1Sur Tauhid, Pharoah Sanders se présente finalement en arpenteur de territoires peu défrichés. D’une certaine manière, il se défait de l’influence de Coltrane, il dépasse le rôle à lui assigné par son leader. Ainsi, les deux suites du disque ne peuvent être réduites à de pâles copies de Coltrane. De la même manière, nous pourrions dire que Pharoah dans cet album se défait du free. Plutôt que de réduire sa musique à ce qu’il sait brillamment faire (improviser, souffler de manière ultra-puissante, développer tout un jeu de textures, d’harmoniques, de saturations), il choisit ici de construire, de développer. Il utilise la forme-suite de manière inventive, en lorgnant par moments vers une approche quasi-cinématographique de montage, d’assemblage de mouvements, d’atmosphères et de motifs très différents voire contradictoires. Enfin, l’on sent qu’il sait laisser une place aux autres musiciens, par exemple avec l’apport de Sonny Sharrock sur « Upper Egypt » : la pièce aurait-elle sonné de cette manière sans les accords syncopés highlife que Sharrock y joue (et a peut-être lui-même proposé) ? Phil Freeman souligne le fait que le saxophoniste est capable de s’adapter au contexte : « Quand je joue, j’essaye de m’adapter au groupe », déclare à ce propos Pharoah au journaliste Martin Williams (cité par Phil Freeman1).

2Tauhid, à cet égard, est un disque qui n’est pas le seul effort d’un soliste mais une construction collective. Grimes, comme Burrell, Sharrock, Bettis et Blank, brillent par leurs interventions pertinentes et développées, par les couleurs sonores qu’ils apportent aux compositions de leur leader. Pierre angulaire de l’esthétique sandersienne, disions-nous à l’orée de ce travail, Tauhid est un disque sans doute méconnu mais important pour saisir les étapes du parcours de Pharoah Sanders, et plus encore pour appréhender les mutations du jazz bouillonnant de cette deuxième moitié des années 1960. Au croisement des esthétiques afro-américaines et de la tradition européenne (le côté composé de la suite « Upper Egypt & Lower Egypt »), le saxophoniste propose dans ce disque un véritable métissage ou marronnage : l’écriture quasi-cinématographique côtoie les instruments d’origine africaine comme le balafon, intègre le style highlife et les envolées free. À cet égard, l’album mérite d’être réécouté et reconnu à sa juste valeur.