Introduction
p. 7-10
Texte intégral
1Randolph Denard Ornette Coleman est né le 9 mars 1930 à Fort Worth (Texas) et mort le 11 juin 2015 à Manhattan (New York). Saxophoniste et compositeur, parfois violoniste et trompettiste, il doit l’essentiel de sa réputation à la part qu’il a prise dans le courant du free jazz1, dont le terme même provient de l’album éponyme. Quels qu’aient pu en être l’impact et les conséquences2, plusieurs recherches ont montré que la dimension fondatrice et le fort capital symbolique acquis par « Free Jazz » avaient parfois prêté à cet enregistrement, au-delà de son importance incontestable, un caractère révolutionnaire masquant la réalité de l’œuvre elle-même. Une juste compréhension de l’apport de « Free Jazz » passe par la prise en compte du parcours musical et des albums antérieurs d’Ornette Coleman, comme elle impose de les situer par rapport à d’autres traces enregistrées de la production du jazz à la même période.
2Sixième album du saxophoniste en tant que leader (dans l’ordre de parution) et sous-titré A collective improvisation by the Ornette Coleman double quartet, « Free Jazz » a été enregistré le 21 décembre 1960 et publié l’année suivante sur le label Atlantic. Il est précédé par une série d’albums (principalement en quartette avec le trompettiste Don Cherry), où se dessinent un style singulier et cohérent autant qu’un univers compositionnel très personnel. Le format de cet enregistrement – une pièce unique d’un peu plus de trente-sept minutes – apparait aussi nouveau que son instrumentation. Deux quartettes y sont en effet réunis (saxophone alto, trompette, contrebasse et batterie sur le canal gauche, clarinette basse, trompette, contrebasse et batterie sur le canal droit), la stéréophonie permettant à l’auditeur de mieux isoler les interventions des vents et la spécificité de chaque section rythmique. Les pages qui suivent tentent d’éclairer la genèse, les conceptions musicales et les détails de mise en œuvre de cette performance exceptionnelle, mais non unique : une First Take d’une durée de dix-sept minutes a été captée lors de la même séance, précieuse à plus d’un titre pour notre analyse. Nous nous intéressons enfin à la réception et aux conséquences variées de « Free Jazz », tant chez Coleman lui-même qu’à l’échelle du jazz des soixante dernières années.
3« Free Jazz » se présente comme un exemple de choix pour réfléchir à ce que peut être un album historique dans le jazz. Pour prendre un premier exemple, le magazine britannique Jazzwise proposait en 2006 une liste des cent albums dont l’influence aurait façonné le cours de l’histoire du jazz depuis les années 19203. Si l’on ne s’étonne pas d’y trouver « Kind of Blue » (Miles Davis, 1959) en première position, puis « A Love Supreme » (John Coltrane, 1964) en deuxième, on peut être surpris de voir « The Shape of Jazz to Come », le premier LP du quartette d’Ornette Coleman pour Atlantic (1959) en troisième position avant le célèbre trio de Bill Evans au Village Vanguard. Mais que dire de la 19e place occupée par l’album qui nous occupe ici, « Free Jazz », juste après « Time Out » du Dave Brubeck Quartet et juste avant « Heavy Weather » de Weather Report ? Cet album aurait-il réellement « fait basculer tout le monde », comme l’écrit le rédacteur de la brève notice4 ? D’autres sélections, figurant sur des sites souvent sponsorisés par l’industrie du disque, n’accréditent pas cette hypothèse. Si la présence de « The Shape of Jazz to Come » y est récurrente, elles ne font pas apparaître « Free Jazz »5, l’album n’étant pas même toujours considéré par les critiques comme l’un des disques majeurs du saxophoniste6.
4Il semble donc qu’il faille distinguer entre l’importance de « Free Jazz » au regard de son destin commercial (assurément faible) en tant que « disque de jazz », et son influence proprement musicale ou encore la réputation que lui a valu son titre prophétique ou les polémiques qu’il a déclenchées. Il est également frappant de constater combien la musique en elle-même, telle qu’elle a été capturée au cours de cette séance de fin 1960, est restée sinon inentendue, du moins est demeurée à l’arrière-plan des nombreux discours ou commentaires entourant une œuvre considérée d’abord comme un manifeste, une expérience-limite, voire le lancement provocateur d’un pavé dans la mare.
5Tout se passe comme si au halo de polémiques formé dès les premiers albums de Coleman était venue s’ajouter une dimension conceptuelle et quelques principes novateurs pour conférer à celui-ci une dimension historique presque indépendamment de sa réalité musicale. Ce livre travaillera à rétablir un certain équilibre, s’appuyant en cela sur certaines contributions décisives. Parmi celles-ci figure celle du musicologue allemand Ekkehard Jost qui, dès 1975, consacre à Ornette Coleman l’un des dix portraits analytiques qui composent son ouvrage Free Jazz, toute première étude musicologique des principaux enregistrements du nouveau jazz des années 19607. Une multitude d’informations a été trouvée dans la biographie de John Litweiler8(1994) ainsi que dans les liners notes rédigées par le musicien et critique Robert Palmer pour le coffret Atlantic Beauty Is A Rare Thing: The Complete Ornette Coleman Recordings (1993). La richesse des points de vue offerts par le musicien, poète et jazz writer britannique Steve Day a nourri notre regard sur le parcours et l’esthétique du saxophoniste9. Enfin, l’analyse musicale la plus détaillée de Free Jazz à ce jour a été produite par le musicien et enseignant Jean-Pierre Peyrebelle (1954-2020) dans un ouvrage co-écrit avec Jacques Aboucaya10. Notre analyse y fera fréquemment référence.
Notes de bas de page
1Tout au long de cet ouvrage, free jazz désigne le courant musical, « Free Jazz » l’album original et Free Jazz la pièce unique figurant sur l’album. First Take désigne la première prise de Free Jazz.
2Pour Gunther Schuller, par exemple, cet album « a sans aucun doute exercé l'influence la plus importante sur le jazz d'avant-garde au cours de la décennie suivante. » G. Schuller, révisé par Barry Kernfeld, « Coleman, (Randolph Denard) Ornette », Grove Music Online, 2021, https://doi.org/10.1093/gmo/9781561592630.article.J095200, consulté le 28 mars 2023. [Free Jazz was] undoubtedly the single most important influence on avant-garde jazz in the ensuing decade.
3Voir https://www.jazzwise.com/features/article/the-100-jazz-albums-that-shook-the-world, consulté le 15 mars 2023.
4« This one turned everyone around […] The overall marvel of this record is that, while it proved to be so pregnant with ideas for those who followed in the next decades, the music grips the listener as excitingly as ever today. » KS, ibid.
5Voir https://jazzfuel.com/best-jazz-albums/, https://www.discogs.com/fr/lists/The-50-Greatest-Jazz-AlbumsEver/237790?page=2 ou https://www.thisisdig.com/feature/best-atlantic-records-jazz-albums/, pages consultées le 15 mars 2023.
6Guillaume Belhomme, par exemple, ne l’inclut pas dans sa sélection principale consacrée à Coleman dans Giant Steps : Jazz en 100 figures, Paris, Le Mot et le Reste, 2009, p. 261-264.
7Jost, Ekkehard. Free Jazz, une étude critique et stylistique du jazz des années 1960 [1975], Paris, Outre Mesure, 2002, trad. Vincent Cotro.
8Litweiler, John, Ornette Coleman, A Harmolodic Life, New York, Da Capo Press, 1994.
9Day, Steve, Ornette Coleman, Music Always, Chelmsford, Soundworld, 2000.
10Aboucaya, J. et J.-P. Peyrebelle, Du be-bop au free jazz : formes et techniques d’improvisation chez C. Parker, M. Davis et O. Coleman, Toulouse, Presses universitaires du Mirail, 2001. Dépassant largement les circonstances particulières de sa rédaction, l’ouvrage se destinait initialement aux candidat·e·s aux concours de recrutement du CAPES et de l’Agrégation de musique (2001-2002). Sous le titre « Formes et techniques de l’improvisation du bebop au free jazz », le sujet proposé aux futur·e·s enseignant·e·s d’éducation musicale – à l’initiative de l’auteur de ces lignes – était assorti d’une série d’enregistrements emblématiques dont la parfaite connaissance musicale et analytique était requise : Billie’s Bounce, Now’s The Time, Koko (Charlie Parker, 26 nov. 1945), So What et Flamenco Sketches (Miles Davis, « Kind of Blue », 1959) et Free Jazz d’Ornette Coleman (1960).

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