1Publié en octobre 1967 sous le numéro de catalogue A-9138 du label américain Impulse !, Tauhid est le deuxième album de Pharoah Sanders et le premier sous son pseudonyme définitif (son premier album en 1965 étant crédité à « PharAOh Sanders »). Même s’il n’est pas aussi connu à première vue que des disques comme Free Jazz (1960) d’Ornette Coleman, A Love Supreme (1965) de John Coltrane ou Bitches Brew (1970) de Miles Davis, c’est pourtant un album important dans l’histoire du jazz et plus globalement des musiques modernes. La musique de Tauhid pose en fait un jalon intéressant. Précurseur de ce qu’on qualifie maintenant d’ethno-jazz, ce disque propose une synthèse de plusieurs éléments : des passages free y côtoient des références extra-musicales à l’Égypte ancienne, des influences caribéennes ou highlife ; des pièces plus écrites prennent la forme de suites ; l’instrumentarium, varié, propose l’une des premières incursions de la guitare électrique dans le champ du free jazz ; le sax côtoie la flûte piccolo et le balafon ; le Japon est évoqué à travers une pièce orientalisante…

2Ce disque à l’esthétique singulière et représentative de son époque, par l’ouverture au panafricanisme et aux instrumentations élargies, est par ailleurs inattendu. Il montre chez Pharoah Sanders une évolution personnelle intéressante. C’est même une étape importante : le premier disque de Sanders, enregistré en septembre 1964, présentait des accents hard bop ; en 1965, le saxophoniste intègre la formation de John Coltrane, avec un rôle assigné, celui du « soufflant free », tout en fureur et en explosions ; enfin, deux ans après Tauhid, Pharoah Sanders enregistre ce qui est considéré comme son œuvre majeure, Karma, avant de publier entre 1970 et 1975 environ une dizaine d’albums dans la même veine, d’où se dégage une esthétique singulière et très marquée. Cette esthétique a pris sa source aux côtés de John Coltrane bien sûr, mais surtout a été mise sur pied par Pharoah Sanders en grande partie lors de la composition de Tauhid.

3Tauhid représente donc en quelque sorte la pierre angulaire de la musique de Pharoah Sanders. Son influence, souterraine et finalement assez peu palpable, est tout de même présente, par exemple en France avec le cas de Christian Vander et ses différents groupes (Magma, Offering, Vander Trio). Le rôle assigné dans Tauhid à la guitare électrique est également important ; le jeu de Sonny Sharrock sur ce disque (et sur ses disques solo postérieurs) a profondément marqué par exemple, si l’on prend à nouveau le cas de la France, des guitaristes comme Noël Akchoté ou Jean-François Pauvros.

4S’intéresser à Tauhid, disque somme toute assez peu étudié, semble donc indispensable afin de saisir un moment précis, surprenant et excitant, de l’histoire des musiques afro-américaines. Le travail que nous proposons ici relève parfois de la gageure : plusieurs informations cruciales sur le disque manquent encore à l’appel ; la plupart de ses musiciens sont décédés ou ont disparu du milieu de la musique. Plusieurs histoires incroyables entourent le disque et son époque : le destin surprenant d’Henry Grimes par exemple, qui s’est volatilisé de la scène musicale durant trente-cinq années ; le mystère autour de la date précise d’enregistrement ; l’apparition quasi-simultanée du thème de « Japan » chez Pharoah Sanders mais aussi chez Albert Ayler ; des notes de pochette (ou péritexte) parfois approximatives au niveau des titres, des minutages ; un mixage parfois surprenant (en regard des productions de l’époque et surtout des productions de Rudy Van Gelder). Toutes ces histoires concourent à faire de Tauhid un objet musical singulier, qui mérite justement qu’on s’y intéresse1.