Des fossiles directeurs à la fonction incertaine
p. 93-112
Résumés
Il suffit parfois aux archéologues d’un indice discret pour reconstituer un monument ou une divinité antique. Un objet très modeste peut aussi devenir la marque, le « fossile directeur » d’une culture bien située dans l’espace et le temps. Mais quelquefois l’identification de sa fonction précise reste l’objet de discussions interminables. Nous voudrions, dans cet article, en donner quelques exemples à partir des « brassards d’archer », des « dévidoirs », des bobines ou « rochetti », et des « râpes-racloirs ».
Sometimes archaeologists only need a discreet indicator to reconstruct an ancient monument or a deity. A very modest object can also become the “diagnostic artefact” of a culture, well delimited in space and time. But sometimes the identification of its precise function remains the subject of endless discussions. In this paper, we would like to give some examples such as “archer’s armbands”, “reels”, raspers or “rochetti”, and “scraper rasps”.
Entrées d’index
Mots-clés : brassard d’archer, dévidoir, bobine, râpe-racloir, fossile-directeur
Keywords : archer’s armband, reel, rasper, scraper, diagnostic artefact
Texte intégral
1Pendant une visite à Monte Bibele avec l’équipe de Bibracte en 1989, Daniele montre à Miklós Szabó une minuscule pièce en bronze en forme d’aubergine : celuici répond instantanément : « c’est la massue d’un Hercule ? » Il suffit parfois aux archéologues d’un indice discret pour reconstituer un monument ou une divinité antique. Un objet très modeste peut aussi devenir la marque, le « fossile directeur » d’une culture bien située dans l’espace et le temps. Mais quelquefois l’identification de sa fonction précise reste l’objet de discussions interminables. Nous voudrions, dans cette brève contribution, en donner quelques exemples à partir des « brassards d’archer », des « dévidoirs », des bobines ou « rocchetti », et des « râpes-racloirs ».
Les brassards d’archer campaniformes
2La notion d’« archerie préhistorique » s’inscrit au sein du phénomène Campaniforme (2900-1900 av. n. è.), au cours du Néolithique, quand l’usage de l’arc, qui avait déjà fait son apparition au Paléolithique, se développe davantage, accompagné par d’autres éléments tout aussi indispensables à son utilisation. Les brassards d’archer, objet parfois perçu comme étant insolite, sont en effet essentiels au maniement de l’arc : il s’agit d’un élément de protection pour le tireur, placé au niveau de l’avant-bras afin de préserver la face interne du poignet de la « morsure » de la corde lors d’un tir. Néanmoins cet objet n’a pas toujours été interprété comme tel ; il est parfois perçu comme une des protections liées à la pratique de la fauconnerie (Wallis, 2014), un élément de parure, une amulette ou encore un polissoir ou une pierre à affuter (Muñoz Moro, 2017).
3Malgré les diverses hypothèses, plusieurs chercheurs s’accordent à dire que les brassards d’archer sont des éléments indissociables de la Culture Campaniforme, faisant ainsi partie d’un ensemble d’objets que certains auteurs nomment « package » ou « set » (Lemercier, 2004 ; Strahm, 1998).
4L’hypothèse qu’il s’agisse en effet d’objets liés au maniement de l’arc a été proposée en premier par J. Evans au xixe siècle : en cela, l’auteur s’inspire fortement des dires d’A. H. Winnington Ingram, selon lequel ces petits objets de pierre seraient bel et bien des protections pour l’archerie, comme le démontrerait la présence de perforation placée en leurs extrémités afin de maintenir l’élément bien en place sur l’avant-bras (Ingram, 1867). Cette idée est par la suite renforcée par d’ultérieures découvertes, comme celle, citée toujours par Evans, d’une sépulture mise au jour en 1763 à Tring Grove (Hearts), en Angleterre, contenant un défunt avec du mobilier d’accompagnement parmi lequel se trouvait un brassard d’archer (Evans, 1873).
5Cette interprétation ne fait toutefois pas consensus, en raison notamment de la taille des objets, retenue par certains chercheurs trop réduite pour être compatible avec une fonction de protection. S. Delgado-Raack propose ainsi de voir dans ces éléments plutôt des polissoirs ou de pierres à aiguiser, s’appuyant sur l’observation des traces linéaires repérées sur les surfaces de plaquettes en pierre, semblables aux rayures ou stries observées sur des brassards réalisés de manière expérimentale par Muñoz Moro et utilisés en tant que polissoir (Delagado-Raack, 2008 ; Muñoz Moro, 2017, p. 27-29). Cependant, d’après ce dernier, la taille des plaquettes ne serait pas incohérente avec un emploi en tant que brassard d’archer, la fonction de protection restant assurée (Muñoz Moro, 2017, p. 29-31).
Qu’est-ce qu’un brassard d’archer ?
6Avec le terme de « brassard d’archer » on indique une plaquette perforée aux extrémités, maintenue à l’aide d’une fixation composée d’une ficelle ou d’une cordelette en cuir nouée sur l’avant-bras du tireur. Ce sont principalement des objets réalisés en matière lithique ou en matière organique, tel que l’os ou le cuir ; en littérature on trouve employé parfois le terme « bracelet » ou « manique ». De nombreux chercheurs se sont intéressés à leur morphologie particulière et ont ainsi mis en place diverses typologies, comme celles de E. Sangmeister en 1964, qu’il modifiera par la suite en 1974 (Sangmeister, 1964 ; Sangmeister, 1974), ou encore celle de J. Turek, élaborée en 2015 (Turek, 2015). Cette dernière se fonde sur l’observation de vingt-et-un brassards découverts en République Tchèque pour lesquels deux catégories morphologiques ont pu être définies. Les brassards de type A-C présentent une morphologie arquée, leurs perforations sont au nombre de quatre ou plus et leur largeur peut varier entre 22 et 58 mm. Les brassards de type D-G sont plutôt étroits, avec deux ou quatre perforations, et leur morphologie est davantage plane. Ces derniers sont en général plus longs, avec une taille allant de 59 à 138 mm (Turek, 2015 ; cité in Foutelet, 2016, p. 43) (fig. 1). Tous ces objets sont généralement de forme rectangulaire et allongée, avec une section planoconvexe ou biconvexe. Quelques exceptions subsistent cependant, comme les plaquettes découvertes dans le Finistère à Coatjou-Glas à Plonéis, caractérisées par une forme losangique (fig. 2, n° 6), ou encore celles de Kerandrèze à Moëlan-sur-Mer et de Kernonen à Plouvorn, de forme plutôt fusiforme et trapézoïdale (fig. 2, n° 9, 12).
Fig. 1 — Typologie des brassards d’archer (d’après Turek, 2015).

Fig. 2 — Brassards d’archer découverts en Bretagne (d’après Nicolas, 2013).

7La matière première la plus utilisée pour la fabrication des brassards d’archer au Campaniforme est le schiste. Cette roche a la particularité de se décliner en un dégradé de couleurs allant du noir au gris-bleuté (fig. 2). Parmi les nombreuses plaquettes en schiste de différentes couleurs découvertes en Bretagne, on signale celle de couleur pourpre trouvée au sein du tumulus de Lothéa (fig. 2, n° 11). Selon P. Pétrequin, il est probable que ce schiste pourpre ait été extrait des « affleurement du Cap de la Chèvre (presqu’île de Crozon) », situé au nord-ouest du site de découverte (cité in Nicolas, 2013, p. 317). Certaines protections présentent des couleurs gris-verdâtre (fig. 2, n° 7, 8, 9, 10), avec quelques traces de cristaux et de veines de quartz, comme dans le cas du brassard de Kerandrèze à Moêlan-sur-Mer dans le Finistère (fig. 2, n° 9).
8Le schiste n’est toutefois pas la seule matière employée pour la fabrication de ces objets : de petites protections en calcaire, en dolérite, en quartzophylade ou encore en serpentine sont également attestées. Des matières premières plus surprenantes ont aussi été utilisées : certaines plaquettes ont été fabriquées à partir d’éléments osseux, notamment des côtes de ruminant. C’est le cas par exemple du brassard découvert en contexte d’habitat sur le site de la Grande Baume en Provence-Alpes-Côte-d’Azur (Lemercier, 2002, p. 144-146), mais aussi de celui découvert sur le site de Poço Velho à Gruntas de Cascais au Portugal (Harrison, 1977). Vers la fin du Campaniforme et au début du Bronze ancien, on voit apparaître de nouvelles matières premières. L’exemple le plus éloquent est bien évidemment celui provenant du site de La Motta à Lannion en Côtes-d’Armor. Il s’agit d’un brassard d’archer réalisé en résine et recouvert de fines tôles d’or comportant elles-mêmes un décor en chevron (Lanting, 1974) (fig. 2, n° 15). Les sites de Saint-Fiacre à Melrand, dans le Morbihan, et de Kernonen à Plouvorn, dans le Finistère, ont également livré des maniques d’archer exceptionnels, en raison de la matière première utilisée, puisqu’ils ont été réalisés en ambre de la Baltique (fig. 2, n° 13, 12). L’utilisation de matériaux tels que l’ambre ou encore l’or nous incite à considérer pour ces objets une fonction essentiellement ostentatoire ; ils n’étaient donc pas forcément voués à une utilisation quotidienne pour la chasse – compte tenu également de leur fragilité – mais seraient davantage perçus comme étant des « objets d’apparat » (Du Gardin, 1989). Néanmoins, l’utilisation de matière première d’origine fossile, comme l’ambre, reste une exception avec quelques exemplaires seulement attestés en France et plus particulièrement en Bretagne. Si l’on observe la distribution de ces objets sur l’ensemble de l’Europe, il semblerait que le schiste soit largement utilisé pour la confection de ces plaquettes de protection. Selon J. Turek, le schiste serait une excellente matière pour la fabrication de brassard, de par ses couleurs variées et son érosion naturelle qui ne nécessite pas de polissage particulier. De plus, il s’agit d’une roche relativement plane et facile à débiter.
9Concernant les perforations réalisées sur les brassards, elles présentent dans la grande majorité des cas un profil biconique afin de faciliter le perçage des pièces au moment de la fabrication. Dans certains cas les perforations peuvent cependant montrer des profils cylindriques ou encore coudés, comme ceux provenant de La Motta à Lannion en Côtes-d’Armor et de Saint-Fiacre à Melrand dans le Morbihan (Foutelet, 2016, p. 46-52).
Brassard d’archer : protection réelle ou symbole ostentatoire ?
10Avec la diffusion du Campaniforme en Europe un phénomène d’acculturation s’est mis en place et a fortement influencé le domaine funéraire. Ainsi les sépultures individuelles se répandent dans la partie ouest de l’Europe, sans toutefois remplacer les traditionnelles sépultures collectives (Lemercier, 2011). Grâce à ce changement de mode d’inhumation, nous pouvons constater que dans la grande majorité des cas, les brassards d’archer sont associés à des sépultures masculines. Les sépultures féminines livrant ces objets restent exceptionnelles, et les rares contextes connus se trouvent en République Tchèque, avec l’exemple de la tombe 77/99 à Tišice qui a livré deux brassards d’archer. Les sépultures individuelles campaniformes se caractérisent par la présence d’un mobilier d’accompagnement très spécifique pour la période, à savoir le « set » ou « package » campaniforme défini par C Strahm, M. Otte ou encore par
11O. Lemercier (Strahm, 1998, p. 6-12 ; Otte, 2007 ; Lemercier, 2011). Selon C. Strahm, le choix d’un « set » campaniforme composé de divers objets au sein d’une sépulture, ainsi que son emplacement et l’orientation du corps, auraient pour vocation à exprimer « la situation particulière du possesseur » (Strahm, 1998, p. 8). Il est donc peu étonnant de voir des objets de la vie quotidienne, comme des armes, des céramiques ou encore des éléments de parure en matières précieuses, associés aux défunts dans l’au-delà.
12Il serait intéressant de s’interroger à la fois sur la réelle fonction des brassards d’archer et sur leur valeur symbolique. Faut-il les percevoir comme de simples objets de protection ou comme partie intégrante de la panoplie idéale du chasseur/guerrier ? A. Woodward propose une vision différente. Il s’agirait pour elle d’objets socialement valorisés du fait de la matière première utilisée pour leur fabrication, comme le schiste de couleur verte ou pourpre, mais aussi en raison de la provenance de certaines matières, notamment l’ambre de la Baltique. L’apparence de l’objet terminé témoigne également de l’attention accordée à la finition de la face supérieure, généralement très soigneusement polie. Nous pouvons également suggérer une signification symbolique des brassards d’archer en fonction de leurs associations avec divers objets au sein des sépultures campaniformes. Ainsi il serait plus juste pour A. Woodward de voir certains brassards d’archer comme des objets socialement valorisés pouvant être transmis sous la forme d’un « héritage » ou ayant servi uniquement sous une forme symbolique lors de rituels (Woodward et al., 2006). L. Salanova estime que « pour la première fois de l’Histoire, certains défunts sont valorisés avec de réelles armes de guerre, et non des armes-outils au statut ambivalent comme le sont les poignards en silex et les haches » (Salanova, 2007, cité in Foutelet, 2016, p. 147). Il ne serait donc pas si surprenant de penser la même chose pour les brassards d’archer présents au sein des sépultures campaniformes. Toutefois, ces petits objets ne peuvent être considérés comme des armes à part entière, mais plutôt comme les indicateurs, avec les armatures de flèches, d’un ensemble dont les autres éléments ont disparu : l’arc. Il est tout à fait envisageable que certaines protections puissent témoigner d’une richesse et d’une valeur sociale à l’égard du défunt qu’ils accompagnent, comme les brassards en ambre baltique découverts à Saint-Fiacre et à Kernonen en Bretagne, ou encore celui provenant du site de La Motta en Bretagne, qui expriment clairement le rôle social et la notoriété de leur propriétaire. J. Guilaine évoque par ailleurs aux environs de 4500-4200 av. n. è. l’apparition de personnages haut placés pouvant s’apparenter « à des chefs ». Selon lui,
« le statut d’un défunt privilégié peut d’abord se mesurer à l’emphase recherchée dans l’architecture de sa tombe […] » et à « la qualité des mobiliers sépulcraux – objets de prestige auxquels on avait fait effectuer parfois des centaines de kilomètres […] » (Guilaine, 1994, cité in Foutelet, 2016, p. 146).
Quelle origine chrono-culturelle pour les brassards d’archer ?
13Ces petits objets particuliers que sont les brassards d’archer semblent avoir traversé les époques, puisqu’ils sont toujours utilisés par les amateurs de tir à l’arc traditionnel ainsi que par certaines tribus d’Afrique. De nombreux exemples issus de l’ethnologie ou de l’archéologie témoignent d’une utilisation continue au cours du temps, de l’Égypte ancienne à l’Amérique précolombienne (Dias-Meirinho, 2011, p. 270275 ; Foutelet, 2016, p. 150-159).
14Concernant l’origine même des brassards d’archer, il est encore difficile de déterminer les raisons de leur apparition en dehors d’une fonction protectrice liée au maniement de l’arc. En revanche, leur origine chrono-culturelle peut faire l’objet de diverses propositions. Grâce aux associations en contexte funéraire, et notamment avec le mobilier céramique, il a été possible de dater l’apparition de ces objets au début du Campaniforme, pour une diffusion qui se poursuit jusqu’à l’âge du Bronze. Prenons l’exemple de l’Espagne : les brassards font leur apparition dès la phase la plus ancienne du Campaniforme (2500-2400 av. n. è.) et se poursuivent jusqu’à la phase la plus récente (2400-2100 av. n. è.). Il en va de même pour la France, avec une concentration principalement dans le sud-est et au nord-est du pays. En revanche, pour la phase la plus récente du Campaniforme, il semblerait que les brassards soient davantage présents dans le Sud-Est et notamment dans les anciennes régions de Provence-Alpes-Côte-d’Azur, Languedoc-Roussillon et Midi-Pyrénées (Foutelet, 2016). Deux hypothèses peuvent être proposées afin de mieux appréhender la diffusion de ces petites plaquettes au cours de la période. La première s’appuie sur une origine au sein de la péninsule Ibérique, plus précisément à Los Millares, dans l’Espagne méridionale, ou à Via Nova de Sao Pedro, au Portugal, avec une diffusion successive essentiellement par voies maritimes, à la fois méditerranéennes et atlantiques. La seconde hypothèse privilégie en revanche une propagation par voies terrestres ou fluviales, à travers les grands couloirs du Rhône, de la Saône ou encore du Rhin, qui mènent à une acculturation dans toute l’Europe (Fig. 3).
15La diffusion des brassards d’archer semble bien ancrée dans celle du Campaniforme à travers l’Europe, par la transmission d’idées nouvelles liées aux traditions et rites d’inhumation. Au fil des périodes historiques, ces petites protections ont évolué dans leur forme mais aussi dans la matière qui les compose : de nos jours les brassards d’archer existent toujours et sont réalisés en plastique et non plus en schiste ou en ambre. Aujourd’hui, cet objet au caractère parfois ostentatoire à l’époque du Campaniforme est devenu banal, un accessoire qui a simplement conservé sa fonction de protection pour l’individu tirant à l’arc.
Fig. 3 — Extension de la culture campaniforme, des groupes grands culturels de l’âge du Bronze, et de la diffusion des langues celtiques antiques (d’après Brun, 2007).

Les « dévidoirs »
16Les « dévidoirs » sont des pièces qui présentent une forme originale aujourd’hui bien définie dans la littérature et répertoriés dans la base « Artefacts ». Il s’agit de pièces en céramique constituées de six branches cylindriques qui se croisent dans un volume à trois dimensions, quatre branches étant croisées dans le même plan, les deux autres opposées dans un plan perpendiculaire au premier. On trouvera dans les Bulletins de la Société Préhistorique Française de savoureuses discussions et réflexions autour de ces objets énigmatiques (Guébhard, 1911, p. 637, fig. 2 ; Guébhard, 1919, p. 319 ; Guébhard, 1921, p. 57). A. et G. de Mortillet (de Mortillet et de Mortillet, 1881) avaient déjà remarqué une pièce analogue à Hallstatt, mais la description et le dessin dans la monographie de la nécropole montrent deux branches croisées et décorées : l’extrémité de l’une des branches de cet objet visible sur le dessin n’est pas perforée (Kromer, 1959, Tafel 117, n° 5). Cette pièce a été découverte posée sur la poitrine du squelette de la sépulture 603. Il faut relever, à propos de la même nécropole, que Hornes a interprété les disques du célèbre fourreau de Hallstatt comme des dévidoirs tenus par deux personnages dont le costume rappellerait leur métier de mineur (Hoernes, 1900, cité in Barth et Urban, 2007, p. 394) ! Les commentaires de la Société Préhistorique Française tournent autour de pièces découvertes en Auvergne et à Ruscino, dans des contextes mal datés ; on y voit des hochets, des roues de char miniatures. M. Py rappelle que C. Jullian, à qui A. Guébhard avait apporté un dévidoir, l’a montré à sa cuisinière, originaire du Nord, qui a identifié spontanément cette pièce comme « un tourniquet de dévidoir » (Guébhard, 1921 ; Bonnaud et Py, 2012, p. 250, note 28). L’hypothèse du char est reprise par L. et O. Taffanel qui en ont découvert cinq au Cayla de Mailhac (Louis, Taffanel et Taffanel, 1955, p. 108). R. Joffroy complète, en 1960, la collection avec trois exemplaires mis au jour à Vix (Côte-d’Or), rappelle des découvertes plus anciennes dans la Marne, l’Aube et le Jura, et les attribue à la période de Hallstatt (Joffroy, 1960, p. 124-126). C.-A. De Chazelles, qui en a trouvé un exemplaire à Montlaurès avec une bobine de type rocchetto, rappelle une publication de Philippe
17Helena de 1937 qui citait déjà des pièces en Languedoc (De Chazelles, 2000, p. 118). J. Benezet en a signalé neuf à Elne, découverts à proximité ou dans des silos datés des années 225 à 150 av. n. è. (Benezet, 2016). Il les décrit comme des pièces en céramique « en forme d’étoile à 6 branches non percées » (Benezet, 2016, p. 1314). Elles se distinguent ainsi des autres non seulement par leur forme, mais aussi par leur datation plus tardive. R. Bonnaud et M. Py en font une analyse complète et pertinente en 2012 à propos d’une découverte à Combas dans le Gard (Bonnaud et Py, 2012). S. Sievers publie un exemplaire complet et les fragments d’un autre récolté sur l’acropole de la Heuneburg (Wurtemberg), datés du vie s. av. n. è. (Sievers, 1984, p. 55-56, Taf. 149) (fig. 4, n° 1). Cet exemplaire présente une triple perforation interne difficile à expliquer. Sur la carte de répartition de ces objets, qui est limitée à l’Allemagne de l’Ouest (Sievers, 1984, p. 55, Abb. 25), l’auteur figure une quinzaine d’exemplaires découverts dans la vallée moyenne du Rhin, entre Kehl et Coblence, non répertoriés dans la base Artefacts. Elle remarque l’absence de ces objets dans le Hallstatt oriental comme en Italie.
18Le bilan actuel réuni dans la fiche DVD 3001 de la base Artefacts1 dénombre 39 pièces provenant de 26 sites répartis entre la Champagne, la vallée de la Saône, le Languedoc, et quelques pièces isolées en France de l’Ouest. La moitié d’entre elles sont datées entre 600 et 400 av. n. è.
19S. Carrara relève dans les différents sondages réalisés dans le quartier de LyonVaise une dizaine d’aiguilles, 22 fusaïoles, 5 pesons et 8 dévidoirs (Carrara, Maza et Rottier, 2009, p. 228-229). Certains de ces deniers ont une forme originale : l’un présente cinq branches très courtes dans un plan, et une perforation perpendiculaire ; un autre trois branches dans un plan orienté à 60° et une branche perpendiculaire (Carrara, Maza et Rottier, 2009, p. 229, fig. 16) (fig. 4, n° 3, 4). Nous pouvons ajouter à cette liste et à la carte de S. Sievers quinze exemplaires (le NMI est probablement un peu inférieur) découverts à Bourges Port Sec (Cher) dans un contexte du ve siècle av. n. è. (fig. 4, n° 2). Il s’agit d’un faubourg du complexe « princier » de Bourges, où habitaient des artisans fabriquant essentiellement des parures en métal ; les objets sont conservés exclusivement dans des structures creuses. Sur les 15 hectares fouillés, nous avons récolté 103 fusaïoles, 3 pesons et 15 dévidoirs. Leurs branches sont toutes perforées (diamètre interne de 5,1 mm à 13 mm, moyenne = 8,7 mm ; longueur 15 à 21,31 mm, moyenne 21,7 mm), mais pas toujours complètement traversantes2. Ils sont répartis sur 5 hectares dans la partie ouest du décapage, la plupart du temps associés à des fusaïoles (fig. 5). En revanche dans le secteur est, il n’y en a aucun, alors que l’on relève 19 fusaïoles sur 3 hectares ; 3 dévidoirs sur les 15 ont été découverts dans des fosses où il n’y avait pas de fusaïoles. L’association globale avec les fusaïoles et la rareté des pesons suggèrent que ces objets participaient à la préparation du fil plutôt qu’au tissage, mais ces statistiques et ces associations demandent à être vérifiées sur d’autres gisements.
Fig. 4 — Exemples de dévidoirs.

N° 1 : Dévidoir de la Heuneburg (d’après Sievers, 1984, pl. 149). Longueur : 7 cm ; diamètre des branches : 2,3 cm n° 2 : Dévidoir de Bourges Port Sec (d’après Augier et al., 2012, p. 144, fig. 176). Longueur : 7 cm.
n° 3, n° 4 : Dévidoirs de Lyon-Vaise, Tuileries II, 15 (d’après Carrara, 2009, p. 229, fig. 16). Longueur 8,5 cm ; Longueur 6 cm.
20Les « dévidoirs » constituent donc bien un groupe d’objets originaux, dont la présence est limitée dans l’espace et le temps. Si on écarte les pièces d’Elne, qui ne sont pas perforées et dont l’utilisation se prolonge vers la fin de l’âge du Fer, ils sont caractéristiques de la fin du premier âge du Fer. On les trouve le plus souvent dans les habitats, associés aux fusaïoles et moins systématiquement aux pesons de métier à tisser. Un retour aux originaux, avec une radiographie ou un relevé en trois dimensions, permettrait sans doute de bien préciser si la perforation centrale est toujours traversante, et si elle présente des traces de frottement ou de fixation sur un axe en bois ou en métal. Si cette pièce est fixe et enfilée sur un manche en bois, on peut imaginer qu’elle sert de lest, comme une fusaïole, à un fuseau. Si elle tourne autour d’un axe, on peut effectivement la ranger dans la catégorie des dévidoirs de fil ou de mèches de laine, comme cela a été proposé par plusieurs auteurs. Quelle que soit sa fonction, cet objet reste caractéristique d’une période et d’une région bien délimitées, même si sa fonction demande encore à être précisée3.
Fig. 5 — Répartition des instruments de travail du textile à Bourges, Port Sec, (élaboré d’après Augier et al., 2012, p. 205, fig. 251).

Les « Rocchetti »
21Nous avons été intrigués depuis longtemps par des objets présentés dans plusieurs musées d’Italie du Nord, notamment celui de Bologne que nous avions visité avec C. Peyre et D. Vitali. Il s’agit de « rocchetti » ou bobines cylindriques en céramique. Leurs dimensions tournent autour de 6 cm de longueur pour un diamètre de 2 cm. Les extrémités sont souvent renflées, comme celles des bobines à fil en bois qui sont encore utilisées aujourd’hui. Certaines de ces bobines sont décorées, comme celle que présente de Mortillet (de Mortillet et de Mortillet, 1881, pl. XCIX) (fig. 6, n° 1). Elles sont systématiquement associées dans les musées à des instruments de tissage, poids de métier à tisser ou fusaïoles, parce qu’elles ont été presque toujours découvertes associées à ces objets dans les fouilles. Traditionnellement on a pensé qu’elles étaient destinées à stocker du fil. On peut se demander alors pourquoi leur répartition est concentrée sur l’Étrurie, dans des contextes villanoviens, orientalisants ou archaïques (Gleba, 2008, p. 140-150, 160 et s.). M. Gleba, qui a fouillé à Poggio Civitate (Murlo), près de Sienne, un habitat de hauteur occupé entre 650-530 av. n. è., a sans doute trouvé la solution en comparant la quantité et la répartition des instruments associés au tissage dans cet établissement. Elle a décompté 441 fusaïoles, 69 pesons de métier, et 580 bobines (fig. 6, n° 2). Elle estime qu’elles sont trop petites pour stocker de la laine, et trop fragiles : 90 % de celles qu’elle a découvertes sont cassées. Elles sont moins nombreuses dans les tombes que les fusaïoles ; leur quantité varie en général de 3 à plus de 40, mais une tombe en livre 129. Ce sont des séries de même poids et taille, mais parfois deux modules sont associés dans la même tombe. On peut en déduire qu’elles étaient utilisées en groupe. Un seul fil est relié à un rocchetto, qui peut être enroulé autour, comme autour d’une bobine. Ces considérations la conduisent logiquement à penser que, comme les plaquettes, elles sont destinées à tisser d’étroites bandes décoratives cousues sur des vêtements, bien attestées dans le monde étrusque. Ces bobines sont distribuées de la Campanie jusqu’à Este, et concentrées surtout dans le nord de l’Étrurie. Toutefois K. Gromer signale la découverte de quatre rocchetti associés à des fusaïoles dans une sépulture de Brunn Bad Fischau près de Vienne, en Autriche (Gromer, 2010, p. 89, Abb. 35) (fig. 6, n° 4). Les bandes de tissu devaient être cousues au vêtement, comme on le voit sur des peintures étrusques. C.-A. De Chazelles a découvert un objet qui semble bien être une bobine à Montlaurès (Narbonne, Aude), taillée dans un pied de coupe attique à figures noires du début du ve siècle (De Chazelles, 2000, p. 118), associée à neuf fusaïoles (fig. 6, n° 3). Il s’agit d’un objet « bricolé », en vue d’une utilisation fonctionnelle. Les spécialistes du textile au nord des Alpes ont bien identifié le travail aux plaquettes, qui vise la fabrication de décorations analogues. Ces considérations techniques n’expliquent pas pourquoi on a utilisé pendant un temps délimité et dans un secteur géographique relativement étroit des bobines en céramique. On pourrait poser la même question pour les fuseaux des dentellières à la forme très originale, taillés en général dans du bois de houx, qui ont équipé jusqu’à 100 000 femmes dans la région du Puy-en-Velay pendant deux à trois siècles.
Fig. 6 — Exemples de bobines ou rocchetti.

N° 1 : Bobine de la nécropole de Villanova (d’après De Mortillet et De Mortillet, 1881, pl. XCIX ; MAN, 16889). Longueur : 7 cm ; diamètre : 4 cm n° 2 : Bobine de Poggio Civitate (d’après Gleba, 2000, p. 170, fig. 116). Longueur : 6 cm n° 3 : Bobine taillée dans un vase attique, Montlaurès (d’après De Chazelles, 2000, p. 120, fig. 4, n° 1). Longueur : 4 cm n° 4 : Bobines de Bad Fischau (d’après Gromer, 2010, p. 89, Abb. 35). Longueur inconnue.
Les râpes ou racloirs, outils ou instruments de musique ?
22Un dernier exemple d’objet mal identifié nous est fourni par six objets découverts dans la nécropole de Hallstatt. K. Kromer a proposé une solution qui semble bien résoudre le problème (Kromer, 1985). Il s’agit d’objets en alliage cuivreux – à une exception près en fer – qui, à première vue, ressemblent à des râpes ou des limes (fig. 7). Leur longueur mesure 20 à 28 cm, exceptionnellement 36 cm. La section de la partie active est rectangulaire, quelquefois circulaire dans la partie distale. Une soie conique allongée termine l’objet dans l’extrémité proximale ; ici des petites encoches irrégulières suggèrent l’existence d’un manche disparu. Dans la partie centrale un côté est muni de dents perpendiculaires à la longueur de l’objet ; elles sont beaucoup plus épaisses que celles des limes ou râpes actuelles. Les petits côtés sont en général lisses, le dos est plat ou parfois décoré. Les dents de la partie distale cylindrique se développent sur tout le tour de plusieurs objets de la nécropole de Hallstatt. K. Kromer a remis en question leur identification comme limes ou râpes. Il juge qu’elles n’auraient pu servir qu’à dégrossir des objets en bois, outil qui n’aurait pas sa place dans une tombe d’un « noble » guerrier. Il observe qu’à Hallstatt, ces objets sont souvent associés dans des tombes riches à des services à boire ou à des armes, comme à Stična à la fin du viie siècle av. n. è. La répartition des objets analogues couvre le Hallstatt oriental des Alpes et l’Italie du nord-ouest, comme beaucoup d’autres instruments de cette période. La présence de pièces analogues dans des sépultures italiennes consolide l’hypothèse de leur relation avec les fêtes funéraires.
Fig. 7 — Grattoirs ou Schraper (Kromer, 1985, Tafel I).

N° 1 : Niederrasen (AT) ; n° 2 : Uttendorf (AT) ; n° 3 : La Tène (CH) ; n° 4 : Celles (FR) ; n° 5 : Vetulonia (IT) ; n° 6 : Veies (IT) ; n° 7 : Este (IT) ; n° 8 à 13 : Hallstatt (AT) ; n° 14 : Este (IT) ; n° 15 : Sticna (SI). Tous ces objets sont en bronze, sauf le n° 10. Échelles : n° 5 et n° 15 e = 1/3 ; n° 7 e = 1/4 ; les autres ½ ; Longueur du n° 14 : 36 cm.
23Kromer propose donc de les interpréter comme des instruments de musique qui accompagnaient le banquet. On connaît dans plusieurs cultures des instruments de ce genre, le plus souvent taillés dans de l’os. L’article de K. Kromer mérite d’être lu avec attention, et son illustration accompagnée de toutes les références nécessaires doit être examinée de près. En effet on observe alors qu’une seule pièce est en fer, toutes les autres sont en « alliage cuivreux ». Cela n’est pas très étonnant, si on se réfère aux rares articles consacrés à la fabrication des limes en fer qui exige une très bonne connaissance des métaux ferreux et des méthodes de recuit pour creuser les rainures. O. Dick s’était déjà interrogé sur les outils qui avaient pu être employés pour fabriquer ces pièces, discussion que nous n’ouvrirons pas ici (Dick, 1925, p. 15 et s.). L’ingénieur fabricant de limes Tesmoingt qui publie une notice sur les limes en 1927 connaît l’article de Dick, mais n’est pas plus précis que lui sur les origines de cette catégorie d’outils (Tesmoingt, 1927). Des instruments de musique en bois comme le Güiro des Caraïbes présentent aujourd’hui les mêmes dents qui sont raclées avec une baguette de bois.
24Nous retenons de cette discussion que la nécropole de Hallstatt, avec cinq pièces en alliage cuivreux et un exemplaire en fer, exceptionnel pour l’époque, et avec quelques parallèles dans des contextes funéraires « aristocratiques » italiens ou autrichiens, rend l’hypothèse de Kromer très vraisemblable. Cela ne veut pas dire que toutes les limes ou râpes de l’âge du Fer connues sont des instruments de musique : celle d’Este Randi (fig. 7, n° 14) a été retrouvée en association avec entre autres des scies, un poinçon, et des pierres à aiguiser. Il faut à chaque fois se poser la question4.
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Notes de bas de page
1 Cf. Benezet Jérôme et Feugère Michel, Dévidoir (Artefacts : DVD-3001) : http://artefacts.mom.fr/result.php?id=DVD-3001).
2 Voir la contribution de B. Pescher in Augier et al., 2012, vol. 2, p. 144.
3 J. Lleres nous signale la présence d’un « dévidoir » sur l’habitat de El Ceremeño (Herraría, Guadalajara), qui a livré également des pesons et fusaïoles, le tout daté des années 550-500 av. n. è. (Cerdeño et Juez, 2002, p. 70 et 105).
4 Il faut ajouter les limes de l’habitat de Hochdorf publiées dans Biel 2015. Leur diversité montre que cet outil n’est pas du tout standardisé à cette époque.
Auteurs
Titulaire d’un master 2 en Archéologie
Université de Bourgogne
Directeur de recherche émérite au CNRS
UMR 8546 AOrOc

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