des positionnements collectifs visant à modifier des situations vécues. L’éthique est un champ pratique en évolution dont les productions discursives ne sont qu’un aspect particulier, nécessaire mais non suffisant, constitutif mais non dominant, incapable donc de déterminer à lui seul la signification et la portée de ce champ. Il en résulte du même coup que les désaccords intellectuels, les divergences doctrinales et les différents courants discursifs font partie du champ en question sans en être pour autant déterminants.

34Si l’on prend la peine d’analyser et de critiquer l’éthique comme ce champ pratique en évolution, on s’apercevra qu’il faut pour s’y impliquer une forme de positionnement intellectuel qui en constitue en même temps la spécificité au plan d’une épistémologie de l’action collective. La question n’est plus alors celle de produire un discours éthique, comme on pouvait en morale traditionnelle produire un discours sur les valeurs, voire juger les passions et les vertus susceptibles de conduire les actions humaines. La question devient celle de participer au champ pratique de l’éthique en évolution, c’est-à-dire « faire de l’éthique », de se trouver une place en proposant des solutions à l’égard de situations concrètes, voire en proposant des manières de chercher collectivement des solutions dans des situations problématiques. De ce point de vue, on l’aura compris, la distinction entre « éthique appliquée » et « éthique fondamentale » n’est qu’un miroir aux alouettes pour autant qu’il est question pour tous de « faire de l’éthique », c’est-à-dire de s’inscrire d’une manière ou d’une autre dans un champ critique en évolution.

35Pour procéder à une telle inscription, les démarches éthiques de la fin du XX^e siècle ont partagé implicitement des préalables épistémologiques qu’elles n’ont guère élucidés. Nous pensons que ces préalables sont au moins au nombre de deux. Le premier est selon nous de type contextuel ; le second est de type pragmatiste. Par préalable contextuel, nous entendons la référence implicite aux limites rationnelles imposées par la référence à un contexte d’action. Dans un tel cadre, l’idée d’une pensée déterminante a priori n’a pas de sens. Tous les principes envisageables sont d’ordre téléologique et cette téléologie pratique implique un rapport interne de la raison avec elle-même telle qu’elle accepte son incomplétude comme résultant des injonctions du réel historique, du choc de son être-au-monde. Il y a ainsi une productivité sous contrainte de la raison qui suppose une prise en compte de ses limitations contextuelles comme une externalité nécessaire à sa réalisation. Il en résulte une conception de la raison éthique comme un processus révisable, essentiellement dépendant de mécanismes délibératifs internes assurant cette révisabilité tant ex ante que ex post.

36Le second préalable est de type pragmatiste. Les limitations contextuelles mettent en évidence des contraintes de participation à un processus téléologique et soulignent le rôle déterminant de la référence au champ d’action concret en tant qu’externalité pour l’action rationnelle. Le préalable pragmatiste porte de son côté sur le processus d’action proprement dit qui accompagne cette représentation du champ de l’éthique. Ce processus ne peut en aucun cas être considéré comme un tout achevé. Il s’agit au contraire d’un mouvement en soi inachevable de type auto-correctif (du genre essai-erreur-élimination) qui correspond à une sorte d’expérimentation sociale à laquelle participent les producteurs d’éthique. De ce cadre expérimentaliste de l’action résulte deux conséquences pour un engagement dans le champ de l’éthique : la première est que les concepts que peut mobiliser un tel engagement se forment nécessairement en cours d’action et ne sont donc jamais donnés une fois pour toutes. Il n’est possible d’entretenir avec eux qu’un rapport de type inférentiel. La deuxième conséquence est qu’il est nécessaire d’encadrer spécifiquement le processus lui-même en tant qu’il est de nature expérimentale de manière à garantir la transformation des jugements inférentiels par les leçons apportées par la pratique. Le processus éthique doit ainsi être conçu sous la modalité d’un apprentissage social. Il dépend d’une forme particulière d’action coopérative à l’égard d’objectifs conjoints et dans un cadre institutionnel adapté. Ce deuxième implicite épistémologique renvoie le champ de l’éthique à son rapport interne à une forme de pragmatisation sociale, à savoir sa participation à l’autorégulation d’une société délibérative démocratique.

37S’inscrire dans le champ de l’éthique, c’est donc à la fois reconnaître les externalités que tente de prendre en charge ce mode d’intervention sociale et, en même temps, jouer le jeu d’une internalisation possible des mécanismes de solutions à la reproduction de l’ordre social. Cette tension entre externalisme des problèmes et internalisme des solutions a eu des conséquences directement identifiables dans les types de positionnements intellectuels dans le champ de l’éthique. Deux voies ont ainsi été tentées face à cette tension. La première voie – la voie procédurale – consiste à internaliser la conception pragmatiste du processus de la raison éthique du point de vue de l’externalisation des limitations contextuelles. Il en a résulté une conception de la raison éthique suivant le modèle d’une pragmatique formelle, délibérative et communicationnelle, permettant de faire face aux limitations des contextes pratiques (marqués par la domination de la raison stratégique) grâce à un test interne capable de critiquer l’universalisation des intérêts concernés. La deuxième voie – la voie pragmatiste – consiste à appliquer le schéma inférentialiste aux limitations contextuelles, c’est-à-dire à considérer les externalités elles-mêmes comme sujettes à un processus constant de redéfinition en fonction des apprentissages rendus possibles par le processus de re-régulation sociale. Dans ce cas, les limitations contextuelles sont bien entendu reconnues, mais considérées comme secondes par rapport au maintien du processus d’expérimentation sociale. C’est le processus d’enquête sociale qui doit amener à une réévalution permanente des limitations contextuelles. Celles-ci permettent à la fois de relativiser les critères collectifs de satisfaction, mais aussi de vérifier leur capacité à déplacer la représentation établie des limitations. Elles opèrent dès lors à la façon d’un test sans pour autant pouvoir être réduites à cette seule fonction, dans la mesure où elles expriment aussi un état des croyances des acteurs éthiques eux-mêmes et de leur capacité à évoluer.

38Ces deux voies sont révélatrices des insuffisances épistémologiques qui accompagnent encore le positionnement des éthiques contemporaines à l’égard de leur champ pratique d’intervention sociale. Les insuffisances en question attestent aussi de la persistance du cadre de l’éthique moderne dans un contexte de pensée et d’action pourtant radicalement transformé. Alors même que ces visions externalistes et internalistes du rapport à l’intervention éthique, même doublées d’une pragmatique délibérative ou d’une évaluation des cadres d’action, tentent de prendre la mesure de ces transformations, elles manifestent dans leur recherche des présuppositions typiquement modernes. Face au champ pratique en évolution, elles tentent soit de traiter les limitations contextuelles en définissant un horizon universaliste de leurs pratiques, un horizon régulateur supposé susciter une plus grande capacité de rationalisation du monde commun. Soit elles s’efforcent de traiter le processus d’apprentissage social de l’éthique de manière volontariste, en cherchant ainsi à développer une évaluation des dispositifs d’adaptation eux-mêmes, de telle sorte que l’apprentissage se double d’une capacité réflexive d’apprendre à apprendre.

39Ainsi, alors même qu’elle se transforme radicalement, l’éthique comme champ pratique a continué de se référer à un cadre de pensée obsolète du point de vue de l’action qu’elle tente de produire dans la société. Elle a continué à se réfléchir comme action dans le cadre d’une conception universaliste et volontariste de l’action, typique de l’héritage de la philosophie morale moderne. C’est la raison pour laquelle le déplacement vers une critique de l’éthique comme champ pratique nous paraît si décisif aujourd’hui. Ce déplacement permet de mettre en évidence des questions épistémologiques qui autrement sont déjà intriquées dans les différentes théories comme des questions propres à chacun des sous-champs théoriques de la pratique. Par contre, lorsque l’on cerne simplement la relation qu’entretient toute pratique de l’éthique avec son engagement dans le champ de l’intervention éthique à la fois comme limitation contextuelle de son point de vue et comme forme de programmation sociale de sa pratique réflexive, il s’agit uniquement de savoir quel cadre de référence est mobilisé pour assumer cette relation spécifique au champ pratique. On se rend compte alors que l’idée d’une morale universaliste et volontariste tient encore lieu de faire valoir dans un horizon d’action qui tente pourtant de s’orienter dans un régime contextualiste et pragmatiste, sans forme d’idéalité a priori valable pour tous indépendamment des situations particulières et sans règle prédonnée pour garantir la réussite d’un processus sur base de la seule volonté de suivre une telle règle.

40Notre hypothèse est que la limite atteinte aujourd’hui par les modes de régulation éthique et les formes de régression qui s’en suivent vers des modèles hiérarchiques et hétéronomiques provient en grande partie de la persistance de ce cadre épistémique global inadéquat et, de plus, oblitéré par les critiques limitant l’éthique à un ensemble de pratiques discursives. Pour dépasser une telle situation, il faut d’abord déconstruire les effets pervers de ce cadre inadéquat et, ensuite, tenter de proposer un cadre nouveau, mieux adapté au champ pratique qui a commencé à se constituer et capable, comme nous avons tenté de le montrer, de prendre en compte tant le point aveugle du faire-pouvoir que celui du rapport au tiers des groupes concernés dans les processus d’apprentissage éthique. C’est à cette condition, me semble-t-il, que l’éthique pourra jouer son rôle de programmation sociale et éviter une régression vers des modèles hiérarchiques et hétéronomiques.