Chapitre 1
Le Palais des Papes d’Avignon : enjeu d’une reconnaissance aux multiples facettes
p. 29-61
Texte intégral
1Au cœur de la Renaissance, ces lignes sont écrites – en 1566 ou peu après – par un Avignonnais averti, et non des moindres. Il s’agit de Louis de Pérussis, écuyer, coseigneur de Caumont, viguier d’Avignon depuis quelques années, érudit polygraphe et auteur d’un Discours sur les conflits religieux dans le Comtat en trois tomes, dont le dernier est resté manuscrit2.
2Le Palais serait donc envisagé comme un chaos, tel un corps inerte se dressant au milieu d’une cité par ailleurs vive et dynamique. Nous nous trouvons un peu plus de deux siècles après les grands chantiers pontificaux qui, du Palais-Vieux au Palais-Neuf, ont vu naître ce chef-d’œuvre gothique sous la férule des papes, de leurs architectes et de leurs artistes, autant de chefs de projet aux compétences multiples. Le chroniqueur Jean Froissart l’avait alors décrit, dans un passage devenu presque mythique, comme une vraie merveille, à savoir « la plus belle et la plus forte maison du monde3 ». Ce même Palais, décrit deux siècles après, aurait alors perdu la cote et, avec elle, toutes ses anciennes qualités, « estant un batiment confus ».
3Que déduire de ce passage de Pérussis ? Doit-on penser que, du Moyen Âge et de son gothique international à l’aube des Temps modernes, la Renaissance avait fait son œuvre et que la perception du Palais avait troqué une reconnaissance émerveillée pour une méconnaissance renouvelée ?
4Peut-on considérer que les somptueuses, et sublimes, fresques de Matteo Giovannetti (fig. no 1), après avoir égayé des générations de papes, de curiaux et d’hôtes – pas nécessairement de marque –, et bien avant de devenir l’un des principaux fondements de la patrimonialisation et du rayonnement culturel du Palais, n’étaient plus appréciées au cœur du xvie siècle, ce qui vaudrait preuve de la perception vivante et mouvante d’un monument/document qui se construit et se déconstruit sans cesse ?
5Sommes-nous susceptibles d’en déduire que l’attachement politique, artistique et patrimonial des Avignonnais du xvie siècle ne concernait plus vraiment l’ancien édifice pontifical, aussi spectaculaire fût-il ?
6N’allons pas si vite en besogne, et ce, pour plusieurs raisons.
7Demeurons, tout d’abord, fidèles aux commentaires de Pérussis. C’est vrai, le Palais n’a été bâti ni « pour commodité » ni « pour plaisir » ; c’est bien dommage, mais c’est ainsi. Sa perception est autre : elle est politique, elle est monumentale, elle est idéologique. C’est de là que procède sa reconnaissance, une reconnaissance aussi publique que dynamique. Il est vrai que l’apparente dépréciation esthétique du Palais, aux échos sociaux et politiques, semble se généraliser au xvie siècle, et ce, au-delà du cercle des hommes de pouvoir et de culture locaux, dont Louis de Pérussis est un saisissant exemple. Un contemporain bien plus connu que le coseigneur de Caumont, le chancelier du royaume de France Michel de L’Hospital, n’écrit-il pas que « la masse du Palais est encore admirable, par le matériau utilisé et la dépense impliquée ; peu ou point d’art en cela4 » ? Du xvie au xviie siècle, d’autres érudits et voyageurs sont tout aussi critiques face à cet imposant chaos d’une architecture palatiale privée de ses papes valant garantie politique européenne. Tout visiteur avignonnais, tout voyageur dans le Comtat considère, néanmoins, le Palais comme l’un des cœurs – si ce n’est la merveille – de la cité rhodanienne, contrairement à son pont dont la mémoire s’estompe aussi rapidement que décline son utilisation, comme le rappellent les belles pages du récent ouvrage de Simone Balossino5. Aussi critiqué soit-il, le Palais n’est donc jamais oublié !
8Quels seraient alors les acteurs de la réception palatiale des Temps modernes ? S’agirait-il d’un public militant, à la fois local et élitaire ? Ce qui revient à se demander : qui était vraiment Louis de Pérussis ? Un noble urbain, un seigneur comtadin, un politique avignonnais, un érudit régional ? Que pouvait signifier alors (et peut-être, aussi, maintenant) être Avignonnais ? Participer à la société politique et aux élites culturelles de la cité, certes ; ce serait toutefois simplifier indûment une cartographie des publics qui demeure bien plus complexe, du xvie siècle à aujourd’hui.
9Plaçons le curseur dans les années 1560. La parentèle des Pérussis n’est avignonnaise que depuis un petit siècle. Dans ses trois Discours, Louis combine français et italien. Il est l’orgueilleux héritier d’un autre Louis de Pérussis, ou, mieux, d’un Luigi Peruzzi, descendant d’une des plus puissantes parentèles des élites communales florentines, fils d’adversaires acharnés des Médicis, dont la famille, bannie de Florence, avait décidé de s’ancrer à Avignon. Voilà qui est aussi, en passant, un signe fort de la longue durée de la centralité avignonnaise après le départ de ses papes, les Peruzzi/Pérussis ne s’installant durablement à Avignon qu’à partir des années 1450-1460.
10Seules quelques générations séparent le noble seigneur du Comtat, écuyer et viguier, qu’est le Louis du xvie siècle comtadin du superbe magnat florentin, l’orgueilleux Luigi qui, dans ses Souvenirs, avait cité Dante et Pétrarque, qui avait désiré se faire enterrer chez lui, à Florence, mais qui, dans le même temps, avait commandé un somptueux triptyque, aujourd’hui au Metropolitan Museum de New York (fig. no 2), où les deux mirabilia avignonnais (le Palais et le pont) se détachaient sans peine. Si le Luigi de la seconde moitié du Quattrocento nous semble encore souvent écartelé entre deux mondes, de part et d’autre des Alpes, son héritier Louis (II), seigneur de Caumont, peut-il, lui, être considéré comme pleinement avignonnais ?
11Un élément de réponse pourrait nous venir d’une remarque presque cruelle due à la plume, narquoise et prémonitoire, d’un grand intellectuel, tout à la fois humaniste et cardinalice, pontifical et toscan, avignonnais et florentin : Pétrarque. En glosant un bref passage de l’une de ses Seniles, nous pourrions, ainsi, classer Louis de Pérussis parmi les Avignonnais « importés ». Loin de nous l’idée que Pétrarque, dont les capacités d’autopromotion étaient au moins égales aux talents intellectuels, eût toujours raison ; n’oublions pas, pourtant, que ce grand homme de culture du xive siècle, entre son service pour le cardinal Colonna, la découverte d’un ancien manuscrit cicéronien et l’épopée de son ascension au Ventoux, avait écrit que, à Avignon, « il n’y a de bon que ce qui est importé6 » (ibi, enim, boni nichil esse nisi aliunde advectum). Or, Louis II de Pérussis est, sous bien des coutures, un Avignonnais importé, ce qui est aussi une façon de rappeler que, derrière la thématique des « habitants des villes », il y a toujours, au xvie comme au xxie siècle, une complexité sociale et politique, un foisonnement de réseaux, de stratégies familiales et publiques dont il est essentiel de tenir compte.
12Il y a même plus que cela, car, dès le Moyen Âge, le Palais des Papes n’a plus nécessairement été considéré à l’aune du merveilleux, de l’admirable, du prodigieux. Bien sûr, ce Palais attirait le pouvoir, et les regards. Et pourtant, ainsi que Paul Payan l’a encore rappelé dernièrement7, il est possible de faire l’histoire non seulement d’Avignon comme d’une altera Roma, mais, tout autant, celle d’un autre Avignon, altera Avenio. C’est là l’histoire d’une cité qui vit tout à la fois et tour à tour avec les papes, face aux papes, malgré les papes. C’est l’histoire de la fuite de Benoît XIII en 1403 ; c’est l’histoire du long siège mené par les troupes municipales avignonnaises jusqu’en 1411 et conclu par la reddition des derniers défenseurs catalans du Palais ; c’est aussi l’histoire de la naissance d’une tradition, ou du moins des débuts d’une perception, dont les raisons initiales sont bien distantes de la reconnaissance future. L’on pense, ici, aux origines de la future place du Palais, née comme esplanade défensive, dans une dernière tentative désespérée des troupes catalanes de protéger Benoît XIII, un pape si peu aimé par les citoyens de sa cité. Cette place qui deviendra, au cours des siècles suivants, le centre du pouvoir politique et symbolique du pape et de ses agents à et sur Avignon ; cette place qui, de nos jours, apparaît encore comme l’emblème de l’impressionnante distance entre, d’une part, un Palais qui, primant sur la cité, marque l’ensemble de son environnement de sa grandeur inégalée et, d’autre part, les habitants, les résidents et les touristes de l’Avignon contemporain ; cette place a vu le jour presque en désespoir de cause, comme un terrain hostile, fortifié et guerrier voulu, en représailles, par un pape depuis peu banni de son Palais et réfugié à Marseille8. Ce fut, alors, un choix chargé de méfiance plutôt qu’empreint de reconnaissance.
13Venons-en à une dernière raison qui rappelle la nécessité de prendre du recul par rapport à ce passage rédigé par Louis de Pérussis. En effet, qu’écrit réellement Pérussis dans ses Discours ? Ici, avouons-le, nous avons un peu joué aux apprentis sorciers ou, du moins, nous avons abordé les risques inhérents à toute citation tronquée. En effet, le texte ne s’arrête pas là où nous l’avons immobilisé il y a quelques pages. Pérussis continue sa description, si imaginée, du Palais en rehaussant la créativité culturelle et le dynamisme architectural du nouvel homme fort d’Avignon, le cardinal Jacques d’Armagnac, depuis peu nommé légat pontifical à Avignon :
Il se mit à bastir, percer, rompre, rédiffier, dressant galleries, passages, salles, chambres, antichambres, guarderobes, cabinetz estudes, lieux secretz, jardins, corthiles, offices, librairies, tinelz, guardemenger, descences, fourtz ; esclaircissant, donnant l’air, blanchissant, plastrant, peignant et enrechissant tous telz lieux, de façon qu’il ressemble ja une belle et nefve transformation, retornée d’obscurité et vieillesse en clarté et nouveauté9.
14Louis de Pérussis conclut, comme transporté : « Maintenant le Palays est tout embelly, aéré, sain, nect et enrichi10. »
15Nous voici, enfin, confrontés à une vraie reconnaissance de la grandeur du Palais, une grandeur qui rime avec clarté et vitalité, mouvement et enrichissement. C’est le Palais qui prend vie, rehaussé, égayé et transformé selon les goûts du jour. Il s’agit là de l’une des étapes de cette incessante invention de la tradition qui est consubstantielle à l’histoire même du Palais. En 1566, Louis de Pérussis nous le signifie, dithyrambique : le Palais est un patrimoine vivant, que les autorités politiques – la puissance publique, si l’on préfère – entendent bel et bien rehausser, assainir, rénover, pour en faire le lieu d’une reconnaissance partagée, tout à la fois monumentale et sociale, architecturale et politique, patrimoniale et dynamique.
16Cette image d’exception, étonnante, vivante et détonante, il nous faut la garder en mémoire pendant encore deux siècles, jusqu’aux années 1770 à tout le moins. Le dernier exemple, en images, de cette reconnaissance d’Ancien Régime a été peint en 1774 par Claude Marie Gordot, en l’honneur et à la gloire du jeune nonce apostolique et du vice-légat pontifical dont le double cortège transforme la place du Palais en théâtre du pouvoir, du goût et de l’imaginaire de toute une époque (fig. no 3). Dans ce tableau, la splendeur des couleurs, la richesse du bâti, l’exubérance des atours valent reconnaissance d’une identité singulière. Devant nous parade à nouveau ce que l’on peut désigner comme l’invention d’une tradition palatiale, nourrie de puissance, de mémoire, de reconnaissance.
17Mais qu’en sera-t-il une vingtaine d’années plus tard ? Une tradition encore une fois rénovée va voir le jour, aussi sombre que contrastée, aussi ingénieuse qu’innovante. Notre périple palatial, politique et patrimonial s’ouvre à la Révolution et à de nouvelles routes, toujours inégales et souvent inattendues.
18La route a été longue pour que l’ancien, fastueux siège des papes avignonnais du xive siècle, devenu, durant les Temps modernes, le palais du vice-légat, se mue d’abord en château des papes puis en Palais des Papes d’Avignon. Route chaotique entre dénigrement, exploitation abusive et classement comme monument historique en 184011.
19Cheminons, à partir de 1790, sur cette longue route. Le premier temps est celui de la double tentation de destruction radicale et de réutilisation. Le passage de l’« ancien palais du vice-légat » au « fort » (fig. no 4) puis à la Bastille du Midi témoigne des fluctuations de l’identité de l’édifice, emblématique des mutations politiques successives. Le projet de démolition de 1792-1794 témoigne de la volonté de voir disparaître un palais féodal souvenir de la puissance de l’Église. Après l’abandon du projet de démolition commence l’ère des réutilisations officialisées en 1810-1811. Les casernes avignonnaises sont regroupées au palais progressivement transformé en caserne du génie (fig. no 5) et en prison, au détriment de l’édifice et de ses décors peints.
20Le second temps est celui de l’invention d’un monument historique, qui fait d’un palais gothique un monument en moins d’un siècle. La connaissance historique du Palais ne cesse de se développer au xixe siècle ; les ouvrages historiques imprègnent peu à peu les guides et récits de voyage. La production iconographique reprend les thèmes propagés tant par la science que par le tourisme. On passe de la vision postrévolutionnaire du tombeau de la Glacière (fig. no 6) à la légende noire du Palais (fig. no 7) puis à des développements romantiques et touristiques (fig. no 8).
21L’inscription du Palais sur la première liste des monuments historiques en 1840 s’inscrit dans un contexte de polémiques vieilles de plusieurs décennies nourries par des lettrés et des personnalités (fig. no 9). Du scandale des déprédations infligées aux peintures12 (fig. no 10) et de son affectation en caserne naît la revendication de sa reconnaissance et de son changement de statut. À compter de 1840 commence l’ère de la multiplication des projets de réaffectation et de restauration.
22Le premier de ces projets est celui de Viollet-le-Duc en 1860 (fig. no 11), très décrié, non réalisé et cependant fondateur de l’idée de réaffectation culturelle et de création d’un musée reprise jusqu’au xxe siècle13.
23Le premier projet architectural réalisé fut celui de Révoil portant sur la chapelle de Benoît XII entre 1879 et 1883 (fig. no 12) et marquant un changement d’affectation : auparavant une prison, le bâtiment abrita ensuite les archives départementales de Vaucluse.
24La diversité des projets développés dans le dernier tiers du xixe siècle témoigne de la multiplicité des tentations et des ambitions en présence autour de ce monument, marquées par des spécificités politiques et religieuses. En 1895, Frédéric Mistral conçut le projet de faire du Palais le Panthéon de la Provence, « restauré dans sa splendeur et approprié pour recevoir tous les souvenirs de la race que nous sommes14 ». Le député-maire d’Avignon, Pourquery de Boisserin, et un journaliste du Figaro portèrent en 1896 un projet de création d’un musée d’art chrétien et historique dans le Palais, offrant au pape en donation les appartements privés, la grande chapelle et la salle du conclave reconstitués comme au xive siècle.
25De ce foisonnement, aucune réalisation concrète n’émergea, mais on en retiendra cependant l’idée consensuelle de la nécessité de l’évacuation de la caserne et de la restauration du monument.
26La première moitié du xxe siècle est le temps de la genèse d’une institution culturelle. Un an après l’évacuation de la caserne, mise en œuvre en 1906 (fig. no 13), la Ville d’Avignon retrouve la jouissance de son Palais ouvert au public. Il s’agit désormais pour elle de déterminer les moyens de son administration et les objectifs de son animation. La tension entre le local et le national dont cet édifice est l’enjeu procède de la difficulté à identifier la nature originelle de ce Palais, qui néanmoins mérite d’être restauré « tout papalin qu’il soit », comme le disait Viollet-le-Duc en 187915. Papalin, italien, français ou provençal, telle est l’interrogation qui s’inscrit en filigrane dans les débats sur la nature des usages à lui donner ainsi que les choix en matière de restauration. La meilleure illustration de ce questionnement identitaire est sans aucun doute le long et tumultueux débat concernant la nature du musée à créer : soit musée du Midi médiéval rassemblant des moulages, en vue de l’éducation à l’histoire de l’art, soit musée du Vieil Avignon, mettant en lumière l’histoire locale (fig. no 14). Des expositions sont organisées en 1907, 1911, 1922, souvent tournées vers le régionalisme. Des représentations théâtrales, inspirées par le passé médiéval de l’édifice et son cadre architectural entrevu comme cadre scénographique, se développent entre 1923 et 1927 (cycle du Moyen Âge, fig. no 15). Premières expériences qui posent les jalons des usages culturels de l’après-guerre.
27À partir de 1901, Henri Nodet développe un nouveau projet de restauration et de réaffectation pour le Palais, dont le premier objectif est de lui rendre sa physionomie médiévale (fig. no 16).
28La restauration impose ses rythmes et ses objectifs propres aux premiers parcours de visite et animations avant que la tendance ne s’inverse. Dès lors, l’usage, et en particulier la visite du monument, impose ses nécessités au restaurateur sur les choix à opérer autant que sur les calendriers. Ainsi, pendant plus de quarante ans, le Palais subit une transformation physique radicale et est rendu pan par pan à la vie publique, aux Avignonnais et aux touristes qui intéressaient au plus haut point les autorités locales. Les projets successivement développés en vue d’établir de nouveaux usages du monument furent autant de débats idéologiques qui ne disaient pas toujours leur nom. À la grande leçon d’histoire de l’art régionaliste prônée par les spécialistes, mais fondée sur un modèle parisien que défendaient les partisans du musée du Midi médiéval, la Ville avait préféré l’exaltation des gloires locales du Vieil Avignon, et ce même au moment où sa volonté de modernisation du tissu urbain et les concessions qu’elle était prête à faire pour devenir un centre de tourisme lui portaient des coups fatals, symbole d’un vandalisme qu’on avait cru appartenir à d’autres temps.
29Après-guerre, le « retour à la vie16 » fut célébré en 1947 avec la création de la Semaine d’art en Avignon, embryon du Festival d’Avignon et symbole d’une renaissance culturelle polymorphe ancrée dans le monument (fig. no 17). Mais, désormais, le Palais des Papes aurait à subir une concurrence forte auprès de l’État et de la municipalité, celle de la cour d’honneur qui, de cour d’honneur du Palais, allait devenir cour d’honneur du festival, porteuse au fil des ans de sa propre histoire et de ses propres mythes.
30Le Palais des Papes était ainsi appelé à vivre une double vie, l’une, qui lui appartenait, étant celle de l’intérieur, du patrimoine, l’autre étant celle de l’extérieur, des soirées de la cour et des après-midis du verger, celle des arts vivants. Progressivement, cette dichotomie se cristallisa au point que certains finirent par voir le Palais des Papes comme le lieu de la chose morte et du grand public, et ses espaces extérieurs, cours et jardins, comme les lieux de la création et du public cultivé, opinion prégnante s’accompagnant souvent d’un grand désintérêt pour le monument. L’antagonisme entre création contemporaine et patrimoine, le second étant réduit au rôle de cadre et de faire-valoir, identifié comme une des caractéristiques fortes de la politique culturelle gouvernementale française de la seconde moitié du xxe siècle17, trouvait à Avignon un terreau propice à son épanouissement. D’un côté, le musée du Vieil Avignon, de l’autre, l’ambition de Jean Vilar pour un renouveau théâtral. La tension entre les ambitions locales et nationales perceptible dès le xixe siècle s’exprimait ici différemment. Une ère nouvelle s’ouvrait.
31Sur cette longue route, l’inscription au patrimoine mondial de l’Unesco en 1995 est un nouveau jalon venu souligner le caractère exceptionnel du Palais des Papes et son ancrage dans ce groupe épiscopal que Victor Hugo qualifiait d’Acropole avignonnaise. Le temps n’est plus aujourd’hui aux grands débats idéologiques sur la nature du monument ou aux polémiques sur les partis pris des restaurations. L’attention se concentre sur la fréquentation touristique et la capacité d’attractivité du monument. Par voie de conséquence, cette attention devrait se porter aussi sur les grands enjeux de l’avenir de ce Palais des Papes : l’entrée dans l’ère d’un « slow tourism » à inventer, la restauration des espaces intérieurs du monument après un quart de siècle consacré à restaurer la silhouette de ce Palais – façades, crénelage, tours altières surplombant la ville –, la refonte du parcours de visite et, last but not least, la restauration des quelque 4 000 mètres carrés de décors peints qui font de ce Palais un conservatoire unique de la peinture européenne de la fin du Moyen Âge.
Bibliographie
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Notes de bas de page
2 Cf. M.-C.-J.-L.-C. de Blégier de Pierregrosse, Notice biographique et bibliographique sur Louis de Perussis, Avignon, Imprimerie de Jacquet et J.-B. Joudou, 1839.
3 Jean Froissart, « Chroniques », dans Œuvres, J. Kervyn de Lettenhove (éd.), t. XVI, Osnabrück, Biblio Verlag, 1967 (reproduction de l’édition de 1876-1877), p. 129.
4 Cité dans E. Castelnuovo, Un peintre italien à la cour d’Avignon, Paris, Gérard Monfort, 1996, p. 44. Voir aussi Labande, Le Palais des Papes, op. cit., p. 95.
5 S. Balossino, Le pont d’Avignon. Une société de bâtisseurs, Avignon, Éditions Universitaires d’Avignon, 2021, p. 11-20.
6 Pétrarque, Lettres de la vieillesse VIII-XI, Rerum senilium VIII-XI, E. Nota (éd.), C. Laurens (trad.), Paris, Les Belles Lettres, 2004, t. IX, vol. 1, p. 122-123.
7 P. Payan, À l’assaut du Palais. Avignon et son passé pontifical, 2e éd. augmentée d’un dossier iconographique, Avignon, Éditions Universitaires d’Avignon, 2021.
8 G. Butaud, « Les deux sièges du palais apostolique d’Avignon (1398-1411) », Villes en guerre. Actes du colloque tenu à l’université de Provence, Aix-en-Provence, 8-9 juin 2006, C. Raynaud (dir.), Aix-en-Provence, Presses universitaires de Provence, 2008, p. 103-126.
9 Labande, Le Palais des Papes, op. cit., p. 87.
10 Ibid., p. 88.
11 Ce passage présente les grandes lignes de l’histoire contemporaine du Palais des Papes traitée dans un ouvrage auquel nous nous permettons de renvoyer : D. Vingtain, Le Palais des Papes d’Avignon, xviiie-xxe siècle. L’invention d’un monument historique français, Avignon, Honoré Clair, 2015.
12 D. Vingtain, « Historiographie des peintures murales du Palais des Papes d’Avignon », dans Images and words in exile. Avignon and Italy in the First Half of the 14th Century (1310-1352). Atti del convegno internazionale (Firenze e Avignone, 7-11 Aprile 2011), Florence, Kunsthistorisches Institut, Florence, SISMEL, 2015, p. 307-324.
13 « Viollet-le-Duc e l’Ottocento. Contributi a margine di una celebrazione (1814-2014) », Actes du colloque international, Reggio Calabria 2014, éd. A.M. Oteri, supplément de ArcHistoR, 1/2017 (http://pkp.unirc.it/ojs/index.php/archistor/article/view/382/305).
14 F. Mistral, L’Aiòli, 17 octobre 1895, p. 1.
15 E. Viollet-le-Duc, Palais des Papes à Avignon. Rapport présenté à la Commission des monuments historiques, séance du 30 mai 1879, Paris, Bastion et Brondeau éd., p. 19. Médiathèque du patrimoine et de la photographie, Charenton-le-Pont, 3063.
16 Terme reprenant le titre d’un film de A. Cayatte, H.-G. Clouzot, J. Dréville, G. Lampin, sorti en 1949.
17 J.-M. Leniaud, Chroniques patrimoniales, Paris, Norma Éditions, 2001, p. 21-23.
Auteurs
Guido Castelnuovo est professeur d’histoire du Moyen Âge à l’université d’Avignon (laboratoire CIHAM-UMR 5648), ancien membre de l’École française de Rome et directeur des Éditions Universitaires d’Avignon. Ses travaux portent sur la société politique de la fin du Moyen Âge (principautés, cités italiennes), ainsi que sur les élites médiévales comparées (chevaleries, aristocraties, noblesses) dans leurs cadres européens et méditerranéens.
Dominique Vingtain est docteur en histoire des arts, médiéviste spécialiste d’architecture et de peinture. Conservatrice en chef du patrimoine, elle est actuellement directrice du Centre interdisciplinaire de conservation et de restauration du patrimoine (CICRP) à Marseille, après avoir longtemps été directrice du musée du Petit Palais d’Avignon et conservatrice en chef du Palais des Papes. Spécialiste de l’histoire du patrimoine et de la restauration, à laquelle elle a consacré plusieurs ouvrages, elle est commissaire de nombreuses expositions d’art ancien et contemporain.
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