1On ne peut parler de Pharoah Sanders sans évoquer John Coltrane. Plusieurs commentateurs de l’époque (au moins pour le domaine français : Carles & Comolli, Malson) évoquent un « disciple », qui « prolonge[rait] » les recherches de Coltrane. Certes, entre son timide premier album et le plus abouti Tauhid, l’événement marquant pour Pharoah Sanders est son passage dans le groupe de Coltrane. On ne peut néanmoins réduire son parcours à une pâle copie de celui de son ancien leader. Nous écrivions que, chez Coltrane, Pharoah semblait avoir approché la transcendance et avoir lui aussi répondu à un appel vers le mysticisme. Egalement, nous notions que l’utilisation dans Tauhid de la forme-suite n’était sans doute pas étrangère à l’écoute de A Love Supreme. Et même si, comme le note Xavier Daverat « il est impossible de tenir Sanders comme l’alter ego [de Coltrane] », il est important d’essayer de voir en quoi l’influence de ce dernier est présente, souvent en creux, dans Tauhid.

2Par exemple, l’utilisation de la flûte piccolo n’est pas nouvelle pour Pharoah Sanders et vient peut-être de son passage chez Coltrane, puisque dans plusieurs pièces de son leader déjà on l’entend en jouer (ainsi, sur plusieurs compositions de l’album posthume Cosmic Music, enregistré le 2 février 1966, avant Tauhid donc). Nous pouvons supposer qu’à la suite de l’utilisation par Eric Dolphy de la flûte traversière chez Coltrane, ce dernier a souhaité continuer à utiliser ce type d’instruments. Les percussions, les voix rappellent également forcément, dans leur utilisation, l’album de Coltrane Kulu Sé Mama. Nous notions de même que les passages plus calmes, mélodieux, sentencieux peuvent faire penser, alliés aux passages free, à une sorte de « fusion » des extrêmes de l’esthétique coltranienne. Coltrane semble donc présent un peu partout dans Tauhid. Toutefois, cette présence est implicite et peut-être moins affirmée que sur les disques suivants de Pharoah. Cela s’explique sans doute par un fait majeur : lors de l’enregistrement de Tauhid, Coltrane est encore vivant. Pharoah se doit alors de trouver son chemin sans copier son leader. Par la suite, le décès de Coltrane semble influer profondément sur ses disques. Il s’agit alors pour lui de trouver un équilibre, continuer à tracer son chemin tout en célébrant la mémoire de son ancien leader.

3La critique française de l’époque n’est pas tendre à ce sujet. Voici la notice de Philippe Carles et Jean-Louis Comolli, dans la première édition de Free Jazz Black Power, sur le saxophoniste :

« SANDERS, Farell, dit Pharoah ou Little Rock. Par ses ascensions lyriques aux allures de péans et ses constantes références mystiques, il prolonge de façon systématique et quasi dogmatique le « message spirituel » (religiosité synthétique : Islam, hindouisme, christianisme) des derniers enregistrements de Coltrane (Om et The Father, The Son And The Holy Ghost, par exemple, auxquels il a participé) dont il hypertrophie quelques-unes des caractéristiques musicales : des mélodies simples, voire béates, répétées et peu à peu condensées jusqu’à l’éclatement et l’éparpillement de leur matière sonore. Ce principe d’opposition (fréquent dans le free jazz : Ayler, Shepp) tourne ici au procédé1. »

4Ils ajoutent :

« Un des disciples les plus « officiels » de Coltrane, Pharoah Sanders, s’efforce de concilier l’opposition aylérienne thèmes-improvisation et la progression incantatoire, utilisant les thèmes comme moyens de tension et d’ascension conduisant inéluctablement à une improvisation explosive. En même temps qu’il tend vers cette synthèse de deux démarches, il se situe en retrait des musiciens free les plus avant-gardistes dans la mesure où la répétition d’un segment mélodique donné présuppose pour lui une revalorisation de la notion de thème. En chacune de ses œuvres, la présence d’un thème élu pour son pouvoir de charme, pour son brillant, est à l’origine du ressurgissement inévitable d’implications commerciales2. »

5Autant, pour la deuxième suite « Aum / Venus / Capricorn Rising » (comme pour l’album Karma également), nous pouvons être plus ou moins d’accord avec Carles et Comolli car la pièce présente une structure alternant improvisation/thème/improvisation, avec donc la « revalorisation de la notion de thème ». Mais ces thèmes n’amènent pas forcément toujours à « une improvisation explosive » sur l’ensemble de Tauhid. De même, le « pouvoir de charme » du thème final de « Upper Egypt & Lower Egypt » et du thème de « Japan », avec leur chant psalmodié, n’apportent pas forcément des « implications commerciales » (même si EMI France sembla penser le contraire pour « Japan »). Il est d’ailleurs curieux que ces auteurs, évoquant le coltranisme « dogmatique » de Pharoah, parlent surtout de l’influence sur lui… d’Albert Ayler. D’une certaine manière, la critique de l’époque fait un reproche paradoxal à Pharoah Sanders : d’un côté Carles et Comolli le réduisent à un « disciple […] officiel » qui n’arriverait pas à sortir de l’ombre de Coltrane, et de l’autre ils lui reprochent de s’éloigner du coltranisme et de tomber dans une musique « commerciale ». Ce qui frappe finalement, c’est une forme d’incompréhension face à la démarche de Pharoah Sanders, qui tout à la fois revendique l’influence de Coltrane mais tente dans le même mouvement de se forger sa propre personnalité.

6On retrouve le même type d’incompréhension dans les mots également très durs de Lucien Malson, qui évoque un « Pharoah Sanders devenu californien et hippy » et ajoute :

« Little Rock Sanders avait, un moment, incarné la révolte, et, aux côtés de Coltrane, joué le meurtrier du père. La critique croyait avoir découvert un homme nouveau, mais il a suffi que le père meure vraiment pour que le fils cesse de hurler et de mettre le feu à la demeure comme dans Om. Il hésite, quelque temps. Notamment à Antibes, en 1968, où il se trouve à la croisée des chemins. Deux ans plus tard, son siège est fait. Il entre en repentir. Il renonce aux lacérations des moindres esquisses mélodiques osant sortir de leurs limbes. Il interrompt le massacre de toute pensée naissante un peu formée qui fut le principe et le but de quelques musiciens de la New Thing qu’on peut, au demeurant, comprendre. Ce qu’il retient de John Coltrane, c’est ce qu’il avait d’abord rejeté : la démarche contemplative de My Favorite Thing3 [...] ».

7Le jugement de Malson est injuste : à partir de Tauhid justement, Pharoah met en place sa propre langue. Plutôt que de rester embourbé dans une improvisation libre (qu’il maîtrise), Sanders tente de remettre en avant des thèmes, certes, mais la plupart du temps réussit à effectuer un dosage cohérent entre des passages mélodiques, lyriques et des passages plus chaotiques, marqués par une improvisation collective. Il ne reste donc pas fixé sur un coltranisme de « démarche contemplative ». Tauhid présente justement une alternative en proposant des ambiances variées, en tentant (et réussissant) une synthèse de nombreux éléments stylistiques.

8La présence de Coltrane est donc à noter dans Tauhid, comme un compagnon de route, un frère d’armes, mais réduire Pharoah à un simple épigone (ou un suppôt de la musique « commerciale ») est bien injuste. Le saxophoniste emprunte, de son leader, quelques caractéristiques, mais façonne dans Tauhid sa propre personnalité. On retrouve, dans ce disque, aussi bien des influences d’Albert Ayler que, peut-être, de Don Cherry, Archie Shepp, Sun Ra et bien d’autres. Il convient en fait de ne pas parler d’influence mais de considérer à nouveau le phénomène de paratopie de cette « tribu » new-yorkaise qui invente à cette époque des idiomes particuliers, singuliers, dans une volonté d’émancipation et d’exploration des mondes sonores possibles.