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Où va l’argent public ?

 | 
Pierre-Henri Morand

2. Les données comme indicateur de l’activité économique

Note de l’auteur

Les mots en gras italique suivis d’un astérisque sont expliqués dans le lexique de fin de volume, pages 107-113 ou https://books.openedition.org/eua/6532.

Texte intégral

Au rythme de l’économie

1Quelles informations tirer de l’analyse des données librement accessibles ? Observons, pour commencer, l’évolution du nombre de marchés publics attribués mensuellement et dont les avis sont publiés au BOAMP (voir Fig. 1 page suivante).

Figure 1 : Évolution des attributions

Figure 1 : Évolution des attributions

Source : BOAMP

2Ils fluctuent au rythme de l’activité des administrations qui y ont recours. S’égrenant au fil de l’année, pour les marchés de travaux, ou faisant apparaître une forte saisonnalité*, pour les marchés de fournitures et de service, les données des marchés publics rendent compte des fluctuations de l’activité économique. Croissance (observable sur la période 2016-2019), récession ou ralentissement (2020), reprise (2021), le rythme de notre économie transparaît dans les données de la commande publique. On observe ainsi l’impact de la crise sanitaire au tournant de 2020, qui voit le nombre de marchés attribués se contracter. Une lecture plus attentive des données nous révèle une seconde information d’importance : les marchés publics ne sont pas qu’un simple reflet de l’activité économique, ils en sont également un des leviers majeurs. Alors que le PIB français fléchissait de 9 % en 2020, les données de la commande publique montrent une situation sensiblement différente : pour soutenir la croissance économique, un effort particulier a été mené pour maintenir un niveau important de marchés publics. Dans un contexte de crise sanitaire doublée d’une crise économique, le gouvernement a mis en place tout un train de mesures permettant de faciliter temporairement la conclusion des marchés publics de travaux et de fournitures de denrées alimentaires. Le décret no 2020-893 du 22 juillet 2020 a ainsi relevé le seuil de dispense de procédures de publicité et de mise en concurrence, pour la passation des marchés publics de travaux, de 40 000 à 70 000 euros HT jusqu’en juillet 2021. S’agissant de la fourniture de denrées alimentaires, ce seuil était relevé à 100 000 euros HT pour des produits livrés avant le 10 décembre 2020. En raison de la persistance de la pandémie, de nouvelles mesures ont été édictées. La loi no 2020-1525 du 7 décembre 2020 d’accélération et de simplification de l’action publique, dite loi ASAP, a porté à 100 000 euros le seuil de dispense de procédure pour les marchés publics de travaux, et ce, jusqu’au 31 décembre 2022. Le but affiché était clair. En desserrant les contraintes réglementaires qui portent sur la passation des marchés publics, l’État souhaitait maintenir le rôle moteur de ces marchés pour des pans entiers de notre économie. Les chiffres nous confirment que l’activité assurée par la passation des marchés publics a moins baissé sur la période que l’activité économique dans son ensemble.

Ce que les données nous disent

3Les données d’activité de la commande publique nous donnent également à voir un territoire, une géographie des échanges auxquels les marchés publics donnent lieu. Le flux de contrats passés entre une région, un département, une ville où se trouve l’acheteur, et le territoire où se situe l’entreprise titulaire traduit nos dépendances, et nos interactions territoriales. Le graphique suivant représente l’ensemble des marchés publics au-dessus des seuils européens sur la période 2010-2020, soit un peu plus de 1 250 000 marchés (en excluant les marchés attribués à une entreprise hors territoire national – nous reviendrons sur ce point plus tard).

Figure 2 : Ensemble des marchés publics au‑dessus des seuils européens sur la période 2010‑2020

Figure 2 : Ensemble des marchés publics au‑dessus des seuils européens sur la période 2010‑2020

Source : TED

4Chaque trait regroupe 500 marchés et relie la localisation de l’acheteur et celle du fournisseur. Chaque pétale est ainsi la représentation de 500 marchés passés d’une région vers elle-même. Chaque trait traduit quant à lui un flux d’un territoire vers un autre.

5Cette représentation, que nous autorisent les données ouvertes de la commande publique, permet d’objectiver nos interactions : la Bourgogne et la Franche-Comté, aujourd’hui regroupées dans une même région administrative, apparaissent, en termes de marchés publics, fortement connectées, tout comme le sont l’Alsace et la Lorraine, la Haute et la Basse-Normandie, l’Auvergne et Rhône-Alpes. Le poids central de l’Île-de-France, dans la structuration de notre économie, saute quant à lui aux yeux, tout comme le caractère insulaire de la Corse.

Focus
Le Vaucluse dans les marchés publics

La même forme de représentation peut être réalisée à des échelles territoriales plus fines. On peut ainsi représenter pour un même département, ici le Vaucluse, le flux des marchés « sortants », de l’acheteur vers les départements des fournisseurs, et les flux « entrants », soit l’origine géographique des marchés obtenus par des entreprises vauclusiennes.

Le Vaucluse passe donc essentiellement des marchés avec des entreprises du même département. Lorsque l’approvisionnement se fait en dehors du département, les Bouches-du-Rhône et le Gard apparaissent fortement connectés, traduisant l’importance de la proximité spatiale dans la géographie des marchés publics.

La situation n’est pas très différente si on analyse désormais les marchés gagnés par des entreprises vauclusiennes.

Ces dernières remportent très majoritairement des marchés passés par des acheteurs du même département, ou à proximité géographique.

Figure 3 : Réseau des marchés publics obtenus par des entreprises du Vaucluse

Figure 3 : Réseau des marchés publics obtenus par des entreprises du Vaucluse

Source : BOAMP

Un outil de développement local

6L’objectivation par les données de la réalité des échanges induits par les marchés publics permet également de corriger quelques représentations qui ne sont pas confortées par les faits. L’intégralité du spectre politique, dans une unanimité transpartisane suffisamment rare pour être soulignée, est traversée, depuis quelques années, par l’idée que l’on pourrait transformer nos pratiques de commande publique pour s’en servir comme outil de développement local. Déjà très présente lors des élections régionales de 2020, elle a été explicitement évoquée à de nombreuses reprises lors de la campagne présidentielle de 2022. Ainsi, le programme de Jean-Luc Mélenchon prévoyait d’« établir des critères de localisation de l’activité pour la commande publique nationale et locale », quand celui de Yannick Jadot indiquait que « nous introduirons également dans les marchés publics des critères de production locale », alors que Valérie Pécresse proposait d’ajouter des « clauses environnementales et sociales dans les marchés publics pour favoriser les circuits courts ». Le programme de Marine Le Pen indiquait quant à lui : « En opposition claire et assumée aux dogmes de la mondialisation sans contrainte, la priorité nationale (ou européenne dans certains cas) s’appliquera pour les marchés publics. »

7Sur l’autel du circuit court pour les uns, du régionalisme pour les autres, du patriotisme économique ou de la réindustrialisation des territoires ou, encore, de la défense de l’emploi de proximité, il conviendrait d’acheter plus proche, plus local, plus français. Il apparaîtrait alors souhaitable de modifier les règles ou les pratiques, afin de réduire la distance à laquelle nos administrations ou nos collectivités s’approvisionnent. À nouveau, notre objectif n’est pas de juger du bien-fondé de ces choix politiques, mais de montrer comment la connaissance que nous offrent les données ouvertes de la commande publique permet d’éclairer le citoyen et de mettre le débat en perspective.

8Les marchés publics sont en vérité passés dans un périmètre sans doute bien plus proche qu’imaginé. Concentrons-nous, dans un premier temps, sur les marchés passés vers des entreprises du territoire national. Le tableau suivant indique la distance kilométrique entre acheteur et fournisseur sur l’ensemble des marchés publiés au JOUE (Journal officiel de l’Union européenne) sur la période 2010-2020 : 50 % de ces marchés ont été attribués à un fournisseur à moins de 65 km de distance, pour une moyenne de 242 km.

Tableau 2 : Répartition des distances en France, pour des marchés supérieurs aux seuils européens

Type

   25 %   

   50 %   

   75 %   

   Moyenne   

Tout

13

65

320

242

Travaux

8

26

75

108

   Fournitures   

33

206

484

346

Services

10

48

224

211

Source : JOUE

9La forte proximité géographique s’observe avant tout dans les marchés de travaux, dont 75 % ont été attribués à des prestataires localisés à moins de 75 km, et plus de la moitié à proximité directe, avec moins de 26 km de distance !

10Ce qui est vrai pour les gros marchés passés au-dessus des seuils européens l’est a fortiori encore plus si on intègre à l’analyse les marchés de plus petite taille et qui ne font pas l’objet de publicité au JOUE. Le même travail d’objectivation de la distance acheteur/fournisseur sur les DECP confirme l’intuition.

Tableau 3 : Répartition des distances en France, pour l’ensemble des marchés à partir de 40 000 €

Type

   25 %   

   50 %   

   75 %   

   Moyenne   

Tout

12

49

233

165

Travaux

9

27

72

77

   Fournitures   

22

132

442

245

Services

12

65

313

188

Source : DECP

11La distance moyenne chute alors à 165 km seulement et 50 % des marchés sont passés à moins de 49 km. Le graphique suivant représente la répartition des marchés par type et par distance dans les données DECP.

Figure 4 : Répartition des marchés

Figure 4 : Répartition des marchés

Source : DECP

12Évidemment, la nature précise des achats influe sur la capacité à acheter à proximité, cette dernière dépendant avant tout de l’existence d’un fournisseur susceptible de répondre au besoin.

13Derrière ces moyennes, qui agrègent une très grande diversité d’acheteurs, se cache en réalité une assez grande hétérogénéité. Pour nous en convaincre, comparons les achats de quatre catégories d’acheteurs : ceux des villes, des conseils départementaux, des conseils régionaux et des centres hospitaliers. Ces derniers, gros acheteurs de matériels, tests et produits médicaux, n’ont pas la même capacité d’achat local que les collectivités locales lorsqu’elles réalisent des travaux de voirie.

14De même, la position géographique d’un acheteur conditionne la disponibilité à proximité de certaines fournitures, comme le traduit la carte 1 ci-contre.

Carte 1 : Distance moyenne par département entre les établissements acheteurs et titulaires pour les marchés de fournitures

Carte 1 : Distance moyenne par département entre les établissements acheteurs et titulaires pour les marchés de fournitures

Source : TED

Ce que les données ne nous disent pas

15On pourrait objecter que toutes ces analyses ne tiennent pas compte des achats publics dont les titulaires sont situés hors de France. Pourtant, au-delà d’un certain seuil, les marchés doivent être ouverts aux entreprises de toute l’Union européenne ; à l’échelle mondiale, l’Accord sur les marchés publics de l’OMC limite fortement les protections nationales. Un marché public peut donc tout à fait, comme s’en inquiètent les principaux partis politiques français, échapper à une entreprise française.

Carte 2 : L’achat public à l’international

Carte 2 : L’achat public à l’international

Source : BOAMP

16Regardons à nouveau les chiffres avec attention. On peut dresser la carte des pays de l’Union européenne dans lesquels des marchés publics français, publiés au BOAMP, ont été attribués (voir ci-contre).

17Assez logiquement, la proximité géographique joue à nouveau : Allemagne, Italie, Espagne, Belgique se partagent la majorité de ces contrats. Mais le volume reste particulièrement faible quand on le rapporte aux 507 000 marchés passés durant la période.

18Même constat pour les marchés au-dessus des seuils européens, comme le résume le tableau suivant :

Tableau 4 : Localisation des entreprises titulaires

     Pays     

   Nombre de contrats   

US

286

CH

484

ES

509

NL

700

IT

742

UK

748

BE

1250

DE

1 671

FR

1 212 557

Source : TED

  • 1 C. Desrieux, K. Parra Ramirez, « La commande publique peut-elle constituer un levier de relocalisat (...)

19On retrouve dans ces données brutes, facilement accessibles, ce qu’une analyse économique plus approfondie nous permet de comprendre en détail. Comme le soulignent Claudine Desrieux et Kevin Parra Ramirez dans leur note au Conseil d’analyse économique1 :

Globalement, la France figure parmi les pays européens où les entreprises étrangères se voient attribuer une proportion relativement faible de marchés publics (14 % en tenant compte des marchés directs et indirects, contre 23 % pour l’Union européenne, 17 % pour l’Allemagne ou encore 24 % pour le Royaume-Uni). Ceci peut toutefois s’expliquer par des spécificités sectorielles, c’est-à-dire l’existence de grandes entreprises françaises spécialisées dans les secteurs de la commande publique (Suez Environnement et Veolia pour la distribution de l’eau potable, Vinci et Eiffage pour les travaux publics…) et qui pourraient s’interpréter comme révélant un avantage comparatif de la France sur ce type de spécialisation.

Par ailleurs, les chiffres présentés sont relatifs aux titulaires des contrats, mais ils sont à relativiser si on s’intéresse au lieu de production des biens et des services transitant par la commande publique.

20Les auteurs pointent ici une difficulté de l’analyse des données d’attribution de la commande publique. Si elles permettent de connaître l’identité du titulaire, sa nationalité, elles ne nous disent rien de la chaîne d’approvisionnement de ce dernier, ni de la localisation d’éventuels sous-traitants.

Focus
D’où venaient les masques ?

L’exemple des marchés de masques FFP2 durant la pandémie de COVID-19 est éclairant. On observe 39 marchés explicitement consacrés à l’achat de ces masques sur la période 2020-2021 (pour huit seulement sur la période 2015-2019). Ces achats sont réalisés majoritairement par des collectivités locales (communes, conseils régionaux ou départementaux) ou des centres hospitaliers. À la lecture des données, l’ensemble des attributaires a été trouvé sur le territoire national : cinq à Paris, autant en Savoie, quatre dans le Nord, autant dans les Bouches-du-Rhône… Pourtant, les masques ne venaient pas nécessairement de France, et, pour la plupart, les entreprises sélectionnées n’étaient que des intermédiaires qui importaient les fournitures, le plus souvent de pays d’Asie du Sud-Est. Dans ce cas précis, une analyse trop rapide des données de la commande publique peut induire en erreur. À la fin de l’année 2021, le ministre des Solidarités et de la Santé, Olivier Véran, adressait d’ailleurs une instruction aux acheteurs hospitaliers, les incitant à favoriser davantage une offre française et européenne dans leurs commandes de produits de santé critiques comme les masques sanitaires, les gants ou les équipements de protection individuelle. Agnès Pannier-Runacher, ministre déléguée auprès du ministre de l’Économie, des Finances et de la Relance, chargée de l’Industrie, annonçait le 14 janvier 2022 la parution d’un guide pour aider les acheteurs, publics et privés, à favoriser une offre française ou européenne de produits de santé stratégiques. Lors de sa conférence de presse, elle indiquait :

Garantir l’indépendance de l’industrie française et européenne est indispensable pour permettre à notre pays de faire face à tout nouveau risque de pandémie mondiale. [Elle] invit [ait] tous les acheteurs, publics comme privés, à tenir compte des critères sociaux et environnementaux dans leurs achats afin de soutenir et pérenniser la filière française et européenne de produits de santé critiques comme les masques sanitaires. C’est une responsabilité collective que nous devons tous porter.

Objectiver la part des importations incorporées à la commande publique, en considérant qu’un fournisseur national peut très bien se fournir à l’extérieur des frontières pour satisfaire le marché dont il est titulaire, n’est ainsi pas réalisable à partir des données d’attribution de marchés. Des méthodes, plus complexes et fondées sur une approche plus agrégée, existent. Elles permettent à C. Desrieux et K. Parra Ramirez d’avancer :

  • 2 Desrieux, Parra Ramirez, « La commande publique peut-elle constituer un levier de relocalisation de (...)

En définitive, il apparaît que la France importe des biens et services dans le cadre de sa commande publique dans des proportions équivalentes à celle des pays les plus industrialisés et légèrement moins que la moyenne des pays européens. La part d’importations extra-européennes dans la commande publique est faible (moins de 4 %), ce qui suggère que la capacité à stimuler la relocalisation d’activités économiques via la commande publique est réduite2.

Bibliographie

Pour en savoir plus

F. Marty, Les contrats publics à l’épreuve de la crise sanitaire - La commande publique, outil de relance ou de soutien économique ?, Hebdo édition publique, 625, mai 2021.

Rapport à la Commission européenne relatif à l’application de la réglementation en matière de marchés publics pour la période 2017-2019, Paris, Observatoire économique de la commande publique, 15 février 2022.

Notes

1 C. Desrieux, K. Parra Ramirez, « La commande publique peut-elle constituer un levier de relocalisation de l’activité ? », Focus du Conseil d’analyse économique, 58, 2021.

2 Desrieux, Parra Ramirez, « La commande publique peut-elle constituer un levier de relocalisation de l’activité ? », op. cit.

Table des illustrations

Titre Figure 1 : Évolution des attributions
Crédits Source : BOAMP
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Titre Figure 2 : Ensemble des marchés publics au‑dessus des seuils européens sur la période 2010‑2020
Crédits Source : TED
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Titre Figure 3 : Réseau des marchés publics obtenus par des entreprises du Vaucluse
Crédits Source : BOAMP
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Titre Figure 4 : Répartition des marchés
Crédits Source : DECP
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Titre Carte 1 : Distance moyenne par département entre les établissements acheteurs et titulaires pour les marchés de fournitures
Crédits Source : TED
URL http://books.openedition.org/eua/docannexe/image/6519/img-5.jpg
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Titre Carte 2 : L’achat public à l’international
Crédits Source : BOAMP
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