Contexte historique
Le jazz de la fin des années 1950
p. 11-12
Texte intégral
1La période au cours de laquelle surgit Ornette Coleman dans le paysage du jazz est l’une des plus fécondes et passionnantes de l’histoire de cette musique, raison pour laquelle il nous faut évoquer en raccourci le formidable concentré d’innovations historiques dans lequel baigne la fin de la décennie 1950. Faut-il le rappeler, la lutte pour la déségrégation et les droits civiques s’intensifie à partir de 1955 aux États-Unis, à l’image des événements de Montgomery (Alabama) et des premières incursions publiques de Martin Luther King. Le premier Civil Rights Act promulgué en septembre 1957, s’il constitue un progrès notable, est confronté à d’intenses résistances des États du Sud – en témoignent les événements de Little Rock, Arkansas, dont Charles Mingus tire ses emblématiques Fables of Faubus (1959). Le jazz prend sa part du vent de fierté et de révolte qui souffle dans la rue, qu’il relaie par ses titres ou ses paroles le message politique (Sonny Rollins et sa « Freedom Suite » en 1958) ou qu’il renoue avec les traditions musicales noires du blues aux gospel songs avec une intensité, une vigueur et une vocalité instrumentale réaffirmées. Tranchant sur les climats souvent aérés et raffinés du cool jazz, qui avaient redonné aux arrangements une place de choix, le hard bop est incarné par Lou Donaldson, Clifford Brown, Horace Silver et les Jazz Messengers d’Art Blakey, parmi d’autres.
2Lui-même aux avant-postes de ce mouvement (Walkin’, 19541), Miles Davis s’oriente progressivement vers une simplification, voire une raréfaction du matériau à travers l’approche modale qui remet en cause le cadre harmonique traditionnel, dès Milestones en 19582. À ses côtés dans ce quintette/sextette devenu historique, John Coltrane avait exploré les harmonies les plus complexes au cours de sa collaboration précédente avec Thelonious Monk. L’approche davisienne lui ouvre de nouveaux espaces mélodiques qui culmineront dans son quartette à venir, mais donnent lieu pour l’heure, en compagnie de Bill Evans et d’autres, aux séances de « Kind of Blue » considérées comme le véritable manifeste du jazz modal (mars-avril 1959). L’improvisation s’y effectue sur des échelles (le mode de ré ou mode dorien, par exemple, dans So What) déployées sur de longues périodes, et non sur les rapides successions d’accords enrichis issues du bebop. Quelques semaines plus tard (« Giant Steps », mai 1959), Coltrane revient pourtant, pour les étendre encore, aux structures harmoniques qui l’occupaient auparavant. « [Explorant] une fois encore toutes les possibilités d’invention mélodico-harmonique, sur un “tempo d’enfer” à raison de deux accords par mesure3, » il semble pousser jusqu’en ses dernières extrémités le langage développé par le bebop.
3Le contrebassiste Charles Mingus travaille pour sa part avec son Jazz Workshop, depuis le milieu de la décennie, à un renouvellement des principes compositionnels et de l’organisation du jeu collectif dont l’impact sur le premier free jazz ne fait aucun doute. Il a écouté comme d’autres les brèves expériences menées par le pianiste Lennie Tristano dès 1949 en sextette avec les saxophonistes Warne Marsh et Lee Konitz dans Intuition et Digression : un contrepoint s’y improvise librement, pour la première fois sans doute, hors de toute contrainte harmonique et formelle, pour ce qui apparaît bien comme une lointaine préfiguration du free jazz à venir. Alimentée par des interactions humaines autant que musicales, elles-mêmes nourries par le modèle ellingtonien, l’irrésistible poussée d’une impulsion collective chez Mingus s’observe dès avant « Pithecanthropus Erectus » (1956). Écoutons par exemple comment une tendance à l’improvisation collective se fait jour dans Dizzy Moods4, prenant la place du thème dès la 2e section de l’AABA initial. Certes plus rarement mise en œuvre, « une sorte improvisation collective totale qui ne concerne plus seulement les vents mais le groupe entier5 » apparaît dans Folk Forms n° 1 (album « Charles Mingus Presents Charles Mingus »). L’enregistrement, auquel participe à l’alto un certain Eric Dolphy, date du 20 octobre 1960, soit moins de dix semaines avant celui de « Free Jazz »6.
Notes de bas de page
1« Je voulais ramener la musique à la fureur et aux improvisations du bebop […] mais je voulais aussi la faire avancer dans un style de blues plus funky », Miles : The Autobiography, cité par Porter, Lewis et Ullman, Michael, Le jazz, des origines à nos jours [1993], Paris, Outre Mesure, 2009, p. 272.
2À ne pas confondre avec la composition du même nom enregistrée en 1947 avec Charlie Parker.
3Jost, E., Free Jazz : une étude critique et stylistique du jazz des années 1960, op. cit., p. 33.
4Album « Tijuana Moods », RCA, 1957.
5Jost, E., Free Jazz, une étude critique et stylistique du jazz des années 1960, op. cit., p. 50-52.
6L’émancipation des cadres traditionnels et le potentiel créatif du jeu improvisé intéressent également les compositeurs « savants » de cette période. André Hodeir relate ainsi une réunion de musiciens de jazz organisée par Earle Brown et Edgard Varèse en 1957, au cours de laquelle ce dernier proposa aux jazzmen de se prêter à un jeu mêlant improvisation libre et principe mathématique. Voir Hodeir, A., « L’improvisation simulée. Sa genèse, sa fonction dans l’œuvre de jazz », Les Cahiers du jazz, 11 (1997), p. 24.

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