1Tauhid s’inscrit dans un rapport complexe au jazz, aux figures tutélaires de Coltrane et Sun Ra, aux musiques modales d’influence indienne et à la musique caribéenne. Sa place dans la discographie de Pharoah est également intéressante : c’est un disque qu’on pourrait qualifier de transition, mais qui en même temps, nous le disions en introduction, est la pierre angulaire des disques suivants du saxophoniste.

2Le parcours de Pharoah Sanders avant Tauhid est singulier et parfois accidenté. Il aurait, dans sa jeunesse, pratiqué le Rythm & Blues avant de passer au jazz1. Arrivé à New York en 1961, il rencontre Don Cherry avec qui il enregistre en 1963 un disque publié bien plus tard et joue un temps dans l’orchestre de Sun Ra. En septembre 1964, il enregistre pour le label ESP le premier disque sous son nom (communément appelé aujourd’hui Pharoah’s First). Ce premier album reste encore aujourd’hui quelque peu énigmatique : dès les premières minutes de « Seven By Seven », une grande partie du vocabulaire technique de Pharoah est présente – le saxophoniste produit ses fameuses harmoniques, utilise tous les registres de l’instrument, saute du grave vers l’aigu, joue sur les chromatismes, sur des phrasés heurtés, ne s’inscrit pas dans un ancrage tonal toujours défini. Pourtant, le cadre dans lequel Pharoah déroule ses improvisations est assez timide, le son global de la formation tire vers un bop très bien exécuté mais qui n’annonce qu’assez peu les compositions suivantes du saxophoniste. Il n’y est pas question de planètes ou d’Égypte ancienne, les références extra-musicales tirent tout au plus, peut-être, vers l’épisode biblique de l’Arche de Noé, dans lequel il est écrit que « sept par sept » les animaux entrent dans l’Arche (la signification du titre du premier morceau proviendrait-elle de là ?). Surtout, par rapport à Tauhid il manque le côté mystique, le syncrétisme musical, le mélange de passages free et de grandes mélodies lyriques. La musique de ce premier album, quoique plaisante et fort bien jouée, semble plus terre à terre. Sont absents l’élan, la transcendance du disque suivant.

3La transcendance et l’appel vers le mysticisme semblent en fait avoir été acquis par Pharoah, entre ces deux disques, chez Coltrane. On peut supposer également que certaines compositions de Coltrane ont influé sur l’utilisation, dans Tauhid, de la forme-suite. Paradoxalement, le rôle joué par Pharoah chez Coltrane est, comme nous le disions, plus restreint que dans ses disques solo, et bien précis : prenant le rôle, d’une certaine manière, des Furies antiques, souvent il semble défaire ce que fait Coltrane. Au contraire, dans Tauhid, Sanders construit une esthétique particulière et élabore des pièces qui s’éloignent de Coltrane. Xavier Daverat note de manière assez juste qu’« il est impossible de tenir Sanders comme l’alter ego [de Coltrane] » même si « le premier disque que [Pharoah Sanders] enregistre, deux ans avant d’être appelé par Coltrane, montre une influence claire de celui-ci comme hard bopper […], ce que demeure Sanders […]2 ». Ce qui signifie que Pharoah aurait à l’origine été influencé par des disques comme Giant Steps de Coltrane, ce que son premier album en solo montrerait ; puis qu’il aurait, au contact de ce dernier, évolué conjointement au parcours de son leader.

4Même si ce paradoxe semble vérifié, tout au moins pour le premier album de Sanders, on ne peut toutefois réduire les caractéristiques musicales de Tauhid à la seule influence coltranienne. Justement, dans ce disque, le saxophoniste s’éloigne du hard bop pour mettre en place des pièces formellement très différentes. Ainsi, des passages furieux, au son rauque, voisinent avec des passages bien plus calmes, par exemple avec l’utilisation très personnelle de la flûte piccolo3. L’utilisation des percussions et des voix également, même si elle rappelle Kulu Sé Mama, est intéressante ; elle dépasse le coltranisme et s’inscrit peut-être plus globalement dans une esthétique new yorkaise de cette époque – songeons aux compagnons de route des jazzmen que furent les poètes proches des Beats Ted Joans, Leroi Jones (Amiri Baraka) ou Bob Kaufman, adeptes de l’oralisation, ou encore aux Last Poets et leur utilisation de fonds sonores percussifs. Enfin, les passages plus calmes, mélodieux, sentencieux résonnent certes, mis en regard avec les passages free, comme une « fusion » des extrêmes de l’esthétique coltranienne mais concourent surtout à la mise en place d’une atmosphère singulière, qu’on ne trouve pas telle quelle chez Coltrane.

5Plus globalement, plusieurs éléments mis en place dans Tauhid revêtent une certaine importance, puisqu’ils reviennent ensuite périodiquement dans les albums suivants de Pharoah Sanders. Par exemple, il faut souligner l’importance de l’ostinato de basse d’« Upper Egypt », qui sous-tend, avec le piano, la batterie et la guitare, toute la deuxième partie de cette pièce. Basse, piano et guitare répètent ce motif inlassablement tout au long de la deuxième partie de la suite. En ancrant de manière aussi marquée la pièce dans une tonalité martelée, presque matraquée par la contrebasse, Pharoah Sanders s’éloigne de l’esthétique free (mais aussi du bop). Cette importance de la ligne de basse érigée en motif immuable apparaît à peu près au même moment en décembre 1967 chez Miles Davis, dans « Circle In The Round ». Le trompettiste déclare à ce propos : « J’ai toujours préféré la forme de la “passacaille” : celle qui consiste à répéter la même ligne de basse en y superposant une ligne mélodique simple4. » X Daverat met en lien, chez Coltrane, l’« insistance rythmique » de la basse en ostinato avec une esthétique du « ressassement ». Certes, on retrouve ce rôle de la ligne de basse dans la première partie de A Love Supreme, mais c’est surtout chez Sanders que celle-ci prend une importance grandissante. De nombreuses pièces ultérieures de Pharoah comme « The Creator Has A Masterplan », « Black Unity » ou « Love Is Everywhere » s’appuient précisément sur ce type d’ostinato.

6Pour aller plus loin, relisons ce qu’écrivait Lucien Malson sur le jazz des années 1960 :

« Le monde musical jazziste connaît un clivage à peu près aussi net [dans les années 1960] que le monde politique, avec, d’un côté, les artistes de la New Thing et, de l’autre, la foule des adeptes du rythm and blues. Déjà sensibles en 1960, ces deux orientations de l’art afro-américain accusent leur opposition, certains disent leur complémentarité5. »

7Dans cette citation, nous pourrions presque trouver une définition de l’esthétique mise en place sur Tauhid, en dépassement de ce clivage. En effet, le disque est marqué par la dualité entre des passages free (« Aum », les soli de « Lower Egypt ») et des passages tirant vers le rythm and blues (« Upper Egypt » et son ostinato de basse, justement). En fait, Pharoah Sanders navigue tout au long de ce disque entre hard bop, free/New Thing et rythm and blues. En quelque sorte, il est l’un des artisans d’un renouveau du jazz. « Upper Egypt & Lower Egypt » par exemple opère la synthèse des deux attitudes décrites par Lucien Malson : aux improvisations libres de « Lower Egypt » succède le « riff » syncopé de « Upper Egypt », répété plusieurs minutes, à la manière d’une chanson de rythm and blues.

8D’ailleurs, le label EMI France ne s’y est peut-être pas trompé : en 1969, en France, sort un 45 tours de Pharoah Sanders6, comprenant « Japan » (de Tauhid) et « Colors » (issu de Karma). Quelqu’un (un cadre du label ?) a fait à l’époque apposer sur le disque un autocollant qui semble aujourd’hui incongru : « Free Jazz ou Slow de l’Hiver ?… » Cela semble signifier que quelqu’un, chez EMI France, a considéré un jour que « Japan » pouvait figurer dans les jukeboxes et avait le potentiel de faire danser les clients des bars et dancings français...

Figure 1 — L’étiquette « FREE JAZZ ou Slow de l’Hiver ?... » du 45 tours Japan, 1969.

9À la suite de Tauhid, et après la mort de Coltrane, Pharoah Sanders publie en 1969 Karma, qui est sans doute son disque le plus connu. Le long morceau « The Creator Has A Masterplan » reprend et systématise une grande partie du vocabulaire élaboré sur Tauhid : l’ostinato de basse (qui ici est un décalque flagrant de celui de la première partie de A Love Supreme) ; l’alternance entre passages free et passages mélodiques ; le rôle du saxophone dans les ruptures entre chaque partie ; la présence affirmée des percussions, de la flûte et du chant. Tous ces éléments font bien sûr penser à Coltrane mais ils sont en quelque sorte redistribués, retravaillés par Pharoah. D’ailleurs, plusieurs de ses disques ultérieurs semblent suivre cette esthétique, que ce soit pour Black Unity, composé d’un long morceau de 40 minutes basé lui aussi sur un motif de basse, avec des incursions free, ou Village Of The Pharoahs. Citons également le morceau « Balance », sur Izipho Zam (enregistré en 1969), dont la puissance sonore des instruments et le jeu sur la dynamique, qui par moments feraient presque penser à de la musique spectrale, sont dans la droite ligne de certains passages de « Aum » (sur Tauhid). Et même lorsque Pharoah joue avec Alice Coltrane (A Monastic Trio en 1968, Ptah The El Daoud en 1970, Journey In Satchidananda en 1971), la forme basée sur l’ostinato de basse, les incursions free, l’usage des percussions et des voix semble omniprésente. Nous pourrions dire que Tauhid est à ce titre le prototype de l’esthétique sandersienne mais aussi plus globalement d’une esthétique post-coltranienne.

10Pour finir, sur Tauhid Sanders développe de grands élans lyriques : ces mélodies sentencieuses qui rappellent autant Coltrane qu’Albert Ayler sont également un pan important de son œuvre. Cet aspect apparaît ainsi pour la première fois sur Tauhid, dans « Upper Egypt », « Venus » et « Capricorn Rising ». Le saxophoniste met ici en place des archétypes précis, ce que j’ai qualifié ailleurs (suivant la typologie de Stéphanie Orace et Jean-Louis Dufays pour les études littéraires) d’autostéréotypie. Avec l’utilisation de la forme-suite, l’alternance entre passages free et longues mélodies flottantes, l’utilisation de langues inventées-onomatopéiques, Sanders crée sur Tauhid ses propres stéréotypes (le terme n’est ici pas péjoratif), sa propre langue, qu’il va ensuite réutiliser, explorer, enrichir tout au long de son œuvre. Tauhid est donc, à cet égard, un disque-pivot dans l’œuvre de Pharoah Sanders.