Chapitre 16
L’espace théâtral comme laboratoire du réel : une biographie fantaisiste de Frederick Winslow Taylor
p. 389-405
Texte intégral
La division comme première opération
1À l’école, je n’arrivais pas à accepter la notion de séparation, des matières ou disciplines surtout. Je tentais de créer des groupes de parole, de discussion, pour pointer l’absurdité de cette scission entre les scientifiques et les littéraires, qui pour mes jeunes yeux d’alors ressemblait à un dualisme d’heroic fantasy ; il fallait surtout ne pas choisir.
2Plus tard, au lycée, influencé par ma famille, par certains professeurs, et par mes amis aussi, je me suis dirigé vers un cursus scientifique option « physique » – « les meilleurs », me disait-on –, mais dans mon cœur cela sonnait innocemment comme une trahison envers les pratiques artistiques qui m’attiraient, au fond, tout en ne comprenant pas encore la raison de ce sentiment.
3Par la suite, très curieux, multipliant différentes activités, désireux de remettre la notion de « généraliste » au goût du jour, je me suis heurté à un mur de jugements, comme si les seuls désignés « spécialistes » ou « virtuoses » étaient pris au sérieux dans cette société. Je disais « créer du lien », on me répondait « éparpillement ». J’avançais « expériences », on me soulignait « excellence », « laboratoire » contre « production », « yang et yin ».
4Juste après le baccalauréat, je me suis vu propulsé dans une école d’acteurs, avec la sensation de m’extirper d’un monde qui n’était pas le mien, comme un corps étranger qui aurait retrouvé un environnement adéquat. Depuis, étant donné que j’avais « re-trahi » le monde scientifique, je ne gardais pour les sciences qu’une curiosité d’amateur, au sens de l’amour, comme une excroissance excentrique à mon caractère – habitude de l’hétérogénie.
5Quelque temps après, j’ai rencontré des gens plus jeunes que moi à qui on demandait de plus en plus tôt de connaître les filières (mot désignant aussi l’organe des araignées utilisé pour tisser leur fil) dans lesquelles ils voulaient évoluer. Et le métier qu’ils souhaitaient exercer aussi. La carrière, tant qu’à faire. « Ah ! et puis tu te vois où dans vingt ans ? Ce ne serait pas une mauvaise idée de bien choisir. Le monde de l’emploi n’est pas si permissif au changement… »
6Il y avait quelque chose de gênant, qui ne me convenait pas. Mais impossible de mettre des mots précis sur cette émotion. Je voulais simplement mettre plus de science dans l’art, et plus d’art dans la science.
Qui parle ? De quel endroit ?
7En 2013, parallèlement à mes activités d’acteur, de vidéaste et de musicien, je crée la compagnie théâtrale Des Trous dans la Tête avec comme point d’ancrage l’envie de décrypter le fonctionnement de la conscience par le théâtre. Sous cet angle très large, je suis d’abord passé par un prisme littéraire et ai mis en scène un extrait des Démons de Dostoïevski, puis la Ballade du Minotaure de Dürrenmatt – une nouvelle-poème sur la vie du Minotaure, de son propre point de vue, et la compréhension progressive de sa nature hybride.
8L’envie de thématique scientifique s’est ensuite faite plus directe avec une lecture musicale de La Métaphysique articulaire de Krzyzanowski, un détournement ironique de la théorie de Lamarck sur les liens entre volonté et mutation des caractères. J’ai ensuite participé à des stages avec Pierre Meunier, metteur en scène important dans la mise en lien des sciences, d’une recherche sur les matières et de la poésie.
9C’est en 2019 que je finalise La Flèche, une « biographie fantaisiste de Frederick Winslow Taylor », qui est la matière centrale des réflexions proposées ici.
La Flèche, qu’est‑ce que c’est ?
10Fred et son collègue Noll travaillent dans une petite entreprise un peu mystérieuse. Dans un chaos jubilatoire et à l’aide d’objets divers, ils expérimentent divers mécanismes empiriques, des systèmes ludiques où s’entrechoquent matières et éléments disparates. Le dispositif se révèle être un projecteur de cinéma fantasmatique. La projection est attendue avec impatience. Mais lors du décompte pré-film, au démarrage de la projection, le décompte reste inlassablement bloqué au 5. Ce n’est toujours pas ça qu’ils désirent : que se passe-t-il ensuite ? Arrive alors Hadaly, qui se fait engager en tant que stagiaire. Conquis, Fred met toute son énergie et son intelligence en jeu pour développer la machine. Il arrête le travail manuel et développe obsessionnellement les techniques du « management scientifique » en prenant Noll comme cobaye. Tandis que le mécanisme empirique chaotique devient au fur et à mesure une puissante illusion de fonctionnement, la relation entre Fred et Noll se détériore. De plus, cette nouvelle arrivante est un peu « particulière » et Noll la soupçonne d’être un robot.
Taylor et la science
11En enquêtant sur les techniques de management contemporain, je me trouvais souvent à lire des articles d’entrepreneurs déclamant fièrement en gros titres que le « taylorisme était mort », que nous étions entrés dans une nouvelle ère, que l’employé était désormais créateur/créatif. Je n’avais du taylorisme que de vagues images de travail à la chaîne ou l’idée d’exploitation, sans conscience profonde de ce qu’il impliquait réellement, ni même des conditions de sa création, tout en sachant l’extrême influence sur les modes de production contemporains et, de fait, sur les travailleurs, sur l’homme. Fasciné par l’impénétrable et (presque) unique portrait de Frederick Winslow Taylor et – fait étonnant – par l’extrême difficulté d’obtenir des éléments biographiques, je décidai de creuser dans la préhistoire du management.
Une vie de Taylor
12Enfant hyperactif et inépuisable, le jeune homme ne peut poursuivre ses études d’avocat, ayant développé une grave maladie des yeux par son travail acharné. Il devient donc machiniste et ingénieur dans une entreprise de pompes hydrauliques où on le surnomme « la Flèche ». Il gravit les échelons dans diverses sociétés jusqu’à devenir directeur général dans une entreprise de produits manufacturés. Ennemi juré de la paresse et de la distraction, il théorise et met en place ses principes d’organisation scientifique du travail (OST) dès la fin du xixe siècle, avec généralement beaucoup de succès (économique – du point de vue relationnel, un peu moins). Les besoins de production inhérents à la guerre de 1914-1918 contribueront à ce que l’OST soit promue par le gouvernement américain. Il meurt sa montre à la main.
Dans le passé, l’homme était premier. Dans l’avenir, le système devra primer.
Premièrement. Développer une science pour chacun des éléments qui composent le travail d’un ouvrier, afin de remplacer les anciennes méthodes empiriques.
Deuxièmement. Sélectionner puis instruire, entraîner et perfectionner les ouvriers, alors qu’auparavant ceux-ci choisissaient eux-mêmes leur travail et se formaient seuls, du mieux qu’ils pouvaient.
Troisièmement. Les dirigeants doivent fournir des instructions et une supervision détaillées à chaque ouvrier pour s’assurer que le travail est fait d’une manière scientifique.
Quatrièmement : Aboutir ainsi à une division du travail et à des responsabilités à parts pratiquement égales entre l’encadrement et les ouvriers, les managers prenant en charge toutes les tâches pour lesquelles ils sont plus compétents que les ouvriers1.
13Taylor a apporté à l’histoire du travail trois points fondamentaux (s’il n’en est pas exactement l’inventeur, il en est le plus important bâtisseur), qui deviendront progressivement les principes de base d’une culture sur-rationnelle à l’échelle planétaire :
La séparation entre conception et exécution : les ouvriers ne réfléchissent plus sur l’organisation et la manière de faire leur métier, elles leur été ont inculquées par des managers spécialisés, des « experts » qui, pour leur part, ne pratiquent plus.
La standardisation : création d’un outillage type comme d’un ouvrier type. Le plus grand gâchis, c’est celui de l’énergie humaine.
Le rendement : toute réflexion ou action est liée au référentiel du rendement, qui indique donc ce qui est juste ou pas.
14Taylor tente de mettre en place un système parfait, dans lequel l’homme ne serait qu’un rouage désindividualisé. C’est le passage du progrès dans l’Homme au progrès dans la technique. Le système doit désormais primer. Pour cela, il expérimente un grand nombre de dispositifs étonnants, voire absurdes (pour notre regard contemporain), avec comme point de mire rien de moins que la perfection. C’était un fétichiste des sciences, un matérialiste indéboulonnable et, surtout, un homme qui associe science et vérité – la science comme nouvelle divinité. « Il y a deux manières de faire : la bonne, et les mauvaises », disait-il avec son humour très personnel.
15Mais par quelle esthétique le traiter au mieux ? Pourquoi par l’art ?
16Je présente le spectacle comme une comédie de rétro-science-fiction. Le taylorisme est au carrefour de la science brute et des sciences sociales. Pour le dire simplement, mon postulat est le suivant : si l’on peut définir Taylor comme un poète, au sens où il a apporté un nouveau langage au monde, sa muse serait certainement un robot. J’ai donc fomenté une fiction qui comprendrait les éléments suivants : sa biographie traduite (les faits détournés, inspirés), l’histoire de la création du management scientifique et de ses conséquences, le tout en le figurant dans notre monde contemporain, et en faisant intervenir un androïde parfaitement compétent. Pour mieux étudier mon sujet, qui est la création d’un homme parfaitement rationnel, mon écriture s’est développée sous la forme d’une anachronie théâtrale.
Quel vocabulaire ?
17Mon but n’est évidemment pas de réfléchir à partir de modes opératoires fermés ou dogmatiques, les arts comme les sciences étant amenés à être pratiqués avec une variabilité importante. J’écris donc à partir de ma perception et de mes expériences personnelles, dans le but de fournir une base terminologique compréhensible, avec l’espoir d’un dialogue.
18Il me semble qu’un référent intéressant serait celui de l’« objectif ». Il est possible d’observer des bactéries dans certaines conditions et d’en tirer des informations. Tout comme on peut décider d’avoir telle comédienne et tel danseur au plateau, sans donner d’indications, et en tirer des informations. Voir « ce qui se passe ». Mais si on prend un peu de hauteur (de recul ?), il me semble que les différences sur la finalité commencent à apparaître. La recherche scientifique, même si elle est souvent conduite à être surprise et à ne pas se laisser enfermer dans des frontières théoriques, a généralement des buts précis (comprendre un mécanisme biologique, créer un médicament ou un vaccin, développer des nouveaux outils) quand la visée d’une œuvre théâtrale est plus floue : susciter du retentissement, une « prise de conscience » ; générer chez le spectateur un état (émotionnel, intellectuel, sensitif) qui, même s’il est orienté, n’est pas spécialement désiré comme devant être le même pour tous (quand bien même, est-ce sérieusement possible ?). Il y a bien sûr des contre-exemples. On pourrait dire au regard de certaines formes de théâtre d’agit-prop que son ambition générale est le militantisme politique direct. Pour résumer, je dirais que par la précision que ce mot implique il n’y a pas d’objectif en art, mais toutes les formes théâtrales ne sont pas forcément du domaine de l’art.
19Dans mon cas, manifestant des formes par l’écriture de plateau, mon but pour chaque type de séquence est de développer des modes opératoires qui permettent l’écriture même. L’expérience théâtrale et l’expérience scientifique appartiennent au domaine du réel. Je perçois la réalité comme « ce qui continue d’exister quand on cesse d’y croire2 », comme le dit Philip K. Dick. J’utilise l’improvisation cadrée comme moyen d’expérimenter des variables, et de construire ma fiction. On pourrait dire que, d’une certaine manière, j’applique une forme de protocole scientifique, avec des procédures successives qui nécessitent une grande rigueur dans l’observation. Mais, sans vouloir être vexant, un acteur est un « objet » bien plus complexe qu’une bactérie. La recherche d’un état de grâce, ou de « la zone », comme disent certains sportifs, ces états « magiques » pendant lesquels il ne semble pas y avoir d’effort pour créer, est un domaine fondamentalement irrationnel. Quelque chose se passe. C’est une forme de mystique, qui peut être acceptée dans le domaine théâtral. Chez les scientifiques, j’imagine que le terrain du magique semble bien trop limité pour eux, et aller chercher ce qu’il contient fait partie de leur raison d’être, sans aucune hiérarchisation morale. Peut-être que l’art théâtral pourrait être envisagé comme une vibration, et la science comme l’infini chemin vers la compréhension de cette vibration. Le théâtre peut opter pour n’importe quelle lunette, il y a ce moment de la représentation (si on considère qu’il faut absolument des spectateurs pour faire théâtre, c’est un autre débat), cette expérience, qui même si elle donne des indications pour la poursuite des enjeux de l’œuvre, ne pourra jamais procéder à une validation, en soi, dans le réel (une salle différente, des spectateurs différents, une journée différente…).
20La science et le théâtre partagent pourtant cette attente de la surprise, cette curiosité pour l’interaction des hétéroclites : ce qui crée l’organisme, ce qui crée l’harmonie, ce qui la défait.
Écriture
21Voici une scène construite et détournée à partir d’archives d’une expérience réelle. Il s’agit pour le personnage de Fred Taylor de chercher comment transmettre à Noll son idée du geste parfait. Noll est sur un vélo d’appartement, imbriqué au centre de la machine. Fred crée une succession d’images arrêtées de Noll dans différentes positions successives de l’action du pédalier, qu’il impose à son cobaye. Pour cela, il utilise « l’Éclipse », une construction qui fait office de stroboscope mécanique. Le but est de reproduire l’astreinte inhumaine de son système par une mise en jeu ludique. C’est le principe du cinéma, mais à l’envers.
Processus
22Découlant de cet exemple, voici quelques réflexions qui illustrent la mise en théâtre de la conception spécifique de la science qui m’a intéressé : la vision de Taylor.
L’improvisation comme dispositif dramaturgique
23Le spectacle a été écrit avec le plateau, sans écriture dialoguée préalable à la mise en corps, tous les médiums se sont développés en parallèle. Nous avons utilisé des canevas d’improvisation pour construire les situations dramaturgiques. Il y aurait beaucoup à dire sur l’improvisation, qui nécessite une certaine science du réel, il s’agit toujours d’une expérience où l’on veut tester certaines variables. J’ai aussi utilisé l’improvisation comme valeur « méta » de la science de Taylor : au début du spectacle, les acteurs ont encore quelques espaces d’improvisation. Plus la fiction avance, plus la pièce est « écrite ». Le cadre « tayloriste » existe également dans l’écriture, comme dans la direction d’acteurs. C’est une manière de penser une science formelle comme constitutive du jeu théâtral.
24Au début, les pauses se jouent aux fléchettes, avec des gages écrits par les spectateurs. Les acteurs incluent donc des contraintes physiques et/ou verbales à une scène déterminée. Ce rapport de liberté et de partage se construit progressivement, les gages étant dans un premier temps rejetés, puis la pause se transformant en lecture du mode d’emploi du lancer de fléchette.
Une machine comme interface centrale des thématiques, entre robotique, industrie et imaginaire
25La scénographie est principalement constituée de matériaux de récupération composant une machine-cinématographe imaginaire. C’est une expérience d’illusion au présent : au départ, simplement quelques mouvements de roues entraînent d’autres roues. Au fur et à mesure la machine se développe et l’illusion du cinématographe commence à exister. La construction se fait devant nos yeux. C’est une expérience (pseudo-scientifique) qui, à l’instar du cirque, est pur présent. Elle peut échouer, et notre travail est de la reproduire pour faire fonctionner la dramaturgie du progrès. Par exemple, au début du spectacle, le personnage de Noll utilise une construction volontairement sur-ritualisée, nommée affectueusement le « boomboom ». Il s’agit d’un stéthoscope électronique qui envoie les battements de son cœur dans un haut-parleur de basse. Couvert d’un film plastique étiré, les vibrations envoient des matériaux plus volatiles, comme de la farine, en l’air. Noll, suivant un principe rythmique bien à lui, fait voler la farine avec l’aide des vibrations et d’un soufflet, ce qui nous donne l’apparition du faisceau de lumière sortant de la machine, une illusion de projecteur de cinéma. Plus tard, dans le spectacle, Hadaly remplace le « boomboom » par une machine à fumée, comme une analogie parodique de notre monde d’objets interconnectés que les consommateurs ne peuvent plus réparer, impuissants face à la technologie et à la technique que le corps ne peut plus maîtriser (c’est bien plus rentable que le consommateur ne comprenne rien). C’est aussi le chemin de l’artisanat vers les formes standardisées des manufactures : « La seule machine que n’aime pas la machine, c’est la machine à dégoûter l’homme de la machine3. »
Hadaly. — Ton boomboom a été jeté, Noll. Il a été remplacé par la machine à fumée qui est ton nouveau boomboom. Plus compacte et plus efficace, avec un design incroyablement affiné.
Noll. — Comment ça marche ?
Hadaly. — Ne t’embête pas avec ça Noll, les composants sont soudés à la colle, la batterie est moulée, les vis sont spécifiques. Si jamais il y a le moindre problème, tu peux appeler le 08 05 92 55 55. Ça va te simplifier la vie, Noll4.
26Au début du spectacle, tous les objets ont des noms détournés. Par exemple, les roues s’appellent les « planètes ». Quand le « management scientifique » se met en place, Fred utilise à un moment donné le mot « roue ». C’est la fin d’une enfance.
27Les différents déclenchements de la machine lancent un film qui lui aussi progresse au fur et à mesure, nous dévoilant dans un premier temps des vidéos de singes en imagerie pellicule du début du xxe siècle, puis des images d’archives d’hommes au travail dans des entreprises tayloristes, et enfin des vidéos de robots et d’expériences de management moderne puisées sur YouTube – ironie de la liberté des primates joueurs face à l’évolution en forme de prison. Le Taylor fantaisiste finit par contempler lui-même son double historique (le « vrai Réel ») par le biais de l’image-film. Le cinéma est un découpage du réel en éléments disparates qu’il réorganise pour créer l’enchantement (pur geste taylorien). Mon postulat est que les travaux de découpage de l’image des pionniers du cinématographe Marey et Muybridge ont aussi inspiré Taylor pour ses « fiches-métier ». Déterminer l’efficience d’un geste par l’image pour le décrire, le noter, l’évaluer.
28Il y a aussi cette lancinante question qui traverse la pièce : Hadaly est-elle un robot ? Mais même si je joue avec malice sur ce test de Turing grotesque conduit par Noll sur l’ensemble de la fiction, la question la plus pertinente serait : que représente Hadaly pour l’ouvrier ? Ou mieux : l’humain peut-il, lui, devenir un robot ?
L’entreprise tayloriste comme miroir de l’entreprise théâtrale
29Nous suivons Fred et Noll travaillant avec ardeur sur leur machine-création, dans une organisation horizontale, comme une écriture collective. Mais elle ne fonctionne toujours pas. Après l’arrivée d’Hadaly, Fred demande d’avoir le contrôle total sur la gestuelle de Noll, car il n’y a que le système qu’il va mettre en place qui pourra fonctionner, et nous faire découvrir la suite du film. Fred sort progressivement du plateau pour devenir un metteur en scène qui utilise Noll comme un matériau ne devant avoir aucune opinion personnelle.
Taylor, figure historique de la science : quelle responsabilité dans le traitement du sujet ?
30La question de la vérité lorsque l’on traite d’un « personnage historique » est évidemment centrale. A-t-on le droit de mentir ? Où commence la politique, la pédagogie ?
31J’ai tenté d’opérer une sorte de traduction du réel, par une démonstration esthétique.
32Le spectacle s’ouvre par un monologue que j’interprète, durant lequel je déploie la vie de Taylor, de manière documentaire. Dans ce solo d’environ sept minutes, je donne un certain nombre d’expressions, de réflexions, d’anecdotes qui se retrouveront toutes dans la fantaisie qui suit – le prologue comme un menu, à l’instar du coryphée dans les tragédies grecques. C’est une manière pour moi d’assumer la mise à distance de mon sujet, afin de mieux assumer l’esthétique étrange et irréelle pour parler d’un personnage historique.
33Lors des premières représentations, un article signé Agnès Freschel pour Zibeline, malicieusement intitulé « My Taylor is weird », est sorti. Elle y dénonce le danger de représenter Taylor comme « un doux ahuri irresponsable ». Bien que je pense avoir orienté le projet en démontrant la violence implicite des choix managériaux de Fred, je trouve cet avis intéressant par la question qu’elle me pose. J’ai effectivement décidé de présenter un Fred Taylor plus humain et complexe que le diabolique créateur du travailleur aliéné que l’autrice de l’article aurait probablement préféré lire. J’ai mon avis, mais en présentant une écriture, je suis « tout-puissant », et je peux décider d’orienter la crédibilité des arguments scientifiques de Taylor dans un sens ou l’autre. Est-ce qu’essayer de ne pas orienter, c’est orienter ? Et si on essaie d’orienter, comment être sûr que l’on touche à son but ? Pourquoi ne pas m’être protégé en sur-explicitant mes intentions ? Tout simplement parce que c’est l’homme que je découvrais aussi, en me penchant plus profondément sur ses croyances profondes. Jusqu’où est-on capable d’aller pour la beauté ? Pour Taylor, il y avait cette fascination esthétique pour un système qui fonctionne. Dans La Flèche, à quel moment commence la manipulation du travailleur ? En apparence, jamais, car Noll est toujours consentant. Il y a des mises en écho qui nécessitent une tranquillité dans la mise en question. C’est aux spectateurs de choisir, et notamment sur la question des scientifiques. Quel que soit le bord politique, la démagogie ne sert personne.
Conclusion, et deuxième vie
34Conclure en tirant une conclusion ? Impossible. Aucun substrat satisfaisant ne peut résulter de chroniques d’une création dont les composants sont si divers. Dans le jargon théâtral, on dit souvent que la première confrontation d’une création au public symbolise la fin de sa première vie – mais absolument pas sa mort, au contraire. Peut-être que le ressenti de cet acte fondateur pour mon travail de concepteur théâtral est le plus juste chemin pour terminer ce texte.
35La série de représentations de La Flèche au théâtre Joliette à Marseille (dans le langage professionnel, on appelle cette série une « exploitation » – un mot bien choisi pour notre thème) a permis, grâce au travail des chargés de relations avec le public, d’organiser une rencontre avec l’EMD Business School, « école spécialisée dans le management éthique » – à Marseille autour d’un débat : « En a-t-on vraiment fini avec Taylor ? ». Des professeurs, des élèves, des intervenants, des scientifiques, une classe de collégiens – soit un large public – étaient réunis dans le théâtre pour aborder ces questions en prenant appui sur la fiction qu’ils venaient de voir et d’entendre. Je suis convaincu que le jeu et la fiction permettent énormément de facilitation dans la communication. Le théâtre est le véhicule idéal pour aborder des sujets scientifiques (sciences sociales comme sciences expérimentales), et recomposer un cerveau commun. La semaine suivante, la professeure m’a appelé pour me dire que la classe avait adoré et qu’ils étaient impatients d’aborder le programme sur la seconde révolution industrielle. En tout cas, ce soir-là, j’ai senti poindre en moi une vraie satisfaction : enfin, la réunion des hétéroclites.
Fig. no 1 : Heidi-Eva Clavier, Maxime Mikolajczak et Anthony Devaux en pleine construction de la machine

© Clara Euler / OscarGoesWild
Fig. no 2 : Représentation du système de « l’Éclipse » par Mathilde Cordier

© Mathilde Cordier
Notes de bas de page
1 F.W. Taylor, « The Principles of Scientific Management and Shop Management », dans id., Comment réconcilier patrons et travailleurs, Paris, Les petits matins, 2013.
2 P.K. Dick, The Shifting Realities of Philip K. Dick: Selected Literary and Philosophical Writings, New York, Pantheon Books, 1995.
3 G. Bernanos, La France contre les robots, Paris, Robert Laffont, 1947.
4 Extrait de la scène décrite.
Auteur
Après une formation d’acteur à l’ERACM, puis la Comédie-Française, Guillaume Mika s’essaie à une vie fragmentée d’expérimentations en tous genres dans le milieu du spectacle vivant. Il mène ainsi une vie d’acteur de théâtre de salle et de rue, de créateur sonore pour le cirque, de musique en improvisation, mais aussi de vidéaste pour différentes productions. Cherchant sans cesse à se diriger là où il ne s’attend pas à aller, il varie radicalement d’esthétiques en travaillant notamment avec Nikolaus, Amine Adjina et Émilie Prévosteau, Karelle Prugnaud, Frédéric Garbe, Frédéric Grosche, Hubert Colas, Betty Heurtebise, les Fugaces, Renaud-Marie Leblanc… Depuis 2013, il mène la compagnie Des Trous dans la Tête à Toulon avec laquelle il met en scène plusieurs spectacles mêlant les arts et les sciences, parfois par le biais d’écritures personnelles comme La Flèche (2019) ou encore Prénom Nom (2022), une comédie expérimentale de science-fiction autour de la microscopie.
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