1Ce mois de novembre 1966, Pharoah Sanders ne semble en apparence pas très occupé. Son emploi du temps de musicien, de ce qu’on en connaît, ne montre que deux journées travaillées, les 11 et 15 novembre. Cependant, il réalise à ces dates deux séances d’enregistrement d’importance (dont celle de Tauhid) et va jusqu’à enchaîner une séance et un concert le même jour. Ainsi, le 11 novembre 1966, en journée, il se rend à Englewood Cliffs dans le New Jersey, dans le studio de Rudy Van Gelder1. Il y participe à l’enregistrement des pièces de l’album Where is Brooklyn ? (Blue Note) du trompettiste Don Cherry. Lors de cette session-éclair (une seule journée pour quarante minutes de musique), le contrebassiste Henry Grimes (qui joue sur Tauhid) est déjà présent. Pour ce disque, Don Cherry a composé plusieurs thèmes qui flirtent avec le hard bop mais aussi avec le free, agrémentés de ses chorus de trompette et de ceux, puissants et souvent enragés, du sax ténor de Pharoah Sanders. À l’issue de cette session, le soir même, Pharoah rejoint à cent miles au sud de Englewood Cliffs la petite troupe de John Coltrane pour un concert à la Temple University de Philadelphie. Là encore il y assène des chorus très puissants et free, avec ce son voilé, rauque et bruiteux qui lui est caractéristique.

2La captation de ce concert2, mise en regard de l’album Tauhid enregistré quelques jours plus tard, est un document précieux pour saisir l’évolution (et les paradoxes) de Pharoah Sanders à cette époque. Lors de ce concert, comme lors de sa session du même jour avec Don Cherry, Pharoah Sanders semble être cantonné au rôle du soliste sauvage, soufflant à pleine puissance – Lucien Malson emploie d’ailleurs à ce sujet la métaphore selon laquelle Sanders aurait « joué » chez Coltrane « le meurtrier du père3 ». Dans le même ordre d’idées, Xavier Daverat note dans son Tombeau de John Coltrane, que « les rapports [de Coltrane] avec Pharoah Sanders […] participent d’un nouveau rituel (solo de Coltrane, solo de Sanders contestant l’allure du premier, invitation de Coltrane à reprendre) » et « engagent Coltrane vers une gestion dramatique de l’informe4 » (nous reviendrons sur cette notion « d’informe »).

3Ces deux auteurs relèvent en fait à juste titre le rôle bien spécifique de Pharoah Sanders chez Coltrane (et, pourrions-nous ajouter, chez Don Cherry). Dans ce concert du 11 novembre 1966, ses interventions, bien moins construites en apparence que celles de Coltrane, prennent l’allure d’un flot ininterrompu de lave sonique. Sa performance (aussi bien au sens de prestation artistique qu’au sens purement physique) montre un jeune homme aux poumons d’acier, à l’attaque franche. Son jeu, tout en colère et en intensité, expose des accents bruiteux et voilés, des chromatismes, un ancrage tonal peu marqué. Cette posture, puissante voire paroxystique, ne laisse pas d’étonner à l’écoute de Tauhid, enregistré à peine quelques jours plus tard : en contraste, Pharoah y fait souvent preuve d’une certaine forme de retenue. L’on comprend mieux rétrospectivement cette idée de « jou[er] » un rôle auprès de Coltrane : Sanders a sans doute entamé depuis plusieurs moins un développement personnel singulier, qui ne correspond que partiellement à ce qui lui est demandé dans le groupe du saxophoniste.

4Rétrospectivement, quelques indices avant-coureurs de ce surprenant contraste apparaissent. Par exemple, lors du concert du 11 novembre 1966 évoqué précédemment, Coltrane tout à coup se met à chanter et psalmodier d’une manière particulière. Ce type de psalmodie, de chant en une langue improvisée et inventée5, on le retrouve à peine quelques jours plus tard chez Pharoah, dans la suite « Upper Egypt & Lower Egypt » de Tauhid. Le chant onomatopéique est justement l’un des éléments significatifs du disque6. Le rôle des percussions est également notable : depuis plusieurs mois, Coltrane prend l’habitude de compléter sa formation avec des percussionnistes (jusqu'à quatre lors du concert du 11 novembre 1966 !). Tauhid laisse lui aussi une place importante aux percussions7. Les trajectoires artistiques du maître Coltrane et de l’élève Pharoah semblent donc, à cette époque, suivre des chemins parallèles.

5Tauhid prend toutefois très souvent le contre-pied de ce que Sanders joue avec Coltrane. On l’y découvre dans des registres parfois très éloignés, avec des compositions très construites, un montage/assemblage de différentes parties, des interventions ponctuelles (voire éparses) du saxophone, une grande place laissée aux autres instrumentistes, et surtout des moments qui laissent la place à ce que Philippe Carles et Jean-Louis Comolli appellent (avec un soupçon de condescendance) « des mélodies simples, voire béates8 ». En somme, presque tout le contraire du concert du 11 novembre avec Coltrane, pour lequel certains thèmes à peine esquissés et parfois totalement reconstruits (par exemple « Naïma ») servent surtout à donner un titre à de longues et belles séquences improvisées et vagabondes.

6En fait, ce mois de novembre 1966, cela fait déjà plusieurs semaines que Pharoah Sanders a assemblé une formation avec laquelle il a répété, pour qui il a composé et sans doute déjà assemblé des thèmes qui vont prendre la forme de suites surprenantes et tout aussi aventureuses que les concerts avec Coltrane, mais sur un plan différent. Ainsi, quatre jours après le concert de Philadelphie et la session pour Don Cherry, le 15 novembre 1966 (date présumée), Rudy Van Gelder voit débarquer un sextet un peu atypique dans son studio. Au traditionnel quartet (batterie, contrebasse, piano, sax), Sanders a ajouté un percussionniste et un guitariste électrique. Hormis Pharoah, la moitié des musiciens ont déjà joué avec des jazzmen importants de cette époque (comme Archie Shepp, Albert Ayler, Marion Brown ou Sun Ra) ; pour d’autres, Tauhid sera la première trace discographique (et peut-être même la première session d’enregistrement professionnelle). Hors de ce sextet, les musiciens n’ont apparemment quasiment pas joué ensemble dans d’autres formations9 – et donc ne se connaissent musicalement que peu (il semblerait même que ce sextet n’ait jamais donné de concert ensemble avant cette session). On peut imaginer la difficulté potentielle, pour l’ingénieur du son, d’enregistrer ce groupe un peu disparate. Le balafon et les percussions diverses de Nat Bettis supposent une prise de son au plus près des instruments, avec les phénomènes potentiels de reprise du son par les autres micros. La guitare de Sharrock – qui a souvent la main lourde sur l’instrument – risque elle aussi, par un volume sonore potentiellement élevé, d’être reprise par les autres micros.

7Ce groupe grave trois prises, recensées dans les archives du label Impulse ! sous les mentions suivantes :

• 90673 Upper Egypt & Lower Egypt ;
• 90674 Aum ; Venus ; Capricorn Rising ;
• 90675 Japan10.

8Ces trois prises, répertoriées par un numéro bien précis, figurent bien sur Tauhid. La réédition CD de Tauhid et les pages internet consacrées au studio Van Gelder comme aux disques Impulse ! mentionnent toutes un enregistrement au 15 novembre 1966. Mais d’emblée un mystère apparaît puisque cette date présumée est problématique11. Un autre album, The New Genius of The Blues (label Prestige) de l’organiste-chanteur Billy Hawks, aurait lui aussi été enregistré le même jour, le 15 novembre 1966, au studio Van Gelder12. Qui croire ? Si ces deux dates sont les bonnes, cela suppose par exemple qu’un album aurait été enregistré le matin et l’autre l’après-midi (ou l’un en journée et l’autre en soirée). Certes les deux disques ont été enregistrés en grande partie live, en direct, sans overdub (ou presque pour Tauhid) ; certes l’instrumentarium de Billy Hawks était assez limité (batterie, guitare, orgue, voix) ; certes le disque de Hawks ressemble à un concert sans public – et donc suppose peu de prises et pas de retouche ; certes Tauhid semble lui aussi ne comporter que trois prises, une pour chaque morceau. Mais tout de même, n’avoir qu’une seule demi-journée pour enregistrer un album aussi élaboré que Tauhid semble aujourd’hui incroyable. L’anecdote qui enfonce le clou est mentionnée dans les notes de pochette du disque de Billy Hawks : « Le matin du 15 novembre 1966, à la date de ce premier enregistrement, [Billy Hawks] oublia de se réveiller13 » – et donc il fallut l’attendre ; et potentiellement la session commença en retard.

9Que croire alors ? Tauhid a-t-il été enregistré à la sauvette, en fin de journée ou en soirée, le mardi 15 novembre 1966 ? ou a-t-il été enregistré un peu plus tard ? Le mercredi 16 novembre par exemple, le studio Van Gelder ne recense pas de session. Se pourrait-il que le disque (ou celui de Billy Hawks) ait été enregistré plutôt le 16 novembre ? Cette histoire de date, toute anecdotique qu’elle soit, est significative de deux éléments. Tout d’abord l’histoire récente du jazz semble finalement encore peu documentée. Ses acteurs, décédés pour la plupart, ne peuvent hélas plus nous aider à recoller les pièces du puzzle. De précieuses informations (qui ne sont pas qu’anecdotiques) semblent perdues et laissent place à des conjectures. Ensuite, le peu de temps (une journée voire une demi-journée) alloué à l’enregistrement d’un album aussi important nous semble aujourd’hui surprenant. Cela était cependant également vrai à l’époque pour le rock – que l’on songe aux sessions marathon des Rolling Stones en 1965, par exemple. Du fait de ces conditions particulières, de cette session courte, de ce groupe atypique, Tauhid peut paraître un peu bancal, enregistré à la va-vite. Plusieurs détails vont dans ce sens, un mixage parfois approximatif, un faux départ du contrebassiste sur la première pièce du disque (nous y reviendrons). Néanmoins ces éléments, loin de desservir l’album, traduisent avant tout une urgence créative et artistique.

10Au moment de la date présumée de cet enregistrement, il s’est écoulé deux ans depuis la session de septembre 1964 du premier album de Sanders, publié par ESP sous le nom de « Pharaoh [sic] Sanders Quintet ». Entre-temps, le saxophoniste a joué avec Sun Ra (la captation d’un concert du 31 décembre 1964 en témoigne), Ornette Coleman (une des quatre pièces de Chappaqua Suite, bande-son avortée pour le film du même nom, de Conrad Rooks, enregistrée en juin 1965), Don Cherry (entre septembre et novembre 1966 il participe à deux sessions, pour les albums Symphony For Improvisers et Where Is Brooklyn) et surtout a été engagé par John Coltrane (en juin 1965). En novembre 1966, Pharoah Sanders a ainsi déjà joué sur quatre albums studio de Coltrane et a participé, avec la formation du saxophoniste, à plusieurs concerts.

11Entre son premier disque et le concert de Philadelphie avec Coltrane du 11 novembre 1966 se tient tout un monde. En effet, ce premier album montre un jazz un peu timide, qui peine à trouver une direction. Certes, Pharoah Sanders y développe déjà des sonorités et une attaque caractéristique au sax ténor mais les deux longues compositions, basées sur la structure thème/improvisations, ne laissent pas présager de ce que sera la suite de sa carrière. Tauhid est à ce titre un grand pas en avant pour Pharoah Sanders ; il s’y détache à la fois de ses premiers enregistrements mais aussi, d’une certaine manière, de la tutelle de ses compagnons de route. On retrouve certes dans Tauhid l’influence de Coltrane, Don Cherry, Sun Ra ou Ornette Coleman, mais sous une forme diluée, digérée ; une voix singulière émerge, dans cet album précisément. Tauhid figure, semblerait-il, un disque un peu surprenant pour son époque, à la fois un pas de côté pour son auteur mais aussi et surtout le pilier de l’esthétique sandersienne à venir.

12Tauhid occupe ainsi une place particulière dans la discographie de Pharoah Sanders. C’est un disque important, qui par exemple anticipe sur ce qu’on appellera par la suite l’ethno-jazz. Surtout, à l’instar de certains disques de rock de la même époque, cet album déjoue les pronostics. Si l’on caricature : enregistré très vite (une unique session d’une journée au plus, une seule prise par morceau), par une formation un peu atypique (qui n’a sans doute pas beaucoup joué ensemble auparavant, avec des musiciens qui enchaînent sur cette période des séances d’enregistrement très rapprochées14), parfois curieusement mixé (avec des erreurs manifestes), ce disque n’avait sur le papier pas grand-chose pour être un jalon important du jazz des soixante dernières années15. Accouché dans des conditions précaires, il aurait pu être un ratage complet. Tauhid est cependant le témoignage essentiel d’une période bouillonnante, irriguée par les recherches tous azimuts de musiciens afro-américains dont le parcours aujourd’hui encore impressionne, tant cette époque fut riche et surprenante.