Conclusion
p. 77-78
Texte intégral
1Bien que déconnecté de la réalité musicale, l’enthousiasme de Martin Williams au verso de la pochette a sans doute longtemps perpétué une réception de l’album déjà largement prédite par son titre, au recto.
« C’est une improvisation libre et continue avec seulement quelques brèves sections prévues à l’avance […] Personne ne savait combien de temps elle allait durer […] Non seulement l’improvisation est presque totale, mais elle est fréquemment collective, impliquant l’invention simultanée des huit musiciens. Le tout sans détermination préalable de thèmes, d’harmonies ou de longueur de chorus…1 »
2L’époque en voulait ainsi, les soubresauts qui s’annonçaient réclamaient un manifeste et Ornette Coleman prenait les traits d’un porte-parole idéal. Peut-être était-il alors plus simple de prendre au pied de la lettre ses déclarations, lui qui pourtant « se [considérait] comme quelqu’un à qui l’on pose beaucoup trop de questions. Je dois sans doute les attirer, mais j’aimerais bien pouvoir jouer et composer sans avoir à parler autant2 ». Dans ce contexte, la dimension processuelle, performative du titre a été obscurcie et le free jazz peut-être trop rapidement essentialisé. Il faut bien reconnaître que peu de performances de jazz étaient susceptibles de préparer l’auditeur de 1961 à cette expérience sensorielle d’un type et d’un format nouveau et qu’il était plus facile d’y voir le parangon de la spontanéité, voire de la « liberté » en musique plutôt qu’une « authentique composition d’Ornette Coleman3 ». Une composition d’Ornette Coleman, Free Jazz l’est pourtant, fruit d’une conception d’ensemble soigneuse largement mise en évidence par la First Take, entrelaçant un matériau préalable complexe, souvent écrit, et l’exploitation de toutes les ressources de l’invention individuelle et collective des participants. Entre la Creole Rhapsody de Duke Ellington, les Fables of Faubus de Charles Mingus et Ascension de John Coltrane, Free Jazz propose un jalon incontournable de la tentation des musiciens de jazz à intégrer l’improvisation à la composition au sein d’une forme étendue, une stratégie qui à la fois s’appuie sur et interroge les limites du support technologique qu’est le disque. Tentant d’illustrer avec précision de nombreux aspects de cette étonnante rencontre entre tradition et innovation, entre audaces et archaïsmes, nous avons aussi voulu l’inscrire dans le parcours de ses protagonistes, dont Coleman lui-même était au moment de sa disparition, en 2015, le dernier survivant. Ce faisant, nous sommes nous-même probablement passé à côté, faute de les avoir entendues ou identifiées, de nombre de trouvailles ou d’échanges furtifs qui parsèment Free Jazz4. Puisse cet ouvrage encourager le lecteur à se faire, à présent, le plus attentif des auditeurs.
Notes de bas de page
1Extraits des liner notes de l’album original. « It is a continuous free improvisation with a only a few, brief pre-set sections […] No one knew how long it would last […] Not only is the improvisation almost total, it is frequently collective, involving all eight men inventing at once. And there were no preconceptions as to themes, chord patterns or chorus lengths… »
2« Ornette Coleman parle », propos recueillis par Daniel Berger et Alain Corneau avec l’aide de Francis Paudras, Les Cahiers du Jazz n°14, 1966, p. 67.
3Day S., Ornette Coleman, Music Always, op. cit., p. 76.
4Entendre, par exemple, avec quelle vivacité et quelle dose d’humour Freddie (Hubbard), à 15:13, entonne le début de Jingle Bells en réponse à une note répétée d’Ornette !

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