La musique de « Free Jazz », perspectives analytiques
p. 31-64
Texte intégral
La First Take, une esquisse de Free Jazz
1Si l’on ne sait pas au juste pourquoi First Take est demeurée dix ans dans l’oubli avant d’être éditée sur l’album Twins en 19711, le nom qui lui a été donné alors ne laisse aucun doute sur son antériorité dans la chronologie de la séance de ce 21 décembre 1960. Dans les notes de la réédition CD de 20042, Martin Williams suggère qu’elle aurait été oubliée suite à l’enthousiasme suscité par la version longue, argument auquel on peut ajouter celui du format, puisque la version finale occupe à elle seule les deux faces du LP original. Même si Williams pointe à raison les qualités propres de cette version, comme l’ouverture et la liberté plus grande dont fait preuve Freddie Hubbard lors de son épisode soliste, il fait peu de doute que First Take a été pensée comme une première version compressée de Free Jazz, permettant aux musiciens de s’approprier les nouveautés qui les attendaient : le matériau thématique apporté par Ornette3 (beaucoup plus précis et contraignant que ce qui a pu être remarqué par les premiers commentateurs), la structure générale avec son alternance entre tutti et épisodes solistes dans un ordre fixé par avance, et bien sûr le caractère inédit de l’interaction collective à mettre en œuvre dans ce format de double quartette. Comme indiqué plus haut, First Take a également permis à l’ingénieur du son de tester le dispositif technique prévu, du placement des musiciens au positionnement des micros. L’analyse qui va suivre confirme largement le rôle de First Take en tant que répétition générale ou « filage » ininterrompu de Free Jazz : certaines sections thématiques s’y découvrent quasiment identiques mais encore plus approximatives. Et surtout, l’analyse démontre, par la comparaison systématique entre les deux prises, que la quasi-totalité des sections collectives de la pièce repose sur un matériau thématique soigneusement fixé (et pour une grande part écrit) à l’avance par Ornette Coleman. Certaines différences minimes entre les prises suggèrent quelques modifications marginales pouvant avoir été décidées dans l’intervalle qui les sépare. Cette fixation préalable du matériau a pu être démontrée parfois sans même recourir à la comparaison entre les prises, ainsi du « thème » principal encadrant le solo de Coleman ou de la série d’accords rétrogradés encadrant celui de Dolphy. Sans remettre en cause la spontanéité ni la liberté qui prévalent dans la plus grande partie de la performance (notamment durant les épisodes « solistes »), la comparaison entre les deux prises nous permet de mieux comprendre à partir de quelles contraintes s’exerce la liberté inhérente à Free Jazz et de mieux entendre comment chacun des protagonistes se les approprie. Elle permet ainsi de réévaluer la dimension véritablement compositionnelle dans laquelle Ornette Coleman a voulu inscrire les développements les plus imprévisibles, et jusqu’alors inentendus, de Free Jazz.
2First Take rappelle enfin la place des alternate takes dans l’analyse du jazz en ce qu’elles permettent d’éclairer le moment de l’avant d’une performance donnée4 et ainsi mieux relier le surgissement de l’improvisation (individuelle ou collective) à son contexte. Nombre d’analyses des performances de Charlie Parker, Charles Mingus ou Miles Davis (pensons à l’alternate take de Flamenco Sketches dans « Kind of Blue »5) se sont nourries de la comparaison entre les prises pour comprendre tant le cadre (formel, harmonique, modal) des pièces que les processus d’improvisation qui s'y jouent.
Le déroulement de Free Jazz : un regard d’ensemble
3Le tableau synoptique de la Fig. 4 permet de visualiser la construction générale de Free Jazz, bien que sa durée comme son organisation représentent un défi face aux contraintes traditionnelles de la mise en page. La ligne inférieure grisée (Matériau) permet tout d’abord d’observer l’alternance de « sections thématiques » (A1, B1, B’1, A2, C, etc.) et de « sections improvisées » (« Solo Dolphy », « Solo Hubbard », etc.) dans leur temporalité précise. Il faut pourtant bien se garder de considérer ici des « thèmes » et des « improvisations » au sens pris par ces termes dans la pratique commune du jazz bebop et post bebop, c’est pourquoi nous les plaçons entre guillemets. N’oublions pas, comme nous l’avons rappelé plus haut, que les premiers albums d’Ornette Coleman, s’ils maintiennent le principe de pièces monothématiques qui pérennisent le schéma thème-improvisation-thème, ont progressivement retiré à ce dernier son statut de matrice harmonique et formelle pour les improvisations. S’il existe bien un matériau pré-composé, il agit ici principalement comme relais, point de départ ou d’arrivée, et se compose d’éléments de nature très différente que nous tenterons de synthétiser. Les « sections improvisées », si elles semblent confiées successivement à chaque « soliste », s’ouvrent progressivement aux interventions des autres musiciens, sous forme de commentaires plus ou moins fournis entretenant différents liens entre eux, même si ce principe général se modifie durant le dernier tiers de la pièce, de nature plus intimiste. Une image est particulièrement efficace pour comprendre le déroulement général de la performance : on peut imaginer un peloton de cyclistes partant groupé puis donnant lieu à des échappées individuelles, systématiquement rattrapées par l’un, puis plusieurs des poursuivants avant un prochain regroupement, et ainsi de suite … Ici, toutefois, le plan de course est soigneusement prémédité !
La primauté du collectif
4Les interventions de chaque musicien sont matérialisées sur le tableau synoptique à l’aide des couleurs qui les distinguent. L’écoute attentive de chaque canal séparé nous a permis ce relevé montrant l’activité respective des musiciens, indépendamment de la nature ou de la qualité spécifique de leur jeu à chaque instant6. Ceci permet aussi de mettre en évidence, a contrario, leur utilisation du silence ou les relations qui s’établissent entre eux. On voit ainsi la relative synchronisation entre les interventions de Coleman et celles de Cherry pendant les épisodes solistes de Dolphy et Hubbard, comme, à l’inverse, entre les interventions de Dolphy et Hubbard pendant les épisodes solistes de Coleman et Cherry.
5Le tableau rend par ailleurs immédiatement visible le fait que le jeu collectif, dans Free Jazz, s’appuie sur l’activité incessante des contrebassistes (en vert) et des batteurs (en bleu), à l’exception bien sûr des épisodes solistes qui les concernent. Cette particularité, qui s’accompagne de conventions précises régissant leurs modes de jeu respectifs, est à l’origine de la sensation de continuum sonore qui se dégage à l’écoute et diminue progressivement jusqu’aux dernières minutes. En définitive, le tableau montre bien que, quelle que soit la place prise par l’improvisation individuelle à certains moments de la performance, elle advient d’abord au sein de et en relation avec une texture collective dont l’épaisseur et la densité sont variables. Les deux citations qui suivent traduisent cette tension entre individuel et collectif, mais témoignent aussi de la conscience d’Ornette Coleman de conduire une expérience inédite par ce travail de groupe :
« Si j’avais pu enregistrer “Free Jazz” avec cinquante musiciens, je l’aurais fait. Tout dépend, en définitive, des musiciens et de la manière dont ceux-ci sont capables de s’adapter à certaines circonstances. Lorsque nous avons enregistré “Free Jazz”, les sept jazzmen qui se trouvaient en ma compagnie se rendaient parfaitement compte qu’il aurait été absurde de jouer chacun pour soi. Si l’un d’entre eux l’avait fait, il se serait situé en-dehors de l’expérience que nous tentions. Celle-ci consistait non pas à s’interroger sur la valeur d’un chaos musical ou la place qu’y tiendrait l’ego de chacun, mais bien à exprimer une musique spontanée qui fût aussi collective7. »
« Ce qui comptait le plus pour nous était de jouer ensemble, tous en même temps, sans nous gêner mutuellement, et aussi que chacun ait assez d’espace pour s’exprimer seul à sa guise – et de conserver cette idée sur toute la durée de l’album. Quand ce que jouait le soliste me suggérait une idée ou une direction musicale à prendre, je la jouais derrière lui dans mon propre style. Il poursuivait son solo à sa façon, bien sûr8. »
Fig. 4 — Tableau synoptique du déroulement de Free Jazz.

Rythme et tempo
6Comme le constate Peyrebelle dans son analyse, « dans Free Jazz la pulsation demeure d’un bout à l’autre de l’œuvre. L’axe du temps est généralement pulsé et parfois mesuré avec l’apparition ponctuelle de métriques identifiables (3/4, 4/4, 5/4, 7/4…)9 ». Peyrebelle montre par ailleurs comment le tempo régulier moyen (autour de noire = 194) fluctue légèrement au cours de la pièce :
11:27 | noire = 195 (épisode d’improvisation collective + solo d’alto) |
19:36 | noire = 188 (fin du solo d’alto) |
25:18 | noire = 196 (fin du solo de trompette de Don Cherry)1 |
1. Ibid., p. 158. |
7Il est temps ici de préciser la spécificité de chaque section rythmique, plusieurs fois évoquée précédemment. La perception du tempo est principalement due au tandem entendu sur le canal droit et dont la cohésion rayonne sur l’ensemble : Charlie Haden tient le plus souvent une walking bass en noires tandis que Ed Blackwell maintient sur la grande cymbale un chabada presque conventionnel dans le style des batteurs bop, nourri de nombreuses relances sur les fûts. S’ils en troublent quelque peu la perception, les rythmiciens du canal gauche se conforment eux aussi au tempo général : Scott LaFaro effectue des lignes de croches dans le registre medium ou aigu de la contrebasse tandis que Billy Higgins, cohérent avec « son » bassiste, dédouble le plus souvent le tempo sur les cymbales. L’un et l’autre suggèrent le plus souvent une division du temps en croches égales, avec pour résultat de brouiller la perception nette du swing affirmé plus nettement par leurs partenaires. La First Take nous apprend que cette répartition des tâches comme le choix du tempo ont été fixés en amont des deux enregistrements, bien que cette première prise soit marquée, entre autres différences, par une énergie et une densité de jeu supérieures dans l’improvisation collective.
8La perception de ce tempo sous-jacent, si elle est nourrie par les deux sections rythmiques, provient également du phrasé des solistes. Ceux-ci s’expriment fréquemment avec un découpage rythmique et un phrasé directement issus du bebop. En voici quelques exemples parfaitement représentatifs, par ailleurs, du style mélodique de chacun des vents :
Fig. 5 — Eric Dolphy entre 3:45 et 3:50.

Fig. 6 — Freddie Hubbard entre 7:06 et 7:12.

Fig. 7 — Ornette Coleman entre 10:37 et 10:41.

Fig. 8 — Don Cherry entre 21:12 et 21:18.

9Comme l’a montré Peyrebelle, des ostinatos apparaissent fréquemment qui contribuent à asseoir la pulsation et à l’installer nettement dans une métrique à 4 temps. Celui qui s’installe à partir de 10:56 pendant le solo d’alto réunit Hubbard et Dolphy (à l’initiative du trompettiste) et se présente comme un riff répété une quinzaine de fois en se modifiant avant de s’effilocher peu à peu :
Fig. 9 — Eric Dolphy et Freddie Hubbard à partir de 10:56.

10De la même façon qu’ils soulignent et accentuent la perception d’une pulsation globale, les solistes contribuent fréquemment à la contester ou à la brouiller, individuellement ou collectivement. Eric Dolphy procède ainsi par exemple, entre 1:29 et 1:42 au début de son solo, par une succession de traits rapides qui balayent l’ambitus de son instrument ; Freddie Hubbard fait de même à partir de 7:32 par une série de traits ultra-rapides où ne se perçoit plus la division du temps. Don Cherry, dont le phrasé est truffé de ces traits à l’apparence confuse, donne parfois l’impression de flotter sur une ou plusieurs pulsations parallèles, comme entre 21:49 et 21:59 dans son solo. Les batteurs participent largement aux ruptures de tempo10 par des interventions parfaitement imprévisibles (les roulements rapides de Billy Higgins pendant le solo de Don Cherry à 22:11, auquel répond Ed Blackwell à 22:55).
11Ailleurs, des figures obstinées remettent en question la pulsation ou la métrique principale, comme le motif en noires pointées répété par Charlie Haden peu avant 12:00, pouvant suggérer une mesure à 3 temps. La polyrythmie, voire l’indiscernabilité rythmique généralisée de ce passage provient également des longues tenues dans le grave (évoquant des coups de corne de brume) alternant à la clarinette basse avec de puissants accents dans l’aigu.
12D’un point de vue rythmique, Free Jazz se présente bien comme « un vaste édifice collectif où les rythmes se mêlent et s’entrechoquent dans des chassés-croisés incessants11 ». À partir du cadre préétabli (pulsation régulière même si fluctuante, répartition des tâches entre les deux sections rythmiques), l’imagination individuelle des participants et le jeu de l’improvisation collective font respirer la texture globale et diminuent le risque d’une trop grande uniformité. La pluralité rythmique suggérée par la division des tâches entre les deux canaux permet aux vents de s’appuyer ou non sur la pulsation principale sans jamais donner l’impression de jouer « à côté » ou en dehors du cadre temporel. Mais ce travail sur le temps, s’il est en grande partie improvisé, s’inscrit et se développe à l’intérieur d’une véritable composition, conçue elle aussi pour structurer cette improvisation collective et les risques d’uniformité ou de chaos qui guettent une performance aussi longue et ininterrompue.
Composition et arrangement : le matériau préexistant
13Comme nous l’avons déjà signalé, et comme le montre la ligne inférieure du tableau synoptique (Fig. 4), Free Jazz se présente sous la forme d’une alternance entre des « sections thématiques » jouée en tutti et des « sections improvisées » (Dolphy, Hubbard, Coleman, etc.), où l’improvisation collective s’organise autour d’un soliste selon un ordre et un minutage approximatif définis à l’avance. Rappelons-ici l’objectif de Coleman déjà cité plus haut : « Ce qui comptait le plus pour nous était de jouer ensemble, tous en même temps, sans nous gêner mutuellement, et aussi que chacun ait assez d’espace pour s’exprimer seul à sa guise – et de conserver cette idée sur toute la durée de l’album12 […] ». De ce point de vue, les sections thématiques qui ouvrent, concluent et ponctuent la performance sont garantes – et agissent tout au long de la pièce comme des piliers – de cette primauté accordée au collectif. En outre, leur nature et leur construction interne expriment toutes les modalités possibles de ce jeu collectif (plus ou moins fixé par l’écriture, linéaire ou vertical, etc.), même si leur mise en œuvre revêt un caractère souvent approximatif, bien loin de la précision requise par des arrangements traditionnels.
14Il n’est pas inutile de remarquer que les 9 sections thématiques additionnées représentent une durée de 2mn 27 sur un total de 37mn 03 secondes, soit une très faible proportion de la performance entière. Cette durée est inégalement répartie, puisque comme le montre le tableau les sections thématiques sont de plus en plus brèves à l’exception de la toute dernière, laquelle occupe une demi-minute. Elles ne remettent donc pas en question le caractère d’improvisation collective de Free Jazz inscrit dans son titre, mais elles assurent une fonction à la fois structurelle et expressive. D’un côté, elles constituent l’amorce, la conclusion ou la ponctuation des sections improvisées, de l’autre elles les nourrissent par leur matière même. Comme le montre le relevé ci-dessous (Fig. 10), les séquences thématiques juxtaposent parfois plusieurs éléments regroupés en un complexe thématique (A1B1, B’1A2 C, DE, etc.) ou bien sont constituées d’un élément unique et plus bref (E, F, etc.).
Fig. 10 — Sections thématiques encadrant les « solos ».

15Dans son analyse, Peyrebelle propose de décomposer le matériau « thématique » d’une part en éléments convenus, relativement fixes même si approximatifs (hauteurs, intervalles, rythmes), d’autre part en textures sonores provenant « d’intentions de jeu ou d’indications vagues », moins précises et plus résistantes à la transcription13. Notre propre analyse, nourrie par la comparaison avec First Take, diverge en partie avec cette lecture et met en évidence une plus grande part de fixation préalable du matériau, y compris dans certaines textures sonores comme les « tutti polyphoniques » (A1 à A4) suggérant pourtant une improvisation collective libre.
16Le seul élément pouvant coller à la notion de « thème » dans Free Jazz, représenté par E et (E) ci-dessus, est entendu à deux reprises de part et d’autre du « solo » de Coleman lui-même, puis sous une forme tronquée après le « solo » de Cherry. Ligne mélodique swinguant dans un style bebop comme les affectionne le saxophoniste en quartette, E est joué dans un unisson approximatif par les quatre vents sur une pulsation et une métrique à 4/4 très claires. Ce thème pré-écrit fait apparaître un découpage original en trois phrases de longueur croissante affirmant quatre centres tonals successifs : Do# (e1), La (e2), Ré puis Mi (e3).
Fig. 11 — Thème E.

17Coloré (mélodiquement et harmoniquement) par les tonalités successives qu’il traverse, le thème E affirme sa dimension monodique (horizontale), même si son rendu est épaissi par l’hétérophonie qui caractérise son exécution. Outre qu’il représente une sorte de signature stylistique du leader, il peut avoir été pensé comme un stimulus expressif, aux accents vocaux et joyeux, susceptible de renforcer la cohésion du groupe à trois moments clés de la performance. Ajoutons que la centralité de ce thème E (il apparait approximativement à la moitié de la pièce) est soulignée par le montage effectué sur le LP original, qui s’en sert à la fois comme fin de la face A et début de la face B.
18Deux autres catégories de matériau thématique parsèment la performance, qui se distinguent par le mode d’organisation sonore qu’elles prévoient entre les vents. Les quatre « tutti polyphoniques » A1 à A4 évoqués précédemment, chacun d’une durée comprise entre 8 et 10 secondes, sont placés durant les 6 premières minutes (où ils encadrent le « solo » de Dolphy) puis durant les 4 dernières (où ils encadrent les « solos » des batteurs). Formés par l’enchevêtrement des parties individuelles, ils prennent l’apparence d’un tissu polyphonique et polyrythmique aussi dense qu’inextricable. Leur mise en place, dans un contexte libéré de la pulsation fixe et dans un débit très rapide, procure une sensation d’éparpillement, de non-contrôle voire de pointillisme sonore14. L’énergie résultante, accentuée par les rythmiciens, suggère donc fortement à l’audition qu’il s’agit-là de plages d’improvisation collective, d’autant que l’oreille ne perçoit aucune répétition à l’intérieur des tuttis ou d’un tutti à l’autre. De cette polyphonie inextricable à l’allure sauvage et dégageant un fort sentiment d’urgence, on peut néanmoins isoler et transcrire15 quelques parties individuelles, notamment celles plus distinctement jouées par Coleman et Hubbard (qui, comparativement aux deux autres, produisent moins de hauteurs rendues inaudibles par la qualité d’émission sonore ou la tessiture). Voici les transcriptions, nécessairement approximatives, des notes entendues au saxophone alto (canal gauche) et à la trompette (canal droit) sur les tuttis A1 et A2 :
Fig. 12 — Tutti A1.

Fig. 13 — Tutti A2.

19Si le tutti A1, ici réduit à deux parties mélodiques, ne fait apparaître aucune correspondance nette entre elles (en dehors du principe de motifs mélodiques brefs et sans logique apparente), A2 révèle une concertation des deux vents quant au profil mélodique initial, qui pourrait même suggérer une tentative d’unisson. C’est ici qu’intervient, de façon décisive pour l’analyse, la comparaison avec First Take. En effet, l’écoute attentive de ces deux tuttis dans la prise initiale confirme16 que les motifs joués par Coleman et par Hubbard y sont pour l’essentiel constitués des mêmes hauteurs, parfois très distinctement entendues (par exemple quand Hubbard est « en dehors » à la fin de A1 ou exécute de grands intervalles à la fin de A2). Puisqu’il est exclu d’imaginer que des motifs aussi complexes et fournis puissent avoir été mémorisés d’une prise à l’autre, on peut en déduire la fixation préalable partielle de ces séquences en tutti, sous la forme par exemple de groupements écrits de notes à exécuter successivement entre deux signaux. Il faut ajouter que la comparaison des tuttis A3 et A4 avec leurs homologues dans la First Take aboutit à la même conclusion. Distincts des précédents par le choix des hauteurs, ils se présentent comme de mini chaos organisés avec de très fortes correspondances d’une prise à l’autre comme l’insertion de notes répétées dans A3 (Coleman à 33 :48 puis Hubbard à 33:52). Tout porte à croire que le procédé identifié dans les deux premiers tuttis se reproduit dans les deux derniers : les motifs mélodiques des interventions des vents ont été notés (d’une façon sans doute proche de la notation utilisée ici pour la transcription) et leur mise en place confiée à l’appréciation de chacun d’eux dans un intervalle de temps chaque fois très contraint. Il reste impossible d’identifier les nombreuses variations spontanées apportées par chaque musicien à ce schéma d’ensemble, Cherry ou Dolphy par exemple semblant fréquemment s’extraire de la polyphonie ou modifier leurs parties, certaines autres restant simplement inaudibles. Il n’en reste pas moins que Coleman a travaillé ici à précomposer en amont ces séquences pour qu’elles soient entendues comme de l’improvisation collective, peut-être aussi pour dissuader ses partenaires de recourir à de simples réflexes et ainsi garantir autant que possible la spécificité mélodique et sonore de chacun de ces tuttis.
20Avec quatre vents à sa disposition, on voit que Coleman peut épaissir un thème à l’unisson (E) ou tisser une toile polyphonique inextricable et changeante (A1 à A4). La troisième et dernière sorte de matériau thématique qu’il imagine pour encadrer l’improvisation collective se présente sous la forme de tenues verticales ou de blocs compacts à la composition et la durée variables et à la mise en place approximative.
21Il faut nous intéresser en premier lieu aux deux suites de 7 « accords » B1 et B’1, la première succédant à A1 et annonçant le « solo » Dolphy, la seconde le clôturant avant d’ouvrir sur A2. Ces deux éléments mettent en évidence une intention compositionnelle tellement inattendue chez Coleman… qu’elle a échappé à toutes les analyses antérieures, et en particulier à la perspicacité de Jean-Pierre Peyrebelle. Les Fig. 14 et 15 représentent la transcription approximative17 des parties individuelles jouées dans B1 et B’1, la Fig. 16 en proposant la synthèse sur une seule portée :
Fig. 14 — Suite d’ « accords » B1.

Fig. 15 — Suite d’ « accords » B’1.

Fig. 16 — Synthèse B1 B’1.

22La transcription met à jour, ici encore, un principe compositionnel plus strict qu’il n’y parait à l’écoute : chacun des « accords » comporte de deux à quatre sons réels, par le jeu des unissons, certains formant un accord classé (septième majeure pour le deuxième, accord parfait mineur pour le sixième), d’autres un agrégat totalement dissonant (les quatrième et septième notamment). L’on remarque surtout que la suite B’1 est la quasi exacte rétrogradation de B118, ce qui suppose naturellement que chaque souffleur dispose, non pas d’un « réservoir de notes énoncées avec la plus grande liberté19 » mais bien d’une série de 7 hauteurs à jouer à l’identique dans un sens puis dans le sens contraire, à l’évidence écrites à l’avance et lues au moment de la performance. Ici, le recours à First Take n’est pas utile pour mettre en évidence l’écriture préalable de cette suite d’accords, que le procédé de rétrogradation suffit à prouver. Mais la comparaison confirme que cette partition n’a pas été modifiée entre les deux prises : en effet, même si l’on entend plus d’approximation dans la mise en place et un débit plus rapide dans First Take, les notes jouées individuellement sont identiques. La fixation des hauteurs permet ici à Coleman de garantir la variété dans les couleurs et de nombreux chevauchements dans les parties individuelles, soit une autre façon de garantir la variété du matériau et de suggérer l’improvisation collective par l’écriture que celle mise en évidence dans les tuttis A1 à A4. Quant au procédé de rétrogradation en lui-même, qui reste rare dans la tradition du jazz même si quelques compositeurs-arrangeurs des années 1950 y ont recours20, aucun témoignage de Coleman ne vient l’éclairer. Il est toutefois difficile de ne pas se rappeler sa proximité avec Gunther Schuller, compositeur lui-même familier des techniques de l’écriture atonale ou dodécaphonique. Rappelons-nous que deux de ses pièces ont été enregistrées la veille et l’avant-veille de Free Jazz dans les studios Atlantic avec la participation de Coleman, Dolphy et LaFaro. La première d’entre elles, Abstraction, est écrite pour saxophone alto, guitare, deux contrebasses, batterie et quatuor à cordes. John Litweiler livre une information cruciale que confirme l’écoute attentive21 : la forme générale en est ABA’ (B faisant notamment entendre une cadence solo improvisée par Coleman), dans laquelle A’ est la rétrogradation stricte de A ! Sans qu’il soit possible de l’affirmer, on ne peut évidemment exclure l’influence directe de ce procédé sur la rétrogradation des sept accords introductifs de Free Jazz, expérimentée le surlendemain par le double quartette.
23Plus loin, une nouvelle série de tenues verticales à la couleur plus sombre, dans le medium grave, se présente entre le « solo » Hubbard et le « solo » Coleman, juste avant le thème E. Les hauteurs individuelles sont ici encore notées (la comparaison avec First Take fait toutefois entendre davantage d’écarts) et produisent un résultat d’ensemble tendu, résolument atonal mais plus proche d’une superposition de mélodies dissonantes que d’une série d’accords. En voici la transcription réduite aux parties jouées par Coleman et Cherry :
Fig. 17 — Suite de 14 « accords » D.

24À la toute fin de la pièce, une série de notes longues dans le grave (G) procède de la même intention, mais l’alignement vertical semble se diluer progressivement au profit de la superposition des parties individuelles, avant l’ultime tenue (H) :
Fig. 18 — H.

25Avant cette dernière tenue, d’autres blocs verticaux dissonants ou à la sonorité tendue se sont fait entendre en des points clés, comme à la fin de A2 :
Fig. 19 — C.

26De même nature sont les unissons approximatifs sur de longues tenues jouées en guise de ponctuation, ainsi F entre le « solo » Haden et le « solo » LaFaro puis F’ entre le tutti A3 et le « solo » Blackwell ». Ces interjections collectives agissent comme des rassemblements et sont soigneusement écrites, comme le confirme une fois encore la comparaison avec First Take22.
27L’écriture préalable, comme on le voit presque généralisée dans l’ensemble du matériau thématique de Free Jazz, concerne principalement les parties des vents, mais chacune de ces séquences bénéficie d’un soutien discret des rythmiciens qui en soulignent efficacement les contours. Il faut en retenir la diversité : thème purement mélodique, polyphonies serrées d’apparence libre, suite de blocs où prédomine l’élément vertical, superposition approximative de lignes mélodiques à mi-chemin de l’horizontal et du vertical. Comme l’a montré la comparaison systématique avec la version d’essai que représente First Take, ce matériau soigneusement préparé, en grande partie noté puis disséminé tout au long de la performance, représente le cadre à l’intérieur duquel se déroule l’expérience improvisée collective.
Improvisation et liberté
28Improvisation collective et liberté sont deux notions placées au centre de l’album – à travers son titre bien sûr, mais aussi les enjeux mis en avant par son concepteur. On a bien vu jusqu’ici par l’étude du cadre et du matériau préexistant que Free Jazz ne se présentait pas, loin s’en faut, comme une création collective libre, mais il est temps de nous pencher sur le fonctionnement réel de l’improvisation et d’en décrire les principaux effets pour l’auditeur. Si la primauté accordée au collectif (voir plus haut) nous pousse à observer les diverses modalités d’interaction, l’organisation en sections confiées successivement à chacun des protagonistes maintient, au moins partiellement, le principe de l’improvisation individuelle pratiquée jusqu’alors par Coleman et ses partenaires de jeu. Dans un extrait des notes de pochette déjà cité, Coleman insiste sur l’idée de « jouer ensemble, tous en même temps, sans [se] gêner », mais aussi sur la nécessité « que chacun ait assez d’espace pour s’exprimer seul à sa guise23 ». Intéressons-nous donc pour commencer à ce dernier aspect, sans jamais perdre de vue ni d’oreille l’imbrication étroite de l’individuel et du collectif dans l’improvisation.
Improvisation individuelle
29Plusieurs éléments se dégagent à l’observation du tableau synoptique (Fig. 4), qui relient clairement Free Jazz à la pratique commune du jazz (terme proposé par Laurent Cugny24) en matière d’organisation du jeu collectif. Même s’ils ne s’appuient pas sur un thème et sa grille harmonique pour déployer leurs chorus improvisés, l’arrangement prévoit une succession ordonnée de « solistes », en commençant par les vents et terminant par les rythmiciens (contrebassistes puis batteurs), selon un ordonnancement bien rôdé dans tout le jazz mainstream. Plus encore, l’arrangement n’est pas loin de reproduire la hiérarchie qui s’instaure au bénéfice du leader dans les combos bebop : certes, Coleman accorde à ses deux invités surprises (Dolphy et Hubbard) les deux premières séquences solistes, mais ce faisant se ménage une intervention à la fois plus longue et plus centrale, encadrée par l’unique thème mélodique exposé à l’unisson (voir E plus haut), une situation qu’il est le seul à connaître au sein de la structure d’ensemble. Après la dizaine de minutes occupée par le « solo » de Coleman et les cinq accordées à chacun des trois autres vents, les contrebassistes disposent respectivement d’un peu de moins de cinq puis de quatre minutes, puis les batteurs s’en partagent… un peu plus de trois. Chacun des performeurs se voit offrir l’occasion d’exprimer, par ce biais, son langage d’improvisateur et sa façon de se comporter en soliste, même s’ils sont tous par ailleurs théoriquement impliqués dans toutes les autres sections.
Tonalité versus atonalité dans Free Jazz
30Dans la pratique commune, les solistes s’appuient sur la structure formelle mais aussi harmonique d’un thème (la grille d’accords), ce qui signifie qu’ils recourent aux principes d’une harmonie fonctionnelle ou élargie à une approche modale. On a vu ci-dessus comment ce principe était remis en cause dans la conception du matériau thématique : le seul « thème » de Free Jazz se voit réduit à une sorte de rendez-vous de part et d’autre des solos de Coleman et de Cherry, et suggère lui-même trois centres tonals sans véritable logique harmonique. Nous avons souligné par ailleurs25 que la musique d’Ornette Coleman élaborée en quartette juste avant Free Jazz dégageait progressivement l’improvisation individuelle de la contrainte harmonique. Si le matériau thématique (à l’image des deux suites d’accords rétrogradées B1 et B’1), est le plus souvent indéterminé du point de vue tonal, qu’en est-il des périodes d’improvisation collective ? Les contrebassistes font-ils entendre clairement des repères tonals stables ou évolutifs, sur lesquels s’appuieraient les solistes ? La réponse est donnée par Charlie Haden (canal gauche) puisque c’est lui qui, endossant le rôle de walking bass(ist), serait à même d’impulser une logique de polarisation tonale, prédéterminée ou non. Or, le plus souvent, ses lignes sont conjointes, riches en chromatismes, et n’offrent aucun repère clair, sauf quand le soliste suggère un centre tonal (par exemple Dolphy sur Mi vers 1:45, ou Hubbard sur Ré puis Fa, puis Sib à partir de 6:00). Hors de ces périodes, la ligne de basse est librement improvisée, jouant avant tout son rôle rythmique mais pouvant se construire par motifs. Voici par exemple un fragment de la ligne de basse soutenant le solo d’Eric Dolphy :
Fig. 20 — Walking bass de Charlie Haden entre 1:50 et 2:30.

31Les seules zones d’affirmation franche de pôles tonals concernent les épisodes solistes confiés à chacun des bassistes, ou certains moments de « retrouvailles tonales » dans l’improvisation collective (voir plus loin). Peyrebelle évoque justement à ce propos des « zones où s’exerce un phénomène d’attraction tonale impliquant conjointement plusieurs musiciens » ou encore d’une « osmose mystérieuse se réalisant autour de l’apparition de surfaces tonales26 ». Passons à présent rapidement en revue les principales caractéristiques déployées par chaque improvisateur dans la section qui lui est plus particulièrement attribuée.
Eric Dolphy
32Le clarinettiste se lance le premier dans la fournaise immédiatement allumée par l’introduction collective et alimentée d’emblée par la double rythmique. Il déploie sans attendre et avec ardeur son style mélodique caractéristique, fait d’une alternance imprévisible de longues phrases balayant le registre entier de la clarinette basse (ce dès la toute première phrase, voir ci-dessous) et de plus brefs motifs saccadés.
Fig. 21 — Solo Dolphy : première phrase.

33Ses mélodies à l’allure débridée jouent simultanément sur le registre, les intensités et sur un timbre hyper vocalisé, variant du rauque dans le grave à des étranglements expressifs dans l’extrême aigu (0:50 à 0:55), tour à tour chaud ou agressif. Le style fragmentaire, discontinu de Dolphy, où des motifs en valeurs très brèves peuvent être suivis de longues tenues (vers 2:40), et où une insistance rageuse se fixe parfois sur des motifs en notes répétées (à partir de 4:50), est annonciateur des bouleversements du phrasé et du son dans le free jazz à venir. Mais on y entend aussi de nombreuses tournures typiquement bebop ou hard bop (1:07 à 1:24), ou encore cette formule récurrente presque parkérienne :
Fig. 22 — Solo Dolphy : formule bebop.

34Quelques secondes plus tard, c’est une très nette coloration blues qui se fait entendre :
Fig. 23 — Solo Dolphy : emprunt au blues.

35De bout en bout de sa section soliste, Dolphy impose son ardeur communicative, laquelle provoque sans tarder un élargissement des échanges avec les autres vents, d’où la sensation auditive d’une continuité entre solo et polyphonie collective, laquelle se retrouvera plus loin dans la performance et confirme la primauté du collectif à l’œuvre dans Free Jazz.
Freddie Hubbard
36Comme on l’a vu plus haut, Hubbard est des musiciens réunis ici le plus solidement ancré dans la tradition du moment, issue du bebop et baignée par les inflexions et l’expressivité du hard bop. Il se démarque en solo tant par la justesse de son intonation que par la clarté de l’articulation. Ses allusions tonales sont souvent très claires, de même que le jeu sur des motifs simples à base de quartes ou de quintes, même si la liberté du contexte et de la section rythmique peut conduire à des ambiguïtés métriques (Fig. 24 et 25). Coïncidence ou citation en forme de clin d’œil, difficile de ne pas remarquer dans le motif initial à 7:06 (Fig. 25) le début, transposé en Sib et phrasé en ternaire swing, du St. Thomas de Sonny Rollins (1957).
Fig. 24 — Extrait du solo Hubbard (1).

Fig. 25 — Extrait du solo Hubbard (2).

37Il ne faut pourtant pas réduire la contribution d’Hubbard à la dimension la plus conventionnelle de son jeu, et entendre aussi les zones de brouillage sonore et tonal qu’il initie par des traits rapides à l’apparence plus confuse (6:26-6:28) ou encore ses initiatives plus audacieuses en forme de gestes purement sonores destinés à susciter l’interaction. C’est bien Hubbard qui déclenche à 6:42 une sorte de hennissement tremblé (au moyen d’une sorte de trille), lequel se propage pendant les vingt secondes suivantes à l’ensemble des vents. Nous revenons plus loin sur cet étonnant épisode dans la section consacrée à l’improvisation collective. Il reste que son propos s’affirme avec un caractère autoritaire, voire péremptoire (en raison d’une sonorité brillante et d’une articulation conventionnelle) qui entraine sinon le retrait, du moins la discrétion fréquente de ses partenaires. Son épisode « soliste » s’approche ainsi souvent de la situation traditionnelle du solo accompagné.
Ornette Coleman
38Comme déjà mentionné, l’épisode soliste de Coleman est environ deux fois plus étendu que ceux des trois autres vents. Pour autant, si son jeu est pratiquement ininterrompu sur cette période (de 10:06 à 19:37), il est très fréquemment imbriqué dans le jeu collectif et les échanges incessants qu’il suscite et impulse sans relâche. Trois véritables solos émaillent cet épisode (10:06-10:55, 12:55-13:20, 16:00-16:30), la polyphonie émergeant presque partout ailleurs par l’intervention d’un ou plusieurs des autres vents. Il reste que la ligne de partage est difficile à tracer entre improvisation individuelle et collective pendant le solo de Coleman, dont le discours semble plus souvent provoquer les réactions de ses partenaires que se soumettre à leurs propositions. Il est ainsi assez facile d’entendre tout au long de ces neuf minutes trente les caractères de son jeu et de son style, tels qu’ils s’expriment depuis ses premiers albums.
39Parmi ceux-ci, on retrouve le « langage diatonique et [les] rythmes simples, presque naïfs, [cohabitant] avec l’emploi du chromatisme et une tension rythmique provenant d’un placement souvent inattendu […] ou de décalages surprenants27 », ou ce « sens de la formule mélodique s’imposant avec une naïve évidence28 », qu’elle relève de l’esprit de la comptine enfantine ou de la calypso caribéenne. En voici quelques exemples parmi beaucoup d’autres :
Fig. 26 — Solo Coleman : phrase initiale.

Fig. 27 — Solo Coleman : extrait à 13:02.

Fig. 28 — Solo Coleman : extrait à 19:23.

40Syncopées (ci-dessus Fig. 27) ou en noires sur le temps (plus haut Fig. 7), des notes répétées viennent fréquemment recharger l’énergie de la phrase en soulignant la pulsation. Un procédé caractéristique de Coleman qui s’affirme plus singulièrement encore dans le contexte chargé et touffu entretenu par la rythmique. Tout comme en quartette, le saxophoniste entrecoupe régulièrement ce discours diatonique et chantant de chromatismes fulgurants balayant le registre et évacuant toute perception de hauteurs comme de durées (13:57 à 14:20, 17:35 à 17:41). Il crée ainsi des zones de dissolution de son propre idiome mélodico-rythmique particulièrement propices à l’interaction, tout comme l’est son jeu sur les infimes variations de hauteur (la prétendue fausseté de son intonation) et toute la gamme de vocalisations ou de manipulations du son qui l’accompagne (16:00-16:15). En lien avec cette préoccupation vocale et expressive, les allusions au blues sont nombreuses et presque habituelles (juste avant 11:30, vers 18 :24, etc.). S’y ajoutent des citations éparses au répertoire des standards (Peyrebelle reconnait un emprunt à Like Someone in Love à 13 :02, ci-dessus Fig. 27) ou à ses propres compositions (on reconnaît le début de Mind and Time à 10 :28). Comme l’a justement suggéré Peyrebelle, même si ce long épisode soliste peut faire penser qu’il tire la couverture à lui, Coleman se montre « conscient de l’émergence d’un territoire en extension où la force de l’échange s’impose comme vertu première29 ». Beaucoup d’éléments de son jeu sont destinés précisément à provoquer une réaction de la part des autres musiciens et ainsi activer l’interaction au cœur du projet de Free Jazz.
Don Cherry
41Le trompettiste et fidèle compagnon d’Ornette Coleman peut sembler plus discret, parfois pointilliste dans ses interventions, le tableau synoptique présenté en Fig. 4 montrant par ailleurs que, hors de son propre « solo », c’est au cours de celui de Coleman qu’il est le plus actif. Il est certes doté d’une présence sonore qui le place en retrait du saxophoniste et du clarinettiste, mais surtout de Freddie Hubbard, lequel s’emploie pourtant à ne pas le couvrir. Son rôle essentiel de coloriste et d’aiguillon dans le dialogue et l’interaction, observé plus loin, ne dispense pas de l’entendre ici en soliste : la phrase par laquelle s’ouvre son épisode solo vers 19:48 est typique de son intonation à l’apparence fragile et tremblante, où les hauteurs comme la mise en place semblent s’effacer derrière des effets de brouillage du timbre. L’influence de Coleman, encore prédominante à ce point de sa carrière apparaît parfois dans un jeu motivique aux claires allusions tonales (voir blues), où les notes répétées tranchent avec la désarticulation mélodique qu’il cultive ailleurs :
Fig. 29 — Solo Cherry : extrait à 20:50.

Fig. 30 — Solo Cherry : extrait à 22:37.

42Entre 23:00 et 24:00 s’observe une longue période entièrement soliste, où Cherry semble expérimenter différentes techniques d’émission sonore et différents débits depuis des notes longues et plaintives jusqu’à des accélérations ponctuées d’accents et de sauts de registre. La comparaison avec Freddie Hubbard déjà évoquée accentue, chez Don Cherry, la renonciation aux automatismes et plus largement au « principe de compétence » (le terme est proposé par E. Jost30) qu’il incarne mieux que tout autre mais qui définit plus généralement la démarche des premiers musiciens free.
Charlie Haden et Scott LaFaro
43Sans revenir ici sur le partage des tâches et des fonctions des deux contrebassistes tout au long de la pièce, si indispensable à la texture comme à l’énergie collective des 25 premières minutes, il est important d’observer comment l’un et l’autre parviennent aussi à tirer leur épingle du jeu de l’alternance des épisodes solistes voulue par le leader.
44Dès le début du solo de Charlie Haden, succédant à la reprise de la fin du thème (E), Scott LaFaro prend à son tour et pour la première fois le rôle de walking bass (environ 190 à la noire) pendant les deux premières minutes, avant de se fixer sur un discret trémolo évoluant sur différents degrés en interaction étroite avec Haden jusqu’à décroître ensemble aux frontières du silence. Haden prend d’emblée son autonomie mélodique et rythmique en installant et variant un arpège mineur pouvant rappeler une habanera (dans une métrique à 5/4) et descendant chromatiquement. Des commentaires mélodiques évoluant vers l’aigu dévoilent progressivement la citation du thème principal de la Danse rituelle du feu tirée de L’Amour Sorcier de Manuel de Falla (1915). On comprend alors que l’accompagnement en Do mineur entendu juste avant est lui aussi tiré de la partition du compositeur espagnol ! Cet emprunt et cette citation sont absents de la First Take, il est intéressant de le signaler même si l’explication tient à la durée trop faible assignée aux solos des bassistes dans la première prise (une minute trente pour l’un, une minute pour l’autre !) pour qu’ils puissent envisager une véritable construction de leur propos musical.
Fig. 31 — Solo Haden : motif à partir de 25:27.

Fig. 32 — Solo Haden : motif de la Danse du feu à 26:31.

45Suit une section mélodique libre et très mobile aboutissant sur un trémolo en double cordes où les deux contrebasses se rejoignent en une étonnante texture de pizzicati alimentée par les cymbales discrètes qui ont graduellement abandonné la pulsation. Nous revenons plus loin sur cette séquence dans la partie suivante consacrée aux interactions improvisées.
46LaFaro développe d’emblée dans son solo (vers 30:00) une approche virtuose par des traits ascendants avant de se fixer sur des trémolos de notes répétées dans le medium aigu, soutenu par un accompagnement apaisé en mineur de Charlie Haden puis de se relancer (vers 32:00) dans une improvisation mélodique balayant le registre entier. Il profite alors de la walking bass proposée par Haden pour faire chanter généreusement l’instrument à l’image de ses partenaires vents, prenant une formidable liberté avec la pulsation proposée par son compagnon et insérant de rapides traits conjoints ascendants :
Fig. 33 — Solo LaFaro à 33:11.

47La virtuosité de LaFaro et son attirance pour le registre aigu peuvent être mises en relation avec sa pratique antérieure du piano, du saxophone ténor et de la clarinette. Haden (qui fut son colocataire) se souvient même qu’il avait transcrit un grand nombre de solos de Sonny Rollins en clef de fa pour les travailler à la contrebasse31 ! Cette séquence est pour l’un comme pour l’autre le lieu d’une expression mélodique et d’une mise en valeur de leur instrument pour la première fois placé à découvert à la faveur de l’apaisement du jeu des deux batteurs, se partageant ici le tissage d’une fine dentelle rythmique.
Ed Blackwell et Billy Higgins
48Après l’avant-dernière ponctuation par le collectif entier (A3F), Ed Blackwell entame son bref épisode soliste (à peine plus d’une minute trente) scandé tout du long sur les toms (avec de rares ponctuations de cymbales) en double croches énergiques animées par des syncopes. Il rappelle ici plus que jamais son attachement au drumming vigoureux des pionniers de sa New Orleans natale. C’est d’ailleurs ainsi que Jack DeJohnette lui a rendu plus tard hommage : « Ed Blackwell avait ce “truc” Nouvelle-Orléans. J’adore sa façon de jouer sur les toms32. » Après le tout dernier unisson collectif (F’), Blackwell soutient d’une simple rythmique bebop sur la cymbale ride les quelques secondes du tout dernier solo de Free Jazz par Billy Higgins. À l’exact opposé de son partenaire, Higgins n’utilise que les deux cymbales qu’il frappe rageusement à intervalles de temps rapprochés comme pour annoncer l’ultime déferlement polyphonique de l’œuvre.
Improvisation collective et interaction
49Comme on l’a vu plus haut, l’impulsion vers une improvisation collective qui se cristallise avec Free Jazz prend sa source dans une diversité d’expériences et de contextes auxquels ont participé certains des protagonistes réunis ici, notamment Eric Dolphy dans différentes formations menées par Charles Mingus. Cette impulsion est également en germe chez Coleman lui-même dans ses albums Atlantic en quartette avec Haden et Higgins (puis Blackwell), où elle est rendue possible par le jeu libre et particulièrement interactif du contrebassiste.
50Même si elle s’érige en principe dans Free Jazz, l’interaction improvisée ne va pas de soi dans un double quartette capté sur deux canaux séparés avec deux rythmiques distinctes. Elle ne peut fonctionner dans ces conditions de façon aussi fluide et directe que dans un groupe traditionnel, même si son potentiel interactif se trouve démultiplié par le nombre, ne serait-ce qu’en raison de la densité et du volume sonores maintenus par les quatre rythmiciens dans les 25 premières minutes. (L’improvisation est également plus difficile à observer et analyser finement dans un tel contexte). Ainsi, l’improvisation collective se présente parfois (ou est entendue) comme une superposition d’improvisations individuelles produisant une texture résultante plutôt que des processus d’interaction identifiables. Par ailleurs, si certaines initiatives parviennent à s’étendre au groupe entier, d’autres comme le grondement saisissant répété en boucle par Dolphy dans le grave de la clarinette (entre 8:20 et 8:40) n’affectent en rien les discours improvisés parallèlement par les autres. La recherche d’autonomie poursuivie par chacun ne cesse de se superposer ou d’entrer en conflit avec une quête d’interaction, laquelle est en germe dans la conception du matériau thématique où chaque séquence relève d’une intention globale unifiée par le leader. Il en résulte que ce qu’on peut appeler improvisation collective dans Free Jazz se traduit, d’un côté, par des superpositions d’improvisations individuelles, de l’autre par des processus interactifs impliquant deux musiciens ou plus, pouvant aller jusqu’à de rares exemples de contamination progressive du groupe entier. Observons ici quelques-uns de ces processus d’interaction, limités à quelques exemples significatifs qui prendront leur sens dans l’écoute attentive des passages concernés33.
Interactions deux à deux
51Durant les différents épisodes solistes, il est fréquent que deux vents se coordonnent spontanément derrière l’improvisateur principal. Dolphy et Hubbard témoignent d’une belle entente en la matière :
52- entre 10:58 et 11:21 ils installent à l’initiative du trompettiste un riff homorythmique sous le solo de Coleman sur un unisson approximatif et évolutif (voir plus haut Fig. 9) ;
53- plus loin, ils élaborent un contrepoint « note contre note » en valeurs longues sous le solo de Cherry, tout aussi approximatif dans le placement comme dans la justesse (à la clarinette) :
Fig. 34 — Tenues sous le solo de Cherry à partir de 22:31.

54Dans un cas comme dans l’autre, cette complicité s’opère en parfaite indépendance à l’égard de l’improvisation soliste (et vice-versa) : il s’agit d’une coordination visant à se démarquer du discours principal, voire d’aiguillonner ou surprendre l’improvisateur alors en action. De tels exemples sont plus rares entre Coleman et Cherry sous le solo inaugural de Dolphy, pendant lequel les interventions de Coleman sont peu nombreuses et plutôt brèves. Écoutons d’autant plus attentivement le contrepoint aéré qu’ils tissent entre 2:15 et 2:45 ou, peu avant la fin de ce même solo, l’intention commune qu’ils manifestent (déformation de la hauteur, parallélisme mélodique) avec des phrasés d’abord très proches, puis opposés (de 4:56 à 5:03). La connivence qui unit Coleman à Cherry depuis plusieurs années est de mise aussi durant le solo de l’altiste, auquel le trompettiste offre un étonnant contrepoint entre 11:36 et 12:15. Par des phrases brèves et imprévisibles, débutant fréquemment dans les silences de Coleman , Cherry lui témoigne une grande attention d’écoute sans jamais empiéter sur son registre.
55Les exemples d’interaction complice entre deux musiciens concernent bien évidemment les trompettistes, qui ne semblent ni l’un ni l’autre soucieux de concurrence mutuelle ! Entre 21:48 et 22:03, une brève confrontation met en scène Cherry et Hubbard où ils utilisent des registres et des modes d’articulation presque opposés, profitant de l’espace que semble leur offrir le retrait momentané de Coleman et de Dolphy . On s’étonne d’entendre ici Hubbard produire dans le medium-grave des grappes de notes venant s’imbriquer sous la mélodie de Cherry, dans un style plus proche de ce dernier que du sien propre !
56Enfin, il faut revenir sur le duo formé, à l’intérieur du double quartette de Free Jazz, par les deux contrebassistes dont j’ai décrit plus haut quelques-unes des interventions lors de leurs solos respectifs. On se souvient que le solo mélodique de Charlie Haden à partir de 26:31 aboutit à un trémolo en double cordes « où les deux contrebasses se rejoignent en une étonnante texture de pizzicati alimentée par les cymbales discrètes qui ont graduellement abandonné la pulsation34». À partir de ce moment, Haden et Scott vont se fondre jusqu’à faire percevoir un seul et même paysage sonore, traversé notamment (à l’initiative de Haden ) par un arpège descendant joué sur les cordes à vide entre le chevalet et le cordier, produisant un son mystérieux et détimbré (à partir de 29:00). Comme l’a fait justement remarquer Peyrebelle, Haden « opère [ici] le glissement subtil d’un jeu en solo à un tressage contrapuntique à deux voix35 ». Ce passage illustre avec éloquence et clarté (grâce au silence des quatre vents) l’articulation étroite des stratégies individuelles et collectives dans Free Jazz.
Interactions engageant trois musiciens ou plus
57Une osmose entre trois ou même les quatre vents se réalise à plusieurs reprises autour de l’apparition de « surfaces tonales36 » qui évoquent clairement le principe colemanien des centres tonals successifs proposé par Ekkehard Jost37. Un exemple privilégié apparaît de cette interaction guidée par l’harmonie à partir de 14:20, où Coleman installe lors d’une phrase de son solo la tonalité claire de Mib majeur, rejoint quelques secondes plus tard par Hubbard imitant l’un des motifs et poursuivant dans cette même tonalité. Cherry, de son côté, après avoir émis une série de petites interjections aigues dissonantes, les rejoint dans cette intention par un long Mib tenu à partir de 14:40. Vers 18:05 dans le même « solo », après une zone un peu confuse, Coleman installe cette fois-ci la tonalité de Réb majeur (très fréquemment empruntée) où le rejoint une fois encore Hubbard sur un jeu motivique, puis Cherry par petites touches étranglées. Dolphy vient alors (18:31) souligner par des motifs aux accents puissants cette tonalité qui se dissipera après 18:45.
58Hors de tout consensus tonal, apparaissent en plusieurs endroits des zones d’épanouissement de l’improvisation collective dotées d’une forte charge émotionnelle, tant il semble que la quintessence du projet artistique imaginé par Coleman y soit illustrée et incarnée par le groupe entier.
59- entre 7:51 et 7:57 apparaît un bref et extraordinaire entrelacs de mélodies en imitation (ou par mouvement contraire pour Cherry) chez les 4 vents :
Fig. 35 — Improvisation collective des vents à partir de 7:51.

60Même approximative, la transcription montre à la fois la rapidité de réaction de Coleman, puis de Cherry et Dolphy à la proposition de gamme ascendante de Hubbard et la liberté dans la mise en œuvre de la réaction. La réponse de Cherry reflète ici le contour inversé de la gamme, devenue chromatique avec son phrasé typiquement confus, tandis que les quatre notes de Dolphy prolongent la conclusion descendante du trait de Coleman.
61- Entre 8:20 et 8:45 (solo de Hubbard ), les quatre vents tissent une toile sonore inextricable qui laisse pourtant apparaître l’indépendance de chacun : à la base de l’édifice, Dolphy installe la répétition d’accents rauques et puissants oscillant autour d’un Mi dans le medium grave ; Hubbard travaille un motif évoluant vers l’aigu et se libérant progressivement des conventions du phrasé bebop pour aboutir à de puissantes notes répétées ; Coleman déroule une mélodie continue chargée de swing suggérant plusieurs centres tonals successifs, suivie de près par Cherry qui semble la commenter en en accentuant certains sommets.
62- Entre 21:00 et 22:00 (solo de Don) se construit dans la durée une texture collective analogue, dont la cohérence laisse entendre la liberté d’action et la signature sonore de chacun. Ostinato puissant dans le grave (Dolphy), vocalité instrumentale empruntant les chemins de la mélodie traditionnelle ou d’effets de « rire » (Coleman vers 21:20), fine dentelle brodée dans le registre aigu (Hubbard ) offrent à la fantaisie de Cherry un écrin riche aux reflets changeants. C’est à l’auditeur qu’il appartient dans de tels passages de repérer la proximité, les contrastes ou les oppositions délibérées qui se jouent dans l’instant.
63- Plus loin dans le même solo (24:10 à 24:24) après quelques secondes de superposition de motifs mélodiques entre les quatre vents, Hubbard se fixe sur un Lab répété, Dolphy vient poser un Do à la tierce supérieure qui semble approuver cette stabilisation, avant que Coleman ne répète peu après un La bécarre comme pour dissoudre l’harmonie qui vient de s’établir !
Jeux sur la densité rythmique et/ou le tempo
64Des fluctuations peuvent se faire sentir dans la vitesse générale, qui relèvent bien aussi de l’interaction collective mais se produisent à l’initiative des contrebassistes : vers 12:00 Haden adopte une pulsation plus lente (comme si la noire pointée se substituait à la noire dans son accompagnement) dont LaFaro tient compte progressivement, entraînant un effet de ralentissement du débit des vents ; vers 14:05 se fait entendre au contraire une vive accélération dans le walking de Haden, à laquelle Scott répond un peu plus tard par de longues tenues arco, le tout ayant pour effet d’exacerber le débit du solo de Coleman . Plus tôt dans la pièce, un bref moment de ferveur collective pendant le solo de Hubbard s’accompagne d’un redoublement de l’intensité de la rythmique nourri par des roulements puissants sur les toms d’Ed Blackwell. Bien plus loin pendant le solo de Don, une entrée subite de Dolphy sur de longues notes graves (22:11) provoque une réaction immédiate de Higgins, dont les roulements énergiques sont suivis d’un renforcement durable de son jeu de cymbales, auquel répond Blackwell un peu plus loin. Comme il a été signalé plus haut (Rythme et tempo), les batteurs participent étroitement aux ruptures ponctuelles du tempo principal par ces interventions imprévisibles.
65Il est en résumé bien difficile d’établir une typologie claire des procédés mis en œuvre dans l’improvisation collective de Free Jazz, en raison du foisonnement d’informations délivrées à l’auditeur. Il est parfois aussi difficile, comme déjà indiqué, de distinguer clairement entre ce qui relève de la superposition d’improvisations individuelles, et provoque des rencontres fortuites, et ce qui surgit de l’interaction consciente entre les musiciens. Les nombreux exemples décrits ci-dessus prouvent bien néanmoins que tous les participants à la performance se sont entièrement approprié le concept proposé par le saxophoniste. Le tissu de correspondances complexes qu’ils fabriquent ensemble, à partir du schéma d’ensemble imaginé par Coleman – celui d’une absorption progressive des solos individuels par les séquences d’improvisation collective – reste totalement inédit jusqu’à nos jours, et pousse ces musiciens exceptionnels au-delà des limites qui sont celles du « jazz » en ce début de décennie 1960.
Notes de bas de page
1Voir plus haut note 44.
2Atlantic 7567-81347-2.
3Voir plus haut le témoignage de Charlie Haden et la note 31.
4Le concept est proposé par Laurent Cugny pour désigner l’ensemble des éléments (thème préexistant, arrangement, codes de jeu ou consignes) fixés en amont du « moment de la performance ». Voir Cugny, L., Analyser le jazz, Paris, Outre Mesure, 2009, p. 96, 115-118.
5Voir Cotro, Vincent, « Flamenco Sketches, d’une prise l’autre… », Jazz Magazine n° 598, décembre 2008, p. 80-81.
6Nous assumons ici une inévitable approximation dans l’évaluation de ces plages d’activité ou de silence, de même qu’il était impossible de faire apparaître les brefs silences qui parsèment les « solos » de chacun, et qui sont partie intégrante de leur style individuel.
7« Ornette Coleman parle », propos recueillis par Daniel Berger, Alain Corneau et Francis Paudras, Les Cahiers du jazz, n° 14, 1966, p. 64.
8O. Coleman cité par Williams, M., liner notes originales de « Free Jazz ».
9Aboucaya, J. et J.-P. Peyrebelle, Du Be-Bop au Free Jazz, op. cit., p. 157.
10Ibid., p. 162.
11Cf. note 8 ci-dessus.
12Cf. note 47.
13Ces deux catégories sont proposées par Peyrebelle, Aboucaya, J. et J.-P. Peyrebelle, Du Be-Bop au Free Jazz, op. cit., p. 148.
14Termes employés par Peyrebelle, ibid., p. 149.
15Notamment en isolant successivement le canal gauche et le canal droit, ainsi qu’en ralentissant le tempo via le logiciel Audacity.
16Nous ne produisons pas les relevés de ces mêmes tuttis dans First Take afin de ne pas alourdir ce développement.
17Ici encore, le logiciel Audacity a permis d’isoler les canaux gauche et droit et de séparer les quatre parties. La sonorité claire d’Ornette couvre souvent la partie jouée par Cherry (notes placées entre parenthèses), l’intonation pouvant varier (sauf chez Hubbard) au quart de ton. La verticalité de la mise en place est elle aussi fragile, Peyrebelle préférant pour sa part écrire qu’« il règne […], dans la mise en place, un désir d’approximation se traduisant par d’infimes décalages », Aboucaya, J. et J.-P. Peyrebelle, Du Be-Bop au Free Jazz, op. cit., p. 149.
18Voir l’incertitude sur la partie de Don, B1 3e note versus B’1 5e note.
19Aboucaya, J. et J.-P. Peyrebelle, Du Be-Bop au Free Jazz, op. cit., p. 149.
20Pierre Fargeton nous signale notamment Esquisse et Paradoxe I et II d’André Hodeir (1954), ou encore la « fugue » de Artistry in Percussion de Pete Rugolo (1957).
21Litweiler, J., Ornette Coleman, A Harmolodic Life, op. cit., p. 95.
22Ainsi F est joué sur un Sol#4 et F’ sur un La4.
23Cf. note 8 ci-dessus.
24Cugny, L., Analyser le jazz, op. cit., p. 24-26.
25Cf. plus haut Ornette Coleman avant Free Jazz.
26Aboucaya, J. et J.-P. Peyrebelle, Du Be-Bop au Free Jazz, op. cit., p. 179.
27Voir notre description plus haut, p. 16
28Aboucaya, J. et J.-P. Peyrebelle, Du Be-Bop au Free Jazz, op. cit., p. 172.
29Ibid., p. 184.
30Jost, E., Free Jazz, op. cit., p. 155.
31Voir notamment LaFaro-Fernandez, Helene, Jade Visions: The Life and Music of Scott LaFaro, Denton, University of North Texas Press, 2009, p. 42-46 et l’ interview de Charlie Haden par Ethan Iverson, Do The M@th, mars 2008, https://ethaniverson.com/interviews/interview-with-charlie-haden/ (consulté le 29 août 2023).
32J. DeJohnette, Modern Drummer, oct. 1989, p. 54, cité par Paczynski, Georges, Une histoire de la batterie de jazz (Tome 3), Paris, Outre Mesure, 2005, p. 311.
33La balance canal gauche /canal droit, faut-il le préciser, est ponctuellement requise pour mieux comprendre certaines situations particulières. Pour rappel Coleman, Cherry, LaFaro et Higgins jouent à gauche, Dolphy, Hubbard, Haden et Blackwell à droite.
34Voir p. 40
35Aboucaya, J. et J.-P. Peyrebelle, Du Be-Bop au Free Jazz, op. cit., p. 185.
36Ibid., p. 179.
37Voir p. 17

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