Prolongements
p. 65-76
Texte intégral
Écouter Free Jazz ?
1Nous signalions plus haut la nécessité d’une écoute attentive des passages concernés pour donner sens à la description des nombreux procédés mis en œuvre dans l’improvisation collective. Ce conseil, prodigué invariablement pour accompagner tout discours sur le jazz – et sur la musique, dans son ensemble – peut apparaitre comme une évidence. Dans le cas du jazz, on sait par ailleurs que la transcription ne communique qu’une information très partielle, y compris du passage qu’elle tente d’illustrer, car les outils de la notation traditionnelle sont incapables de restituer la finesse des inflexions, la souplesse inhérente au swing et les mille subtilités de la mise en place, et bien évidemment la sonorité (elle-même changeante) qui définit la personnalité unique d’un musicien. Elle n’est qu’un outil, une formalisation « qui n’a pas vocation à traduire mais à représenter la réalité musicale sous une forme justement schématique, préalable indispensable au commentaire, qui vient ensuite1 ». Pour ce qui concerne Free Jazz, le problème de l’écoute se pose d’une façon nouvelle qu’il faut considérer comme partie intégrante de la modernité musicale de la performance elle-même. Car si l’album représente à bien des égards un défi pour l’analys(t)e, il en est un aussi et surtout pour l’auditeur. Rappelons-nous que la pièce unique, sur le LP original, nécessite le changement de face du disque pour s’entendre en continu : la face A (Part. 1) est shuntée au début du solo de Cherry après la seconde exposition du thème E (20:00 environ), la face B (Part. 2), s’ouvrant sur les dernières secondes du solo de Coleman (19:30) avant de faire réentendre ce même thème E. On imagine aisément que nombre d’auditeurs du disque ont profité du changement de face pour se reposer les oreilles, à la fois du niveau sonore presque constamment élevé dans la première partie et du « foisonnement d’informations » qui leur sont délivrées presque à chaque instant. Les auditeurs de la version publiée en CD ne peuvent pas même user de cet artifice, disposant de la possibilité d’écouter la pièce entière en parfaite continuité ! Dans le cours de son analyse, Jean-Pierre Peyrebelle évoque
« […] le problème posé par une écoute ininterrompue de la totalité de l’œuvre. De la même façon que se manifeste, dans l’enchaînement des événements musicaux, un phénomène d’érosion au niveau de la dynamique générale, la perception de l’auditeur court le risque de baisser considérablement d’intensité au cours des trente-sept minutes […] [Ce] que les musiciens de jazz gagnent en liberté de mouvement par leur recherche effrénée de nouvelles alliances avec la durée ne se paye-t-il pas, en retour, par une dilution de la forme dans un temps trop difficile à appréhender, parce que trop long2 ? »
2Ces questionnements sont au cœur des bouleversements apportés à la musique mais aussi à l’écoute par le jazz de ce début des années 1960. Pensons par exemple aux critiques adressées à Coltrane et rapportées par Ekkehard Jost3 à propos d’India (13:52) enregistré au Village Vanguard, avec un certain Eric Dolphy, moins d’un an après Free Jazz. Commentant ces critiques, l’auteur rappelle que les morceaux de longue durée n’étaient pourtant pas vraiment nouveaux dans le jazz.
« Dans les jam-sessions informelles de l’ère Swing ou bebop, ainsi qu’aux concerts “Jazz at the Philharmonic”, les morceaux d’une heure n’ont jamais suscité autant de réactions de furie. Le blocage ne tenait donc pas à la durée en elle-même, mais au fait que, dans l’improvisation modale, l’auditeur perdait ses repères habituels. L’abandon de l’harmonie rendait les formes traditionnelles obsolètes, ainsi que les divisions du temps qui épousaient naturellement ces formes. Comme nous l’apprend la psychologie expérimentale, le temps non divisé (en apparence ou en réalité) est toujours perçu comme plus long que le temps divisé. Ce n’était pas pour prendre trop de chorus que Coltrane était attaqué, c’était pour n’en prendre qu’un trop long, sur ce qui semblait n’être qu’un seul accord. Au fond, la critique de la durée des pièces n’était rien d’autre que la réaction d’observateurs affolés par la chute des barrières des schémas traditionnels4. »
3Nous verrons que ce constat se vérifie s’agissant de la réception de « Free Jazz », mais on doit aussi signaler qu’ici la durée totale est bien supérieure à celle des pièces mises en cause chez Coltrane. Dans Free Jazz, en outre, si la forme traditionnelle est bien abolie, nous sommes très loin du « temps long » installé par l’approche modale de Coltrane. La structuration de la pièce prévue par Coleman, même si l’on ne trouve pas de trace explicite de son intention dans ses propos, semble en grande partie destinée à prévenir le découragement de l’auditeur : que ce soit par l’alternance entre passages collectifs et excursions solistes, la variété recherchée dans la conception du matériau thématique ou encore celle des sonorités individuelles. Reste que l’écoute en continu demeure un défi à la résistance physique de l’écoutant·e pour de nombreuses raisons évoquées, en dépit de l’apaisement et des contrastes importants dans les dynamiques à partir des solos des contrebassistes, lesquels arrivent après plus de vingt-cinq minutes d’une polyphonie serrée et véhémente. Il est parfaitement possible de fractionner l’écoute de Free Jazz pour amoindrir le choc que peut causer le premier contact avec cette expérience radicale – de même que rien n’interdit l’écoute séparée d’un mouvement de quintette ou d’un acte isolé au sein d’un opéra. Mais plutôt que la durée en elle-même, c’est à la fois le « sentiment de désarticulation générale proche du chaos5 » qui peut affecter (positivement ou négativement) l’écoute de la performance et la radicalité de l’approche sonore. Stridences, effets de distorsion, de hoquets ou d’éructations se superposent et cohabitent avec des interventions à l’apparence plus traditionnelle, renforçant l’impression d’une « constellation sonore dont la richesse fluctue au gré des aléas d’un jeu interactif dynamique6 ». Il s’agit alors, pour relever le défi, de se déprendre de nombreux réflexes et autres habitudes d’écoute installées par la tradition ou par l’académisme ambiant jusqu’à nos jours dans le jazz et ailleurs. D’innombrables productions musicales sont passées par là depuis 1960, susceptibles d’aider à écouter Free Jazz aujourd’hui ou à en mesurer la puissance subversive. Pour nous en tenir au jazz de la même décennie, les groupes intensément collectifs de Charles Mingus, le quartette historique de John Coltrane ou, chez Miles Davis, le Second Quintette avec Wayne Shorter puis les textures complexes que proposent ses premiers albums électriques, sont autant de repères permettant à la fois de mesurer la radicalité unique de Free Jazz, et d’entendre quelques-unes de ses conséquences.
Réception et postérité
4La critique reçue par l’album « Free Jazz » ressemble à la chronique d’un événement annoncé par les cinq albums précédents d’Ornette Coleman ainsi que par l’engagement de longue durée de son groupe au Five Spot de New York, à partir du 17 novembre 1959 puis d’avril à juillet 1960. Litweiler donne beaucoup d’exemples de la façon dont la musique d’Ornette Coleman sépare alors (et séparera longtemps) la critique de jazz en deux groupes bien distincts :
« “Il va changer le cours du jazz ”, “C’est un imposteur”, “Il est un génie”, “Il swingue d’enfer”, “Je vais rentrer chez moi et écouter mes trios et quartettes de Benny Goodman”, “Il est ailleurs, très loin”, “Je l’aime bien mais je ne comprends rien à ce qu’il est en train de faire”7. »
5Il est tout aussi clair que la controverse profite aux organisateurs et justifie largement le premier engagement aussi long qu’ait obtenu le groupe. Le critique américain Whitney Balliett, qui a également entendu le quartette au Town Hall, reconnait que son style est « par essence unique et indescriptible »8, d’autres comme Nat Hentoff ou Martin Williams considérant clairement que la musique de Coleman représente une innovation majeure pour le jazz. Si certains musiciens sont d’emblée fortement intéressés par ce qu’ils entendent (Charles Mingus, Leonard Bernstein, Lionel Hampton, Bob Brookmeyer), les critiques négatives fusent sans tarder chez d’autres comme Roy Eldridge ou Miles Davis, qui le tiennent pour rien moins que dérangé. Plus suprenant, Litweiler relate même les propos de Coleman se souvenant d’un coup de poing dans la figure suivi de propos particulièrement violents à son égard de la part du batteur Max Roach9. Jost commente la part prise par les musiciens dans la controverse autour d’Ornette Coleman au sein de la communauté du jazz :
« Salué d’un côté comme le “nouveau Charlie Parker”, l’homme qui symbolisait le renouveau musical, il était de l’autre tourné en dérision, traité de charlatan ou de primitif. Plus que de coutume, les musiciens de jazz eux-mêmes se joignirent à la mêlée. Jusqu’alors, seule la critique s’était chargée de prédire le “déclin du jazz” dans les débats contradictoires, ou – souvent tardivement – de “découvrir” de nouveau talents. Dans le cas d’Ornette Coleman, cependant, une majorité de musiciens rejoignit le chœur dissonant des opposants, fournissant à la critique des munitions supplémentaires pour mener sa guérilla10. »
6À l’image du chœur dissonant évoqué ci-dessus, la réception de « Free Jazz » et de la New Thing que l’album incarne, dans son ensemble, permettrait de longs développements impossibles ici. Elle est parfaitement illustrée par la publication, dès janvier 1962, d’une chronique croisée par le magazine Down Beat, dans laquelle l’un des critiques attribua la note de 5 étoiles (le maximum) à l’album contre 0 pour l’autre11. Pour le premier, Ornette Coleman avec « Free Jazz »
« pousse jusqu’à leur conclusion logique (même si certains auditeurs contesteront ce terme) les principes esthétiques présents, dans une moindre mesure quantitative, du moins, dans ses précédents enregistrements...Il ne rompt pas avec la tradition du jazz ; au contraire, il remet au goût du jour un élément absent de la majeure partie du jazz depuis l’apparition de l’orchestre swing : l’improvisation spontanée en groupe12 ».
7Pour le second, le jugement sans appel ne laisse entrevoir aucun compromis avec son collègue :
« Ce breuvage de sorcière n’est rien d’autre que l’aboutissement logique d’une philosophie en faillite, celle de l’ultra-individualisme en musique. “Improvisation collective” ? C’est absurde. Le seul semblant de collectivité réside dans le fait que ces huit nihilistes ont été rassemblés dans un studio à un moment donné et pour une cause commune : détruire la musique qui les a fait naître13. »
8Le mensuel français Jazz Magazine, publiant seulement en février 1965 une chronique de l’album, semble vouloir éviter d’accentuer l’effet pour/contre en la confiant à trois et non deux signatures, lesquelles reflètent la diversité des positionnements – intellectuel, musical – d’où opère alors la critique de jazz en France. Pour Jean-Louis Comolli (écrivain, scénariste et réalisateur), la « marche vers l’essentiel » qu’est Free Jazz ne laisse pas de place pour l’analyse et on ne saurait parler ni de « structures », ni de « parties » ni de « rôles », ni d’ailleurs d’ « œuvre », dans ce qui est avant tout une « synergie », une représentation qui se donne « tout du long en train de se faire » :
« […] le tout est présent tout entier et à chaque moment en chacune de ses parties. Il n’y a plus de soliste. Le groupe entier est ce soliste, qui joue à une voix comme à huit. Le fait que chaque instrument soit doublé, qu’il y ait deux quartettes ensemble, est une sorte de défi à l’analyse. Si paradoxal que cela paraisse, le Free Jazz est en quelque sorte le renoncement à la liberté des parties, à celle des improvisations, à celle des individus. Ou plutôt cette liberté n’est plus conçue à l’échelle individuelle, mais transférée au niveau de l’ensemble. Il y a là un dépassement de toutes les positions de base du jazz moderne14 ».
9Si pour Comolli « le Free Jazz » (sic) offre la métaphore évidente d’un modèle collectiviste qui nourrit largement l’idéologie du temps et avec elle la critique du free jazz15, il ne délivre aucun message de chaos ni de révolte, mais bien plutôt de confiance et d’innocence.
« C’est-à-dire encore qu’il préconise, au lieu de la critique, la création en tant que telle, et au lieu d’une réorganisation idéale du monde, son acceptation, la vie16. »
10Comme on le voit, la critique se tient ici à distance de l’analyse qu’elle congédie, mais aussi de toute forme de description des conduites musicales individuelles, comme collectives. Pour Martial Solal, succédant au propos de Comolli, cette musique où « tous les coups sont permis » ne s’analyse pas davantage, relevant « de la bêtise et l’inconscience, défauts particulièrement redoutables quand ils prennent la forme d’un microsillon ». Selon le pianiste, dont la critique répercute vigoureusement (et non sans l’humour et l’esprit frondeur qu’on lui connait déjà17) l’hostilité déjà évoquée des musiciens, la liberté musicale peut être « intéressante » quand elle est exprimée par un seul musicien à la fois, pour peu qu’il soit « un créateur ou un improvisateur de talent ».
« Mais, si vous superposez plusieurs parties exécutées par des musiciens différents dans le même instant, un simple calcul de probabilités vous donnera à penser qu’il est impossible que le résultat obtenu soit intéressant18. »
11Concluant cette tribune en forme de triptyque, le critique Jean Wagner apparaît immanquablement dans un rôle de modérateur, reconnaissant (en dépit de son admiration pour le dialogue entre Haden et LaFaro) son imperméabilité presque totale à une expérience dont il approuve le principe : « retrouver le sens de l’improvisation collective conçue comme une libération et non comme une contrainte est un projet bien séduisant ». Le critique argue de sa subjectivité (« je ne me sens pas tellement concerné… », « je n’ai pas la prétention d’être perméable à toutes les œuvres d’art ») pour assumer de « ne pas bouder [son] déplaisir » devant un projet dont il ne perçoit pas « l’architecture interne »19.
12En février 1965 encore, cette fois dans les colonnes de Jazz Hot, le critique Michel Delorme perçoit mieux que d’autres que « Free Jazz » répond « à des impératifs structurels précis », que le chaos y est bel et bien organisé et des thèmes y sont récurrents, ou encore qu’il n’y a là qu’une rupture apparente avec la tradition du point de vue du phrasé mélodique (Coleman Hawkins et Charlie Parker sont cités). Pour le critique, qui a écouté et tenté de décrire l’album avec soin, c’est en tant qu’« expérience » et non qu’aboutissement que l’on peut et doit considérer l’album comme une réussite exceptionnelle.
13Autant de positions qui dessinent sans les épuiser les lignes de force d’une réception critique de « Free Jazz » qui reflètera selon les auteurs les points de vue politique, sociologique, technique ou historique. Cette réception n’est pas facilitée, même si elle en est enrichie, par l’accumulation de découvertes (chez Cecil Taylor, John Coltrane, Archie Shepp, Albert Ayler et d’autres) dessinant l’affirmation progressive du courant composite dénommé free jazz durant toutes la décennie 1960. Pour le musicologue qui s’est employé dès 1975 à montrer la variété des contextes, des expressions et des liens avec l’Histoire qui empêche de considérer le free jazz comme un style ou un courant homogène, c’est parce qu’il contribue à l’« éloignement du monologue individuel des solistes vers une forme de conversation collective » que « Free Jazz est à considérer comme l’un des jalons majeurs du développement de nouvelles formes dans le jazz20. »
14Aucun chiffre « officiel » n’existe concernant les ventes de l’album, constamment réédité entre 1961 et 2021. Le producteur Michael Cuscuna, qui a travaillé pour Atlantic dans les années 1970 et a notamment produit l’édition des Complete Columbia Studio Recordings du quintette de Miles Davis (1965-68), propose néanmoins un ordre de grandeur :
« Il a toujours été de notoriété publique que “The Shape Of Jazz To Come” et “Change Of The Century” étaient les meilleures ventes des titres d’Ornette sur Atlantic. Je dirais qu’ils se sont vendus à 40 000 exemplaires chacun, ce qui est incroyablement élevé. À mon avis, “Free Jazz”, aussi radical qu’il ait été, aurait probablement eu de la chance de se vendre à 10 000 exemplaires. Bien entendu, il ne s’agit que de suppositions éclairées21. »
15La question de la postérité de « Free Jazz » doit s’envisager indépendamment de sa réception critique comme de son succès ou (plus probablement) de son échec commercial. D’un côté, l’expérience radicale qu’il constitue en termes de format instrumental, ou de structuration de l’improvisation collective sur une aussi longue durée a eu peu d’influence directe sur des performances ultérieures. L’exemple le plus souvent cité est celui d’Ascension, enregistrée sous la direction de John Coltrane en juin 1965 pour le label Impulse : onze musiciens dont cinq saxophones, deux trompettes (dont celle de… Freddie Hubbard !) et une section rythmique à deux contrebasses22 ; une pièce en deux parties totalisant une quarantaine de minutes pour chacune des deux versions enregistrées ; un principe d’improvisation collective encadrée par une structuration ferme et nourrie par un matériau préalable identiques pour les deux versions ; l’alternance entre improvisation collective et solos individuels23. Un cadre modal s’ajoute au cadre formel, qui conditionne des changements à de nombreux niveaux, mais l’idée principale reste l’élaboration de structures sonores épaisses et changeantes à partir de motifs mélodiques simples. Le résultat se situe très au-delà, du point de vue de l’intensité sonore et émotionnelle (rappelons qu’à cette époque Coltrane s’est placé sous la bannière de la « New Black Music24 »), de la polyphonie d’essence fortement mélodique de Free Jazz.
16Pour Ekkehard Jost, Ascension,
« cinq ans après le Free Jazz d’Ornette Coleman, […] ouvre une seconde phase de l’improvisation collective libre : au dialogue entre musiciens à la façon musique de chambre, but principal d’Ornette Coleman, succèdent des structures sonores orchestrales. Ce n’est plus le tout qui tire sa signification des parties mais l’inverse : les éléments ne peuvent se comprendre qu’en référence à l’ensemble25 ».
17Deux albums de Don Cherry enregistrés en 1965 et 1966, Complete Communion et Symphony for Improvisers, portent certainement aussi la marque de Free Jazz, dans la mesure où ils proposent également d’élargir la performance aux dimensions du support LP, sous la forme de longues suites ininterrompues (en quartette d’un côté, en septette à deux saxophones et deux contrebasses26 de l’autre) mêlant intimement thèmes et improvisations. Ed Blackwell participe à ces deux aventures marquant fortement la carrière de Don Cherry après sa séparation musicale avec Ornette Coleman (1962).
18Il serait imprudent de relier toutes les expériences d’improvisation collective qui marqueront le vaste et multiple courant du free jazz à venir à l’influence directe du double quartette éponyme, que les musiciens s’en réclament ou non. Tout au plus doit-on prendre acte de l’étape décisive que constitue l’album d’Ornette Coleman dans plusieurs directions, comme la coexistence entre un dialogue nourri avec la tradition du jazz (présence du blues, matière mélodique ou tonale, phrasé swing ou bebop, maintien partiel de la pulsation régulière ou d’une division entre soliste et section rythmique) et la volonté de l’élargir, voire la faire exploser. L’œuvre d’un Archie Shepp suggère un tel rapprochement, de même que son travail sur le timbre, ou l’expressionnisme sonore exacerbé d’Albert Ayler, peuvent s’entendre en germe dans les triturations sonores proposées par Eric Dolphy avec Ornette Coleman. S’agissant de la densité rythmique littéralement inouïe avant Free Jazz, le jeu volcanique et polyrythmique de Sunny Murray ou d’Elvin Jones (seul derrière les fûts dans Ascension) serait-il envisageable sans le modèle fourni par la double rythmique Higgins/Blackwell ?
Ornette Coleman après « Free Jazz »
19C’est d’abord en quartette que se poursuit la trajectoire de Coleman après « Free Jazz », Scott LaFaro puis Jimmy Garrison y remplaçant Charlie Haden. « Ornette » puis « Ornette on Tenor » offrent quelques traces de l’expérience qui vient de se dérouler, comme l’accent mis sur l’improvisation plus que sur le matériau des pièces, ou encore leur durée qui approche ou dépasse désormais souvent la dizaine de minutes. Cherry s’étant éloigné de son ami et mentor pour rejoindre Sonny Rollins – lui-même attiré par les explorations improvisées découvertes à travers le quartette de Coleman –, c’est Bobby Bradford27 qui le remplace dans un quartette complété par Garrison et le batteur Charles Moffett. John Litweiler nous apprend que, vers l’été 1961, Coleman met sur pied un nouveau double quartette : aux quatre musiciens cités viennent s’ajouter Steve Lacy (soprano), Art Davis (contrebasse) ainsi que, revenus pour l’occasion, Don Cherry et Ed Blackwell. Hélas, sans que l’on en connaisse les raisons, aucune trace n’a été conservée des séances qui auraient été organisées dans les studios Atlantic. Le seul concert prévu pour ce groupe à Cincinnatti, à l’automne suivant, aurait été annulé suite à une mésentente financière28. Le double quartette de Free Jazz restera donc une expérience unique.
20Le quartette évolue même dans le sens contraire vers un trio (avec David Izenzon et Charles Moffett) où l’improvisation et l’interaction prennent toutefois une place croissante29. En proie à un découragement attribué selon les sources à la désaffection du public ou à des positions souvent hostiles de la critique comme des musiciens eux-mêmes, Coleman se retire alors de la scène jusqu’en 1965. Il développe durant cette période la pratique du violon et de la trompette, instruments qu’il introduira dans le trio (non sans s’attirer de nouvelles levées de boucliers) lors de son retour, marqué par des performances mémorables à Town Hall comme en Europe (Stockholm, Copenhague, Paris…). Selon Jost,
« ce trio a mis en pratique la conception d’Ornette Coleman en matière d’improvisation collective, avec une profondeur supérieure même à “Free Jazz”. Dans cet enregistrement, le tempo pulsé, jamais absent, gouvernait encore le flot rythmique. Dans le trio en revanche, le rythme pulsé devient un moyen compositionnel qui peut être utilisé ou non, à la fois élément formel et source de contenu émotionnel30 ».
21La formation du groupe Prime Time, dans les années 1970, suggère une analogie avec le double quartette par l’instrumentation qui, bien que changeante selon les moutures, a rendu quasi systématique le doublement des guitares, des batteries et parfois des basses électriques. C’est le cas dans « Those Human Feelings » (1982), « Opening the Caravan for Dreams » (1985), « In All Languages » (1987) et jusqu’à « Tone Dialing » (1995), où l’instrumentation sert un propos différent, imprégné par les textures et les stridences du jazz rock et du funk. Il y perdure toutefois l’idée d’un contrepoint dense et d’une interaction polyphonique alimentée par des motifs mélodiques souvent répétés en boucle. Aucun autre vent, il est vrai, ne vient « doubler » le saxophone de Coleman dans Prime Time, comme le fait remarquer Steve Day31. Le même auteur repère dans la Chappaqua Suite gravée en 1966, avec son trio augmenté du ténor Pharoah Sanders et d’un orchestre « classique » de onze musiciens, une autre sorte de prolongement de Free Jazz en termes de durée (4 parties de 20 minutes environ) et d’extension d’un concept de groupe à un large ensemble. Ici aussi, la dissonance surgit des ressources de l’improvisation, mais aussi de celles de l’écriture. La composition écrite (jusqu’à l’orchestre symphonique dans Skies of America en 1972) prendra dès lors une place croissante dans l’œuvre de Coleman au côté de l’improvisation sous toutes ses formes, une coexistence et un souci de construction à grande échelle dont Free Jazz, dès 1960, est sans doute le premier exemple.
« Free Jazz » et l’harmolodie
22Nous avons jusqu’ici passé sous silence le concept – d’aucuns parleront de théorie, de système, voire de philosophie – qui reste attaché à la personne et à la musique d’Ornette Coleman, sous le nom d’harmolodie. Harmolodics, forme anglaise du néologisme, représente la contraction de harmony, movement (ou motion) et melodic. S’il est impossible de ne pas l’évoquer avant de conclure cet ouvrage, la notion n’apparaît qu’une dizaine d’années après « Free Jazz », plus précisément selon Laurent Cugny sur les notes de pochette de l’album « Skies of America » (1972) cité plus haut :
« Skies of America est un ensemble de compositions et [leur] orchestration pour orchestre symphonique basées sur un ouvrage théorique appelée La Théorie Harmolodique, qui fait appel à la mélodie, à l’harmonie et à l’instrumentation de mouvement de formes […] L’écriture s’applique à la modulation harmolodique qui signifie moduler en hauteur sans changer de tonalité32 […] ».
23L’ouvrage en question n’ayant jamais vu le jour, la « théorie » harmolodique est restée entourée d’une certaine confusion dont témoigne bien la citation ci-dessus. Un article d’Ornette Coleman publié par Down Beat en 1983 propose une définition un peu plus précise :
« Qu’est-ce que l’harmolodie ? L’harmolodie consiste en l’utilisation du physique et du mental selon une logique individuelle, transformée en expression sonore pour produire la sensation musicale d’un unisson, qu’il soit exécuté par un soliste ou par un groupe. L’harmonie, la mélodie, la vitesse, le rythme, le temps et le phrasé occupent tous une position égale au regard du résultat sonore émanant du placement et de l’espacement des idées. Voilà quels sont l’objectif et l'action de l’harmolodie33. »
24Une étude d’ampleur reste à écrire, qui clarifierait le concept harmolodique tant à partir des définitions de Coleman lui-même34 que des témoignages de musiciens ayant travaillé avec lui et des différentes exégèses qui en ont été proposées35. Retenons ici que l’harmolodie tend à associer ce qui pourrait sembler relever d’un côté d’une vision du monde ou d’une philosophie personnelle, de l’autre d’un système ou d’une théorie musicale. Mais rien ne semble indiquer, à ce stade des connaissances, que ce concept développé plus tardivement permette d’éclairer (ou puisse être éclairé par) les processus musicaux mis en œuvre dans Free Jazz.
Notes de bas de page
1Cugny, L., Analyser le jazz, op. cit., p. 352. Dans cette section intitulée « Critique de la transcription », l’auteur présente un grand nombre des arguments avancés pour critiquer, mais aussi défendre la nécessité de la transcription dans le jazz.
2Aboucaya, J. et J.-P. Peyrebelle, Du Be-Bop au Free Jazz, op. cit., p. 157.
3Jost, E., Free Jazz, op. cit., p. 39-40.
4Ibid., p. 40.
5Aboucaya, J. et J.-P. Peyrebelle, Du Be-Bop au Free Jazz, op. cit., p. 164.
6Ibid., p. 191.
7Extraits de presse compilés par Litweiler, Ornette Coleman, A Harmolodic Life, op. cit., p. 78. « He’ll change the entire course of jazz, » « He’s a fake, » « He’s a genius, » « He swings like HELL, » « I’m going home and listen to my Benny Goodman trios and quartets, » « He’s out, real far out, » « I like him, but I don't have any idea of what he is doing. »
8Ibid., p. 79.
9Ibid., p. 83. « Il est venu m’attendre à la sortie et m’a envoyé une droite dans les gencives […] Je suis rentré me coucher, mais à quatre heures du matin, je l’ai entendu crier dans la rue : “Je sais que tu es là, enfoiré, descends un peu que je te botte le cul” », propos traduits par Jonathan Glusman dans Jazz Magazine n° 679, janvier 2016, p. 48.
10Jost, E., Free Jazz, op. cit., p. 53. L’auteur ajoute la note suivante : « Dans son Encyclopedia of Jazz in the Sixties, Leonard Feather a publié une série d’interviews sur Ornette Coleman (blindfold tests) avec des musiciens de toutes tendances stylistiques ; les avis sont si divergents que l’on se demande si tout le monde parle bien du même musicien. »
11Welding, Pete, Tynan, John A., « Record Reviews – Double View of a Double Quartet », Down Beat 29 n°2 (18 janvier 1962), p. 28. Extraits cités par Coleman, Kwami, « Free Jazz and the “New Thing”: Aesthetics, Identity, and Texture, 1960-1966 », Journal of Musicology 38(3), 2021, p. 261-295.
12Welding, P., art. cit. « [Ornette Coleman carries] to their logical (though some listeners will dispute this term) conclusion the esthetic principles present to a lesser degree quantitatively, at least-in his previous recordings... It does not break with jazz tradition; rather, it restores to currency an element that has been absent in most jazz since the onset of the swing orchestra spontaneous group improvisation. »
13Tynan, J. A., art. cit. « If nothing else, this witch's brew is the logical end product of a bankrupt philosophy of ultraindividualism in music. “Collective improvisation?” Nonsense. The only semblance of collectivity lies in the fact that these eight nihilists were collected together in one studio at one time and with one common cause: to destroy the music that gave them birth. »
14Comolli, J.-L., chronique de « Free Jazz », Jazz Magazine n° 115, février 1965, p. 50-51.
15J.-L. Comolli cosigne avec Philippe Carles l’ouvrage emblématique d’une analyse marxiste du free jazz, Free Jazz Black Power, Paris, Champ Libre, 1971. Lire par ailleurs, sur ce sujet, Le Texier, Lucas, « La critique parisienne et la légitimation du free jazz. Vers une politisation du commentaire esthétique (1959-1965) », Marges, 26, 2018, p. 34-43, https://journals.openedition.org/marges/1366
16Comolli, J.-L., art. cit.
17« Si, malgré (ou grâce à) cette chronique, vous achetez ce disque, vous aurez la sensation, pour ne pas dire la certitude, que votre tourne-disque est en dérangement. Eh bien, non, c’est là au contraire la preuve qu’il fonctionne bien […] Chacun des souffleurs semble essayer de trouver la phrase qui collera le moins bien possible avec celle de son voisin pour vous la lancer à l’oreille avec le plus de canards possible ». Solal, M., chronique de « Free Jazz », Jazz Magazine n° 115, février 1965, p. 51.
18Ibid.
19Wagner, J., chronique de « Free Jazz », Jazz Magazine n° 115, février 1965, p. 51.
20Jost, E., Free Jazz, op. cit., p. 70.
21Correspondance avec l’auteur du 10 mars 2023. « It was always common knowledge that “Shape Of Jazz To Come” and “Change Of The Century” was the best-selling of Ornette’s titles on Atlantic. My guess would have been up to 40,000 units on each, which is amazingly high. My guess is that Free Jazz, as radical as it was, would probably have been lucky to sell 10,000 units. Of course all this is educated guesses. »
22John Coltrane, Pharoah Sanders, Archie Shepp (ts), Marion Brown, John Tchicai (as), Freddie Hubbard, Dewey Johnson (tp), McCoy Tyner (p), Art Davis, Jimmy Garrison (b), Elvin Jones (d). Première édition Impulse AS-95, 1966.
23Voir notamment à propos d’Ascension l’analyse de Jost dans Free Jazz, op. cit., p. 99-109.
24Du nom du concert organisé en mars 1965 par l’écrivain et critique de jazz LeRoi Jones.
25Jost, E., Free Jazz, op. cit., p. 109.
26Dont le français Jean-François Jenny-Clark, l’un des futurs propagateurs d’un certain free jazz en France aux côtés de François Tusques, Joachim Kühn ou Michel Portal, notamment. Voir Cotro, V., Chants Libres : le free jazz en France, Paris, Outre Mesure, 1999.
27C’est Bradford qui avait été initialement appelé comme seconde trompette pour Free Jazz, cf. plus haut p. 24.
28C’est en cette occasion par ailleurs, toujours selon Litweiler, que les affiches indiquant « Ornette Coleman – Free Jazz Concert » auraient provoqué un sérieux malentendu et même une colère violente de la part d’une partie du public venu pour assister à un concert …gratuit (free) ! Litweiler, J., Ornette Coleman, A Harmolodic Life, op. cit., p. 102.
29« Town Hall 1962 », ESP 1006.
30Jost, E., Free Jazz, op. cit., p. 70.
31Day, S., Ornette Coleman, Music Always, op. cit., p. 83.
32Cugny, L., Analyser le jazz, op. cit., p. 501. Nous traduisons ici deux extraits des notes de pochette de l’album CBS 65147 : « Skies of America is a collection of compositions and the orchestration for a symphony orchestra based on a theory book called The Harmolodic Theory which uses melody, harmony, and the instrumentation of movement of forms […] The writing is applied to harmolodic modulation meaning to modulate in range without changing keys ».
33Coleman, O., « Prime Time For Harmolodics », Down Beat, juillet 1983, p. 54. « What is harmolodics? Harmolodics is the use of the physical and mental in one’s own logic made into an expression of sound to bring about the musical sensation of unison executed by a single person or with a group. Harmony, melody, speed, rhythm, time, and phrases all have equal position in the results that come from the placing and spacing of ideas. This is the motive and action of harmolodics. »
34De ce point de vue, la confusion souvent notée autour de l’harmolodie nous parait indissociable de la distance toujours conservée par Coleman avec les fondements traditionnels de la lecture, de l’écriture et de la théorie musicales.
35Laurent Cugny (Analyser le jazz, op. cit., p. 501-504) renvoie largement à la discussion de cette théorie dans l’ouvrage de Peter Niklas Wilson, Ornette Coleman: His Life and Music, Berkeley, Berkeley Hills Books, 1999, p. 72-87 ; Raphaël Imbert en précise certains enjeux musicaux comme extra-musicaux dans « L’harmolodie », Jazz Magazine n° 679, décembre 2015, p. 128-130 ; on trouvera enfin en ligne la thèse de Matt Lavelle, Ornette Coleman and Harmolodics (Rutgers, The State University of New Jersey, 2019). L’auteur suggère notamment que Coleman travaille sur ce projet théorique depuis son retrait de la scène en 1963-64, op. cit., p. 139.

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