Chapitre 8
Les lieux parlent : opportunités et déconvenues du spectacle scientifique « de rue »
p. 237-258
Remerciements
Mes remerciements à Brigitte Bourdon (université Paris-Saclay), Sabrina Thiéry et Daniel Egret (ObsPM/université Paris Sciences et Lettres), Éric Piednoël (AFA) et Emmanuel Sautjeau (anciennement ASTS), qui m’ont permis de vivre avec délice ces aventures théâtrales en sciences. À Anne Gonon (anciennement université de Bourgogne) pour m’avoir aidé, par ses écrits, à les revivre en les repensant.
Texte intégral
« Le théâtre, c’est de la topographie1 »,
Anne Gonon
1Retour d’expérience à visée réflexive, ce récit démarre par une histoire d’amour plurielle. D’abord, l’amour distant d’un communicant pour Dame Astronomie. Amour tendre, mais teinté d’ignorance qui a porté l’auteur du présent chapitre – amateur de sciences2 et animateur scientifique à ses heures – vers les bancs virtuels puis réels de l’Observatoire de Paris, de 2007 à 2009. Ces cours furent à l’origine de mon profond attachement envers l’établissement, tant pour son personnel, son histoire que pour ses vieilles pierres. Pierres quadri-centenaires qui devaient maintes fois être offertes à la curiosité publique en 2009 lors de l’Année mondiale de l’astronomie, placée sous les auspices de l’illustre Galileo Galilei. De ces affections et concours de circonstances naquit l’idée un peu folle d’incarner mon héros italien favori, au sein même du lieu dont je m’étais épris. Aventure débouchant contre toute attente sur deux créations : Galilée, le messager des étoiles, suivi en 2010 par De Platini à Cassini, histoire sérieuse et véridique de l’astronomie, revue et corrigée selon les canons du football, dont on précisera les enjeux plus loin.
Quand l’animation d’un lieu de sciences mène au théâtre : Galilée, le messager des étoiles
2Bien que fortement inspiré par l’invitation de Jean-Marc Lévy-Leblond à renouer avec les textes scientifiques du passé pour les « rejouer » tels des classiques du répertoire3, le projet initial soumis à l’Observatoire de Paris-Meudon (ObsPM) dans le cadre de ses événements « grand public » avait peu du spectacle théâtral proprement dit. Au mieux, pouvait-on parler d’« animation scientifique théâtralisée4 ». En effet, l’objectif était de compléter le panel d’activités proposées (visite des bâtiments et collections, expositions, conférences, ateliers ludiques, lecture de contes) par une animation costumée assez flexible pour canaliser et temporiser les visiteurs, lorsqu’ils souhaitaient parvenir aux coupoles et instruments, attractions-phares dont l’accès était limité ou réglementé. Il s’agissait en particulier d’occuper en continu une file d’attente extérieure en usant de « petites formes », c’est-à-dire des performances courtes, faiblement accessoirisées, pour une audience réduite : lecture de textes écrits par Galilée5, anecdotes biographiques racontées à la première personne, expériences visuelles ou de pensée6, le tout mené avec l’ambition de faire découvrir les contributions du savant florentin au gré des remarques et interrogations des visiteurs. Malgré leur part d’improvisation, ces petites formes affichaient un côté rassurant pour un non-professionnel du théâtre, même si d’aucuns peuvent légitimement considérer la médiation scientifique présentielle comme une forme de mise en scène à part entière7.
Fig. no 1–2 : Micro-décor et petites formes pour une audience réduite dans un cadre extérieur prestigieux

© ObsPM
3J’avais toutefois sous-estimé un point crucial : l’importance de la curiosité suscitée par ce lieu, alors même que c’était mon propre attrait qui m’y avait placé. Le nombre des visiteurs ne cessant de croître, la file ne cessait donc de s’allonger, avec des visiteurs d’autant plus en attente qu’ils pouvaient voir un individu costumé sans pouvoir entrer pleinement dans la spectature8 du fait de la distance d’écoute.
Fig. no 3–4 : Une file qui s’allonge incite à une spectacularisation plus ample

© ObsPM
4En parallèle de la domestication ludique d’un espace scénique s’élargissant au fur et à mesure de la file9 (recul, élévation de voix, gestuelle plus ample, déambulations), mes performances sont devenues plus démonstratives. J’entends déjà par là une focalisation de l’attention sur des éléments perceptibles par le plus grand nombre. La lunette astronomique, « objet cliché » métonymique de Galilée10, accompagnée des observations de 1609-1610 dessinées sur des panneaux, occupa une place de choix.
5La grande surprise fut l’incidence de la chute des corps, expérience dont l’aspect spectaculaire – visuel, mais aussi sonore grâce au tabouret utilisé comme point d’impact plutôt que la pelouse du site – ne cessait de grandir. D’une part, en raison de sa nature « contre-intuitive11 », capable de susciter l’étonnement du néophyte, qui la découvre et la conteste, et l’attention de l’initié, épiant toute erreur matérielle ou théorique de l’expérimentateur. D’autre part, en vertu des divers corps tombant au risque de l’éclatement : sphères de liège et de verre, plumes et fruits mûrs, feuilles et boules de papier, grand-mères et bébés, ces derniers participant évidemment à une expérience de pensée moquant tout sacrifice humain sur l’autel du progrès des sciences et techniques. Par ailleurs, la situation extérieure combinée aux accessoires du micro-décor (un simple bureau) me permit de mobiliser la théorie des quatre éléments et la physique d’Aristote avec des choses désignables au regard de tous (nuages, feuilles d’arbre, carafe d’eau, bougie, public lui-même…). La chute des corps constituait alors le point de basculement au sein d’une « narraction12 » démonstrative – au sens rhétorique cette fois – donnant plus de poids au choc provoqué par les découvertes astronomiques galiléennes, réintroduites dans une perspective épistémologique plus large. Inaperçue au début, cette co-construction théâtrale avec le lieu et le public devint évidente lorsque, de station debout, ce dernier passa de plus en plus à une posture assise, bloquant durablement la file d’attente autour du carré de pelouse faisant face au bâtiment Perrault.
Fig. no 5–6 : Le spectacle s’autonomise

© ObsPM
6Il fallut alors diégétiser13, plus finement, Galilée, le messager des étoiles sous la forme « spectaclisée14 » d’une leçon inaugurale donnée à l’assistance15 au sein de l’Académie des Lynx16, quarante-cinq minutes durant, déroulée en deux actes (« La science péripatéticienne », « La science galiléenne ») – où Galilée observe, expérimente puis réinvente le monde avec le public –, suivis d’un épilogue (« Galilée vu d’aujourd’hui ») où le performeur, abandonnant publiquement son rôle, invite à découvrir non plus uniquement ce que les scientifiques disent, mais aussi comment ils le savent. Facilitée par l’absence sensible d’un plateau théâtral, cette dernière invitation permit ainsi de déployer un quatrième temps, moins formel, où le public – de retour à la station debout – pouvait s’approcher pour un échange me permettant, en tant que médiateur cette fois, de rebondir à partir de Galilée sur certains aspects des sciences et techniques contemporaines.
Vers le théâtre de rue
7Compte tenu de l’envergure de l’Année mondiale de l’astronomie, la tournure et le succès inattendus des représentations invitaient logiquement à une migration vers d’autres lieux astronomiques ou de diffusion des connaissances, que ce soit en extérieur (l’Observatoire de Meudon, la Cité de l’espace…) ou en intérieur (le Palais de la découverte, le Salon du livre d’histoire des sciences et techniques…), d’où un rapprochement plus assumé avec le « théâtre de rue », « forme spectaculaire ou événementielle qui se déroule dans des lieux non pré-affectés au spectacle17 ». Ce rapprochement paraissait d’autant plus évident qu’en parallèle d’aspects partagés avec la création existante (bricolage formel, désinvolture textuelle, libre entrée/sortie du public, proximité et interactivité avec celui-ci) l’idéal porté par le genre18 d’une culture vécue au plus près des populations via une pratique « hors les murs » gratuite entrait en résonance avec les objectifs d’éducation populaire de l’Association française d’astronomie (AFA) et de l’Association science technologie société (ASTS) pour lesquelles Galilée fut également déployé. En outre, la dévalorisation fréquente des spectacles de rue par divers acteurs institutionnels – pour lesquels ils ne sont qu’une forme d’animation socioculturelle19 – constituait un argument dépréciatif paradoxalement très engageant pour quelqu’un engagé dans l’animation culturelle scientifique !
8Bien sûr, chacune des expériences « hors les murs » de l’Observatoire a été riche de ses propres leçons. J’en mettrai en lumière brièvement trois.
Fig. no 7–8–9 : Galilée s’exporte : Cité de l’espace, « Train des étoiles » et Salon du livre d’histoire des sciences et techniques

Fig. no 7 et 8 : © ObsPM ; Fig. no 9 : © ASTS
Le parc Montsouris : une confrontation concrète au « tout public »
9Complétant un panel d’activités gratuites ouvertes à tous, les performances au parc Montsouris – où siège l’AFA – ont été reconfigurées sous forme de représentation itinérante, reprenant les petites formes précitées afin de toucher les badauds venus simplement profiter du lieu sans savoir nécessairement qu’une opération de culture scientifique s’y tenait. Pour peu que je me risque à cataloguer les spectateurs (sexe, âge, origine scolaire/sociale/ethnique/religieuse…), c’est bien dans cet espace public que la « bande passante culturelle20 » m’apparut la plus large, confortant l’idée généreuse d’un théâtre de rue à caractère scientifique capable de mettre en appétit de sciences une population qui ne fréquente ni les lieux et gens de sciences, ni même les théâtres, au titre que l’on vient inopinément21 à sa rencontre sur son lieu de vie/de passage. Mais cet idéal d’une culture scientifique qui se donnerait à vivre hors des lieux consacrés ne va pas sans difficulté, le paradoxe étant justement de réussir à « faire public » avec un attroupement diversifié, en décomposition/recomposition permanente, multi-sollicité, à l’engagement fluctuant du mateur prudent au participant surenthousiaste, et avec lequel on cherche continuellement la « bonne distance » pour entretenir au mieux attention et plaisir partagés.
L’espace Robespierre : quand l’école tue la récré
10Organisé par l’ASTS et la ville d’Ivry-sur-Seine, le Salon du livre d’histoire des sciences et techniques proposait chaque année dans l’espace polyvalent Robespierre des rencontres entre ouvrages, auteurs, conférenciers et « grand public », ponctuées de débats, ateliers scientifiques et spectacles. Pour l’édition 2009, Galilée fut cette fois présenté toutes les deux heures, conjointement à des séances de planétarium, sous la forme traditionnelle d’un spectacle de salle avec micro-décor et places assises en quart de cercle. D’ordinaire tout public, les représentations du vendredi étaient toutefois spécialement réservées à plusieurs classes de primaire. Expérience déroutante, tant pour l’animateur habitué à rendre récréatives des activités scientifiques en milieu scolaire, que pour l’acteur dont les représentations auprès du jeune public en contexte extrascolaire avaient été jusqu’ici festives et ludiques. En effet, l’attitude « captive » des enfants, encadrés par leur enseignant et quelques parents, assis sur des sièges avec sacs ou cartables, face à une table autour de laquelle s’agitait un personnage savant dont le propos se voulait entre autres éducatif – mais pas que – se traduisit au final, malgré mes pitreries, par des quasi-monologues ponctués de rares levers de doigts rompant les prises de notes. Retour violent à un habitus scolaire22 qui m’incita malgré moi à l’autocensure de répliques valorisant le côté séditieux de la recherche galiléenne.
Le « Train des étoiles » : non aux vacances apprenantes !
11Fortement impliqué dans la recherche de nouveaux espaces de publicisation des connaissances, l’ObsPM s’est associé avec SNCF-Téoz pour l’opération « Train des étoiles », concomitante aux Nuits des étoiles 2010 proposées par l’AFA. En complément d’autres activités de découverte astronomique, Galilée a donc été présenté dans les voitures non compartimentées d’un trajet aller-retour Paris-Toulouse, en valorisant cette fois le propos sur la relativité galiléenne du mouvement, sujet pertinent en un lieu qui se déplace. Mais ce, en minimisant les contradictions possibles entre idéaux portés par l’opération (partager une expérience sidérale dans un train « classe éco ») et dispositions, désirs ou pratiques associés à ce même lieu : notamment des sièges en vis-à-vis, qui n’aident pas à constituer un public partageant une expérience sensorielle commune, et l’espoir d’un minimum de calme et d’intimité lors de voyages sur voie ferrée dans l’espace occidental. Si dans un lieu ouvert, une personne de passage peut refuser de se transformer en spectateur et quitter la performance à son gré, en revanche dans l’espace clos d’un train bondé – identifié par ailleurs comme « particulier », ce qui rend difficile toute contestation –, nulle possibilité tactique pour le voyageur d’y échapper, si ce n’est via le port d’un casque audio ou la focalisation railleuse sur tout élément extra-diégétique impossible à neutraliser (le télescopage incongru du propos avec les annonces voyageurs, le ridicule de l’acteur surfant entre les bagages pour récupérer les objets qu’il fait sciemment tomber…). Un risque qui n’est jamais absent du théâtre de rue, mais a été ici exacerbé par l’inconfort et l’impossibilité de sortir d’une situation visiblement ressentie par certains voyageurs comme agressive, contraire à l’espoir de vacances « sans prise de tête » en raison du côté didactisant de ce qui était moins au final une proposition théâtrale qu’une intrusion des sciences23. Embarras de la posture enseignante symétrique de celle subie à Ivry. Ce choc des imaginaires en milieu clos ne m’encourage toujours pas à considérer combien la figure théâtralisée d’Albert Einstein aurait pu, elle, être plus appropriée, superposant au décor réel du train en mouvement un regard inédit sur le voyage, inspiré de la relativité restreinte et de ses conséquences cosmologiques.
Cogitations spatiales
12Le rapport au lieu du théâtre de rue ne saurait donc se réduire – comme je l’ai cru – aux dichotomies évidentes salle/rue ou intérieur/extérieur. En effet, la singularité de chaque lieu conduit nécessairement à une interdiscursivité entre prestations dramatiques, lieux et occupants, lesquels ont chacun leurs propres règles, rendant non seulement le montage et la présentation d’un spectacle moins confortable, mais offrant aussi moult occasions d’interférence, de réappropriation, de (re)création. Par ailleurs, en salle comme hors les murs, le « devenir-public24 » ne va jamais de soi. Outre les qualités du performeur, ce devenir reste tributaire du dispositif de médiation, situation émergeant – selon Fabienne Thomas – de la rencontre entre un artefact médiatique, des destinataires ayant construit une posture cognitive a priori et les conditions de cette rencontre25. En effet, comme l’écrit Gérard Leblanc,
aucun médium n’est par nature réductible aux dispositifs institutionnellement établis. Chacun d’entre eux contient une pluralité de dispositifs virtuels dont un grand nombre ne sont pas actualisés. [Il] existe aussi une pluralité d’usages dont certains peuvent changer la destination du dispositif concerné26.
13Si le médium « théâtre » peut faire cohabiter récit fictif, émotions esthétiques, opportunités récréatives, tribunes politiques, ressources éducatives et tant d’autres choses, il ne saurait y avoir nécessairement accord entre l’expérience proposée par l’énonciateur et celle vécue par les destinataires. Déjà parce que le théâtre – a fortiori le théâtre de rue – est une « construction coulissante27 » dont le jeu entre espace dramatique, ludique, scénique, scénographique28 et autres génère un « espace de communication » complexe. C’est-à-dire, selon Roger Odin, un espace matériel et symbolique dont énonciateurs et destinataires ne cessent de négocier implicitement les limites et modes d’appropriation (spectacularisant, esthétisant, documentarisant, testimonial, festif…) à partir d’un faisceau de contraintes contextuelles, afin de donner du sens à une expérience communicationnelle qu’ils espèrent partagée29. Parce qu’il est un pouvoir normatif premier30, le cadre institutionnel dans lequel une production médiatique est proposée (festivité scientifique, sortie scolaire, trajet de vacances…) doit toujours être pris en compte, au risque de sanctions (désintérêt, critique, détournement…)31. Or, les lieux sont eux-mêmes porteurs d’institutionnalités fortes que l’on ne saurait trop négliger, qu’il s’agisse de pratiques coutumières ou d’univers symboliques habituellement associés au lieu emprunté.
14Parmi les conditions de la rencontre entre œuvre et public, la présence plus ou moins assumée des lieux de performance constitue donc un enjeu important du « dispositif théâtral de rue ». Sylvie Clidière propose ainsi une typologie32 de différents rapports créatifs au lieu :
Le « lieu neutralisé », où l’on tente d’abstraire/effacer le cadre. La salle de théâtre, en tant que lieu clairement attitré à la fonction dramatique, plongeant dans l’obscurité le public pour focaliser l’attention sur la scène, en est d’ailleurs l’exemple prototypique.
Le « support formel », où la proposition théâtrale paraît suffisamment malléable pour s’adapter à l’espace investi, l’immersion du spectateur dans l’œuvre « déréalisant » le lieu.
Le « support thématique » où l’existence réelle du lieu de performance acquiert un rôle dans le spectacle, jetant le trouble sur le rapport de la réalité à la fiction.
Le « lieu détourné » de son usage, la représentation fictionnelle superposant au lieu réel un autre regard.
La « source d’inspiration in situ », où le lieu profite d’un spectacle conçu spécifiquement pour lui, rendant impossible sa transplantation dans un autre espace.
15Parmi ces types, Galilée développa occasionnellement une relation thématique avec les lieux d’exhibition. En particulier, les sites de sciences où tel objet lié à l’astronomie ou à Galilée pouvait être désigné ou mobilisé, « sortie de diégèse » stimulant la curiosité des spectateurs à l’égard du site lui-même. Mais la relation fut surtout formelle ou, pour être vraiment honnête, « informelle », au sens de pas vraiment pensée ou anticipée, malgré quelques adaptations de circonstance.
De Platini à Cassini, ou comment l’usage d’un lieu permet de raconter les sciences autrement
16Consécutive au « Train des étoiles », cette seconde création s’est construite sur une promesse : mettre en valeur, lors des Journées du patrimoine 2010 et 2012, une figure célèbre de l’ObsPM – Jean-Dominique Cassini, dont on allait célébrer le tricentenaire de la mort – à travers une expérience théâtrale pas moins « vulgarisatrice », mais beaucoup plus iconoclaste ! Toutefois, les représentations restaient tributaires de leur fonction de temporisation au sein d’un parcours. Le blocage de la file d’accès à la coupole Arago rencontré avec Galilée incitait donc à une réflexion inédite sur le parcours spectatoriel du visiteur, c’est-à-dire envisager son entrée, mais aussi et surtout sa sortie du spectacle. En effet, pour le cas Galilée, la temporisation attendue avait fini par ne plus fonctionner, en raison de la dramaturgie démonstrative perdant du sens quand on l’interrompt. On venait voir le spectacle, puis on allait attendre. En d’autres termes, le spectateur avait du mal à cohabiter avec le visiteur. Pour Cassini, il fallait que le public puisse « [re]devenir spectateur dans une logique de flux33 » : pour le cas, unités dramatiques plus courtes, presque indépendantes, structure générale où chaque partie était le reflet du tout, afin que le spectateur puisse sortir de la représentation sans se sentir frustré, quitte à revenir plus tard s’il le souhaitait pour découvrir ce qu’il avait raté… ou s’en passer ! Par ailleurs – élément très important –, il fallait impérativement occuper toute la pelouse jouxtant la file d’attente, du fait de l’affluence rencontrée l’année précédente.
17Ce sont l’élan suscité par la Coupe du monde de football et la trop grande proximité phonique de certains noms qui apportèrent la solution : hybrider l’astronomie et le football. Avec un principe simple : à chaque objet ou thème appartenant au monde du foot, son analogie ou détournement astronomique, le tout porté par un Jean-Dominique Cassini hybride (perruque xviie, visage fardé, maillot à jabot floqué « Cassini 1 »34, hauts-de-chausses, protège-tibias sous les bas et chaussures à crampons). Comme le souligne le sous-titre donné à la création, affiché sur le site35, il s’agissait d’une part de raconter sérieusement l’astronomie – avec certes quelques facéties – en pariant non plus sur la participation du public, mais sur son plaisir cognitif et plastique à découvrir – voire anticiper – les associations proposées, et d’autre part de tenter de révéler la valeur du lieu lui-même (pour le cas, scientifique, historique et politique) en lui superposant un regard décalé. Un procédé théâtral de rue appelé à juste titre « principe de la double vue36 ».
Fig. no 10–11–12 : Cassini 1 joue à domicile

© ObsPM
18Je m’attarderai peu sur les va-et-vient permis par le dispositif scénique : un filet de but qui se transforme en quadrillage latitude/longitude ; longitude qui rappelle l’existence d’un méridien origine célèbre, le méridien de Paris, lequel – réellement présent à l’Observatoire, à proximité immédiate des spectateurs – se voit figuré sur l’herbe en ligne de milieu de terrain ; cercle de milieu de terrain devenant circonférence de la Terre, puis orbite d’un ballon devenu lui-même planète ou satellite ; « cartes Cassini » pastichant les stickers Panini37, où figurent « superstars de l’astronomie » et « grands clubs », dont l’Observatoire de Paris et son rival de toujours, Greenwich. Transformée en terrain de football, la pelouse permit d’exacerber cette rivalité scientifico-politique à travers des cages de buts aux couleurs françaises (cage mesurée en mètres) et anglaises (mesurée en… « babyfoot », d’où sa taille réduite !), prétexte à introduire également l’aventure du mètre, fortement attachée à l’histoire de l’établissement. Me réappropriant les termes de Clidière, cette pelouse de l’Observatoire fut donc source d’inspiration d’un détournement thématisé, difficilement relocalisable sans perdre la saveur particulière de ce télescopage entre réalité physique du lieu et surimpression théâtrale du match. Une théâtralisation qui, au-delà du parcours spectatoriel évoqué plus tôt, proposait en outre un devenir spectatoriel, au sens où il incitait le spectateur redevenu visiteur à apprécier le lieu, ses conférences et ses expôts à la lumière d’une compétition scientifique toujours vivace, malgré ses collaborations internationales. Mais avec le théâtre de rue, il faut toujours s’attendre à ce que toute réappropriation déclenche des comportements inattendus, bien qu’accoutumés. Ainsi, sans que je le veuille, certains doctorants et chercheurs – identifiés par des badges – se transformèrent en supporters au grand bénéfice du spectacle. Cette décontraction joyeuse facilita du reste leurs échanges avec certains visiteurs/spectateurs en quête d’aparté bienveillant, par peur de l’image d’« ignorants » que risquaient de jeter à leur égard publics et savants, face à des questions d’apparence naïve. D’autres visiteurs/spectateurs s’improvisèrent footballeurs, me volant le ballon des pieds, suscitant l’inquiétude de certains notables de l’établissement, tant sur la pertinence du spectacle que sur la pérennisation possible par les astronomes eux-mêmes de pratiques sportives sur ce coin de pelouse historiquement chargé. Il n’en reste pas moins que toutes ces évocations récréatives des péripéties de l’Observatoire n’ont été rendues possibles que par la recréation du lieu permise par le théâtre de rue.
Plaidoyer conclusif
19Au-delà de l’histoire des sciences comme répertoire, le théâtre à caractère scientifique gagnerait, je crois, à envisager les institutions scientifiques elles-mêmes comme lieu de performance. Les conditions de cette rencontre – pour peu que l’on se réapproprie réellement les lieux – peuvent être l’occasion d’inventions formelles et symboliques intéressantes, tant pour les scientifiques, les dramaturges que pour les publics. Pour autant, je ne cache pas avoir peur que l’on ne s’y enferme aussi, comme l’on s’enferme déjà dans les théâtres et les CCSTI. Le théâtre est une institution, la culture scientifique et technique une autre. Dans un contexte de « crise des institutions », lorsque salles de théâtre, établissements et musées scientifiques peuvent être perçus par certains « non-publics38 » comme des espaces « réservés » à des milieux financièrement ou culturellement privilégiés, remplacer une forme institutionnelle par une autre, déplacer une forme institutionnelle dans une autre, afin de rendre soi-disant « accessibles au plus grand nombre » des formes légitimées de la culture, est-ce vraiment la solution ? En fin de compte, enchâsser ainsi les médiations risque d’exacerber cette légitimité à travers de nouvelles formes qui profiteront pour l’essentiel à des catégories sociales déjà très gâtées. Or, même s’il est devenu à sa manière une institution, le théâtre de rue reste malgré tout un exercice « destituant », car en bousculant les institutions et leurs conventions (y compris théâtrales), il remet sans cesse en question les modèles classiques de la « publicisation39 ». Pourquoi pas celle des sciences ? Par ailleurs, si la rue n’est plus le cadre systématique de la performance théâtrale « de rue », elle reste un « esprit40 », un désir de faire société en allant vers elle, avec une parole qui s’assume souvent militante dans un effort de créativité généreuse. Car fréquemment, le public ne paie pas sa place. Il vous récompense du plaisir fourni à la mesure de ses moyens : pièces ou billets pour les plus aisés, mais surtout rires, larmes, interventions, applaudissements… L’un de mes souvenirs les plus forts est justement celui d’une dame d’une cinquantaine d’années, revenue spécialement de chez elle pour m’apporter en ces termes une bouteille de vin : « Je ne suis pas très riche, je n’ai pas beaucoup d’instruction, mais c’est ma manière de vous remercier pour m’avoir fait rire en me montrant que je n’étais pas si bête41. » De toute ma carrière de médiateur, je n’ai jamais eu si joli pourboire, au sens propre ! Bien sûr, cette anecdote rappelle opportunément que violences symboliques et difficultés financières restent des freins aux pratiques culturelles institutionnelles des milieux dits « populaires ». Pour autant, il ne faut pas être dupe de la « mythologie de la rue42 ». En effet, les études de terrain montrent que le public n’atteint pas la dimension populaire qu’on lui prête, surtout lorsque les productions se cantonnent aux festivals43 (de théâtre, mais aussi de sciences pour notre cas), devenus des cadres normatifs dans un espace public qui ne s’accommode pas forcément avec bonheur de toute intrusion théâtrale. Néanmoins, comme le souligne Anne Gonon,
s’il est certes naïf de penser que la convocation du théâtre dans l’espace public suffit à régler le problème de l’accès à la culture, la diffusion de propositions artistiques hors les murs, a fortiori gratuitement, permet bel et bien de toucher de nouveaux publics, sensibles aux nouvelles formes relationnelles proposées44.
20Pourquoi n’en serait-il pas ainsi pour les sciences mises en théâtre…
Notes de bas de page
1 A. Gonon, Ethnographie du spectateur. Le théâtre de rue, un dispositif communicationnel analyseur des formes et récits de la réception, thèse de doctorat (dir. S. Chaumier), université de Bourgogne, 2007, p. 45.
2 Non-professionnel, mais aussi quelque peu connaisseur, dilettante et critique, suivant la définition proposée dans B. Latour, Chroniques d’un amateur de sciences, Paris, Presses des Mines, 2006.
3 J.-M. Lévy-Leblond, Impasciences, Paris, Seuil, 2003, p. 92.
4 S’il témoigne d’un mode d’appropriation (emprunter au théâtre des techniques pour animer un espace), cet artifice de langage me permet aussi de récuser toute velléité artistique consciente, quoique certains choix aient nécessairement relevé de préférences esthétiques.
5 Principalement des extraits du Messager des étoiles, de L’Essayeur, du Dialogue sur les deux grands systèmes du monde et de la Lettre à la grande duchesse Christine de Lorraine.
6 Chute des corps, corps flottants, mouvement relatif dans un bateau, phases de Vénus, mouvement apparent des astres…
7 M. Gellereau, Les Mises en scène de la visite guidée. Communication et médiation, Paris, L’Harmattan, 2005 ; Raichvarg, Science et spectacle…, op. cit.
8 Travail d’immersion et de sémiotisation opéré par un individu, transformant ce qui est perçu en artefact médiatique « spectacle » avec lequel il peut interagir selon certaines attitudes, certaines conventions. Voir F. Brisset, s. v. « Spectature », dans B. Fleury-Vilatte, M. Lecolle, J. Walter (dir.), Publictionnaire. Dictionnaire encyclopédique et critique des publics, Metz, Centre de recherche sur les médiations, 2018 (http://publictionnaire.huma-num.fr/, consulté le 2 décembre 2022).
9 L’« espace scénique » est l’espace habituellement localisé sur un plateau, réservé aux interprètes, décor et accessoires. L’« espace ludique » est celui mobilisé dans son jeu par l’acteur, qui peut – selon les impératifs de mise en scène – franchir le « quatrième mur », mur imaginaire séparant le plateau des spectateurs. Voir P. Pavis, s. v. « Espace », dans id., Dictionnaire du théâtre, Malakoff, Armand Colin, 2019.
10 M. Valmer, « Convoquer la science au théâtre », Lettre de l’OCIM, 82, 2002, p. 19.
11 Expérience dont le résultat défie le sens commun. Voir R.-E. Eastes, F. Pellaud, « Surprendre : de l’utilisation de l’expérience contre-intuitive », Cahiers pédagogiques, 2002, p. 409.
12 Je détourne ce néologisme marketing pour caractériser une démarche théâtrale articulant une narration autour de mises à l’épreuve qui la dramatisent, avec le concours du public.
13 La « diégèse » est l’univers propre déployé à l’intérieur d’une création littéraire ou dramatique. Voir R. Odin, De la fiction, Bruxelles, De Boeck Université, 2000, p. 17‑23.
14 Tentative de théâtraliser un cours magistral pour contrecarrer sa dimension solennelle. Voir Raichvarg, Science et spectacle…, op. cit., p. 24. Procédé assez « basique », pour le cas moins choisi que fruit des circonstances.
15 La polysémie du terme permet d’associer dimension collective, rôle de spectateur (assister à = être présent pour voir et entendre) et rôle d’adjoint actif de la dramaturgie (assister = seconder quelqu’un dans sa tâche) en évitant l’emploi faussement égalitaire du terme « spect’acteur », très prisé par la profession. Voir E. Wallon, « La mobilité du spectateur », Études théâtrales, 41‑42, 2008, p. 206.
16 Académie savante dont Galilée devint membre en 1611.
17 S. Clidière, citée dans Gonon, Ethnographie du spectateur…, op. cit., p. 61. Selon la journaliste spécialisée, cette définition s’appuie sur l’unique dénominateur commun capable de désigner un ensemble de pratiques diverses où les multiples modalités de la dualité dedans/dehors invitent au franchissement.
18 Gonon, Ethnographie du spectateur…, op. cit., p. 63.
19 Ibid., p. 324.
20 Expression de Michel Crespin citée dans Gonon, Ethnographie du spectateur…, op. cit., p. 85.
21 Cette irruption dans le quotidien reste suffisamment rare pour que l’on puisse toutefois parler de mythe.
22 « Être bon élève, […] c’est aussi être disposé à “jouer le jeu”, à exercer un métier d’élève qui relève du conformisme autant que de la compétence » (P. Perrenoud, La Fabrication de l’excellence scolaire, Genève, Droz, 1995, p. 305).
23 Je m’appuie sur les réactions observées et entendues sur le vif, indépendamment des résultats « satisfaisants » d’une enquête par questionnaire, au faible nombre de répondants.
24 Étapes qui conduisent à l’implication d’une personne dans un collectif exposé à quelque chose.
25 F. Thomas, « Dispositifs narratif et argumentatif. Quel intérêt pour la médiation des savoirs ? », Hermès, 25, 1999, p. 219‑232.
26 G. Leblanc, « Du déplacement des modalités de contrôle. Contrôle des représentations & maîtrise du public », Hermès, 25, 1999, p. 235.
27 Wallon, « La mobilité du spectateur », art. cité, p. 203.
28 L’« espace scénographique » correspond à l’aménagement du lieu de performance, cela incluant les espaces habités par le public. L’« espace dramatique » (ou « diégétique ») est l’ensemble des lieux participant à la fiction, convoqués sur scène par les décors ou les dialogues.
29 R. Odin, Les Espaces de communication. Introduction à la sémio-pragmatique, Grenoble, Presses universitaires de Grenoble, 2011.
30 Id., « Mise en phase, déphasage et performativité », Communications, 38, 1983, p. 213‑238.
31 Id., Les Espaces de communication…, op. cit., 2011, p. 41.
32 Gonon, Ethnographie du spectateur…, op. cit., p. 59‑60.
33 C. Ruby, L’Archipel des spectateurs. Du xviiie au xxie siècle, Besançon, Nessy, 2012, p. 152.
34 En effet, Jean-Dominique est le premier des quatre Cassini à la tête de l’Observatoire de 1673 à 1793.
35 L’usage d’affiches visait à expliciter, sans qu’il y ait besoin de le repréciser à chaque nouvel entrant, le « contrat de représentation » proposé. Voir Wallon, « La mobilité du spectateur », art. cité, p. 205‑206, 209.
36 Gonon, Ethnographie du spectateur…, op. cit., p. 54.
37 Jeu de mots confondant ici cartes à collectionner et cartes topographiques. En effet, la lignée des Cassini dirigea pendant plus d’un siècle l’entreprise de cartographie de la France par des moyens astronomiques. Par tradition, les planches ainsi produites sont appelées « cartes Cassini ».
38 Quoique la notion et sa pertinence soient débattues, elle désigne les non-usagers de formes culturelles institutionnalisées, souvent considérés par extension comme des personnes manquant de culture. Voir G. Saez, s. v. « Non-public », dans Publictionnaire, 2018.
39 Gonon, Ethnographie du spectateur…, op. cit., p. 19‑21 ; Wallon, « La mobilité du spectateur », art. cité, p. 201‑202.
40 Gonon, Ethnographie du spectateur…, op. cit., p. 64.
41 Non seulement capable de penser correctement, mais aussi pas si « inculte » qu’on le lui faisait croire.
42 Expression employée par Serge Chaumier, Anne Gonon et Emmanuel Wallon.
43 Wallon, « La mobilité du spectateur », art. cité, p. 197.
44 A. Gonon, « Spectator in fabula : ce que le théâtre de rue fait aux spectateurs », Les Arts en l’espace public. La création contemporaine comme outil, Paris, Circostrada Network - HorsLesMurs, 2008, p. 7. L’autrice y cite les études allant dans ce sens.
Auteur
Diplômé en physique appliquée, astronomie, communications scientifique et audiovisuelle, Guillaume Laigle est monteur-réalisateur de programmes institutionnels et médiateur culturel occasionnel, spécialisé en astronomie et histoire des sciences. Ce parcours éclectique l’a mené à enseigner la communication publique des sciences dans une approche culturelle et éthique, au sein du master « Audiovisuel, journalisme et communication scientifiques » (université Paris-Cité). Par ailleurs formé à l’École normale supérieure de Cachan (nouvellement Paris-Saclay) aux méthodes de recherche en communication, il s’attache principalement – à travers ses contributions académiques orales ou écrites – à examiner la « trivialisation » des sciences et techniques dans la société. La trivialité désignant ici spécifiquement les parcours communicationnels transformatifs participant à la pérennisation culturelle de formes, d’idées et de pratiques, ceci quels que soient les jugements de valeur portés socialement sur ces transformations (Yves Jeanneret).
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