Introduction : l’exil de la Terre hors de la ville1

1La Terre a été bannie de la ville. Par « Terre », j’entends – autant d’après les cosmovisions indigènes que d’après les perspectives de la biologie et des sciences sociales contemporaines – la radicale interdépendance de tout ce qui existe, l’indubitable fait que tout existe parce que tout le reste existe également, que rien ne préexiste aux relations qui le constitue. La Terre témoigne de la capacité de la vie à s’auto-organiser, du flux de la vie comme perpétuel déploiement de formes changeantes, de forces, de comportements, de relations, et du fait que les entités, processus et formes adviennent toujours dans un processus de co-émergence dépendante. Je considère cette notion de Terre comme un horizon pour une pratique du vivant renouvelée, et comme la base de l’acte essentiel de l’humain qui consiste à habiter2.

2L’exil de la Terre hors de la ville est le reflet d’une double anomalie civilisationnelle. D’une part la construction des villes sur la base d’une séparation avec le monde vivant non-humain, depuis la polis grecque classique, sinon avant, et ce de manière concomitante avec la progression du quadrillage comme forme urbaine fondamentale. D’autre part une tendance à la minorisation historique de tout ce qui n’est pas la ville : toutes les formes de vie rurale ; les cultures ethniques et indigènes ; les nomades, les migrants et même les squatteurs qui refusent de se conformer aux règles modernes relatives à la façon d’habiter. Sans aucun doute, la relation entre la ville et la campagne implique une puissante constellation sémantique, incluant la campagne, la ville, les espaces vierges, le mode de vie pastoral et bien entendu la nature. Malgré cette complexité, une certaine asymétrie a persisté, saisie dans la célèbre analyse de Raymond Williams :

S’est développée autour de la campagne l’idée d’un mode de vie naturel : de paix, d’innocence et de simplicité. À l’inverse, on a construit autour de la ville l’idée d’un centre accompli : de savoir, de communication et de lumière. De puissantes associations péjoratives se sont aussi développées : la ville comme un lieu bruyant, de mondanités et d’ambition ; la campagne comme lieu reculé, d’ignorance et de limitation. Le contraste entre la campagne et la ville, comme deux styles de vie fondamentalement distincts, remonte à l’époque classique3.

3La ville en vînt à être considérée comme « une forme de civilisation distincte4 », liée au développement du capitalisme et du colonialisme, apparaissant en Angleterre et atteignant vraisemblablement la majeure partie du monde, en culminant dans les capitales métropolitaines5. À chaque instant, l’interaction toujours changeante entre la ville et la campagne avait un telos assumé, dicté par l’industrialisation : « Toute la “campagne” deviendra “ville” ; c’est la logique de son développement6. » Une conscience collective a alors émergé, avec la ville donnant forme à des images du futur, qu’il soit merveilleux ou lugubre, magnifique ou apocalyptique, qu’il mène à la crise ou au progrès perpétuel ; une grande partie de ces images étaient en premier lieu nourries par la Londres du xix^e siècle7. Il y avait également une certaine idéalisation de la campagne qui a atteint des expressions dramatiques dans le pastoralisme américain, que ce soit dans une idée de l’Amérique comme terre pour un nouveau départ, un hémisphère encore entièrement inexploité, ou comme grande étendue sauvage, où l’on pourrait trouver refuge loin de l’étouffante complexité de la civilisation urbaine. Comme l’ont remarqué Leo Marx8 et William Cronon9, ces représentations, telles que la « nature intacte » et les paysages qu’elle implique, sont des modes de conscience historique et des inventions culturelles produits par ladite civilisation.

4 En dépit de ces complexités, je crois qu’il est juste de pointer une asymétrie persistante ; c’est comme si tout ce qui est bon – la civilité, la démocratie, la culture, la science, l’art – venait de la ville ; très peu de choses pouvant venir de la campagne, en particulier de la vie paysanne. Est-ce qu’une telle anomalie civilisationnelle pourrait être renversée ? Pourrions-nous trouver des pistes importantes pour repenser la ville dans ces espaces dépréciés qui se situent au-delà des confins de la ville, confrontés comme nous le sommes à une crise plurielle du climat, de l’énergie, de l’alimentation, de l’inégalité, de la pauvreté, du sens, causée par la détérioration de la relationalité ? Le mode de vie relationnel, maintenu historiquement par les paysans et les peuples indigènes, pourrait-il, malgré les contradictions, fournir des perspectives et des stratégies pour reconstruire les villes ? Les luttes ontologico-politiques de nombreux groupes ruraux et forestiers pour leurs territoires et leurs mondes, contre les opérations extractivistes – luttes sciemment enracinées dans un mode de vie communal et relationnel –, pourraient-elles abriter des leçons éclairantes pour repenser et re-politiser la manière d’habiter la ville ?

5 C’est l’inspiration principale de cet article. Une hypothèse plus concrète basée sur ces questionnements pourrait ressembler à ceci : la crise actuelle est une crise des manières d’habiter hétéropatriarcales, coloniales et capitalistes, qui ont détérioré les manières de vivre systémiques basées sur une interdépendance radicale. De nouvelles manières d’habiter peuvent être imaginées et designées en incorporant des modes de vie relationnels aux espaces urbains, dans une conception communale étendue, ouverte. D’importantes pistes pour repenser et reconstruire les villes de manière relationnelle peuvent exister au sein des luttes pour les territoires et pour l’autonomie de certains groupes constitués en opposition à l’extractivisme (dans une large mesure, mais pas exclusivement, dans le Sud Global). Une telle approche requiert cependant, en premier lieu, le redesign ontologique du design lui-même, afin de l’éloigner de ses orientations fonctionnalistes et instrumentales actuelles, et en vue de lui fixer des principes et des objectifs relationnels.

6 Cette hypothèse implique trois opérations onto-épistémiques : la constitution de l’habitabilité en tant que domaine de pensée et de praxis spatio-territoriale ; la requalification du design comme pratique culturelle, technique et politique d’autres façons d’habiter ; et la reconnaissance des manières relationnelles d’être et d’habiter comme conditions pour les transitions vers un plurivers. Afin d’étayer cette hypothèse à plusieurs branches, je vais donner un aperçu de deux concepts : « rurbanisation » et « rééquipement ontologique ». Ceux-ci vont nous offrir la base pour établir les rudiments d’un cadre visant à terréaliser la ville.

7 La première partie de cet article expose le constat d’une crise de l’habitabilité. Elle affirme que les formes déterréalisées de l’habitabilité et de l’urbanisme sont au cœur de l’actuelle crise civilisationnelle du système mondial moderne/colonial, hétéropatriarcal et capitaliste. La deuxième partie résume les approches relationnelles de la ville qui émergent. Quoiqu’elles n’aient pas explicitement pour visée la terréalisation de la ville, en repensant la ville en termes de réseaux complexes et d’assemblages entre entités, processus et infrastructures, elles fournissent d’importants éléments théoriques, politiques et pragmatiques pour faire avancer les projets de terréalisation. La troisième partie présente une proposition spécifique pour la terréalisation, conçue comme une nouvelle fusion potentielle entre la ville et la campagne à travers des designs architecturaux qui pourraient permettre à l’habiter urbain d’être infusé par des formes de vie paysannes, en particulier à travers une mise en place de la production alimentaire comme élément central de cet environnement construit. Cette proposition, développée par l’architecte et designer Harold Martínez Espinal, est un exemple instructif de terréalisation. La quatrième partie aborde le cadre du rééquipement ontologique urbain de Tony Fry, esquissé par cet auteur du point de vue du design ontologique. Le rééquipement ontologique se présente comme une perspective prometteuse pour le développement de projets de terréalisation. La cinquième partie présente brièvement la réflexion de la géographe Ananya Roy sur l’interface rurale-urbaine et le modèle des villes biophiles de Timothy Beatley, pour renforcer l’hypothèse de la rurbanisation. Cette partie se termine sur une brève discussion autour des notions d’autonomie, de communalité et de pluriversalité comme sources d’inspiration pour l’habiter urbain relationnel. La conclusion, finalement, rend compte de la dimension civilisationnelle qu’implique la ré-imagination des formes actuelles de l’habitabilité.

L’état des villes, la crise de l’habitabilité et les transitions civilisationnelles

8Les débats abrités par Habitat III – la réunion des Nations Unies mandatée par UN-Habitat en octobre 2016, l’événement le plus influent dans le champ de l’urbanisme ayant lieu tous les 20 ans – offrent un point de départ lumineux pour comprendre l’état des études urbaines10. Comme le restitue un volume critique latino-américain consacré à cette réunion, la majeure partie de ce qui a été fait en termes de planification et de design urbain, au moins depuis la tristement célèbre Charte d’Athènes de 1933, a consisté à mettre la planification au service d’intérêts privés, malgré les intentions explicites d’offrir des infrastructures adéquates aux villes à forte croissance, et des logements pour les pauvres11. Cette situation s’est intensifiée avec les discours urbains néo-libéraux relatifs aux « villes compétitives », villes innovantes et villes intelligentes. Il en a résulté une spéculation croissante sur la propriété, sous la forme de mégaprojets, de logements haut de gamme, et la prolifération de résidences fermées au point que, comme l’exprime l’un des plus perspicaces théoriciens de la ville : l’acquisition massive de propriétés dans les grandes villes par des entreprises privées ne constitue pas seulement un contournement des tentatives de réglementation par les pouvoirs publics et l’affaiblissement de la capacité des pauvres à faire des réclamations, mais, par l’assignation de vastes espaces et de bâtiments au rôle « d’espaces de stockage pour le capital », elle suscite aussi une désurbanisation paradoxale de la ville12. Tout cela, d’après Borja et Carrión, arrive avec l’accord et la participation active des pouvoirs locaux et nationaux, des urbanistes et des organisations internationales comme la Banque Mondiale. Pour faire court, alors que les promoteurs, les entreprises et les financiers deviennent les principaux acteurs de la ville en ayant pour priorité l’accumulation du capital, le gouvernement et les organisations internationales font, au mieux, de pieux discours sur la résilience urbaine, les villes inclusives et le développement durable, au lieu de défendre la ville au nom de l’espace public, de la qualité de vie, d’une offre de services adéquate, de la durabilité des territoires et des droits des pauvres13^. D’où leur conclusion : « Sans le contrôle social de l’usage de la terre et de son coût, il ne saurait y avoir de ville juste14. »

9Une partie intégrante de cet état de fait est la fabrication d’un ethos urbain de la peur, avec la sécurisation et la propagation concomitantes de résidences fermées et globalisées et de centres commerciaux hautement surveillés pour les classes moyennes et aisées15. Un diagnostic aussi alarmant invite à une transformation radicale de la ville, qui « questionne le droit à la propriété, résiste à la gestion privée des biens et services communs et s’oppose au productivisme qui se fait aux dépends de l’environnement et de la qualité de vie [...] en donnant la priorité aux objectifs d’égalité et de liberté et en reconnaissant tous les habitants de la même manière16 ». Pour ces urbanistes, le « Nouvel Agenda Urbain » signé par les gouvernements au sommet de Quito constitue un engagement vide qui ne représente pas les intérêts de la société et les revendications des mouvements urbains. Une telle conclusion se retrouve dans le « Manifeste de Quito », approuvé par le Forum Alternatif d’Habitat III.

10Partant de la prémisse que « les villes sont faites par les gens » (ce qui inclut les cartels de propriétaires et de promoteurs qui se la sont appropriés), et soulignant le fait que les classes populaires, qui ont le plus besoin de la ville, sont aussi celles qui sont affectées le plus négativement par l’ordre des choses actuel, le Manifeste conceptualise l’idée de production sociale d’inégalité spatiale et, en opposition à cette dernière, défend un véritable droit à la ville. La clef pour atteindre cet objectif est la démocratisation des territoires urbains, en s’enracinant dans les efforts populaires pour des conditions de vie et des logements dignes. « Le droit à la ville, affirme le Manifeste, était une conséquence des mouvements populaires urbains, en particulier des femmes qui défendaient et ont amélioré leurs habitations ainsi que leur environnement dans un désir de sécurité et d’accès à l’éducation, à la salubrité et à la santé. La ville deviendra accueillante et solidaire si elle devient féministe17. » En citant l’affirmation bien connue de Lefebvre selon laquelle « la révolution sera urbaine ou ne sera pas18 », mais aussi en faisant appel aux traditions progressistes issues du sein même de l’histoire de l’urbanisme, telle que la ville égalitaire de Cerdà, le Manifeste conclut en posant le droit à la ville comme plateforme théorico-politique pour les professionnels et les citoyens engagés dans un mouvement orienté vers le futur.

11Une autre excellente source d’information sur les enjeux actuels relatifs à la ville, quoique légèrement plus conciliante, est l’analyse postérieure à Habitat III, coordonnée par UN-Habitat et par l’universitaire et penseur de l’urbanité Richard Sennett, avec la participation de l’urbaniste catalan Joan Clos, directeur exécutif de UN-Habitat, et avec les contributions d’un panel de spécialistes et pratiquants des théories urbaines (incluant Saskia Sassen et Ricky Burdett19). Comme le déclarent Sennett et Burdett dans la préface : « La Charte d’Athènes de 1933 détermine aujourd’hui encore les formes génériques et l’organisation physique de la ville du xxi^e siècle20. » Pour ces auteurs, une vision très différente et ouverte de la ville est nécessaire si les urbanistes cherchent à répondre aux défis de la gouvernance urbaine posés par la croissance rapide urbaine, l’augmentation du nombre de mégavilles, l’accélération des flux migratoires, la destruction de la terre et les désastres écologiques liés au développement. L’attention est portée sur des problèmes tels que l’accès à l’eau, compris comme un goulot d’étranglement par où passe une urbanisation réussie, le déplacement de résidents pauvres provoqué par les groupes privés, les politiques fiscales et redistributives, la conversion de terres rurales en terres urbaines et la place des communs et de la démocratie dans la planification urbaine et le design. La conversation finale entre Sennett et Clos met en avant les tensions entre la vision de la ville comme système ouvert – qui est mieux appréhendé à partir des actions des habitants, par en bas – et les actions au niveau de la politique et de la gouvernance officielle. C’est une tension récurrente dans la littérature spécialisée, comme nous le verrons dans la prochaine partie.

12Voilà le contexte, quoiqu’esquissé ici à grands traits, dans lequel parler d’une crise de l’habitabilité prend sens. Il se pourrait en effet que « l’urbanisation planétaire » soit le fait social, économique, environnemental et politique le plus important du siècle21. Pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, la majorité de la population mondiale vit dans les villes. Simultanément, les cadres pour les appréhender sont obsolètes, ce qui aggrave le problème. Les expressions de cette aporie apparente abondent. Pour Burdett, « aujourd’hui les villes sont faites et remodelées à un rythme plus rapide et à une échelle plus grande que jamais. Pourtant, la manière dont elles sont planifiées et designées dérive d’un modèle idéologique et spatial qui a, dans le meilleur des cas, 80 ans de retard22 ». Cet anachronisme est aggravé par le fait que, comme Clos le remarque avec justesse : « nous avons créé la ville, mais ce à quoi nous n’avons pas pensé est la manière dont la ville nous crée23 », faisant écho à une prise de conscience émergente au sein des études critiques du design selon laquelle nous designons le monde et que le monde ainsi créé nous designe en retour – en bref, selon l’heureuse formule d’Anne-Marie Willie : que le design designe24. Pour Simone et Pieterse, nous avons affaire à une impasse : « les productions et politiques spatiales qui défont les manières durables d’habiter sont les mêmes qui se trouvent proposés comme la solution à leur disparition25 ».

13Où trouver des pistes alternatives pour la ville ? C’est la question explorée dans le reste de l’article. Pour le moment, disons, même si la plupart des observateurs ne l’expriment pas ainsi, que la crise urbaine contemporaine est, au-delà de la question de modèles de planification et de design obsolètes, la crise d’un certain mode d’habiter qui tourne le dos à la Terre et qui s’est progressivement naturalisé au fil des siècles. Une telle crise de l’habitabilité pointe vers une crise plus profonde : celle du modèle civilisationnel de la modernité hétéropatriarcale capitaliste coloniale, qui domine le monde globalisé.

Le « tournant relationnel » dans les études urbaines

14Le tournant relationnel peut se percevoir dans les travaux de quelques-uns des théoriciens de la ville les plus créatifs d’aujourd’hui et sur lesquels je m’appuierai pour cette section. Comme je compte le montrer, malgré leur richesse, les nouvelles approches de la ville que nous offrent ces travaux ne nous amènent pas tout à fait jusqu’aux portes du projet qui consiste à terréaliser la ville, même s’ils sont essentiels pour l’articuler. Trois livres en particulier développent cette approche de la manière la plus approfondie : Seeing like a City, de Ash Amin et Nigel Thrift ; New Urban Worlds. Inhabiting Dissonant Times, de Abdou Maliq Simone et Edgar Pieterse ; et La razón neoliberal, de la sociologue argentine Verónica Gago26. De manière révélatrice, Amin et Thrift décrivent ce tournant depuis un point de vue ontologique, en s’appuyant sur le néologisme merveilleusement descriptif de Doreen Massey : « throwntogetherness » (la condition humaine consistant à être toujours nécessairement en relation avec les autres). Massey a introduit ce néologisme il y a plus d’une dizaine d’années, pour rendre compte de l’enchevêtrement de l’humain dans de multiples relations spatiales, appelant à des « géographies de la responsabilité » avec les lieux et les réseaux auxquels, que nous le sachions ou non, nous participons tous inéluctablement27. Écoutons la description de ce tournant par Amin et Thrift :

Cette [throwntogetherness] est une ontologie de nombreuses espèces de forces gravitationnelles juxtaposées : réseaux métaboliques, infrastructures et formes construites, systèmes techniques et institutions, diverses structures d’autorité, de pouvoir et d’idées. […] Cette ontologie a été le focus d’un tournant relationnel dans les études urbaines de ces dernières années, imaginant les villes comme un champ de forces combinées […] La ville n’est pas considérée comme réductible aux impératifs de l’infrastructure ou de la superstructure, ni à la dynamique auto-organisatrice d’un système ouvert […] Au lieu de cela, l’approche relationnelle se focalise sur les dynamiques d’attraction et de répulsion d’associations hybrides en compétition, en cherchant explicitement à comprendre comment leurs « trafics, échanges et interactions » maintiennent des ordres spécifiques et des hiérarchies de pouvoir particulières28.

15Cette conceptualisation s’élabore à partir de perspectives non dualistes des productions du social et du réel, en appréhendant ces dernières avec des catégories telles que « réseaux », « ensembles », « rhizomes », approches « néo-réalistes », « néo-matérialistes », « post-dualistes » et perspectives « plus qu’humaines », parfois regroupées sous l’étiquette du « tournant ontologique29 ». Appliquées à la ville, ces partis pris impliquent de « voir le monde comme une constellation d’assemblages existentiels, chacun requérant des idées, des outils et des sensibilités qui font justice à une intégrité spécifique plutôt qu’à quelque fiction d’un standard universel ou d’une méthode objective30 ». Le cadre alternatif émergent est habilement résumé par l’expression « voir comme une ville31 ». Ce qui est en jeu, c’est le développement d’une épistémologie renouvelée, appropriée pour la redécouverte urbaine de l’ontologie relationnelle, appelant à une attention soutenue pour « le murmure au niveau du sol » qui existe au sein de la ville32. Cela appelle à une orientation ethnographique, en particulier concernant les bidonvilles, une sorte d’ethnographie au niveau de la rue, qui rappelle le fameux style d’enquête et d’activisme urbain de Jane Jacobs dans la ville de New York.

16Depuis la perspective de cette « ville plus qu’humaine », peuplée par tout type d’entités non-humaines33, l’attention se déplace vers l’enchevêtrement des infrastructures, des technologies, des matières et des êtres humains. Certains de ces nouveaux prismes prennent en compte l’intelligence partagée énactée par des systèmes sociaux-techniques34, les diverses hybridations de l’intelligence urbaine et de la subjectivité sociale, et la nécessité de rester près des réseaux de relations au lieu de privilégier les théories du haut vers le bas et les modèles proposés par les experts ; en d’autres termes, la conviction qu’il n’existe ni guide ni carte de route infaillible mais seulement de multiples perspectives situées, qui requièrent des méthodes d’observation et d’intervention adéquates pour « l’ontologie rhizomatique » de la ville. Cela favorise une approche expérimentale, qui évite toute recomposition évidente, à l’inverse des chimères computationnelles qu’on rencontre dans une grande partie de la littérature consacrée aux villes intelligentes.

17Cette sensibilité théorico-ethnographique aux vies des groupes populaires urbains a peut-être été développée le mieux par Simone. Elle était déjà en jeu dans le court ouvrage peu connu sur « l’art de la micropolitique africaine35 », centré sur l’adaptation quotidienne (la débrouille, le bricolage) et les tactiques de survies populaires dans des villes d’Afrique occidentale. Une citation de l’écrivain soudanais Abu Gassim Goor, selon laquelle, en Afrique, « rien ne fonctionne mais tout est possible36 » – une fantastique inversion qui invite à changer radicalement d’imaginaire à propos de l’Afrique – établit le ton vif du livre, lequel consiste en une sorte d’ethnographie philosophique, enracinée tant dans la théorie que dans l’observation attentive et précautionneuse des tactiques locales. Vingt-cinq ans plus tard et après de nombreux projets empiriques et appliqués, Simone et Pieterse cristallisent leur approche relationnelle dans leur livre au titre explicite, New Urban Worlds. Selon eux, les manières de percevoir les mondes sont aussi nouvelles que les mondes eux-mêmes. L’approche est décidément ethnographique, privilégiant les états d’esprit et les pratiques des habitants urbains, en particulier en Asie et en Afrique. L’aspect largement improvisé de ces villes requiert à leur avis rien de moins qu’un « pragmatisme enraciné dans la terre », capable « d’étendre sans commune mesure l’appréhension du lien entre le social et les ontologies relationnelles37 ».

18Ils plaident pour des approches ouvertes au paradoxe et à l’expérimentation, capables de faire face aux tensions entre incarnation et digitalisation, l’attachement au lieu et l’expérience de la mondialisation, citoyen et étranger, individu et communauté, capitales globales et forces locales, structures formelles et pratiques informelles, solutions normatives et singularités de chaque quartier. Explorer ces paradoxes, comme ils en font état, implique de « nouvelles imaginations politiques du travail urbain [...], la pratique politique consistant à soutenir une double vision qui affirme l’importance de mener des expérimentations simultanément au niveau de la vie quotidienne et dans les mondes de la politique et de la gouvernance officielle38 ».

19Dans cette optique, ils dessinent un cadre fondé sur trois interventions conceptuelles : la redescription, c’est-à-dire une autre manière de définir et de voir la ville, en identifiant ce qui pourrait constituer l’occasion d’une expérimentation ancrée dans les vitalités locales ; la sécrétion, c’est-à-dire l’attention portée à la manière dont ce qui est capturé par la valeur du capital lui échappe simultanément, dont le pouvoir est exercé mais également sécrété à travers les infrastructures, comme dans le cas des réparations improvisées par les gens dans tant de quartiers pauvres ; et la résonance, en relation avec les tentatives des personnes pour s’approvisionner en eau, en nourriture, en énergie et en travail par la connexion des uns avec les autres à travers des « interventions acupuncturales » et un « rassemblement » qui résulte des gens, de l’information et des choses dans une « extension mutuelle39 ». Au lieu de considérer les pauvres comme des cibles de rédemption et de réformes législatives à travers des « formulations algorithmiques40 », ces concepts dirigent l’attention vers le rôle de l’affect, de l’intelligence de la rue et de l’action collective en réseau. C’est à partir de cette perspective (nourrie par leur propre marque d’analyse dialectique, poststructuraliste et phénoménologique) qu’ils parviennent à éviter les dichotomies du type « ou bien/ou bien » :

Les efforts pour aborder ces problèmes requièrent de la sensibilité, des connaissances et des interventions à la fois à l’échelle moléculaire et à l’échelle macropolitique. Cela implique un respect pour la manière dont les choses se font selon leurs propres termes, sans abandonner pour autant l’engagement éthique envers l’idée que les choses pourraient aussi fonctionner autrement. Les interventions politiques urbaines doivent tenir compte à la fois des structures formelles de gouvernement et des mobilisations insurrectionnelles de résistance, à la fois de la sphère publique et des terrains intimes des pratiques locales et de l’habitabilité. [...] Ce point de vue implique un vaste répertoire politique qui peut s’adapter et respecter les politiques insurrectionnelles composées tant de résistances militantes que d’activités de développement préfiguratif menées pour répondre aux impératifs urgents des moyens de subsistance41.

20Comprenant la ville comme « un assemblage de cinq systèmes opératoires désarticulés » (infrastructures, économie, terre, gouvernement et systèmes culturels), Simone et Pieterse examinent les résonances entre ces derniers, analysent divers scénarios de politiques urbaines, déconstruisent les soubassements de nombreux paramètres de planification et d’architecture à l’origine de la « course à la construction » spéculative dans les villes asiatiques et africaines, et reconceptualisent les articulations entre les improvisations quotidiennes et les mouvements sociaux urbains. Le fondement de leur analyse, cependant, est la multiplicité des pratiques populaires qui surgissent souvent du simple fait que la ville ne fonctionne jamais tout à fait selon le plan qu’on prévoit pour elle42.

21L’engagement qui consiste à garder ces histoires actives, en jeu, au lieu de les expliquer à travers des discours théoriques totalisants, est hautement recommandable, et constitue une solution bienvenue contre la tendance développementaliste qui traduit ces histoires en récits universalistes. Nous pourrions en conclure que, selon eux, le tournant relationnel porte sur la manière intrinsèquement politique dont on fabrique ces histoires, « pour offrir aux différents types d’acteurs impliqués les récits à travers lesquels ils peuvent trouver le chemin les uns des autres »43. En résumé, il s’agit d’un travail d’ensemble qui énacte une politique de la différence contre la politique de l’indifférence et du manque de respect à laquelle les pauvres de la ville font face jour après jour quand ils s’aventurent au-delà de leurs quartiers « informels » jusque dans les villes « formelles ».

22L’orientation ethnographique et relationnelle est présente dans un excellent et récent ouvrage de l’argentine Verónica Gago44. Le livre établit comment les prétendus « secteurs informels » débordent leurs déterminations reçues d’en haut, tout en étant profondément affectés et même exploités par celle-ci. En prenant comme point de départ l’immense et prospère marché « illégal » des abords de Buenos Aires, connu sous le nom de « La Salada », Gago développe une nouvelle conception des économies populaires qui ont fleuri dans de nombreux espaces urbains au cours de l’ère néolibérale. Elle démontre comment, alors que l’une des principales caractéristiques de ces économies est sans aucun doute une raison calculatrice, cette rationalité diffère radicalement de celle du célèbre homo œconomicus de la philosophie libérale. De fait, elle est l’énaction d’un pragmatisme vital à partir duquel de nouvelles configurations sociales ne cessent de jaillir. Son ethnographie révèle la densité du mélange entre calcul et liberté, obéissance et résistance, individualisme et communauté, autonomie et soumission qui alimente les secteurs populaires du Sud Global.

23Dans le même temps, l’auteure rend compte des puissantes notions de progrès et de bien-être qui surgissent de ces assemblages populaires ; plus que des logiques modernes d’accumulation, ces notions non-métriques célèbrent la capacité des gens à préserver, et parfois à augmenter, leurs territoires de différence quand ils sont contraints à naviguer entre les forces d’expropriation sans merci exercées à leur encontre par le capitalisme globalisé et les États-nations. Il en résulte des « communautés néo-transnationales » bigarrées qui se réjouissent de leurs mélanges plutôt qu’elles ne cherchent la pureté à tout prix, et qui énactent pourtant également d’intenses moments communautaires au travers des festivités où les échos de lointains passés alors revitalisés peuvent se faire entendre. Dans ces marchés, on trouve une vitalité pragmatique, attestée par l’indubitable omniprésence des « fausses copies » sans originaux (les « Nokia », « Nike » et « Chanel » que l’on trouve dans tant de stands des marchés informels), le fait social improbable mais réel de dynamiques entremêlées avec fluidité et pourtant sans règles fixes. Ce contexte communal ainsi théorisé témoigne de subjectivités postcoloniales et de réinventions ingénieuses de la modernité. Gago démontre que ce qui est en jeu dans ces espaces, ce sont des configurations socio-culturelles inédites où apparaissent des régimes culturels d’identité et de communalité, lesquels acquièrent une certaine stabilité, même si celle-ci demeure quelque peu précaire.

24Pour résumer quelques-unes des caractéristiques de l’approche relationnelle et en ajouter quelques autres : il existe une indéniable sensibilité ethnographique, souvent explicitement politique quand elle se joint à l’engagement qui consiste à voir la ville depuis « les espaces des dépossédés45 » ou « espaces des bannis46 ». Il existe également, en lien avec cela, un engagement qui consiste à unir la critique avec une pensée pragmatique politiquement informée, portant sur de possibles interventions par en bas, mais aussi depuis les espaces de politiques publiques et de design. Ces interventions sont imaginées à travers une compréhension renouvelée de la complexité urbaine que seules des enquêtes de terrain peuvent fournir. Architecture, planification urbaine ou design urbain s’avèrent souvent déficients, quand ils ne sont pas complices des agendas gouvernementaux liés à la valorisation capitaliste des espaces urbains. D’ailleurs, de nombreux auteurs considèrent comme acquise la fin de la ville européenne moderne comme modèle, avec l’absence concomitante de quelque plan ou modèle unique que ce soit. L’attention à la matérialité est souvent présente, que ce soit à travers l’intérêt pour les dimensions « plus qu’humaines » de la ville, le métabolisme urbain en augmentation exponentielle, les systèmes socio-techniques ou la préoccupation pour le changement climatique et l’Anthropocène. Finalement, il existe un certain consensus sur le fait que, malgré l’importance cruciale actuelle des villes et l’inéluctable urbanisation planétaire à venir, une grande partie de la ville est aujourd’hui en ruines et devra être significativement repensée, reconfigurée et refaite.

25Même ainsi, et malgré l’attention portée au non-humain, la question de l’interdépendance radicale entre tout ce qui existe, vivant ou non, demeure marginale dans ces œuvres. Certes, il se pourrait que les villes ne soient, par définition, jamais capables d’adhérer à ce principe d’existence onto-épistémique et de sens commun, étant données leur dépendance à des infrastructures complexes, à de hautes densités d’êtres humains et de matières, les vastes empreintes écologiques et une demande en énergie toujours plus grande. Cependant, avant d’abandonner ainsi, peut-être de manière prématurée, une telle possibilité, j’aimerais présenter une tentative courageuse pour faire des approches relationnelles radicales des options tangibles. Je fais référence à la nouvelle fusion entre la campagne et la ville proposée par l’architecte et designer de Cali, en Colombie : Harold Martínez Espinal.

Une nouvelle fusion entre la campagne et la ville ? La géophilosophie d’Harold Martínez

26Le constat d’une marginalisation systématique des manières d’être, de savoir et de faire des paysans constitue la prémisse initiale de Harold Martínez Espinal, l’architecte de la Universidad del Valle de Cali, en Colombie47. Sa proposition d’une « nouvelle fusion de la campagne et de la ville » s’enracine dans une perspective profondément relationnelle et peut encourager des formes alternatives d’urbanisme. Son point de départ explicite est la conceptualisation de ce qu’il voit comme une crise de l’habitabilité, dérivée des « modes d’habiter occidentaux » (dans lesquels il inclut les villes latino-américaines). « Après toute l’euphorie autour de la modernité, du progrès et de la mondialisation », il affirme que « l’être humain occidental a commencé à percevoir pour la première fois, quoique de manière partielle, l’effondrement de son paradigme civilisationnel et ses catastrophiques conséquences sociales, économiques et surtout écologiques48 ».

27Le corollaire de ce diagnostic est la nécessité de retourner à des formes d’habitabilité compatibles avec la complexité de la vie, ce pour quoi il introduit à une série de concepts : la « thermodicité » (thermodicidad), définie par l’entropie de l’univers ; les « interactions associatives », c’est-à-dire l’ensemble des relations impliquées dans toutes les formes de vie et processus (une autre façon de nommer la relationalité radicale) ; enfin, l’habitude (hábito), l’habitat (hábitat) et l’habitabilité (habitabilidad). L’habitude renvoie à l’ethos même de la matière, c’est-à-dire la capacité inhérente à la vie d’établir des interactions associatives ; l’habitat, conjointement avec l’écologie des systèmes, renvoie aux réseaux des formes de vie, mais aussi à la « singularité atteinte par un territoire à fil du temps », grâce à l’interaction entre le vivant et le non-vivant49 ; et l’habitabilité caractérise l’interaction récursive qu’ont les entités vivantes avec leur environnement afin de garantir leur bien-être50.

28Ces concepts constituent la base pour repenser « l’existence de toutes les entités comme spatialement systémiques51 », ce qu’il comprend en termes d’autopoïesis, ou d’auto-création. La vie est le résultat d’un processus communautaire de symbiogenèse et de réciprocité, qui a cours depuis l’aube de la planète, ce qui en est venu à créer les conditions pour l’habitabilité humaine terrestre. Durant la majeure partie de leur histoire, les humains ont été capables de pratiquer des modes d’habiter en accord avec le caractère auto-organisateur de la vie ; accord qui a commencé à se rompre avec le design géométrique et l’anthropocentrisme de la polis grecque, qui ont marqué le début du grand voyage civilisationnel de l’Occident vers une ontologie de la séparation avec le monde naturel. L’habitat est devenu le fond discret de la saga humaine. Beaucoup de ce que nous voyons aujourd’hui dans les villes trouve sa longue généalogie dans cette ascendance de l’anthropos et du logos et son développement continu au sein de la culture hétéropatriarcale de l’Occident.

29On peut prévoir le projet de Martínez basé sur ces prémisses. « Habiter », assure-t-il, « c’est interagir avec le monde des habitats où tout se passe de manière associative52. » Il va jusqu’à poser l’habitabilité comme « la catégorie centrale pour organiser la complexité de la pensée humaine53 ». Récupérer notre capacité d’habitabilité terrestre requiert, en termes philosophiques, une nouvelle forme d’être dans le monde qu’il définit, faisant écho à Heidegger, comme être-en-tant-qu’être-dans (ser-al-estar-en) le monde et l’espace, dépassant la manière d’être désincarnée et décontextualisée élaborée au fil de l’histoire occidentale. En plus de cette ontologie de la séparation de la culture occidentale, Martínez accorde une attention particulière à la création, par l’urbanisation capitaliste, de spatialités qui vont contre le monde naturel, et à la manière dont elles ont intensifié l’antagonisme entre la campagne et la ville. Concevoir de nouvelles manières d’habiter impliquerait des designs dans lesquels « il ne sera possible de continuer à être qu’au moyen d’habitudes collectives, dans des villes où l’urbain, en tant qu’entité collective, serait à même de fusionner avec son habitat naturel, qui est lui-même par essence, comme nous le savons, une entité collective. Des villes où les humains ne peuvent qu’être, comme tous les autres êtres vivants, les simples habitants d’un sol vivant auquel ils doivent un ethos de réciprocité et de complémentarité et, plus spécifiquement, d’interaction associative54 ».

30Au cours de la dernière décennie, Martínez a développé une série de designs qui donnent un contenu à ses idées. Quoiqu’aucun n’ait été construit comme prototype jusqu’à présent, cela vaut la peine de les considérer. L’inspiration fondamentale à l’origine de cet exercice d’imagination de design est que la Terre se nourrit de « la force verte du sol », ce qui retranscrit la dépendance de la vie à l’égard de la photosynthèse et du monde végétal. De là, il propose « une nouvelle fusion entre la campagne et la ville », susceptible de se réaliser à travers des designs qui incorporent des modes d’habiter paysans. Ses dessins et modèles préliminaires comportent des appartements d’environ 60 m², répartis dans des bâtiments contenant entre deux et quatre étages (format standard actuel des logements subventionnés par le gouvernement colombien), avec des couloirs équipés d’étagères amovibles pour planter des aliments (légumes, aromates et autres plantes), entourés de potagers et d’espaces verts. L’idée est d’établir une circulation « du jardin au couloir et de là à la cuisine et à la salle à manger ». Plus qu’un vestibule stérile de classe moyenne, l’entrée au rez-de-chaussée fonctionnerait comme un centre social et un lieu de réunion. La visée de ce design est d’introduire une vision paysanne de la terre dans la ville, recomposant les barres d’immeuble et les quartiers en ce que l’on pourrait appeler des territoires rurbains. En imposant une réciprocité entre les espaces construits et les espaces verts/pour l’alimentation (en termes de surfaces), surgirait une ville intégrant la force verte du sol au sein même du paysage urbain. Martínez prévoit de planter ces édifices, qui existent dèja entre la campagne et la ville, dans des zones urbaines, par le biais d’unités d’habitations de 800 personnes dans des bâtiments de deux étages – ou du double pour des bâtiments de quatre étages – pour qu’n réseau de tels édifices construise éventuellement des quartiers de près de 10 000 personnes55.

31La vision de Martínez se base sur l’idée que la vie advient dans l’espace et le territoire ; aussi y a-t-il un fort aspect collectif : « habiter, c’est vivre en communauté, en créant et en maintenant un environnement56 ». Tel qu’il le voit, l’objectif du design implique un « nouveau langage architectural, capable de faire advenir une interaction associative amoureuse avec les paysages naturels57 ». En reliant ainsi l’habitabilité, le design, la vie, l’espace, la crise, l’ontologie (relationnelle) et, en dernière instance, l’éthique et le soin (el cuidado), il articule un cadre convaincant pour la dimension urbaine des transitions vers le plurivers. Après une longue préhistoire d’habiter biocentrique, suivie par vingt-et-un siècles d’anthropocentrisme, pourrait advenir, comme il l’esquisse, une ère véritablement géocentrique.

32La position politique de Martínez est celle d’un éco-socialisme revendiqué, qui reconnait l’aliénation des êtres humains et du monde naturel par le capitalisme, en vue de la corriger à travers l’éthique de l’interaction associative, qui est l’essence de toute vie. En tant qu’elle porte intrinsèquement une logique communautaire et inclusive, l’habitabilité doit exclure les privilèges58. En considérant l’être humain comme l’habitant d’un univers vivant, plutôt que comme l’occupant d’un sol passif, il tend foncièrement vers une conception post-dualiste de la vie socio-naturelle, en syntonie avec les perspectives « plus qu’humaines » d’aujourd’hui. Son cadre constitue une praxis architecturale pour les transitions, mise au service de l’ensemble de la vie et enracinée dans un engagement renouvelé avec un humain « pour qui l’éthique et l’esthétique proviennent de la signification la plus profonde de la vie elle-même59 ». Finalement, on pourrait également dire de l’œuvre de Martínez qu’elle est un exemple de pensée décoloniale – et pas seulement à cause de sa critique du progrès et de la modernité. En termes architecturaux, en tant qu’il a voyagé à travers des traditions architecturales vernaculaires au-delà de l’Occident, incluant celles des peuples indigènes des Amériques, il a pratiqué un « décentrement culturel de l’Occident60 ». Plus encore, il ébauche la potentielle reconstitution d’une « nouvelle époque dans l’identité latino-américaine qui reconnait que son histoire ne commence pas avec l’invasion européenne du xv^e siècle, ni avec la modernisation ou avec le développement, mais plutôt il y a 12.000 ans, avec les peuples autochtones qui ont su résister à l’extermination et à l’oppression durant les 500 dernières années tout en protégeant, appréciant et préservant l’habitude de l’interaction associative61 ».

33J’aimerais ajouter quelques mots concernant la pertinence de la question de l’hétéropatriarcat dans mon argumentation. Aucun auteur n’a identifié jusqu’à présent le patriarcat comme étant un élément central de la crise urbaine. Le lien attend donc encore d’être établi. Comme le suggère un certain nombre d’écrits féministes en dehors du noyau académique anglo-américain, le patriarcat entraîne l’érosion systématique du fondement relationnel de la vie. L’expansion des cultures patriarcales, nées en Europe il y a plusieurs milliers d’années, n’a cessé de s’étendre jusqu’à dans la majeure partie des sociétés. Pour les féministes décoloniales latino-américaines, avec la Conquête de l’Amérique, les « patriarcats de basse intensité » des mondes communaux indigènes ont cédé la place au « patriarcat de haute intensité » de la modernité capitaliste62. Ces chercheuses caractérisent les cultures matriarcales et patriarcales comme différentes manières de vivre, de nouer des relations et d’être affecté63. Les cultures patriarcales valorisent la compétition, les hiérarchies, le pouvoir, la croissance, l’appropriation, la procréation, la négation des autres, la violence et la guerre. Dans une telle culture, les humains modernes cherchent la certitude à travers le contrôle, ce qui inclut le contrôle du monde naturel. A l’inverse, les cultures matristiques historiques se sont caractérisées par des conversations qui mettaient en avant l’inclusion, la participation, la collaboration, le respect, le sacré et le renouvellement cyclique toujours récurrent de la vie. Elles exigeaient d’être conscient de l’interconnexion de toute l’existence.

34Des modes de vie non hétéropatriarcaux, y compris des pratiques de genre non-binaires, nous sont accessibles à travers l’histoire, et de nombreux autres sont encore à inventer. Ce qui est en jeu, c’est toute une politique pour une autre civilisation qui respecte et s’enracine dans l’interconnexion radicale de toute vie – ce que la sociologue mexicaine féministe Raquel Gutiérrez Aguilar64 appelle une politique au féminin, centrée sur la reproduction de la vie, de manière conjointe avec la réappropriation des biens collectivement produits (postcapitalisme) et au-delà des canons politiques masculinistes, liés au capital et à l’Etat. Pour l’anthropologue argentine Rita Segato65, ce serait une politique qui mettrait fin à la « minorisation » des femmes – qui a accompagné la dé-communalisation des mondes modernes – en faveur d’une politique autonome de re-communalisation qui restaure la « plénitude ontologique » des mondes des femmes. Retisser la trame communale et relationnelle de la vie signifie, comme elle le dit, que la « stratégie, à partir de maintenant, est féminine66 ». Quoique je ne puisse pas développer dans cet article ces aspects d’importance décisive pour la terréalisation de la ville, je crois qu’ils constituent des pistes cruciales qui doivent être poursuivies67.

La perspective du design ontologique

35Nous avons déjà abordé les notions d’ontologies dualistes et relationnelles comme stratégie heuristique pour rendre compte des diverses formes d’être dans le monde, dans l’espace et dans le territoire. La relation entre le design et l’ontologie est moins évidente, mais il existe une approche émergente, le design ontologique, qui découle de cette relation68. La cocrétisation la plus récente de cette approcheest son application aux villes, en particulier par Fry69. Fry centre ce projet sur le concept de rééquipement ontologique (ontological metrofitting), un cadre orienté ontologiquement pour repenser et refaire les villes après l’épuisement de la ville européenne comme paradigme du design. Dans cet article, je pourrai seulement présenter un aperçu de la proposition de Fry.

36Le point de départ de Fry est l’effet ontologique de défuturisation du design moderne, ce qui signifie la création, par ce design, d’un monde-dans-le-monde dont l’insoutenabilité est structurelle et qui mène à l’Anthropocène. En guise de réponse, il propose un mouvement de réparation vers la « sutenabilité » (Sustainment), un processus qui reconnait la dialectique de la création et de la destruction intrinsèque à l’action humaine et qui pourrait, ce faisant, mener les humains vers une éthique de la coopération et de la convivialité dans la différence. C’est l’arrière-plan du rééquipement ontologique :

Si, comme c’est le cas, l’humanité doit changer de manière adaptative pour survivre, alors il doit y avoir des environnements ontologiquement designant qui stimulent et soutiennent ce processus… L’agenda du rééquipement ontologique [metrofitting] commence à prendre forme. En tant que tel, il doit explorer l’indétermination de la ville, sa fragmentation, ses frontières poreuses, son métabolisme créatif et destructeur, les risques auxquels elle est exposée, ce qui doit être appris, ce qui doit être réparé et par qui, la politique du changement et l’impératif d’agir dans les temps. […] [En somme] la refonte des villes, comme action et comme résultat, est un moyen en vue de notre propre refonte70.

37Par-là, la notion de rééquipement ontologique acquiert bien une dimension ontologique : la refonte des villes sur la base des mondes relationnels desquels toute vie dépend. Les nombreuses tentatives de verdir la ville, quoiqu’elles aient quelque mérite, ne vont pas assez loin. Il est essentiel de voir la ville comme un événement de design chargé de complexité historique, qui est en même temps un événement métabolique avec lequel le rééquipement ontologique doit s’engager. Il est impératif de reconnaître que « refaire la ville tient à notre capacité de la défaire71 ». Mais cela doit se faire avec des critères ontologiques clairs :

Alors, à quoi nous faut-il faire face ? La réponse la plus générale et la plus intimidante à cette question est : au défi que représente la transformation ontologique de notre être dans le monde… Quoiqu’astronomiquement difficile, des transformations significatives peuvent advenir par le biais d’un exercice massif de design ontologique… Au lieu d’être en opposition avec la sutenabilité, une stratégie de changement nettement plus conséquente et fondamentale est nécessaire, où le design et le rééquipement ontologiques sont des éléments essentiels, une stratégie enracinée dans un projet et un processus de soutenabilité (déjà considéré comme un processus théoriquement informé, compris comme un projet postérieur aux Lumières à une échelle aussi grande, voire plus grande que celle des Lumières)72.

38Fry fait référence à un tel cadre avec des termes comme « post-soutenabilité » et « recréation fondamentale » (palingenesia), une renaissance à partir des ruines de la ville73. Une série de processus historiques constitue à la fois le plus grand défi et les conditions de possibilité de cette refondation et de cette refonte : la délocalisation massive de personnes déplacées à cause des conflits environnementaux ; les conflits induits par le climat ; la nécessité de déplacer des villes à haut risque ; et la création de nouvelles villes dans un tel contexte74. La refonte de la planification et du design dans des domaines tels que l’énergie renouvelable, l’alimentation urbaine, les transports, la gestion des déchets organiques, la qualité de l’air et de l’eau, les logements, etc., deviendront essentiels pour cette tâche, dans l’optique de rétablir une sorte d’équilibre biophysique pour la vie urbaine. La politique doit être relationnelle. Pour citer Fry une dernière fois,

une compréhension ontologique affirmative du design, comme base du rééquipement ontologique, peut être bien plus relationnellement engagée et dynamique [que le design moderniste instrumental] dans la création de dispositions situées de manière différentielle pour notre être dans le monde. Une compréhension qui serait moins destructrice75.

39Il y aurait encore beaucoup d’autres aspects de la vision de Fry dont on pourrait discuter, tels que sa critique du posturbanisme comme abdication de la part des architectes d’une partie de leur responsabilité envers la ville ; sa sensibilité postcoloniale et son intérêt pour un design pour et avec le Sud Global, au-delà « d’un eurocentrisme hégémonique et oculo-centrique, avec sa forme dominante de connaître76 » ; et sa détermination à s’appuyer sur la convivialité (en faisant écho à Ivan Illich), ce qui lui permet de prendre position contre les solutions patriarcales concentrées sur la technologie, qui saturent les imaginaires du futur. Pour le moment, dans la dernière section, je souhaite retourner à la question de la terréalisation en présentant trois derniers éléments d’analyse : la conception de l’interface rurale-urbaine d’Ananya Roy, qui aide à renforcer le projet de Martínez ; le cadre conceptuel des villes biophiles de Thimothy Beatley pour intégrer la nature au design urbain et à la planification, qui se rapproche le plus de l’approche relationnelle de cet article ; et les notions d’autonomie et de communal, issues du domaine des luttes territoriales, qui peuvent contribuer à donner à la rurbanisation et à la terréalisation un sens explicitement politique.

Natures urbaines autonomie et communal

40Pour commencer avec Roy : que signifie « l’urbain » dans les études urbaines critiques ? C’est la question qu’elle pose. Roy a raison de signaler un certain urbanocentrisme dans ce domaine, qui a cours de deux manières : à travers la notion prise pour acquise de « l’urbanisation de tout ce qui existe », étant donnée la plus grande importance sociale et économique de la ville (par exemple, les mégavilles, supposées représenter l’inéluctable urbanisation globale) ; et à travers des notions de l’urbain, naturalisées dans la théorie actuelle en géographie et dans les études urbaines. Elle aborde ces sujets depuis une perspective éclairante, en posant « le rural » comme extérieur constitutif de l’urbain. Elle souhaite que l’on rende leur historicité à ces termes, particulièrement en ce qui concerne la manière dont ils ont fonctionné comme catégories gouvernementales, dans l’optique de réviser, avec l’aide d’un travail empirique dans certaines interfaces rurales-urbaines, ce qui est considéré comme urbain. Je m’intéresse à ce qui arrive au rural lorsqu’on réalise cette opération, et si la rurbanisation gagne quelque valeur avec cette perspective.

41La déconstruction par Roy de la polarité rural/urbain commence par l’interrogation de la réduction du rural au non-urbain. Historiquement parlant, le rural et l’urbain étaient enchevêtrés l’un avec l’autre, comme l’exemplifie le cas de l’Inde. Cela tenait autant aux liens sociaux parmi les gens et les choses qu’aux catégories gouvernementales, même si le rural et l’urbain ont souvent été tenus séparés dans leurs champs d’étude respectifs. Ce qu’elle trouve dans de nombreux sites supposés attester d’une urbanisation ne correspond pas à ce que la théorie urbaine critique pourrait prédire : l’expansion des réseaux, les expulsions, les identités et les mouvements urbains. « Les lieux dont j’essaie de raconter les histoires », dit-elle, « ne peuvent pas être compris comme des géographies d’urbanisation77. » Si elle reconnait bien l’urbain en tant que multiplicité ontologique, elle y voit aussi des formes et des pratiques rurales distinctes, qui ne sont certainement pas toutes libératrices, mais qui ne sont pas non plus conformes aux scripts urbains préétablis. Ce à quoi elle appelle, c’est à réduire l’effet des théories totalisantes pour percevoir de nouveau les différences historiques et les facteurs indécidables. Roy clôt son analyse en faisant référence à une plaque figurant à l’entrée de l’un des panchayats qu’elle a étudié, qui contient une phrase d’un poète de la fin du xix^e siècle à propos d’un « beau Bengale imaginé comme rural et verdoyant78 ». Comme elle le conclut, et malgré l’importance incontestable de la modernité urbaine indienne, cette plaque « peut certes se lire comme une anticipation et une prémonition fortuite de l’urbanisation à venir, mais sa ruralité ne peut être ni gommée ni effacée79 »

42La réflexion de Roy me permet de me demander si les prototypes de Martínez – et le rééquipement ontologique matériel et épistémique qu’ils impliqueraient – pourraient trouver une condition de possibilité propice dans ces espaces où « le rural » est encore présent, voire occasionnellement prospère, au sein de « l’urbain », même s’il n’est pas toujours verdoyant. Je vois une confirmation de cette idée dans le domaine naissant du design et de la planification urbaine biophiles80. Nous n’avons pas besoin d’adhérer à la source que mobilise Beatley, à savoir la croyance du biologiste E.O. Wilson en l’existence d’une inclination émotionnelle innée chez les êtres humains envers les autres êtres vivants, pour pouvoir apprécier sa conception. La reconnaissance des multiples entités vivantes présentes dans la ville est seulement le point de départ pour un urbanisme biophile. S’il peut parfois utiliser des éléments empruntés à l’urbanisme vert, il va bien plus loin et implique la terréalisation des infrastructures, des activités, des attitudes et des savoirs, des institutions et de la gouvernance. En termes succincts, les villes biophiles sont des lieux largement dotés en nature facilement accessible et abondante, capables d’inciter les habitants à incorporer la nature à travers des environnements multisensoriels, qui imitent parfois la nature. Le design biophile vise à l’advenue d’un métabolisme urbain durable ancré dans des philosophies de circuits courts, participe activement au biorégionalisme et à la restauration écologique, et ré-imagine les villes comme des entités qui abritent des formes naturelles. Tous ces éléments sont pensés aux niveaux des bâtiments, des blocs, des rues, des quartiers, de la communauté et de la région. Même les interstices et l’excès de bétonisation peuvent offrir un moyen de terréaliser la ville (tel que dans le cas de Détroit ou dans les nouveaux « super blocs » à Barcelone). Les exemples abondent et remplissent les pages du livre et du manuel qui l’accompagne81.

43La plupart des exemples de Beatley proviennent du Nord, ce qui suggère l’importance des approches du Sud, lesquelles reflètent des tendances plus englobantes qui incluent la décolonisation du design, le design décolonial, les designs du Sud et le design autonome82. Beatley n’a pas abandoné une certaine naturalisation d’une notion de nature comme renvoyant à quelque chose de séparé des humains, et par là sa proposition fait seulement la moitié du chemin vers la reconversion de projets fondés dans l’interdépendance radicale. Cependant, son approche rend clairement compte qu’il y a plus en jeu que les toits végétalisés, les parcs urbains, et même que les villes durables. La majorité des défenseurs des villes durables restent dans un cadre moderniste de politiques de gestion, même quand ils sont conscients de cette limite83. Il y a, bien sûr, des tentatives très intéressantes pour ramener le naturel dans la théorisation de la ville comme celles qui le font selon des approches queer de la ville84, des écologies émergentes85 et des formes de vie émergentes dans les interstices des ruines laissées par le capitalisme86, et des matérialités vibrantes, urbaines ou d’autre type87. Quoique l’analyse de ces approches dépasse l’ambition de cet article, elles reflètent en tout cas la nécessité pour les études urbaines de prendre au sérieux la question du non-humain au sein du contexte spécifique aux villes. Elles résonnent avec ce que j’ai appelé « terréaliser » dans cet article, c’est-à-dire, ré-imaginer les villes comme des entités vivantes à travers le rééquipement ontologique88.

44Je dois ajouter que je n’ai pas abordé ici les précurseurs historiques de l’écologisme urbain tels que le mouvement Garden City ou, même avant, des idées de mutualité qui ont inspiré la Commune de Paris et d’autres mouvements. Je n’ai pas non plus fait référence au fait que les villes ont toujours été des assemblages « plus qu’humains », malgré le discours dominant des « villes humaines » désignées en opposition à la nature89. Ce tournant relationnel fait beaucoup pour renverser cette vision. Le décentrement de l’humain dans le design urbain90 est en train de générer un riche ensemble de perspectives non-anthropocentriques, en considérant à nouveaux frais le vivant (« la nature », les animaux, les plantes, les micro-organismes) et le non-vivant (par exemple, le digital et le socio-technique). En faisant proliférer l’agentivité du non-humain et en célébrant les possibilités politiques d’une agentivité distribuée, cependant, il me semble qu’il peut y avoir une diminution de l’agentivité où trois aspects se combinent : la spécificité de l’humain, le vivant non-humain, et le non-vivant (choses et objets, bytes, etc.). Je suis conscient du fait que ces distinctions sont problématiques, en tant que la vie organique requiert du non-organique pour sa propre émergence. Mais je me demande si la prise de position pour une refonte de la ville depuis la perspective du vivant non-humain (terréalisation) ne devrait pas faire partie intégrante d’un post-humanisme critique. Si tel est le cas, cela aurait d’importantes implications pour le design des interfaces et des interactions.

45Ce serait négligent de ma part de ne pas mentionner, même brièvement, l’élément manquant dans cet agenda de recherche sur la terréalisation de l’urbain ; je veux parler de sa politique. Au cours des dernières décennies, j’ai porté une attention significative aux luttes pour le territoire des peuples indigènes dans les zones rurales et forestières de Colombie et d’Amérique latine. Bien qu’apparemment loin des études urbaines, je crois que les grandes leçons de ces luttes sont généralement applicables comme principes et axes stratégiques pour les projets de terréalisation. Je fais référence aux principes d’autonomie, de communalité (un néologisme investi par un mouvement d’intellectuels à Oaxaca, Mexique, pour faire référence au fait historique spécifique que constitue l’être communal) et au pluriversel. Pour commencer avec ce dernier : les projets de terréalisation sont fondamentalement pluriversels, dans les deux sens que comportent ce terme, comme « monde qui peut contenir de nombreux mondes » (le principe zapatiste pour des luttes mondiales contre la globalisation néolibérale) ; et comme flux de matière toujours changeant, duquel des formes interdépendantes ne cessent d’émerger. En ramenant la Terre dans la ville, même par le biais de formes relativement petites, comme dans la proposition de Martínez et quelques exemples d’urbanisme biophile, on contribuerait à la politique du plurivers.

46J’ai développé de manière extensive les notions d’autonomie et de communal dans un livre récent Autonomie et Design : la réalisation de la communalité91. Mon objectif dans ce travail était d’amener l’autonomie dans l’espace de la théorie du design. Il soutient la possibilité qu’un design ontologiquement orienté pourrait être un design pour et à partir de l’autonomie, en soutien aux luttes mondiales contre l’extractivisme et en défense des territoires et des mondes des peuples. J’y pose les rudiments du cadre d’un design autonome, à partir de la notion d’autopoïesis de Maturana et Varela, et des débats actuels en Amérique latine autour de l’autonomie et du communal, et j’illustre cette proposition avec deux expériences qui mobilisent le design autonome et la transition dans le Sud-Ouest de la Colombie. Dans la pensée critique latino-américaine actuelle, le communal est compris comme étant toujours en processus, comme un domaine qui interroge l’hégémonie de l’individu moderne en tant que noyau de la société. Le re-localisation des activités (nourriture, énergie, transport, école, santé) et la re-communalisation et dé-patriarcalisation de la vie sociale émergent en tant que principes critiques de l’autonomie et du redesign.

47Je ne peux pas développer ces notions dans ce texte au-delà de ces brèves explications, et ne peux que souligner leur rôle fondamental dans la pensée critique latino-américaine et dans les luttes politiques actuelles. Beaucoup de propositions de transition insistent sur la nécessité de relocaliser et de recommunaliser l’existence sociale. Il existe deux critères supplémentaires mis en avant par les mouvements, également de grande importance pour le travail urbain. Le premier est la nécessité de la décolonisation et de la dépatriarcalisation simultanées de la société ; comme l’énoncent de manière concise les féministes décoloniales, il ne peut y avoir de décolonisation sans dépatriarcalisation. Le second, proposé par les mouvements indigènes et quelques mouvements afro-descendants, est l’urgente nécessité de la libération de la Terre Mère, puissamment articulée par quelques activistes indigènes du peuple nasa du Sud-Ouest colombien. J’invite les lecteurs à considérer que la décolonisation, la dépatriarcalisation et la libération de la Terre peuvent également illuminer de nombreuses tactiques et stratégies pour repenser et refaire la ville.

Conclusion

48Ce qui est en jeu en imaginant de nouvelles articulations entre systèmes vivants et assemblages infrastructurels, orientés métaboliquement et culturellement, est le redesign de la vie elle-même, des conditions pour son épanouissement. C’est pourquoi il y a du sens à parler de transitions civilisationnelles. Martínez les situe en Amérique latine, mais son appel résonne partout. « Lentement mais sûrement, les peuples d’Amérique latine et des Caraïbes sont en train de revaloriser le sens profond de l’être-en-tant-qu’être-dans (ser-al-estar-en) caractéristique du monde naturel92. » Il nous aide à visualiser la possibilité d’un beau déploiement de la force auto-organisatrice de la matière, actrice de la revitalisation urbaine créative. Cette transition se ferait sur une multiplicité d’échelles et de temporalités, depuis la géologie jusqu’au micro-organique, depuis les sols jusqu’à la structure des matériaux, depuis les nouvelles formes de l’être humain jusqu’à un devenir avec le non-vivant, à travers la co-émergence. Les designers pourraient être amenés à concevoir leur pratique comme consistant à être les tisserands conscients et effectifs de la trame de la vie93. Il existe un défi dans la traduction de ces principes en outils pour les peuples et les organisations. Cela pourrait inclure quelque chose comme l’architecture insurgée, esquissée par un groupe d’architectes colombiens pour des zones émergentes peuplées par des migrants récemment arrivés en ville94.

49Cette conception pourrait servir comme contre-proposition aux « territoires proscrits » qui sont devenus une part vraiment centrale de l’urbanisation contemporaine abordée par la théoricienne de l’architecture Felicity Scott95, où les dispositifs biopolitiques néolibéraux tentent de contenir et de gouverner les pauvres, les déplacés, les migrants, ainsi que les minorités ethniques et sexuelles marginalisées, dans l’unique objectif de créer les conditions pour l’accumulation du capital, pour la sécurité des puissants et pour un ordre social qui rend impossibles les formes significatives de convivialité humaine et non-humaine. On peut méditer sur la possibilité que, peut-être un jour, les historiens s’investiront dans une « architecture forensique96 » étendue avec les ruines laissées par tant de configurationsde la ville moderne, pour y déceler les effets des guerres, drones, déplacements, conflits environnementaux, changement climatique, en bref de ce qui se passait lorsque les humains étaient tellement obnubilés par l’accumulation et la consommation qu’ils échouaient à se rendre compte du fait qu’ils avaient banni la Terre hors de la ville.

50Il faudrait aussi se demander si la terréalisation de la ville est une possibilité historiquement perdue, auquel cas seules de petites enclaves de rurbanisation seraient possibles ici et là, peut-être dans les périphéries de la ville, ou dans des petites villes insignifiantes, dans les espaces des exclus aux marges de l’ordre global97, ou dans les villes qui devront être construites pour les réfugiés climatiques et les déplacés de zones de guerres et de conflits aggravés. S’il devait en être ainsi, ce serait du moins des espaces de soin, de re-communalisation et de relations mutuellement enrichissantes avec la Terre, des lieux et des espaces où une sorte d’équilibre biophysique fondé dans un métabolisme urbain aurait été introduit. Peut-être y a-t-il une chance pour que cela arrive, dans l’esprit de l’urbanisme expérimental et des conceptions de la ville ouvertes, perméables et toujours défaites et refaites98. Que cela constitue un chemin pour soigner notre culture fragmentée. Laissons le dernier mot aux clairvoyants indigènes du peuple nasa de Colombie, qui ont articulé de la manière la plus convaincante le projet de la libération de la Terre Mère : « C’est pourquoi la lutte pour la Terre n’est pas seulement un devoir pour les peuples indigènes ; elle est un mandat ancestral pour tous les peuples, pour toutes les femmes et pour tous les hommes qui souhaitent défendre la vie… C’est ici, oui : entrez, la porte est ouverte99. »