1Curieuse postérité que celle de Tauhid dans la carrière de Pharoah Sanders. Les pièces qui le composent ne semblent, curieusement, pas avoir été beaucoup jouées par le saxophoniste – au contraire par exemple de la longue pièce « The Creator Has A Masterplan » (album Karma, 1969), qui est par la suite devenue l’un des fers de lance des concerts du saxophoniste, jusqu’à son dernier en août 2022. Si l’on regarde du côté des traces discographiques des pièces de Tauhid, on trouve principalement deux captations « live » de l’époque de l’enregistrement du disque, puis plusieurs enregistrements « live » et studio plus tardifs, dans les années 1980 et 1990, principalement avec Sonny Sharrock.

2La première trace à peu près contemporaine de la période de Tauhid date du 21 janvier 1968 (donc trois mois après la publication du disque). Cet enregistrement surprenant a fait surface dans le coffret Holy Ghost (2004) consacré à Albert Ayler et est attribué au « Pharoah Sanders Ensemble w/ Albert Ayler ». La formation intègre le batteur Roger Blank et le pianiste Dave Burrell (de la formation de Tauhid) ainsi que Sirone à la contrebasse (qui joue par la suite avec Pharoah Sanders et Sonny Sharrock). Ce 21 janvier 1968 est joué (sur le papier) un medley « Venus / Upper Egypt1 ». En fait c’est principalement le thème introductif de « Balance2 » qui est joué (enregistré ensuite en 1969 et présent sur l’album Izipho Zam). Le thème de « Venus » est enchaîné à « Balance » et laisse la place à un autre thème non identifié, puis à des interventions free, avant que le thème de « Upper Egypt » ne s’impose. Intervient ensuite le thème final de Tauhid – le deuxième thème de « Capricorn Rising » – puis on entend le retour de « Balance », avant une dernière occurrence du premier thème de « Capricorn Rising ».

3Au-delà de l’aspect un peu « brouillon » de ces enchaînements sans fin de thèmes, cette captation live est intéressante. On y comprend que l’esthétique à l’œuvre sur la deuxième longue pièce de Tauhid est totalement intégrée en tant que stratégie compositionnelle. L’assemblage à valeur de « collage en direct » y est repris et étendu. En fait, chaque thème opère de manière parataxique, sans justification explicite, sans lien de subordination avec ce qui le précède. Les thèmes permettent de « casser » des passages free, dans lesquels les instrumentistes ont souvent poussé jusqu’au bout la logique du chorus, afin de retrouver à chaque fois un nouvel ancrage lyrique et mélodique, prétexte à nouveau à un développement qui tend de même vers le free et les chorus. Il est également intéressant d’entendre le thème de « Balance » opérer comme un leitmotiv et d’observer comment « Upper Egypt » se retrouve comme happé dans le maelström des thèmes de « Venus » et « Capricorn Rising ».

4La forme-suite prend ici des caractéristiques inédites : au lieu d’exposer des enchaînements fluides de mouvements, elle emprunte des caractéristiques proches, paradoxalement, du collage sur bande, avec des enchaînements abrupts, imposés par Pharoah. À l’époque, des musiciens aussi divers que Frank Zappa (sur Absolutely Free en 1967) ou les Beatles (« Tomorrow Never Knows », album Revolver, 1966), ou encore Luc Ferrari, Stockhausen (et avant eux, bien sûr, Pierre Schaeffer et Pierre Henry) utilisent ce procédé de juxtaposition d’éléments, de fragments, mais dans une construction patiente, un assemblage en studio. Ici Pharoah, en relançant de manière souvent inattendue un thème, impose une forme à ses musiciens, les fait sortir des éclats de fureur sonore des passages free dans lesquels l’ancrage tonal et rythmique est moins affirmé, pour remettre en avant un lyrisme différent, basé sur la mélodie.

5En utilisant cette forme particulière, qui parfois ressemble à un télescopage d’éléments hétérogènes, Pharoah anticipe en fait sur sa longue pièce « The Creator Has A Masterplan » de 1969 qui suit le même schéma : des thèmes sont exposés puis l’improvisation des instrumentistes les emmène sur des territoires free, avant que Pharoah ne ramène la petite troupe vers un retour du thème principal ou vers un thème secondaire. L’esthétique mise en œuvre est particulière : la musique bascule régulièrement dans l’informe, une « beauté convulsive » (pour paraphraser André Breton) et oscille entre chaos et apaisement. Une captation filmée d’un concert d’Antibes de juin 19683 est à cet égard éclairante. Le groupe joue le thème principal de « The Creator Has A Masterplan » ; le pianiste Lonnie Liston Smith se lance quelques minutes dans un chorus puis Pharoah vient volontairement imposer un déferlement de notes puissantes qui viennent casser le « flux » du morceau, comme une sorte de big bang, de retour à un chaos originel. Ce schéma, à l’époque, semble être la caractéristique principale des compositions sandersiennes. Les captations audio et filmiques viennent, rétrospectivement, nous montrer en quoi, dans la suite « Aum / Venus / Capricorn Rising », cette forme particulière se met en place, sous une apparence qui semble presque timide par rapport aux prestations des années suivantes. Tauhid, à cet égard, est donc bien ce disque de transition – mais aussi le « bleu » de l’entreprise sandersienne à venir.

6La deuxième captation d’une pièce de Tauhid à peu près contemporaine de la publication du disque est enregistrée justement dans la même série de concerts d’Antibes, le 20 juin 1968. Pharoah y joue « Venus », enchaîné (en reprenant cette même forme du « medley ») avec « The Creator Has A Masterplan4 ».

7Sonny Sharrock, lui, rejouera à plusieurs reprises certains des thèmes du disque, parfois même avec Pharoah Sanders. En 1990, sur son album Highlife, le guitariste joue un medley de « Venus/Upper Egypt ». Le concert à Francfort du 1^er novembre 1992 de Pharoah Sanders avec le groupe de Sonny Sharrock (Charnett Moffett à la basse et Pheroaan AkLaf à la batterie) fait apparaître des versions de « Japan », « Upper Egypt & Lower Egypt » et de « Venus ». La version de « Japan » comporte un rythme tirant vers un 4/4 rock ; Pharoah y joue le thème au saxophone avant de le chanter. « Upper Egypt & Lower Egypt » ne reprend en fait que la dernière partie (« Upper Egypt »). Pour « Venus », c’est le thème en Fa# (deuxième thème de « Aum / Venus / Capricorn Rising ») qui est joué.

8Finalement (d’après ce que nous en savons), les compositions de Tauhid ne semblent pas avoir été beaucoup exploitées par Pharoah Sanders et ses musiciens. Dès 1968, Pharoah est déjà ailleurs : il joue sur des disques d’Alice Coltrane, célébrant la mémoire de son ancien leader et surtout passe à son « grand œuvre », « The Creator Has A Masterplan », qu’il joue donc à Antibes en juin 1968. Tauhid est en quelque sorte déjà loin de lui.

9Curieusement, la postérité la plus directe de Tauhid réside dans des enregistrements de l’époque, non pas de jazz mais de groupes rock. Ainsi, deux groupes de Detroit, les Stooges et MC5, reprennent soit directement, soit en s’en inspirant, la ligne de basse en ostinato de « Upper Egypt ».

10Pour MC5, la référence est directe : lors d’un concert du 27 juin 1968, dont la captation amateur a été publiée trente ans après (sous le titre Live At The Sturgis Armory en 1998), le chanteur Rob Tyner (qui au passage emprunte son nom de scène à McCoy Tyner, pianiste de Coltrane) annonce au public qu’ils vont interpréter « Upper Egypt », de « Pharoah Sanders », sur « des paroles de John Sinclair ». La version du MC55 n’est plus du tout en lien avec une esthétique highlife. La batterie ancre le morceau dans le rock. Toutefois, le pont entretient tout de même une certaine filiation avec le jazz : la batterie s’y fait plus syncopée, les deux guitaristes entremêlent des accords et des phrasés tirant vers le jazz, avec l’utilisation du feedback. Le manager du MC5 John Sinclair étant proche des milieux du jazz, le groupe ayant par exemple frayé avec Sun Ra lors de certains concerts, il n’est pas étonnant de les voir reprendre « Upper Egypt » (on leur doit aussi, d’après les témoignages d’époque, une reprise de « Tunji » de John Coltrane).

11Pour les Stooges, il est plutôt question d’un emprunt (volontaire ou non ? Connaissant la proximité entre Stooges et MC5, nous penchons pour l’emprunt conscient). La chanson « Little Doll6 », qui clôt leur premier album de 1969, reprend l’ostinato de basse de « Upper Egypt » mais en Mi. Cette ligne de basse constitue la base architecturale du morceau. Cet emprunt non déclaré (et peut-être inconscient ?) n’est également pas si surprenant pour ce groupe, leur compagnonnage avec MC5 mis à part. À leurs débuts, les Stooges s’appelaient The Psychedelic Stooges ; leur chanteur Iggy Pop relate leur utilisation sonore d’un aspirateur amplifié, de plaques de fer ; sur leur deuxième album, Funhouse, le groupe intègre un saxophoniste qui joue free, et fraye même du côté d’un free jazz au son rock avec la pièce « L.A. Blues ». Une réédition récente des sessions du premier album montre également une propension, sur certains morceaux, à développer de longues improvisations qui, par leurs sonorités grinçantes et bruiteuses, rappellent parfois autant l’esthétique du free que celle du rock. La présence de cette ligne de basse sandersienne n’est donc pas étonnante.

12Ces deux exemples ponctuels (mais importants) mis à part, l’influence la plus durable de Tauhid sur un musicien semble s’être exercée sur le musicien français Christian Vander, batteur, chanteur, pianiste et principal compositeur des groupes Magma, Offering, Christian Vander Trio et Fusion. Dans « Day After Day », le Vander Trio cite explicitement la mélodie de « Upper Egypt7 ». Mais, plus encore, la langue mise au point par Christian Vander, le Kobaïen, semble inspirée par les psalmodies de Pharoah Sanders sur Tauhid. D’après Philippe Gonin, dans son livre sur Magma, la première pièce du premier album de Magma, « Kobaïa », aurait puisé son motif bossa-nova et son développement en plusieurs parties dans « Upper Egypt & Lower Egypt » ; plusieurs des musiciens du groupe à cette époque l’attestent8.

13Finalement, l’influence de Tauhid est difficilement mesurable. Nous parlions de territoire, de tribu, de paratopie… En fait, l’esthétique mise en place sur ce disque converge avec d’autres tentatives de la même époque, comme les recherches de Sun Ra, mais aussi, de l’autre côté de l’Atlantique, chez Fela Kuti (la convergence entre le rythme de « Upper Egypt » et l’afrobeat développé par Tony Allen, le batteur de Fela, est à ce sujet intéressante).