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Chapitre 15
Effets à long terme de la création théâtrale collective sur des enjeux d’écologie
p. 371-388
Texte intégral
1Deux créations théâtrales collectives, montées en 2018, sur des enjeux d’écologie et leurs controverses, ont été l’occasion de mener une enquête auprès des participants afin de rendre compte des apports comme des limites de notre démarche dans le cadre d’une recherche-action. Une première enquête a été administrée par écrit, avec eux, juste après l’événement. L’analyse des résultats a fait l’objet de la publication d’un livre1. Une seconde enquête a été conduite deux ans plus tard, en 2020. Son objectif était de répondre aux questions qui taraudent quiconque est impliqué dans la création de spectacles vivants : que reste-t-il une fois passée la magie de l’éphémère ? Quels sont les effets à long terme sur les personnes, dans la vie, sur le réel ?
2Après avoir rappelé brièvement le cadre de ces créations collectives, nous présenterons les principaux résultats de l’enquête en question, en insistant sur les changements de postures dans le rapport aux autres, la place de l’émotionnel partagé, les bénéfices sur les plans personnel et professionnel, la création collective qui recrée du lien, les limites de la démarche (notamment le manque de suivi post-expérimentation pour un changement collectif face aux enjeux d’écologie), et enfin sur le poids de thèmes existentiels forts, révélés par la démarche de création collective et par l’enquête autour de la peur de la mort et de la loyauté familiale, à prendre en compte dans les freins et les moteurs des changements socio‑écosystémiques.
3Nous dirons enfin, pour conclure, quels enseignements nous tirons, nous-mêmes, de ces résultats pour la poursuite de ces expérimentations.
Les créations théâtrales de 2018 et l’enquête de 2020
4Les deux pièces de théâtre de 2018 ont été produites par deux groupes de création respectivement de huit et neuf professionnels impliqués dans deux controverses majeures de notre temps : l’une sur les pesticides agricoles, l’autre sur la technologie comme problème ou solution face au réchauffement climatique. Les participants de ces deux groupes de création étaient des agriculteurs représentant différents modèles d’agriculture, des militants écologistes, des entrepreneurs ou managers dans de grandes organisations, des chercheurs, des responsables issus d’administrations centrales ou locales.
5Dans Le Champ des possibles2 sont précisément exposés les choix théoriques, la méthodologie de création collective appliquée plus d’une centaine de fois dans d’autres cadres3, et les résultats de l’enquête menée juste après l’événement. On y trouve aussi la transcription écrite des pièces et une bibliographie.
6Rappelons ici les grandes règles de la dynamique de création collective et le cadre général de l’expérimentation en 2018 : le principe est celui d’une carte blanche laissée aux groupes de création pour transposer au théâtre, dans des pièces dont ils sont les auteurs, metteurs en scène et comédiens, leurs controverses sur des sujets à forte teneur conflictuelle. Ils disposent au démarrage d’un dossier documentaire de deux cents pages sur chacune des deux thématiques. Ce dernier complète leurs perceptions et vécus spontanés. Ils sont accompagnés par une équipe de quatre personnes ayant chacune une double casquette, à la fois artistique (mise en scène, jeu d’acteur, Oulipo, travail sur les imaginaires), et sociétale (sociologie, prospective, formation, fonction élective locale). Une cinquième personne est dédiée à l’observation du processus et à l’enquête4. Lors des répétitions, les retours de l’équipe d’accompagnement sont soumis à la règle suivante : les décisions de fond et de forme sur les pièces de théâtre appartiennent aux groupes de création. Dit autrement, les équipes de création présentent des filages devant l’équipe d’accompagnement, qui a toute liberté de commentaires sur le fond et la forme, y compris contradictoires entre eux. Une fois les commentaires faits, l’équipe d’accompagnement sort de la salle de répétition. Elle laisse les équipes de création décider de ce qu’elles gardent ou pas des commentaires. La création collective se déploie sur une durée assez brève : comprenant deux réunions préliminaires de deux heures, puis un week-end de travail qui aboutit à la réalisation de deux pièces de vingt-cinq minutes, performées devant un public invité5. Dernier point de méthode enfin : les répétitions, les représentations et le débat avec le public sont filmés6.
7En juillet 2020, nous avons décidé de mener une seconde enquête auprès des participants, avec l’objectif principal de décrire les effets à long terme de cette expérience. Il s’agissait de repérer ce qui reste de l’événement deux ans plus tard, soit dans l’esprit des participants, soit dans les actions concrètes qui ont pu en découler, dont les participants acceptaient de nous parler avec le recul. Ce fut aussi l’occasion de relever quelques manques dans la démarche.
8L’enquête administrée par entretien téléphonique d’une heure environ a été réalisée par Sylvie Bouchet auprès de seize des dix-sept participants. Très largement qualitatifs, les échanges ont parfois pris des directions singulières. Le questionnaire comportait une question fermée (la troisième du questionnaire, avec des réponses plutôt oui/non sur huit items), nous avons ainsi pu tirer des résultats quantifiables par pourcentage7. Les questions ouvertes et la discussion exploratoire ont permis de creuser ce qui était à l’œuvre concrètement dans les réponses à la question fermée.
9Un objectif de recherche important a consisté à essayer de cerner une palette d’effets empiriques de la création théâtrale collective. Nous faisons ici le choix de décrire ces effets concrètement, à partir des résultats de l’enquête. La démarche est inductive et analytique.
Des effets à long terme d’ordre cognitif
10Premier constat : tous les participants font part d’un changement personnel concernant au moins un des registres de perception des effets de l’expérience vécue. Quand on regarde l’ensemble des réponses à la question fermée, 43 % des participants ont repéré des changements sur plus de la moitié des huit items.
11On peut donc déjà souligner l’effectivité dans la durée de l’expérience théâtrale. Les changements perçus peuvent être radicaux, telle une prise de conscience nouvelle, ou un changement d’attitude dans la controverse, mais aussi s’avérer plus subtils, comme la conscientisation d’attitudes de fond préexistantes.
12Les changements perçus dans le temps portent pour une large part sur la dimension « réflexion, pensées » (70 % des participants) : ils ont acquis des connaissances, pris conscience de sujets clivants, appris sur la dynamique des relations et sur les méthodes pour les travailler. 62 % ont modifié leur représentation des autres : ils sont allés à la rencontre d’autres points de vue dont ils ont perçu le sens, la cohérence, la logique, les sentiments profonds, même s’ils continuent à ne pas les partager.
Changements de postures
13Les participants confirment plusieurs effets déjà fortement présents dans l’enquête initiale autour des changements de postures. Nous allons évoquer successivement les dimensions de floutage des frontières, de compréhension de l’autre, de tissage des liens, d’ouverture dans la controverse et de développement personnel.
14L’expérience théâtrale a conduit les participants à prendre de la distance vis-à-vis de leur métier, et par là même à identifier les tiraillements entre leurs convictions personnelles et le poids des discours institutionnels. Cette expérience qui avait pu les conduire à jouer sur scène un rôle à contre-emploi leur a permis de comprendre de l’intérieur le vécu des « adversaires ». La fictionnalisation floute les frontières entre les convictions profondes de chacun. Sans risquer d’être jugés, parce que protégés par l’espace de la fictionnalisation collective, les participants ont pu se décentrer et expérimenter les vécus des autres, des différents, des opposants. Cela a pu déboucher sur un changement subtil de leur écoute, ou de leur tactique pour aborder la controverse et les positions présentes dans l’arène médiatique.
15S’ils n’ont pas changé de convictions, ils ont en revanche compris que toutes les positions s’ancraient dans des histoires personnelles au long cours. Ils ont réalisé que chaque acteur de la controverse se débat avec des questions de loyauté vis-à-vis de son histoire personnelle, familiale, sociale. Ils ont élargi leur compréhension des contextes et leur regard sur l’autre en lui faisant crédit que sa conviction est profondément ancrée dans le sens de sa vie. Des enjeux parfois vitaux y sont associés : « Si je dois arrêter l’éolien demain, dit un cadre de grande entreprise, ça ne va pas bouleverser mon identité ; à la différence de l’agriculteur qui doit changer ; lui, ça bouleverse tout. »
16La création théâtrale collective apparaît comme un renouvellement du cadre du débat. Elle impulse un dialogue des différences. Elle recrée du lien, là où, dans la vie, le lien a été rompu ou a pu devenir nocif. Une distance est prise avec les règles explicites ou implicites des débats publics habituels, perçus comme des joutes sans véritable dialogue. L’existence d’un objectif commun (faire une pièce de théâtre) joue comme un principe fédérateur lors des tensions qui n’ont pas manqué de surgir. La dynamique des équipes de création a renforcé pour certains la prise de conscience de l’impact du cadre donné à l’échange. Poser des règles de co-création, d’écoute, faire confiance aux personnages pour trouver des pistes de solutions lors d’impasses du scénario, sont autant de ressources qui permettent ensuite d’interroger la façon dont les débats habituels sont menés.
17Deux ans plus tard, plus de la moitié des participants (56 %) considèrent que quelque chose a changé dans leur façon de se situer dans la controverse : enrichissement des arguments, prise de distance par rapport aux idées et aux attaques notamment, confiance dans leurs attitudes qui se trouvent alors renforcées. Certains ont modifié leur façon de s’adresser à l’autre ou leur perception des « attaques » à leur endroit en situation de débat. Beaucoup se disent plus précautionneux ou vigilants dans le choix de leurs mots en situation de dialogue des différences. Ils évoquent une prise en compte systématique du contexte de l’autre pour adapter les arguments. Ils ont évolué au sens où ils se sentent moins radicaux dans l’expression de leurs idées. Ils montrent plus d’adaptation à la personne en face. L’un dit, par exemple : « Je fais plus de compromis, car je cherche à mieux comprendre l’autre comme si je ne me sentais plus attaqué personnellement. »
18L’expérience de théâtralisation collective a aussi apporté aux participants des informations sur eux-mêmes, sur leur aisance et leur trac, sur leur potentiel créatif et imaginatif. Ils ont pu s’étonner d’eux-mêmes ou être étonnés par les autres. Loin d’être anecdotique, cet apport de développement personnel, que beaucoup soulignent encore deux ans plus tard, renforce l’idée que la création théâtrale collective est une expérience forte, individuelle autant que groupale. Elle permet de bâtir avec des inconnus une situation où l’effort et le plaisir de chacun se font au service d’un « commun » plus grand que soi et qui n’est atteignable qu’ensemble.
La place des émotions : le terreau des changements
19Il est frappant de constater que le souvenir émotionnel de l’expérience est encore très vivace deux années après son vécu : la première enquête (2018) avait montré combien l’émotion avait été un puissant terreau, créateur de lien entre les participants – lien entre les participants que le public avait fortement senti et relevé lors de la réception des pièces. Deux ans après, c’est cette dimension qui est d’abord évoquée lorsqu’on leur demande de quoi ils se souviennent (100 % des évocations) : « belle expérience intense, stressante… », « expérience humaine de rencontres… se connaître entre nous… ». Ils évoquent le souvenir du plaisir du jeu théâtral et/ou le trac associé, le souvenir positif des échanges, du temps partagé avec d’autres et la fierté de la réussite finale.
20Sur la durée, 56 % des participants relèvent un changement d’ordre émotionnel très présent dans le souvenir. On peut faire l’hypothèse que la puissance émotionnelle et l’engagement corporel de l’exercice servent de contenants et de catalyseurs aux changements cognitifs, de posture, d’attitude, de relation à l’autre, que nous avons relevés ci‑dessus.
Les bénéfices sur le plan professionnel et la conduite du changement
21Plusieurs bénéfices sont notés sur le plan professionnel. Quelques participants évoquent des découvertes quant à la dynamique des groupes : son importance dans la vie des organisations et comment ils peuvent l’utiliser dans leur métier, dans leurs animations.
22Quelques-uns ont eu envie de continuer à approfondir leurs connaissances acquises pendant le week-end de création : par exemple, un des participants suit désormais le compte Twitter d’un autre, particulièrement actif dans son champ professionnel ; un autre lit les articles d’un membre du groupe ; un participant utilise les films des pièces dans ses présentations professionnelles. Ils mentionnent ces apports comme des ressources professionnelles issues des rencontres du week-end de création collective. C’est un enrichissement que l’expérimentation de 2018 apporte grâce à la dimension humaine et concrète de l’exercice collectif.
23Cette expérience de mise en fiction commune est ressentie comme une occasion d’amorcer un changement collectif. Les participants qui ont, dans leur vie professionnelle, une responsabilité d’accompagner le changement, ont, pour la plupart, souligné que la création collective agit comme une mise en condition d’ouverture globale des personnes vis-à-vis de l’altérité. La création théâtrale collective les prend par l’émotion, le plaisir, l’intelligence sensible, la mise en mouvement corporel, l’image, le geste. Elle les met dans un état d’énergie et de connaissance intime des sujets, ce qui se révèle particulièrement pertinent pour engager l’action dans le champ couvert par les controverses : l’écologie, la pollution des milieux, le réchauffement climatique.
24Ainsi, soulignent les participants, l’expérience collective engendre des conditions favorables pour s’asseoir ensuite, ensemble, à la table des discussions, et décliner des actions concrètes sur lesquelles s’engager. Le collectif ainsi créé, voire soudé par l’expérience vécue, aurait pu être à même de se montrer inventif dans des actions possibles à entreprendre après la création théâtrale collective. C’est là que notre dispositif d’expérimentation a été critiqué par quelques participants.
Le manque et le besoin de suivi
25Résumons le diagnostic tel que nous venons de le poser : la production collective place les participants dans une disposition favorable pour agir avec les autres, avec qui ils ne sont pas d’accord dans la vie. Dans les faits, cette disposition n’a pas été activée puisque les participants ne se sont pas revus dans l’après-coup. Aucun des participants n’a véritablement tissé de lien sur la durée avec les autres : pas d’amitié, de tentative de se retrouver, malgré la forte émotion positive partagée sur l’instant. Conséquence : les participants ont une attente déçue par rapport au cadre de l’expérimentation qui aurait dû, selon eux, les accompagner au-delà de la création théâtrale collective. Il aurait fallu, pour eux, que les relations de tout ou partie du groupe soient alimentées par un dispositif d’accompagnement au-delà de la représentation devant le public et du débat avec celui-ci. Ils se sont sentis « lâchés », ou, à tout le moins, ont ressenti vivement la cessation du cadre d’accompagnement.
26Le collectif constitué par la production théâtrale aurait gagné, dans l’esprit de plusieurs participants deux ans plus tard, à se réunir à nouveau, pour continuer à initier des changements potentiels ou accompagner les transformations sur le fond des questions traitées. Le sentiment est que de nouvelles actions se seraient dégagées d’autant plus facilement qu’un espace commun aurait survécu à la représentation théâtrale.
27Le besoin s’exprime d’un lieu d’échanges partagés hors de la scène théâtrale, capitalisant sur l’expérience : par exemple, un groupe de dialogue, un séminaire de prospective, un autre atelier de créativité ou, dans d’autres contextes que celui de la présente expérimentation, un territoire où se rencontrer, une communauté, une structure associative, un projet commun…
Mort et loyauté : des enjeux existentiels forts révélés par le théâtre et l’enquête
28Au cours de l’entretien, plusieurs des participants ont ressenti le besoin et ont eu la générosité de partager avec Sylvie Bouchet, menant l’enquête, des bribes de leurs histoires de vie, de mort, de crises traversées, certaines toujours actuelles.
29Nous y voyons la trace d’un enjeu profond, qualitatif, activé par l’expérience artistique et sensible. L’émotion vécue a mis en mouvement des questions existentielles fortes, qui ont voyagé à bas bruit sur la longue durée.
30Dans les deux pièces de théâtre de 2018, la relation à la mort était fortement représentée : pour la première pièce, à travers l’histoire d’un petit champ malade, qu’il faut soigner, et dont la mort prochaine fait l’objet d’une émission de télé-réalité ; pour la seconde pièce, à travers le scénario construit autour de la cérémonie de crémation high-tech d’un militant de la cause environnementale.
31Rappelons aussi que la seconde enquête, menée de juin à octobre 2020, s’est déroulée en pleine épidémie de Covid-19. Le théâtre révèle des douleurs et des attentes que la vie sociale et la pudeur ne permettent pas aisément d’exposer ; et qui pourtant constituent un fond commun humain, profondément humain, sur lequel nous pourrions toutes et tous nous retrouver et nous comprendre, au-delà des divisions et des controverses.
32Deux thématiques ont été développées dans les entretiens : la peur de la mort comme moteur du changement et la loyauté des agriculteurs aux racines familiales.
33Le thème de la mort étant central dans les deux pièces de 2018, il a été abordé dans l’enquête menée deux ans plus tard. On peut constater sur ce thème une très vive réactivité des personnes liées au milieu agricole, soit par leur pratique, soit par leur famille et leurs amis. Peu à peu a émergé « l’aveu » de la conscience cachée, tacite, mais omniprésente, de la peur de la mort liée aux pesticides :
En tant qu’agriculteurs, c’est des choses dont on parlait très peu jusqu’ici mais qui commencent à se libérer, parce qu’il y a eu plusieurs reportages, que la MSA [Mutualité sociale agricole] commence à communiquer dessus, les générations qui les ont le plus utilisés [les pesticides] sont en train de tomber et pas de manière… très naturelle… tout le monde est un peu touché et même si on n’en parle pas trop, dès qu’on en parle, c’est « ah oui, mort de quoi ? ah oui, ben finalement moi aussi… » Et ça, c’est en train de sortir… Même s’il reste encore une chape de plomb, tout le monde le sait, mais personne ne le dit. C’est implicite de pas mal de choses.
34Un autre participant raconte l’histoire d’un couple de 50 ans qui hérite de la ferme d’un des parents. Il reconnaît : « Je suis presque sûr que mon père est mort de ça, des phytos. »
35La peur est là, bien présente dans des récits vivaces et empreints d’émotion :
J’avais rencontré beaucoup d’agriculteurs bio qui me disaient qu’ils étaient passés au bio parce qu’un tel était mort du cancer, l’autre aussi, beaucoup d’histoires de mort à 50-60 ans d’un cancer. […] Certains me racontaient qu’après [avoir utilisé des pesticides], ils revenaient chez eux, ils vomissaient, ils pissaient du sang et ils voyaient leur femme et leurs enfants et ils se disaient, je n’ai pas envie de continuer comme ça.
36Un agriculteur évoque le harcèlement culpabilisant dont il se sent la cible : « ça fait partie des poncifs de dire : vous tuez la planète… » Un autre ajoute : « Je suis malheureux de traiter, ça me tue. » Paradoxe générateur de souffrance.
37Le théâtre a permis d’aborder cette peur en groupe, d’abord parce que le théâtre est une activité de groupe et que l’entraînement collectif permet à un moment de se sentir légitime grâce au soutien des autres ; et ensuite, parce que le théâtre offre une distance suffisante pour un lâcher-prise, disent les intéressés. Une fois la confiance suffisamment installée, la peur liée aux maladies professionnelles a occupé tout l’espace de la pièce de théâtre Le Petit Champ des possibles, alors qu’elle se dit peu dans l’espace public, sur le terrain des échanges quotidiens, ou seulement de façon confidentielle, de personne à personne. Deux ans plus tard, cette thématique reste centrale dans les retours d’enquête.
38L’autre thématique forte est celle de la loyauté des agriculteurs aux racines familiales. Elle joue comme un frein au changement, à surmonter de manière collective.
39Des agriculteurs et des fils d’agriculteurs évoquent la difficulté à se situer en rupture avec l’agriculture de leurs pères. Choisir un autre métier et ne pas reprendre une exploitation est une rupture qui n’est pas si facile à réaliser. L’héritage de la terre est ancré dans le milieu agricole.
40Par ailleurs, le passage au bio – la « conversion », comme on dit – implique dans l’esprit de certains de désigner ce qui a été fait jusque-là comme responsable du déséquilibre écologique des terres arables, donc comme mauvais.
41On comprend à quel point cette disqualification des pères peut être difficile à assumer pour les fils. Ce thème remonte dans l’enquête menée deux ans plus tard. Nous nous demandons dans quelle mesure la loyauté n’est pas un point, voire le « point central », à prendre en considération chez les agriculteurs qui voudraient aller vers le bio. Tant qu’ils sont seuls à faire le pas du changement, seuls sur une exploitation qui leur est léguée, il peut être douloureux, voire impossible, de se sortir du paradoxe : à la fois condamner ceux qui leur donnent leur terre après leur avoir donné la vie, et continuer l’exploitation en annulant et surtout disqualifiant ce qui a été fait jusque‑là.
42L’un des participants évoque la nécessité d’un accompagnement personnel pour ce type de transition. Cet accompagnement ne peut pas se réduire à des éléments objectifs et matériels (business plan, trésorerie, formation au métier…), alors qu’il y a une difficulté à se défaire psychologiquement de modèles qui ont permis à ceux qui veulent s’en affranchir d’hériter de leurs moyens de production, autrement dit de la terre, d’outils et de savoir‑faire.
Je suis un rural à la base. À 18 ans, pendant mes études, je travaillais avec mon père. J’avais les mêmes idées que mon père. Au fil du temps, je comprends la nécessité de l’écologie [ce qui entraîne] beaucoup de tiraillements… on était malheureux chacun…
43Ce participant évoque aussi la valeur travail qui, de grand-père à père, et de père à fils, infiltre le respect des anciens et de leurs choix, ce qui complexifie le changement.
Conclusion : trois enseignements pour le futur
44Dans une démarche de recherche-action, nous veillons à intégrer nos résultats d’enquête dans la conduite des terrains d’expérimentation suivants. L’analyse inductive, partant de constats empiriques, oriente les actions entreprises.
45Il nous semble important de tirer trois enseignements pour la conduite d’actions de recherches futures ou en cours.
46D’abord, nous trouvons dans les résultats de l’enquête de 2020 la confirmation que pour passer d’une agriculture à une autre, ou pour induire des changements dans le domaine de l’écologie et du péril climatique, c’est bien plus qu’un changement technique et économique qui est nécessaire : il s’agit de bâtir un récit collectif nouveau, en co-création, qui remue les imaginaires et aide à passer l’épreuve du changement nécessaire et des angoisses sous-jacentes. Comme Boris Cyrulnik a pu l’exprimer en détail, notamment dans toute la seconde partie des Vilains Petits Canards8, la résilience demande la mobilisation du sens, de l’imagination, du rêve éveillé, dans le lien avec les autres, pour s’accomplir. Plus de créations collectives sur les sujets qui divisent nos sociétés, impliquant les acteurs mêmes du changement, aident à renouer du lien, à surmonter les blocages par la compréhension de l’autre, à progresser personnellement et professionnellement, à jouer avec les postures, à former un terreau émotionnel favorable au changement.
47Ensuite, une fois que le champ des enjeux existentiels profonds est autorisé à apparaître, à se dire, à être partagé, notamment grâce au théâtre, mais aussi grâce à l’enquête menée de manière qualitative, compréhensive et ouverte, ce champ révèle tout un monde bouillonnant en sourdine. Tant que ce champ reste inaperçu, rien n’est compris aux résistances et aux moteurs du changement. Nous voyons là une convergence forte avec les travaux de sociologie de Arlie Russell Hochschild. Dans Strangers in their Own Land, elle part enquêter au début des années 2010 auprès des électeurs de droite du sud profond des États-Unis9. C’était, pour elle, professeur à Berkeley, plutôt de gauche, progressiste, comme escalader un mur : « Escalader le mur de l’empathie », dit-elle, pour décrire son approche. Comme fil conducteur de sa problématique, elle insiste sur le paradoxe que des populations ouvrières directement victimes de la pollution industrielle (malades de cancer, vivant dans un environnement totalement dévasté par les industries polluantes de Louisiane) votent contre les programmes environnementaux fédéraux et contre plus de protection sociale portée par les démocrates. Pour résoudre ce paradoxe, elle se met en quête des « sentiments profonds » de ses interlocuteurs pour essayer de les comprendre. Il est frappant de constater que deux thèmes qui remontent fortement de son terrain sont proches de ceux que notre expérimentation de mise en théâtre collective révèle : la résistance dans l’épreuve de la mort (affronter la peur, supporter avec courage) et la loyauté à des groupes d’appartenance (faire son métier, gagner sa vie comme ses collègues, sa famille, ses amis). Ces thèmes spécifiques pourraient faire l’objet d’explorations en création artistique collective dans le futur.
48Enfin, il nous semble indispensable d’intégrer la critique adressée à notre démarche : le manque de suivi. Ce point est en cours de mise en œuvre suite à deux nouvelles créations théâtrales collectives, réalisées en octobre 2020 dans les Deux-Sèvres, sur le thème « Agriculteurs et habitants : quelles relations ? ». Celles-ci ont réuni, dans l’équipe, des personnes très diverses du monde agricole, du territoire rural, et de métiers comme apprenti boulanger, rigologue, éducateur à la nature, ingénieure en comptabilité carbone, formateur en artisanat, chercheuse10. Une réunion de bilan avec les participants a débouché sur un programme d’actions à mener dans plusieurs directions : rendre visibles les productions (en les rejouant sur le territoire, dans des fermes puissances invitantes, en montrant les films des pièces suivis de débats avec le public…), essaimer la démarche (refaire l’expérience dans d’autres villages, avec plus d’agriculteurs…), multiplier les occasions de rencontres entre agriculteurs et habitants (dialogues, débats mouvants…), faire bouger les frontières identitaires entre les groupes en travaillant par exemple à une charte de bon voisinage habitants/agriculteurs. Ces actions à entreprendre résultent de l’expérience théâtrale partagée, mais n’ont rien d’automatique. Elles réclament une continuité du cadre d’accompagnement du changement, qui peut évoluer, mais ne doit pas disparaître après les applaudissements de la représentation.
Notes de bas de page
1 S. Bouchet, O. Fournout, Le Champ des possibles. Dialoguer autrement pour agir, Paris, SiKiT éditions, 2019.
2 Ibid.
3 Pour un aperçu des différents domaines d’application de cette méthodologie de création collective – en pédagogie, en analyses de controverses, en dynamiques de groupes, sur les pratiques managériales –, voir P. Corten-Gualtieri et al., « Des étudiants réalisent un sketch théâtral ou un clip vidéo pour faire évoluer leurs préconceptions », dans les actes du colloque « Questions de pédagogie dans l’enseignement supérieur », Angers, 7‑10 juin 2011 ; S. Bouchet, O. Fournout, « La mise en théâtre de problématiques managériales », Économie & management, 161, 2016, p. 48‑56 ; V. Beaudouin, O. Fournout, « L’art pour la pédagogie : mise en théâtre de la controverse sur le mariage pour tous », dans les actes du colloque « Questions de pédagogies dans l’enseignement supérieur », Grenoble, 13‑16 juin 2017 ; V. Beaudouin, O. Fournout, « L’art des controverses. La création pour apprendre », dans Seurat, Tari (dir.), Controverses…, op. cit., p. 307‑309.
4 Dans d’autres configurations, l’équipe d’accompagnement peut se réduire à une personne. Comme l’expérimentation décrite ici présentait une originalité particulière, nous avons engagé des moyens d’animation et de recherche supplémentaires, grâce au programme Forccast soutenu par l’Agence nationale de la recherche (Formation par la cartographie des controverses à l’analyse des sciences et des techniques, ANR-11-IDEX-0005‑02, 2013‑2020).
5 Télécom Paris, 1er juillet 2018.
6 Pour avoir une idée du processus collectif de création, nous renvoyons à trois films réalisés par Éric Mounier, les deux premiers partant de la captation des deux pièces, le troisième proposant un documentaire sur les répétitions. Ces films sont visibles sur YouTube et Vimeo, titrés Le Petit Champ des possibles, Il nous aura fait chier jusqu’au bout et Fictionnalisation de deux controverses sur le glyphosate et le réchauffement climatique.
7 La question fermée était :
Est-ce que ça a produit, d’une manière ou d’une autre, à un moment, chez vous, un changement, même ponctuel, de l’ordre :
du comportement en général : plutôt oui / plutôt non ;
de la réflexion, des pensées : plutôt oui / plutôt non ;
de l’action, de la prise de décision, d’initiatives : plutôt oui / plutôt non ;
du sentiment, de l’émotion : plutôt oui / plutôt non ;
du corporel, de l’espace : plutôt oui / plutôt non ;
des représentations du monde, des autres : plutôt oui / plutôt non ;
du moi professionnel (pratique, identité, intelligence relationnelle…) : plutôt oui / plutôt non ;
de la gestion et pratique des débats : plutôt oui / plutôt non ;
autres : … (relance : avez-vous eu recours à quoi que ce soit que vous avez vécu pendant l’expérience ?)
(Quand plutôt oui, demander d’expliciter le « quoi, quand, où » de ce changement, aussi concrètement que possible, avec quel effet ? quel aménagement ? Si plutôt non, à leur avis pourquoi ?)
8 B. Cyrulnik, Les Vilains Petits Canards, Paris, Odile Jacob, 2001, p. 129‑226.
9 A.R. Hochschild, Strangers in their Own Land. Anger and Mourning on the American Right, New York, The New Press, 2016.
10 Ces créations se sont déroulées dans le cadre du projet Aliment’Actions sur la Zone Atelier Plaine et Val de Sèvre du CNRS et de l’INRAE, avec la participation d’habitants des communes de La Foye-Monjault et Marigny. Équipe d’accompagnement : Cyrille Bombard, Olivier Fournout, Sabrina Gaba ; enquête : Sylvie Bouchet ; coproduction : Zone Atelier Plaine et Val de Sèvre, Centre d’études biologiques de Chizé, Télécom Paris/Institut polytechnique de Paris, Institut interdisciplinaire de l’innovation/CNRS, Région Nouvelle-Aquitaine, Wision, avec l’aide du programme Forccast ANR-11-IDEX-0005‑02. Un film de 4 minutes est disponible sur cette expérimentation (https://aliment-actions.fr/?ActuS, consulté le 26 février 2023).
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Au théâtre des sciences
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