Le territoire des cités des Sénons, des Éduens et des Lingons (ier siècle av. n. è.-ive siècle de n. è.)
Entre polémique, données archéologiques et réalités historiques
p. 261-291
Résumés
La question de la délimitation des cités antiques du centre-est de la Gaule et de leurs évolutions entre l’époque de la Conquête et l’Antiquité tardive est une bouteille à l’encre. Les multiples opinions érudites régionales autant que scientifiques nationales se contredisent, entre autres, dans les dossiers emblématiques des territoires des environs d’Alésia et de l’Auxerrois. L’attribution de ces territoires aux cités voisines des Sénons, des Éduens ou des Lingons repose comme souvent, sur le croisement de dossiers historiques, épigraphiques, mais aussi paléogéographiques et archivistiques ambiguës et d’interprétation complexe. Cet article se propose d’en rappeler la variété et la réalité et de peser la pertinence des différents arguments mobilisés dans ces discussions depuis le xixe siècle. Grâce à la relecture des indices épigraphiques, à la mobilisation des sources antiques et altomédiévales, aux indices archéologiques aussi, il semble cependant nécessaire de se rallier aux opinions les plus communes : celle de l’appartenance de l’Auxerrois à la cité des Éduens, jusqu’à son érection en territoire civique indépendant au début du ive siècle et celle d’un transfert de souveraineté des environs d’Alésia des Lingons aux Éduens à la suite des évènements politiques des années 68-70 de n. è.
The question of the delimitation of the ancient cities of central-eastern Gaul and their evolution between the time of the Conquest and Late Antiquity is a very confused issue. The multiple opinions by regional learned persons as well as by National scholars contradict each other, among others, in the emblematic topic of the territories around Alesia and Auxerrois. The attribution of these territories to the neighbouring cities of the Senones, the Aedui or the Lingones is based, as is often the case, on the cross-referencing of historical, epigraphic, but also paleogeographical and archival records that are ambiguous and of complex interpretation. This paper aims to recall the variety and the reality of this situation and to weigh the relevance of the different arguments mobilized in these discussions since the 19th century. Thanks to the reassessment of epigraphic evidence, to the mobilization of Ancient and early Medieval sources, and to archaeological data as well, it seems anyhow necessary to rally to the most common opinions: that of the Auxerrois’ belonging to the city of the Aedui, until its erection as an independent civic territory at the beginning of the 4th century and that of a transfer of sovereignty of the surroundings of Alesia from the Lingones to the Aedui following the political events of the years 68-70 CE.
Entrées d’index
Mots-clés : Gaule romaine, territoires civiques, Sénons, Éduens, Lingons, Auxerrois, Alésia
Keywords : Roman Gaul, civic territories, Senones, Aedui, Lingones, Auxerrois, Alesia
Index géographique : Auxerrois
Texte intégral
1La récente exposition sur les Sénons (Baray, 2018) a rappelé le destin historique hors du commun de ce peuple gaulois présent à la fois en Gaule centrale et sur les côtes de l’Adriatique. Ce double attachement n’est pas sans me rappeler le parcours et l’activité scientifique exceptionnels de Daniele Vitali, mon prédécesseur sur la chaire d’archéologie classique de l’Université de Bourgogne, au tropisme tout autant marqué par la Bourgogne et l’Italie septentrionale.
2Si nos connaissances historiques sur la branche italique des Sénons sont assez nombreuses, celles sur la branche maîtresse, celle de Bourgogne septentrionale, restent beaucoup plus modestes. Sa culture matérielle, révélée par de multiples fouilles archéologiques, est aujourd’hui nettement mieux appréhendée, mais les contours mêmes du territoire qu’elle a occupé avant et après la Conquête restent l’objet de polémiques acérées, autant que ceux de sa voisine éduenne, dans la capitale de laquelle Daniele Vitali a aussi beaucoup œuvré. Délimiter dans le détail leur étendue pose d’évidents problèmes même pour le Haut-Empire, faute de données textuelles et épigraphiques précises. À la suite d’E. Desjardins (Desjardins, 1876-1893), on considère généralement que le découpage territorial des évêchés médiévaux reprend sans grandes modifications celui des ciuitates de la fin de l’Antiquité. Nombre de conciles, à commencer par ceux de Nicée et de Chalcédoine, confirment la nécessité de faire coïncider ces nouvelles entités religieuses et les circonscriptions administratives civiles préexistantes. Dans le détail, de nombreux commentateurs remettent en cause cette doxa. Le morcellement tardif des territoires, les modifications mineures ou majeures des entités ecclésiastiques au cours de l’époque médiévale ou encore les convictions individuelles de tel ou tel érudit ont alimenté des polémiques sans fin dans un dossier déjà passablement confus. Cette question reste, quoi qu’il en soit, polémique : une partie de l’opinion considérant comme illusoire la restitution des entités politiques impériales à partir des données antérieures ou postérieures (en dernier lieu, Tarpin, 2006), a fortiori pour les périodes antérieures à la Conquête (Chevallier, 1981). Je rappellerai cependant que ces critiques s’appuient pour l’essentiel sur le cas de la Narbonnaise, où les modifications lors des différents épisodes de sa conquête et de son intégration à la Romanitas ont plus profondément gommé les organisations préexistantes. Cet état de fait est dû à la multiplication des déductions coloniales, phénomène qui ne concerne pas, rappelons-le, les régions qui nous occupent ici.
3D’autres indices sont communément utilisés dans le même but, en premier lieu la toponymie, dont on sait aujourd’hui les dangers qu’elle présente. On a aussi beaucoup espéré des cartes de répartition et de l’analyse des faciès monétaires. Cela reste utile, en gardant toutefois en tête que la monnaie gauloise ne présente de caractère étatique qu’à partir de la Guerre des Gaules. La répartition des différents types de potins de La Tène C2 ou D1 n’offrira jamais d’indice sur des frontières politiques, puisque l’on sait aujourd’hui qu’ils sont produits dans de nombreux endroits, et que leur émission répond avant tout à un besoin économique qu’à une nécessité régalienne. Ce n’est que plus tard, lors de la généralisation des bronzes frappés dans nos régions (à partir de 60-50 av. n. è.) que les preuves deviennent suffisantes pour affirmer que la monnaie passe aux mains de magistrats publics. Quoique cette question soit encore secondaire dans les réflexions des numismates, la multiplication des monnaies portant des ethnonymes ou des noms de magistrats en légende dans nos régions confirme que le phénomène semble généralisé durant la seconde moitié du ier siècle av. n. è. (Guichard, 2014, p. 56-60). Il est donc possible d’utiliser cette question monétaire pour une période réduite, entre la Conquête et la réforme augustéenne qui supprimera, ici comme ailleurs, le droit de frappe des cités gauloises (Martin, 2015).
4Ce préalable posé et en m’appuyant sur une série d’enquêtes déjà parues (Kasprzyk, Nouvel et Hostein, 2012), il est possible de se pencher sur la question des limites entre Éduens, Sénons et Lingons, qui mobilise, comme nous allons le voir, l’ensemble de cet apparat critique. L’approche la plus facile reste la démarche régressive. Elle présente dans l’est de la Gaule une grande pertinence puisque les sources historiques confirment la grande cohérence des entités politiques entre la période augustéenne, sinon pré-Conquête, et la tardo-Antiquité (fig. 1). Au total, le Centre-est de la France regroupe quinze diocèses modernes (Sens, Troyes, Châlonssur-Marne, Toul, Langres, Dijon, Besançon, Autun, Saint-Claude, Lyon, Chalon-sur-Saône, Mâcon, Nevers, Auxerre et deux paroisses de celui de Lausanne) correspondant à treize évêchés médiévaux (Dijon est un démembrement de Langres et Saint-Claude de Lyon). Ces derniers sont justement les mêmes que les cités mentionnées dans la Notitia Dignitatum, en considérant que ceux de Chalon-surSaône et Mâcon sont bien des démembrements de la cité d’Autun. Sur ce point, César, Strabon1 et Ptolémée2 signalent tous que la première (Cabilonum/Cabbylonum) relevait bien des Éduens à leur époque, Mâcon/Matisco étant, elle aussi, une ville éduenne comme nous l’apprend César3.
Fig. 1 — Carte des évêchés médiévaux et modernes d’après les cartes de Sanson et des zones posant difficulté pour une restitution régressive des territoires civiques antiques du Centre-est de la Gaule.

DAO : P. Nouvel.
5Il semble donc pertinent de supposer que les territoires des seconds correspondent, grosso modo, à celui des premiers. Reste toutefois à pouvoir juger de la stabilité des entités ecclésiastiques médiévales et de disposer d’éléments de détail permettant d’en restituer précisément l’assiette. Le document le plus précis et le plus fiable, mais aussi le plus récent, est sans nul doute le jeu de cartes des diocèses établi par Nicolas Sanson d’Abbeville au milieu du xviie siècle. Pour la région qui nous occupe, les documents disponibles concernent les anciens évêchés de Troyes (Sanson, 1656), d’Autun (Sanson, 1659a ; Sanson, 1659b), d’Auxerre (Sanson, 1660a), de Sens (Sanson, 1660b) et de Nevers (Sanson, 1665). Leur précision permet de descendre à l’échelle de la paroisse, voire même du hameau. Il s’agit en effet d’un état prérévolutionnaire, qui ne se superpose pas toujours aux limites communales actuelles. Dans de nombreuses zones (le long du Serein à la limite des évêchés d’Autun et de Langres, le long de la Saône, aux confins de l’Auxois, etc.), cette source permet de confirmer la continuité des frontières qui s’appuient sur les grands éléments du paysage et de corriger finement les cartes jusque-là utilisées.
6Reste à déterminer la réalité antérieure de l’état de fait du xviie siècle. Il faut pour cela, ce qui a été fait et bien fait avant nous (Longnon, 1904, par exemple), vérifier leur corrélation avec les pouillés médiévaux. Ces documents sont cependant de datations très variées. Dans certaines zones, comme par exemple dans le diocèse d’Auxerre, les listes de saint Aunaire et de saint Tétrice (Sot, 2002 ; Nouvel et Poitout, 2013) permettent de remonter jusqu’au milieu du vie siècle. La liste des paroisses du diocèse de Sens, connue sous le nom de Liber sacramentorum de la bibliothèque de Stockholm (Geffroy, 1855), a été dressée entre l’époque carolingienne et le xiie siècle. Il n’y a guère de modifications visibles dans le premier document postérieur complet, celui de 1344 (Longnon, 1904 ; Quesvers et Stein, 1894). Pour la plupart des autres évêchés, elles ne remontent généralement qu’au xive siècle comme à Troyes (Longnon, 1904, p. 273), plus rarement, de manière partielle, au xiiie siècle, comme pour Nevers (Longnon, 1904, p. 489). Concernant l’évêché de Langres (Lalore, 1870, p. 6-7), les listes complètes les plus récentes ne remontent qu’à 1371. L’étude des pouillés postérieurs (1420 et 1492 en particulier) montre d’ailleurs peu de modifications jusqu’au xviiie siècle (Lalore, 1870, p. 8). Pour l’évêché d’Autun, le sacramentaire du xie siècle, publié en 1853 par Auguste
7Bernard (Bernard, 1853, p. 1051-1053 ; Longnon, 1905) est très fragmentaire. Il est cependant complété par des documents plus tardifs (Pouillé général des paroisses composant l’ancien et le nouveau diocèse de Lyon à la fin du xviiie siècle : Bernard, 1853, p. 1008-1042, VI ; Pouillé du diocèse de Mâcon au xvie siècle : Bernard, 1853, p. 1043 à 1050, VII).
8Parallèlement, le croisement avec les diverses sources textuelles altomédiévales (en particulier les appartenances aux pagi puis comitates) permet de disposer d’une vision assez consensuelle des divisions ecclésiastiques dans la seconde moitié du premier millénaire de n. è. Dans les régions couvertes par les évêchés de Sens, Auxerre, Troyes, Autun, Nevers, les commentateurs ont noté qu’il n’y avait pas de modification visible entre ces documents, voire même que les cas de passage d’un évêché à un autre sur la période considérée étaient rarissimes. En tenant compte des difficultés d’attributions des toponymes altomédiévaux, le cas de l’Auxerrois est le plus exemplaire (Nouvel, 2004). Les listes de paroisses et de lieux de saint Aunaire (avant 604 ; Aumard et Delaplace, 2005) et de saint Tétrice (début viiie siècle, disponibles dans une nouvelle édition critique : Sot, 2002) se superposent exactement à la carte de Sanson, couvrant de manière homogène la totalité de l’évêché d’Auxerre (fig. 2). Si on y rajoute les lieux donnés par les évêques Aunaire (après 604), Didier (après 623) et Pallade (après 634) et signalés dans la célèbre Geste des Évêques d’Auxerre (Sot, 2002), on obtient une carte qui confirme que ce territoire épiscopal n’a pas varié entre le début du haut Moyen Âge et l’époque moderne (Beïs, 1951 ; Debatty, 2005, p. 88). L’exercice est évidemment plus difficile pour les autres diocèses, puisqu’il y manque les sources aussi complètes et anciennes que celle des Gestae. Mais, comme l’avait déjà noté A. Longnon, les éléments disponibles, plus particulièrement pour l’Avallonnais, le Sénonais ou le Tonnerrois, confirment une pérennité complète des entités territoriales depuis le haut Moyen Âge (Longnon, 1904 ; Barral, Guillaumet et Nouvel, 2002 ; Nouvel, 2006). Elles présentent, malgré tout, quelques aberrations et des contradictions qui posent problème, d’autant qu’elles ont généralement ouvert la porte à des hypothèses multiples (fig. 1, A à G). La plus visible concerne le Dijonnais méridional, où les territoires épiscopaux de Chalon et de Langres s’interpénètrent de manière désordonnée. La seconde est sans nul doute l’Auxois, archidiaconé relevant d’Autun, s’enfonçant profondément dans l’évêché de Langres. Je me contenterai ici de mentionner celles situées aux confins des Éduens et des Sénons, l’Auxois et l’Auxerrois (fig. 1, B et H).
Fig. 2 — Les lieux mentionnés dans le pagus d’Auxerre et dans l’évêché d’Auxerre avant 700 et les limites de l’évêché moderne d’Auxerre d’après Sanson.

En trait tillé bleu.
DAO : P. Nouvel.
9Les éléments textuels disponibles, bien que plus nombreux qu’ailleurs, restent par trop imprécis pour proposer une cartographie précise de la civitas Aeduorum. Ce sont donc les éléments historiques médiévaux, confirmés ou amendés par les indices toponymiques et archéologiques, qui ont présidé aux diverses propositions de délimitations. L’essentiel de la littérature se borne ainsi à une analyse régressive (Lebel, 1937), modifiée plus ou moins largement au gré des études de détails et des convictions individuelles. La leçon de cette analyse laisse à entendre que les territoires carolingiens des évêchés d’Autun, de Chalon et Mâcon et, de manière moins consensuelle, ceux de Nevers et d’Auxerre, couvriraient à eux cinq l’ancienne cité éduenne. L’homogénéité de cette dernière est cependant démentie par les textes comme par l’archéologie. Comme le rapporte César lui-même, cette nation était composée d’un certain nombre d’entités ethniques, dont nous ne connaissons à vrai dire que les noms (Aulerques Brannovices, Brannoviens, Boïens4). Le positionnement de ces diverses entités secondaires a fait l’objet d’une multitude d’hypothèses, sur lesquelles nous n’avons pas intérêt à nous attarder. Les chanoines M. Chaume (Chaume, 1931) et G. Drioux (Drioux, 1934) en ont proposé plusieurs, qui toutes font profit de la tradition sans pouvoir s’appuyer sur des éléments factuels précis. J’en retiendrai qu’il s’agit ici d’un exercice théorique, dont l’acuité scientifique est aujourd’hui passablement émoussée (Peyre, 1993).
10Si l’on sait que les Éduens furent intégrés à la province de Lyonnaise dès l’époque augustéenne (Le Bohec, 2015), les textes sont trop rares pour préciser l’évolution de leur statut et de leur territoire par la suite. Les documents plus tardifs, comme la Notitia Galliarum, nous montrent qu’elle fut l’objet d’un démembrement entre la fin du iiie siècle et le ive siècle, à la suite de la création des ciuitates de Chalon et d’Auxerre. Cette fragmentation s’accentue encore par la suite, par la création de deux entités territoriales supplémentaires qui ont pour capitale Nevers et Mâcon. La question de la délimitation du territoire des Éduens constitue donc un problème épineux, marqué ici comme ailleurs par la conjonction d’éléments textuels équivoques et de modifications difficilement quantifiables, antérieures à l’époque carolingienne. La richesse du dossier textuel du haut Moyen Âge, largement publié et discuté (Chaume, 1925 ; Goudineau et Peyre, 1993 ; Kasprzyk, Nouvel et Hostein, 2012), peut être croisée avec des synthèses régionales qui exploitent plus largement les données archéologiques et surtout numismatiques (Nouvel, 2004 ; Barral, 2005 ; Kasprzyk, 2005 ; Jeunot, 2007 ; Lallemand, 2007 ; Joly, Mouton-Venault et Hervé, 2010). Nous avons récemment proposé une relecture des principales difficultés et des régions dont l’attribution pose traditionnellement problème (Kasprzyk, Nouvel et Hostein, 2012). Il me semble malgré tout nécessaire de revenir sur un certain nombre de points, pour lesquels, d’ailleurs quelques nouveautés sont apparues depuis.
11L’association des données paléographiques et épigraphiques facilite plus qu’ailleurs la délimitation du territoire éduen. Nous avons récemment présenté les différents arguments qui permettent d’affirmer que les limites des anciens archevêchés d’Autun, Mâcon, Chalon, Auxerre et Nevers recouvrent le territoire de la ciuitas Aeduorum du Haut-Empire (Kasprzyk, Nouvel et Hostein, 2012). La démonstration repose essentiellement sur l’existence d’un formulaire dédicatoire spécifique utilisé par les citoyens éduens. Elle permet en particulier de régler le cas de deux régions plus particulièrement disputées, celle des environs d’Alésia et celle de l’évêché tardoantique d’Auxerre.
La question de l’Auxerrois
12La seconde est plus complexe dans la mesure où la région d’Auxerre est élevée au statut de territoire civique indépendant, vraisemblablement au début de l’Antiquité tardive (Dondin-Payre, 2001). Elle s’est donc fait aux dépens d’une ou de plusieurs des trois cités voisines du Haut-Empire, celles des Sénons au nord, des Lingons à l’est ou des Éduens au sud. La communauté savante reste largement divisée entre quatre hypothèses concurrentes (Kasprzyk, Nouvel et Hostein, 2012, p. 99, fig. 1) :
- La première, initiée par les érudits locaux (Richard, 1883) et reprise par E. Desjardins (Desjardins, 1876-1893) tend à placer ici un fort à propos peuple tampon, soit les Boïens, soit les Aulerques Brannovices. Cela permet de repousser les frontières des Sénons au nord du Serein et de limiter les territoires contrôlés par les Éduens aux marges du Morvan. Cette hypothèse, extrapolant le texte césarien, envisage l’existence d’une cité antique d’Auxerre autonome dès le Haut-Empire, hypothèse à laquelle s’oppose l’ensemble du dossier historique (liste de Pline en particulier) et épigraphique (Dondin-Payre, 2001). Une inscription majeure peut d’ailleurs être portée au dossier : la dédicace à Apollon (CIL, XIII, 2920) qui porte l’inscription « DEO APOLLINI R P PAG II M AVTESSIODVRI » (fig. 3) lue comme Deo Apollini r(es) p(ublica) pag(i) ou pag(anorum) II(orum) m(unicipii) Autessioduri. L’authenticité de ce document a parfois, à tort, été mise en doute. Cela répond aux difficultés rencontrées par les épigraphistes dans l’interprétation du document, qui attesterait donc du statut de municipe obtenu par Auxerre. Cela ne tient pas, comme le rappelle M. Dondin-Payre (Dondin-Payre, 1997, p. 294, n. 32), puisque la formule municipium + ville ne connait pas d’équivalent et que l’association de deux pagi dans un municipe paraît pour le moins étonnante. Cette difficulté répond à mon avis à une lecture trop hâtive des lettres PAG II M, artificiellement séparées par un point sur le dessin de J.-B. Leblanc-Davau. On voit sur l’original (et sur les dessins des deux patères publiées dans l’Annuaire de l’Yonne en 1885, qui me semblent plus fidèles, fig. 3) que ce n’est pas le cas. Il me semble nécessaire (avec une faute de déclinaison, assez commune) de lire plus simplement : Deo Apollini R(es) P(ublica) Pagem Autessioduri. Cela confirmerait, quoi qu’il en soit, qu’Auxerre constituait alors un pagus particulier et non une cité indépendante, réduisant à néant cette première opinion.
Fig. 3 — Les inscriptions relevées sur les deux patères du sanctuaire d’Auxerre.

Dessin P. Amé, d’après l’Annuaire de l’Yonne, 1885, h.t.
- La deuxième hypothèse, la plus commune et qui influença O. Hirschfeld, remonte à A. de Valois. Elle fut diffusée grâce à J.-B. Bourguignon d’Anville puis au Dictionnaire Archéologique de la Gaule, avant d’être plus précisément défendue par A. Hure (Hure, 1935-1936). Elle propose un démembrement du seul territoire sénon, s’appuyant pour cela sur le découpage de la ive Lyonnaise. A. Hure a été la première à relever l’intérêt des tables de patronage de Monségur, contribuant largement à la diffusion de son opinion (Beïs, 1925). Les cités de Sens, Auxerre et Orléans y apparaissent en effet ensemble pour honorer le même patron, confirmant pour certains le rapport privilégié entre les deux premières entités. Cette impression est renforcée par le fait que la ciuitas Autessiodorensis fait partie, comme la ciuitas Senonensis, de la ive Lyonnaise créée à la fin du ive siècle, alors que celles d’Autun et de Langres resteront à partir de cette date en Lyonnaise première. Cependant, la cité d’Orléans, qui cosigne les tables de Monségur, n’a jamais fait partie de la cité de Sens. Par ailleurs, le nouvel évêché de Nevers, créé à l’extrême fin du ve ou au début du vie siècle, rejoindra lui aussi la cité d’Auxerre dans la ive lyonnaise. On sait pourtant, par ailleurs, que les territoires qui la composent appartenaient aux Éduens à l’époque césarienne, puisque Decize et la vallée de la Loire y sont expressément localisés. Cet « effet mémoire » constitue donc un argument assez fragile, d’autant que l’état de fait qui s’impose à partir de la réforme théodosienne est postérieur de près d’un siècle à la fondation de la ciuitas Autessiodorensis. Cette proposition eut, malgré tout, la faveur des érudits icaunais, car elle avait le mérite de donner une certaine réalité historique aux territoires disparates rassemblés en 1790 pour former le département de l’Yonne.
13Le consensus fut tel, en particulier après les travaux d’A. Hure, que la plupart des historiens français et étrangers suivirent la même direction : en premier lieu O. Hirschfeld dans le Corpus Inscriptionum Latinarum XIII. Seul, C. Jullian (Jullian, 1920, V, p. 422, n° 4, fig. 20a) restait assez circonspect, hésitant plus justement entre cette communis opinio fondée sur des arguments discutables et l’attribution aux Éduens (Jullian, 1908, p. 93, n° 61 ; Jullian, 1920, p. 526, n° 3).
- La troisième hypothèse concernant l’Auxerrois, initiée par A. Héron de Villefosse, est liée à la découverte en 1877 d’une borne milliaire, à Prégilbert, au bord de la voie d’Autun à Auxerre, (Kasprzyk et Nouvel, 2011). C’est essentiellement la lecture et l’interprétation des trois dernières lignes qui a contribué à la polémique.
14Le texte, reproduit par Héron de Villefosse, puis estampé par G. Walser dans le CIL (XVII, 2, 491 = CIL, XIII, 9023, fig. 4) donne la leçon :
IMP CAES MCAS
SI/NIO LATINIO
POSTVMO PF INVI
AVG PF MAX GERM
MAXI TRP COS II PF
M P LXXII
VOS [.] (?)
15Habituellement restituée en : Imp(eratori) Caes(ari) M(arco) Cas/sianio Latinio / Postumo p(io) f(elici) invi[c(to)] / Aug(usto) p(onti)f(ici) max(imo) Ger(manico) / max(imo) tr(ibunicia) p(otestate) co(n)s(uli) II pr[oconsuli] / Aed(uorum) f[ini]b(us) ab Aug(ustoduno) / m(illia) p(assum) LXXII / Vos[ago monte?] (lecture de J.-L. Voisin : Delor et al., 2002, p. 175).
16La traduction du terme finibus en « frontière » et non en « territoire » conduisit A. Héron de Villefosse à imaginer que ce milliaire marquait en 261 la frontière entre les Éduens et les Sénons, avant que la nouvelle cité d’Auxerre ne soit créée (Héron de Villefosse, 1879). Cependant, au début du vie siècle, date à laquelle a été dressée la liste des paroisses conservée dans la Vie de saint Aunaire (Sot, 2002, p. 73), Prégilbert se situe en plein cœur du diocèse auxerrois, à une vingtaine de kilomètres au sud d’Auxerre et à une quinzaine de kilomètres au nord de la limite septentrionale de l’Avallonnais. Face à cette difficulté, M. Quantin (Quantin, 1879) échafauda l’hypothèse d’une cité auxerroise créée à partir de territoires multiples arrachés aux cités voisines : aux Sénons, le nord jusqu’à Prégilbert, et aux Éduens, le sud, jusqu’à Saint-Moré. On s’étonne d’ailleurs que cette frontière, en plein plateau, ne s’appuie pas sur les rivières voisines de l’Yonne et de la Cure. Cette idée fut reprise, à l’appui d’autres arguments, géographiques cette fois, par R. Adam (Adam, 1998). Malgré ces difficultés, cette idée est retenue par J. Déchelette (Déchelette, 1908), P. Lebel (Lebel 1957), Chr. Goudineau et Chr. Peyre (Goudineau et Peyre, 1993, p. 155 et 164), puis par H. Chastagnol (Chastagnol, 1995), et enfin par B. Debatty (Debatty, 2005). En 1998, J.-L. Voisin nuance cette interprétation en soulignant en premier lieu que le milliaire de Prégilbert ne fournit pas d’argument en faveur de l’appartenance antérieure de la région auxerroise à la cité des Sénons. Il reste cependant persuadé que la borne porte bien le terme de finibus, qui traduit selon lui une notion de frontière, rejetant l’usage habituel de ce mot. Cette borne marquerait alors la nouvelle frontière entre la cité des Éduens et celle d’Auxerre nouvellement créée par les empereurs gaulois (Voisin 1998 ; Voisin 2002). Son hypothèse s’appuie sur l’existence d’une seconde borne du même empereur à Entrains, agglomération secondaire antique dépendant elle aussi du futur diocèse d’Auxerre. Elle est malheureusement fragmentaire et a perdu sa portion la plus intéressante pour ce qui nous occupe ici : la distance par rapport au chef-lieu de cité (CIL, XIII, 8972, Héron de Villefosse, 1879, pl. IX, 1 ; Bigeard et Bouthier, 1996, p. 139). Quoi qu’il en soit, il se rapproche en cela d’une opinion déjà ancienne bien que minoritaire, développée notamment par A. Challe (Challe, 1878), A. Longnon (Longnon, 1885) ou P.-A. Février (Février et al., 1980, p. 469). Tous militaient pour qu’Auxerre ait appartenu initialement aux Sénons. Pour que tout cela ait une réalité historique, il faudrait alors convenir que la zone située au sud de la borne aura été, elle aussi et dans un second temps, détachée de l’évêché d’Autun pour être annexée à celui d’Auxerre. Cette étonnante modification territoriale, qui n’a pas d’équivalent dans la région, ne saurait avoir lieu avant le milieu du ve siècle, si on regarde la répartition des terres signalées dans le testament de Germain d’Auxerre (fig. 2). J.-L. Voisin l’explique par la création de l’évêché de Nevers, avant 519, date pourtant trop tardive (cent ans après la mort de Saint Germain) pour constituer un argument pertinent.
17La borne milliaire de Prégilbert joue donc un rôle central si on admet que sa ligne 6 mentionne les fines de la ciuitas Aeduorum. Il semble cependant que l’on doive envisager l’hypothèse, plus radicale, que ce milliaire n’indique aucune frontière (Kasprzyk, Nouvel et Hostein, 2012). En effet, la leçon et la restitution couramment admises de la ligne 6, Aed(uorum) f[ini]b(us) ab Aug(ustoduno), se heurtent au fait que le « F » de finibus n’est pas visible sur la pierre, puisqu’un éclat ancien a enlevé ce qui se trouvait entre « AED » et « B AB AVG ». Antoine Héron de Villefosse, qui est à l’origine du problème, indique clairement que le « F » ne se distingue pas, pas plus que le I et le N, qu’il se propose de restituer faute de mieux (Héron de Villefosse, 1879, p. 267 : « la base de la haste de la première des lettres est encore très visible et peut parfaitement convenir à un F. Je suppose qu’il y avait ensuite un I, puis un NI conjugués, soit FiniB »). Le cliché de la pierre publié par Héron de Villefosse (fig. 4, à gauche) et l’estampage de G. Walser dans le CIL XVII (fig. 4, à droite) confirment la lecture d’O. Hirschfeld, qui s’abstient de lire cette lettre. Le F mentionné par Héron de Villefosse n’a probablement jamais existé. Les lettres manquantes et celles lues « AED » pourraient tout autant renvoyer au dernier honneur de la titulature impériale par exemple. Notons, en outre, que les bornes frontalières actuellement connues en Gaule (CIL, XIII, 7, 113, 560-562…) ne sont jamais des milliaires, mais de vraies bornes, à l’instar de celles délimitant, hors de Gaule, les territoires d’Emona et Aquilée (Sasel Kos, 2002 = AE, 2002, 532). D’ailleurs, la mention « in finibus », interprétée comme « dans le territoire de », n’est pas plus attestée pour nos régions, même si elle pourrait être théoriquement admise.
18Puisque cette restitution hasardeuse aboutit à un hapax, il nous semble plus prudent de la rejeter (Kasprzyk, Nouvel et Hostein, 2012, p. 102). Il faut donc en conclure qu’en 261, le lieu de découverte de la borne de Prégilbert (par la suite au cœur du diocèse médiéval d’Auxerre) est bien situé en territoire éduen, comme le confirme la mention de la distance mesurée depuis Autun. Rien ne s’oppose donc à l’idée que l’entièreté du territoire de la nouvelle cité d’Auxerre ait été déduite du territoire éduen.
Fig. 4 — Le milliaire découvert en 1877 au lieu-dit « La Chute Blanche » sur la commune de Prégilbert (Yonne), dans sa position initiale, au bord de la voie de Lyon à Boulogne

Estampage de Walser et héliographie de Dujardin pour Héron de Villefosse, d’après Heron De Villefosse, 1879, pl. X.
- La dernière hypothèse, vers laquelle va donc ma préférence, est certainement celle qui a été la moins défendue. On la trouve malgré tout proposée par T. Rice Holmes (Holmes, 1911), J. Hiernard (Hiernard, 1972, p. 10) et surtout P.-A. Février (Février et al., 1980, p. 469). Ils la soutenaient essentiellement parce que l’hypothèse d’une cité créée à partir de portions de deux autres n’avait pas d’équivalent et paraissait, par conséquent, bien osée. En dehors de considérations géographiques générales, cette opinion repose sur la mise en évidence d’une formulation dédicatoire particulière utilisée dans les territoires du Centre-Est de la Gaule (Kasprzyk, Nouvel et Hostein, 2012 ; Raepsaet-Charlier, 2013). Plutôt que d’utiliser les formules habituelles (I.H.D.D., Deo + nom de Dieu au datif seul), on trouve dans la région une pratique originale, associant la divinité honorée à l’image impériale. Elles font précéder ou suivre le nom de la divinité au datif de la formule Aug(usto) sacr(um) : par exemple Aug(usto) sacr(um) deae Souconnae (ILTG, 314, Chalon), Aug(usto) sacr(um) deo Anvallo (CIL, XIII, 11226, Autun), Aug(usto) sac(rum) I(ovi) o(ptimo) m(aximo) (CIL, XIII, 2904, Entrains), Iovi et Aug(usto) sacrum (CIL, XIII, 2538, Mâcon) ou Deo Mercurio Aug(usto) Sacr<o> (CIL, XIII, 2606, Chalon). Depuis O. Hirschfeld, les épigraphistes ont régulièrement observé sa récurrence dans une zone restreinte, située entre Auxerre au nord, Mâcon au sud, Nevers à l’ouest et Dijon à l’est (Bémont, 1969, p. 33, n. 58 et les quelques lignes prémonitoires de Hatt, 1988). M.-Th. RaepsaetCharlier a souligné que cette habitude locale « était sans doute liée aux cités » de cette région (Raepsaet-Charlier, 1993, p. 20). Puisque la tradition attribuait la région d’Auxerre aux Sénons et celle d’Alésia aux Lingons, on considérait que cette pratique était partagée par plusieurs corps civiques, Éduens, Lingons et Séquanes selon J.-J. Hatt (Hatt, 1988), plus raisonnablement Éduens, Mandubiens et Sénons pour M.-Th. Raepsaet-Charlier (Raepsaet-Charlier, 1993, p. 20 et 55). Dans son ouvrage sur les cultes en Gaule, W. Van Andringa (Van Andringa, 2002, p. 160) a une nouvelle fois rappelé l’originalité de cette formule, qui « concerne essentiellement trois cités voisines (...), celles des Éduens, des Mandubii et des Sénons », souvent considérée comme une conséquence du statut favorable des Éduens et de leur foedus (Fishwick, 1987, p. 436-445 ; Hostein, 2012).
19Nous avons récemment proposé un inventaire des découvertes épigraphiques, complété depuis par M.-Th. Raepsaet-Charlier (Raepsaet-Charlier, 2012) qui permet de préciser cette répartition (Kasprzyk, Nouvel et Hostein, 2012, fig. 5). La présence de ce formulaire est presque uniquement attestée dans le territoire généralement attribué aux Éduens (correspondant aux diocèses d’Autun, Chalon, Nevers et Mâcon), dans la région d’Alesia et dans la région d’Auxerre (diocèse d’Auxerre). En dehors de cette aire, les occurrences sont très rares, puisque la formule Augusto sacrum ne se retrouve qu’à Dijon, Lux, Mâlain (inédit), Lezoux (CIL, XIII, 1514), Hières-sur-Amby (CIL, XII, 2373), Périgueux (ILTG, 147) et Bordeaux (CIL, XIII, 566). Cependant les inscriptions de Bordeaux et Périgueux s’écartent du groupe bourguignon. La première porte le formulaire Augusto sacrum et Genio ciuitatis Bit. Viv., qui se distingue par le et entre Augusto sacrum et Genio ciuitatis Bit. Viv., jamais attesté dans la région qui nous concerne. Celle de Périgueux porte [Io]vi [O]ptimo Max(imo) [Ti]b Caesari Aug(usto) Sacrum. La présence du nom d’un membre de la famille impériale contribue encore une fois à séparer cette inscription du groupe majoritaire, dans lequel cette pratique n’apparaît jamais.
20En l’état, seules les dédicaces de Lezoux, Lux, Dijon et Hières-sur-Amby peuvent être rapprochées de celles du territoire éduen dans son acception géographique traditionnelle, de la région d’Alesia (qui, rappelons-le, fait partie de la cité des Éduens à la fin du vie siècle) et de l’Auxerrois. Je noterai cependant, en complément de ce que nous avions écrit en 2012, que l’inscription de Lux porte elle aussi une formulation très particulière, Agusacor/deo Mer/curio/Camu/lata, lue comme une mauvaise interprétation de la formule Aug(usto) Sacr(um) (Le Bohec, 2003, 237 = AE, 1994, 1297). Quant aux deux inscriptions de Dijon (CIL, XIII, 5483 et 11562 ; Le Bohec, 2003, 61-62), elles sont incomplètes, puisqu’il y manque non seulement le nom de la divinité mais aussi entièrement celui du ou des dédicants. On trouve encore plus loin, à Izernore (Ain) une dédicace à Mercure ([…]/[Me]rcurio/[aug(usto)] [S]acrum/etc. (CIL, XIII, 2574), mais il s’agit d’une restitution hasardeuse : la formulatio renvoie plutôt à un [Me]rcurio [S]acrum, caractéristique de cette région, puisqu’elle apparaît par exemple chez les Allobroges à Simandres (CIL, XII, 1828) et à St-Fons (ILN, 282). Ces occurrences plus lointaines reflètent à nos yeux la mobilité de citoyens éduens, qui adoptent dans les dédicaces religieuses en dehors de leur cité un formulaire épigraphique caractéristique de leur origine. Ce phénomène est somme toute courant et est illustré chez les Éduens mêmes par l’inscription CIL, XIII, 2839, sur laquelle un Trévire honore le Genius des utriculaires en commençant par la formule In h(onorem) d(omus) d(iuinae), rarement attestée en Gaule Lyonnaise mais très courante en Gaule Belgique et dans les Germanies (Raepsaet-Charlier, 1993, p. 10; Van Andringa, 2002, p. 167-171 et carte p. 170). M.-Th. Raepsaet-Charlier propose même d’aller plus loin en remarquant que les formules AVG SAC + Théonyme et IHDD s’opposent : la première étant l’usage chez les Éduens, la seconde chez les Lingons (Raepsaet-Charlier, 2013, p. 183).
21La concentration remarquable (54 occurrences) et la répartition très particulière de l’emploi du formulaire AVG. SACR. (DEO) + théonyme indiquent que les trois ensembles qui la produisent (territoire éduen dans son extension traditionnelle, région d’Alesia et territoire du diocèse médiéval d’Auxerre) forment la ciuitas Aeduorum de la fin du Haut-Empire, et que la région d’Auxerre ne peut être, sur ces bases, rattachée aux Sénons. Il est en effet frappant que l’association de la formule Aug(usto) sacr(um) à un nom de divinité n’est jamais attestée en dehors de l’ancien évêché d’Auxerre, en particulier dans l’abondant corpus de la capitale de cité, Sens. De même, ces éléments sont présents sur la totalité du futur pagus d’Auxois, y compris sur ses marges septentrionales (à Aignay-le-Duc : CIL, XIII, 2887 ; fig. 5) et orientales. On trouve par exemple aux Sources de la Seine deux occurrences de ce type, contre quatre de la forme DEO + théonyme, plus commune chez les Lingons. Le sanctuaire des sources de la Seine se trouve donc bien en territoire éduen, bien que Y. Le Bohec le place d’autorité chez les Lingons (Le Bohec, 2003), alors que ce site se trouve pourtant dans le futur diocèse d’Autun. Il semble que, parallèlement à cette formulatio spécifique, les Éduens aient aussi honoré quelques divinités particulières en dehors d’Apollon. La piste des déesses mères (Giroud, 1990) et, plus encore, des couples éduens repérés dès le début du xxe siècle (Toutain, 1914), me semble très prometteuse. Il manque cependant sur ce point une véritable étude synthétique.
22En dehors de la question de la cité tardo-antique d’Auxerre, la délimitation de la ciuitas Senonensis ne pose pas de problème majeur (Desjardins, 1876-1893 ; Beïs, 1925 ; Chaume, 1931 ; Lebel, 1957). Contrairement aux territoires voisins, on ne peut pas s’appuyer ici sur le secours des milliaires puisqu’aucune de celles supposées implantées par les Sénons (Cannes-Écluse, celle inédite mise au jour en 2013 par A. Burgevin/Inrap à Avrolles et celle de Saclas) ne porte de mesure de distance depuis une capitale de cité. On ne connait pas non plus d’inscription signalant l’action publique de la cité des Sénons ni de formulaire religieux particulier en dehors du chef-lieu. Les pouillés anciens (en particulier ceux du xie siècle pour la partie sud-est : Longnon, 1904, p. 1 à 3), correspondent cependant ici exactement à la carte produite par Sanson. De surcroît, les limites qui y apparaissent, étudiées il y a quelques années dans un mémoire universitaire (Mathé, 1995), s’appuient sur des structures majeures du paysage. C’est bien visible au sud (fig. 6), où la limite forme une ligne assez rectiligne entre la vallée de la Loire et celle de l’Yonne. Elle suit à peu près, sauf dans la région de Toucy, la crête de la Puisaye, laissant dans le diocèse d’Auxerre les sources du Loing et de l’Ouanne. La ciuitas ne touche cependant pas la Loire, puisque la frontière avec l’évêché d’Orléans (i.e. des Carnutes) s’appuie sur la ligne de partage des eaux, aujourd’hui recouverte par la forêt d’Orléans. Cette échine est d’ailleurs soulignée, à l’ouest, par le village d’Ingrannes, à l’est par le village de Feins-en-Gâtinais, dont les formes anciennes, Aquaranda et Fines, constituent un jalon toponymique qui me semble assez fiable (Mathé, 1995). La plupart des auteurs régionaux ont cependant affirmé que sa partie orientale, entre Loire et Yonne, traversant la Puisaye, correspondait à un état assez récent.
Fig. 5 — Le territoire des Éduens d’après les limites ecclésiastiques médiévales, les indices épigraphiques et toponymiques.

DAO : P. Nouvel.
Fig. 6 — Le territoire des Sénons d’après les limites ecclésiastiques médiévales, les indices épigraphiques et toponymiques.

DAO : P. Nouvel.
23J’ai résumé plus haut les arguments qui me poussent à attribuer la totalité de l’Auxerrois à l’ancienne cité des Éduens. Malgré cela, un doute peut subsister dans le détail sur son tracé exact aux environs de Toucy, dans la vallée de l’Ouanne. Comme je l’ai dit, M. Quantin, suivi par la plupart des spécialistes de la question (Beïs, 1925 ; Voisin, 2002 ; Debatty, 2005), considérait que la ciuitas Senonensis s’étendait initialement plus au sud-est dans la vallée de l’Ouanne et jusqu’en l’Auxerrois. Cette opinion reposait en particulier sur l’interprétation d’une inscription célèbre trouvée à Sens, datée de 250 de n. è., et dont j’ai déjà rappelé l’existence. Elle nous fournit un témoignage unique autant que tardif d’un cursus honorum local (CIL, XIII, 2949). Il s’agit d’une plaque de bronze en l’honneur d’un certain C. Amatius Paterninus, qui eut, entre autres, comme charge celle d’Actor(i) P(ublico) Tovt(…), que l’on s’est empressé de traduire en défenseur du pagus Toutiacus, rapprochant ce terme du nom de la petite ville de l’Auxerrois. Cette dernière apparaît dès le milieu du ve siècle, sous le nom un peu différent de Tociacum, dans le testament de Germain d’Auxerre conservé dans la première section de la Gesta Ep. Autes. (Sot, 2002). Ce lieu est assurément dans l’orbite auxerroise depuis cette date et fait partie des grandes paroisses auxerroises constituant la liste de Tétrice (circ. 700 de n. è.). On conviendra que cette restitution reste largement spéculative, d’autant que l’appartenance de cette région à la cité de Sens créerait une enclave importante dans le tracé régulier entre Loire et Yonne. Je pense pour ma part que le lieu Tociacus et la mention du pagus Tout (…) inconnu ne se superposent pas.
24Au sud-est, l’adéquation entre les limites épiscopales et la frontière entre Sénons et Lingons n’entraîne pas de problème particulier. Comme l’ont noté l’ensemble des commentateurs depuis M. Quantin, la limite s’appuie sur un petit ruisseau (Ru des Prés du Bois ou de la Varande), mentionné sous le nom d’Avaranda au xiie siècle (Cartulaire Général de l’Yonne I-541 ; Hure, 1931, p. 176 ; Debatty, 2005). Ce toponyme révélateur formait encore au xvie siècle la limite entre les paroisses de Varennes, Ligny-le-Châtel (Diocèse de Langres), Vergigny et Jaulges (Diocèse de Sens), avant que la communauté de Ligny n’achète à celle de Chéu-les-bois de l’Ordonnois, au-delà de cette limite, au milieu du xvie siècle (Nouvel, 1995). Le confluent de ce ruisseau avec le Serein, sur la commune de Pontigny (fig. 6) correspondait d’ailleurs au point de jonction des évêchés de Sens, Langres et Auxerre. La frontière passe plus à l’est au cœur de l’agglomération antique des Charmois (ou de Jaulges/Villiers-Vineux) : J.-P. Jacob proposait d’ailleurs d’y voir un facteur explicatif du développement rapide de sa production céramique durant l’Antiquité tardive (Jacob, 1984). Le texte de César permettant de supposer que la limite entre Sénons et Lingons se situait à environ trois jours de marche d’Agedincum, J. Carcopino en concluait, lui aussi, que les limites pré-conquête entre ces deux peuples avaient été fossilisées ici dans celles des évêchés médiévaux (Carcopino, 1969). Au-delà de l’Armançon, la limite s’appuie sur la large vallée de l’Armance, suivant la dépression de la Champagne humide, qui sert d’ailleurs plus à l’est de sillon entre les territoires de Troyes et de Langres. Face à l’est, la frontière entre évêchés de Troyes et de Sens est rectiligne. Elle relie l’Armance à la Seine, traversant selon une ligne assez régulière la forêt d’Othe, la vallée de la Vanne et les plateaux du Provinois. Pour le reste du périmètre de cette cité, qui ne nous concerne pas ici, le consensus est assez général (Mathé, 1995 ; Debatty, 2005), d’autant qu’elles reposent pour l’essentiel, sur des éléments topographiques structurants et que la rencontre des diocèses de Paris, Chartres et Sens se fait sur un toponyme caractéristique (Chamarand, Essonne). Seule, au nord, se pose la question de la région d’Augers-en-Brie, signalée par Frédégaire comme relevant du pagus de Meaux. Elle forme une excroissance entre Aubetine et Grand Morin, que la plupart des commentateurs proposent de rattacher aux Meldes.
25La cité ainsi délimitée, considérée comme correspondant exactement (sauf au nord) à l’extension de l’évêché médiéval, forme un ensemble assez cohérent, quoique sa capitale, Sens, apparaisse déportée vers le sud-est. C’est probablement la conséquence du démembrement augustéen du territoire sénon césarien et de la promotion des Tricasses (Debatty, 2005). Ce territoire couvre approximativement 10,102 km², dont 3,472 km² dans notre zone d’étude, pour l’essentiel dans le département de l’Yonne et, pour une petite partie, dans celui de l’Aube (fig. 6).
La question du territoire des Mandubii
26La mouvance du « territoire des Mandubii » est l’autre grand sujet de discorde régional. On trouve ici aussi quatre postulats concurrents : autonomie politique ; appartenance aux Lingons ; appartenance aux Éduens (Hirschfeld, 1899 = CIL, XIII) ; appartenance successive aux Lingons puis aux Éduens à l’époque impériale. C’est cette dernière hypothèse qui semble aujourd’hui remporter l’adhésion la plus large (Reddé, 1995 ; Le Bohec, 2003 ; Reddé, 2003 ; Raepsaet-Charlier, 2011 ; Kasprzyk, Nouvel et Hostein, 2012 ; Raepsaet-Charlier, 2013 ; Le Bohec, 2015).
27Si les Mandubii constituaient une entité autonome, sinon indépendante avant la Conquête (Barral, 2005), le texte de César, le seul qui en fasse état, ne le précise pas. Il laisse d’ailleurs entendre que nous nous trouvons ici aux confins du territoire des Lingons et n’utilise nulle part pour eux les formules de civitas ou de senatus, dont il use habituellement pour les nations indépendantes (Reddé, 2003). Au HautEmpire, il faut suivre O. Hirschfeld et convenir qu’Alesia et sa région dépendent d’une cité voisine, soit celle des Lingons, soit celle des Éduens, puisque les Mandubii n’apparaissent ni dans la liste de Pline, ni dans la Géographie de Ptolémée. Ils n’apparaissent pas plus dans les documents épigraphiques que dans les textes tardoantiques. Qu’ils n’aient jamais formé une nation indépendante ou qu’ils aient subi l’adtributio (Bertrand, 1991) au profit d’un de leurs voisins, les Mandubii n’ont pas eu le loisir de constituer une ciuitas lors de la réduction des Gaules en provinces (Raepsaet-Charlier, 2013, p. 176, n. 31). C’est d’autant plus paradoxal que cette entité est la seule dans la région à présenter une adéquation avec une aire culturelle particulière. Elle s’observe plus particulièrement dans le domaine des traditions céramiques laténiennes et de la numismatique (Barral, 2005), et transparait encore assez nettement dans des cultes spécifiques au cours du Haut-Empire (Lamy, 2014).
28Puisque la région qui entoure Alesia, connue sous le nom de Pagus Alisensis au viie siècle (Martyrologium Hieronymianum), relève comme le Pagus Duesmensis, ou Duemois, du diocèse d’Autun aux vie siècle (« in territurio Edua ciuitate, loco Alisia » ; Marilier, 1980, p. 95, n° 5), il paraîtrait logique, dans une optique régressive, de l’attribuer à la ciuitas Aeduorum. Il apparaît par ailleurs assez nettement que toute cette zone relève du domaine d’extension de la formule spécifiquement éduenne « AVG SAC + théonyme » dont j’ai parlé plus haut. Des dédicaces de ce type sont présentes en nombre à Alise (quatre exemplaires, CIL, XIII, 11239, 11240, 11241 et AE, 1980, 645), à Flavigny-sur-Ozerain (CIL, XIII, 2884a), aux Sources de la Seine, (CIL, XIII, 2863 et 2865) et jusqu’au nord de l’archiprêtré de Duesme, aux confins extrêmes de la poche formée par l’évêché d’Autun dans celui de Langres (Aignay-le-Duc, CIL, XIII, 2887 ; fig. 5).
29Toutefois, les chercheurs ont depuis longtemps constaté que ces deux pagi altomédiévaux d’Auxois et de Duesmois formaient une profonde enclave dans le territoire du diocèse de Langres. Ils se sont demandés si le territoire mandubien ne faisait pas originairement partie de la cité des Lingons avant d’en avoir été détaché au profit des Éduens. À La Tène finale et durant l’époque augustéenne, le monnayage celtique et le mobilier céramique d’Alesia présentent d’ailleurs de nettes affinités avec le domaine lingon (Bénard, 1997, p. 148 ; Barral, 2005 ; Joly, Mouton-Venault et Hervé, 2010) et il serait logique de placer l’agglomération dans l’orbite de ce peuple, comme le laisse d’ailleurs deviner César. Ce serait postérieurement que cette annexion aurait eu lieu. En s’appuyant à la fois sur les sources historiques et sur quelques indices épigraphiques, il est permis de penser que cela peut être lié aux évènements de 68-70 et aux divers épisodes de la révolte des Lingons, fomentée par C. Iulius Sabinus, comme l’avait proposé A. de Charmasse dès 1889 (Charmasse, 1889, p. XLII-XLIII). Les Éduens, qui choisirent alors le parti de Vindex, furent écrasés tout comme les Séquanes et les Arvernes, par Verginius Rufus5 Leurs voisins Lingons restés fidèles à Néron avaient pris la tête d’une coalition concurrente, et furent pour cela punis par Galba après la mort du dernier julio-claudien. Tacite nous apprend qu’il leur ôta en représailles une partie de leur territoire alors que des privilèges furent accordés aux cités voisines qui avaient souffert de leur allégeance à Vindex6 C’est donc logiquement que les Lingons apportèrent lors de l’hiver 68-69 un soutien actif aux armées de Vitellius, légat des armées du Rhin et nouveau concurrent au successeur de Galba, Othon. Malheureusement pour eux, Vespasien finit par s’imposer face à Vitellius, précipitant les Lingons et leurs alliés dans le parti des vaincus. Cela n’incita certainement pas Vespasien à annuler les vexations de Galba et contribua certainement pour beaucoup au mouvement de sédition des Lingons, des Bataves et des Trévires contre les Flaviens, dont Civilis, Tutor et Sabinus prirent la tête7 C. Iulius Sabinus porta naturellement les armes contre la cité séquane, qui avait soutenu activement le parti de Vindex, puis d’Othon et de Vespasien (Schwartz et al., 2011). Quoiqu’il ait réussi à soulever dans un premier temps les « pagi les plus proches des Lingons », il fut bientôt écrasé par les milices séquanes8 On imagine que les Lingons eurent à répondre de leurs actes et ne purent recouvrir les territoires concédés à leurs « voisins » en 68. La présence à partir de cette date de la viiie légion sur le territoire lingon, à Mirebeau-sur-Bèze, le long de la voie de l’Italie au Rhin et à proximité du territoire séquane, est lue par tous comme une conséquence vexatoire de tout cela (Goguey et Reddé, 1995). La charge financière qu’entrainait l’entretien de cette unité autant que le déplacement de cette cité et de sa voisine séquane dans la province de Germanie dont dépendait auparavant l’unité militaire doivent être lus dans ce sens. Ils s’accorderaient bien avec la situation de la ciuitas Lingonum, punie, victime d’un damnum finium et en partie démembrée au profit des Éduens (Chouquer, 2009, p. 233-234). Plus récemment, M.-Th. Raepsaet-Charlier proposait que cette intégration au territoire éduen ait suivi immédiatement l’épisode césarien (RaepsaetCharlier, 2013, p. 174), sans apporter pour cela d’argument convaincant.
30D’ailleurs, comme l’a montré depuis quelques décennies l’exploitation des éléments épigraphiques disponibles dans les environs d’Alésia, il semble que les cursus municipaux de la période flavienne reflètent le changement territorial subi par cette région. L’hypothèse repose sur une inscription perdue dédiée à Apollon Moritasgus qui a été lue comme suit (CIL, XIII, 2873 ; Goudineau et Peyre, 1993) :
TI. CL. PROFESSVS NIGER OMNIBVS
HONORIBVS APVD AEDVOS ET
LINGONAS FVNCTVS DEO MORITASGO
PORTOCVM TESTAMENTO PONI
IVSSIT SVO NOMINE ET IVLIAE
VIRGVLINAE VXORIS ET FLIARVM
CL. PROFESSAE ET IVL. VIRGVLAE
IVL VIRGVLA FIL
31Elle porte la formule curieuse « omnibus honoribus apud Aeduos et Lingonas functus », qui apparaît comme un hapax (Raepsaet-Charlier, 1999, p. 289). M. Dondin-Payre pensait d’ailleurs à son propos (Dondin-Payre, 2003, p. 152), qu’il témoignait de la possibilité d’exercer des fonctions dans plusieurs cités différentes. Elle versait pour cela au dossier le cas de C. Licinius Campanus (CIL, XIII, 5353, AE, 1965, 341), honoré aux Villards-d’Héria par les représentants de la cité des Séquanes et expressément décrit comme Éduen. Rien n’indique pourtant qu’il ait exercé quelque fonction que ce soit hors de sa nation d’origine. Elle signale aussi le cas de Q. Secundius Quigo, enterré à Autun (CIL, XIII, 2669 : civis Trever in Aeduis Consistens), qui a effectivement rempli toutes les fonctions, mais uniquement « parmi les siens » (inter eos functus). Le cas de Ti. Cl. Professus Niger apparaît donc unique, ces deux lieux d’exercice pouvant répondre à des modifications territoriales intervenues au cours de sa carrière qui l’ont contraint de passer d’un corps civique à un autre. En tenant compte du cursus inversé, il l’aurait débuté chez les Lingons, avant de le terminer chez les Éduens.
32Ce personnage apparaît d’ailleurs sur un second document, mis au jour en 1992 à Saint-Geosmes, à proximité immédiate du chef-lieu des Lingons (Le Bohec, 2003, n° 609, p. 332). Il s’agit d’une dédicace post mortem à Mars et Belone et à diverses autres divinités, réalisée en son nom par son affranchi et héritier Donatus. Quoiqu’incomplète, elle confirme le lien privilégié entretenu par cette grande famille de l’Auxois avec la ciuitas Lingonum. Une troisième inscription plus fragmentaire, elle aussi trouvée à Alésia (CIL, XIII, 2877b et 2878) révèle un autre cursus honorum comptant une fonction chez les Lingons, ce qui renforce l’hypothèse d’une annexion éduenne tardive de la région. Un dernier élément, méconnu, doit encore être versé au dossier. Il s’agit de la structure de la voie qui relie Sens à Dijon par Alésia, qui présente quelques spécificités, surtout une certaine discontinuité de son tracé (Nouvel, 2004, p. 86 ; Kasprzyk et Nouvel, 2011 ; fig. 5). Elle a la particularité d’être formée de sections rectilignes, percées ex nihilo et d’autres, empruntant les lignes de crête, de profil en long irrégulier. Les seconds forment l’essentiel de l’itinéraire, entre Sens et Avrolles, autour de Tonnerre et plus au sud, entre Montbard et Dijon. Ce genre de section a été plus particulièrement étudié entre Alésia, Sombernon et Mâlain, et est remarquablement conservée lorsqu’elle suit l’échine de l’interfluve entre Oze et Ozerain. Les quelques coupes réalisées autour de Tonnerre (Chaudron, 1939) ont montré que ces portions correspondaient à des réaménagements de tracés plus anciens, vraisemblablement antérieurs à la conquête romaine, comme le prouve l’origine des agglomérations traversées, pour certaines (Avrolles, Tonnerre, Mâlain) parmi les plus anciennes de cette région. Les sections rectilignes sont beaucoup plus récentes. Les fouilles réalisées par J.-P. Delor dans l’agglomération antique de Jaulges/Villiers-Vineux (Delor, 1993, p. 38-39, Delor et al., 2002, 6*, p. 425-428, fig. 567 à 575) ont démontré que la construction de la voie datait de la période flavienne, durant laquelle démarrent d’ailleurs les productions potières qui connaîtront, aux ive et ve siècles, une renommée exceptionnelle. Plus loin, à Perrigny-sur-Armançon (Yonne), un diagnostic récent réalisé par G. Vincent (Inrap) a permis de confirmer cette datation, dans le dernier tiers du ier siècle de n. è. (Vincent, 2010 ; Venault et Nouvel, 2015, p. 76-78). L’intérêt de ce dossier est que cette succession de portions rectilignes, remontant la vallée de l’Armançon, s’interrompt brusquement et très nettement au lieu-dit Les Grandes Raies, aux limites des territoires communaux de Montbard et de Marmagne. Au-delà, plus au sud, elle reprend, à l’aide d’une bretelle assez aberrante, un tracé sinueux dans la vallée de la Brenne. Ce point n’est pas anodin : la paroisse de Marmagne est en Auxois et relève de l’évêché d’Autun, alors que Montbard est en Tonnerrois, relevant de l’évêché de Langres. En résumé, la voie Sens – Dijon a fait l’objet d’une restructuration profonde et ambitieuse à la fin du ier siècle, mais qui se limite à sa section tonnerroise. Je ne vois qu’une explication à l’arrêt du chantier sur la limite de l’Auxois : le commanditaire, à savoir la cité lingonne, n’avait pas autorité au-delà. Des changements de structures similaires ont été observés dans la région d’Ingranne (Loiret), au passage de la frontière entre Sénons et Carnutes (Bruant et Touquet, 2016). Il y aurait certainement intérêt à développer ce genre d’observations, qui permettraient peutêtre de confirmer, ou d’infirmer sur d’autres points, l’assiette des différentes unités administratives antiques établies à partir de la seule analyse régressive.
33Si cette conjonction d’indices ne permet pas d’aboutir à une certitude, il paraît cependant possible de suivre l’opinion commune et de considérer qu’Alesia et ses environs (son pagus ?) appartenaient probablement à la cité des Lingons à l’époque augustéenne, avant de relever, à partir de l’époque flavienne, de la cité des Éduens.
34Ce tour d’horizon approfondi laisse donc penser qu’il est possible de considérer que les limites médiévales se superposent assez précisément à celles de l’Antiquité, sauf, apparemment, dans la région du Sud dijonnais et, peut-être, autour de Sancerre. Grâce à l’annexion de la région d’Alésia, la ciuitas Aeduorum, déjà de loin la plus étendue de la région (22.700 km²) atteindra 23.260 km², près du double de la ciuitas Lingonum confirmant son statut particulier parmi les peuples de la Gaule.
Bibliographie
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Schwartz Emmanuel, Dahan Jacques-Rémi, Le Bohec Yann, Vaillant Arnaud et Izri Stéphane, Éponine et Sabinus, Catalogue d’exposition du musée d’art et d’histoire de Langres, 14 mai-22 août 2011, Langres, 2011.
Sot 2002
Sot Michel (dir.), La Geste des évêques d’Auxerre, tome I (Les Classiques de l’Histoire de France au Moyen Âge, 42), Paris, 2002.
Tarpin 2006
Tarpin Michel, « “Territoires celtiques”, civitates gallo-romaines : quelle continuité ? », in Paunier Daniel (dir.), Celtes et Gaulois, l’Archéologie face à l’Histoire, 5 : la romanisation et la question de l’héritage celtiques, Actes de la table-ronde de Lausanne, 17-18 juin 2005 (Bibracte, 12-5), Glux-en-Glenne, 2006, p. 29-50.
Toutain 1914
Toutain Jules, « Les divinités domestiques du pays des Éduens : étude sur un basrelief trouvé en 1913 dans les fouilles de la Société des Sciences de Semur à Alésia », Bulletin archéologique de la Commission des Travaux historiques et scientifiques, 1914, p. 408421.
Van Andringa 2002
Van Andringa William, La religion en Gaule romaine. Piété et politique (ier-iiie s. apr. J.C.), Paris, 2002.
Venault et Nouvel 2015
Venault Stéphane et Nouvel Pierre (dir.), avec la collaboration de Billoin David, Brunet-Gaston Véronique, Coquet Nicolas, Gaëtan Loïc, Girardclos Olivier, Jal Morgane, Laberterie Aude, Lefebvre Perrine, Sanchez Christelle, Thivet Matthieu et Viscusi Valérie, Projet collectif de recherche, Agglomérations antiques de Bourgogne, Franche-Comté et Champagne méridionale. Inventaire archéologique, cartographie et analyses spatiales, Rapport 2015, Besançon, 2015.
Vincent 2010
Vincent Georges, Bourgogne, Yonne, Perrigny-sur-Armançon, Les Grands Prés, Voie et installation antiques en rive droite de l’Armançon, Rapport de diagnostic, Inrap GES, Dijon, 2010.
Voisin 1998
Voisin Jean-Louis, « Auxerre gallo-romaine ou l’histoire incertaine d’une cité perdue et retrouvée », Le Mercure d’Auxerre, 5, 1998, p. 6-33.
Voisin 2002
Voisin Jean-Louis, « Auxerre gallo-romaine », in Delor Jean-Paul (dir.), avec la collaboration de Delor Anne, Biton Robert, Henrion Fabrice, Kasprzyk Michel, Nouvel Pierre et Rolley Claude, L’Yonne (Carte archéologique de la Gaule, 89/12), Paris, 2002, p. 175-178.
Notes de bas de page
1 Strabon, Geographie, IV, 3.
2 Ptolémée, Géographie, II, 7.
3 César, Guerre des Gaules, VII, 90.
4 César, Guerre des Gaules, I, 28 ; VII, 75.
5 Tacite, Histoires, IV, 17.
6 Tacite, Histoires, I, 53-54.
7 Tacite, Histoires, I, 57 ; IV, 55.
8 Tacite, Histoires, IV, 55, 1, 3, 6 ; 56 1 et 4 ; 57, 1-9 ; 67 ; Dion Cassius, Histoire romaine, LXV, 3, 1-2 ; Plutarque, Dialogue sur l’Amour, 770D-771C.
Auteur
Professeur d’archéologie classique et de la Gaule romaine
Université de Bourgogne
UMR 6298 ARTEHIS

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