Où va l’argent public ?
|1. De quel argent parlons‑nous ?
Note de l’auteur
Les mots en gras italique suivis d’un astérisque sont expliqués dans le lexique de fin de volume, pages 107-113 ou https://books.openedition.org/eua/6532.
Texte intégral
Comprendre la commande publique
- 1 Les mots en gras italique suivis d’un astérisque sont expliqués dans le lexique de fin de volume, p (...)
1De quoi parlons-nous concrètement lorsqu’on aborde la question de la commande publique ? Prenons un peu de temps pour mieux connaître notre objet. La commande publique, en valeur, ce n’est pas moins de 15 % du PIB* 1 français. Cette proportion est à peu près commune à l’ensemble des pays de l’OCDE (Organisation de coopération et de développement économiques). Soit, en France, 300 milliards d’euros dépensés chaque année.
2L’État, ses administrations, les collectivités locales ne constituent pas un monde autonome coupé de la sphère marchande. C’est un monde qui achète, qui s’approvisionne, qui sous-traite, qui fait faire, qui délègue. Le stylo dans la main de l’agent administratif au guichet duquel vous patientez relève de la commande publique (il ne viendrait à l’esprit de personne de faire produire à l’administration ses propres fournitures, alors que des dizaines d’entreprises, dont BIC, notre célèbre fleuron national, en produisent à la chaîne. Ce serait vraiment jeter de l’argent public par les fenêtres que d’imaginer que l’administration puisse plus efficacement et plus économiquement produire ses propres stylos !), et il en est ainsi du bureau sur lequel il vient de le poser, de l’ordinateur sur lequel il saisit, désormais numériquement, votre dossier. À bien y réfléchir, les locaux dans lesquels le guichet se trouve ont certainement un jour été construits, ou plus tard rénovés, par des entreprises sélectionnées dans le cadre d’un appel d’offres des marchés publics. La situation des vigiles à l’entrée du bâtiment est moins claire, ainsi que celle des personnes qui s’affairent à l’entretien de cet espace public. Sont-ils des fonctionnaires ou des prestataires de services qui travaillent pour une entreprise privée sélectionnée, elle aussi, dans le cadre d’un marché public ? Et le logiciel que l’agent utilise, a-t-il été développé par le service informatique de l’administration, ou par un prestataire externe ? Une société de conseil a-t-elle aidé l’administration à choisir l’outil informatique qui répondait à ses besoins ?
3Marchés de fournitures (stylos), marchés de travaux (construction et rénovation des locaux), marchés de services (nettoyage, gardiennage, prestation de conseil) : voici les trois grandes catégories de marchés publics. À côté de cela, la commande publique intègre également les contrats de concession* et de délégation de service public* pour les collectivités territoriales*. Ils sont principalement présents dans les secteurs de la restauration collective, de l’eau et de l’assainissement, du chauffage urbain, des transports et des infrastructures sportives. On estime que les délégations de service public en France représentent en valeur 100 milliards d’euros par an, soit environ 5 % du PIB (dont environ la moitié pour les transports).
- 2 S. Saussier, J. Tirole, « Renforcer l’efficacité de la commande publique », Notes du conseil d’anal (...)
4Cet ensemble, marchés publics et concessions, nous parle de ce que les administrations achètent, de ce dont elles ont besoin, mais qu’elles ne sont pas capables de produire, ou de ce qu’elles choisissent d’acheter alors qu’elles auraient éventuellement la capacité de le faire. En reprenant les termes de Stéphane Saussier et Jean Tirole2 :
Faire ou faire faire ? Telle est la première question que doit se poser une administration publique lorsqu’elle souhaite mettre à disposition une nouvelle infrastructure ou un service public. Une fois qu’elle a décidé d’externaliser la tâche (faire faire), la puissance publique se trouve confrontée à un deuxième choix : celui du mode d’externalisation – marché public, délégation de service public ou contrat de partenariat, ensemble que nous désignons ici sous le terme générique de commande publique.
5Derrière ces grandes catégories se cachent une multitude de procédures, régies par le Code de la commande publique, qui dépendent, pour aller à l’essentiel, du montant estimé du marché. Plus le montant est important et plus l’acheteur est contraint de suivre une procédure formelle, ouverte et transparente. Appel d’offres* ouvert ou restreint, procédure adaptée*, procédure négociée* après ou sans publicité préalable et mise en concurrence, dialogue compétitif*, pour ne citer que les plus couramment utilisées, sont autant de procédures distinctes. Le recensement économique de la commande publique nous précise ainsi, pour l’année 2020, les chiffres suivants :
Tableau 1 : Chiffres des principales commandes publiques d’après le recensement économique de 2020
Nombre total |
Montant |
|
État et secteur hospitalier |
24 139 |
35 276 |
Collectivités territoriales |
115 865 |
41 611 |
Autres (entreprises publiques, opérateurs de réseaux, etc.) |
29 056 |
34 512 |
Total |
169 060 |
111 399 |
Source : Observatoire économique de la commande publique
Focus
Faire ou faire faire,
le cas des cantines scolaires
La restauration scolaire relève des compétences municipales. Deux choix s’offrent aux communes : elles peuvent choisir de faire, auquel cas nous pouvons considérer l’ensemble des achats réalisés pour mener à bien cette mission, ou elles peuvent choisir de faire faire et, dans ce cas, nous pouvons observer les marchés passés afin de déléguer cette mission.
En 2011, la Ville de Marseille renouvelle son marché pour les cantines de la commune. C’est un des plus gros marchés de restauration collective d’Europe qui est confié à un unique prestataire, la Sodexo. Il s’agit d’un contrat de 45 000 repas par jour, pendant sept ans, soit environ 140 millions d’euros de chiffre d’affaires. Le prestataire est renouvelé en 2018 pour un contrat qui court jusqu’en 2025. Ici, c’est l’externalisation de la prestation qui transparaît dans les données de la commande publique. On y apprend par exemple que la concession est prévue pour une durée de 84 mois ; que le marché a été divisé en deux lots : le premier pour les cantines des arrondissements 1 à 12, soit 33 506 repas quotidiens ; le second, pour les arrondissements 13 à 16, pour 15 994 repas quotidiens.
À l’autre extrémité du spectre, et à l’heure où nous écrivons ces lignes, la commune d’Entre-Deux (La Réunion) sélectionne dans le contexte d’un accord-cadre* à bons de commande les entreprises qui lui fourniront les denrées alimentaires nécessaires à ses propres cantines scolaires pour l’année 2022. Divisé en 60 lots, qui vont de la volaille congelée aux produits traiteur bio, ce marché de fournitures est reconductible de manière tacite, deux fois, pour une période d’un an, soit une durée maximale de trois ans. On y apprend force détails sur les achats réalisés : 420 kg (au maximum) de shop suey de porc pourront être commandés, tout comme 2 000 pains au chocolat ou 36 000 crèmes caramel.
Notons que la Sodexo, sélectionnée par la Ville de Marseille, s’approvisionnera également auprès d’entreprises pour réaliser les prestations pour lesquelles elle a été missionnée. Ces achats en revanche ne relèvent pas de la commande publique. Seul le contrat qui lie la Ville de Marseille à la Sodexo apparaît dans les données de la commande publique.
Les données ouvertes de la commande publique
6Chacune de ces procédures laisse des traces administratives et financières, qui se transforment en traces numériques, et ce sont ces dernières que nous suivons. De nouveau, la nature et la qualité des traces dépendent des procédures utilisées, et plus les marchés sont de grande taille, plus ils sont documentés. Aussi, il faut bien garder à l’esprit que pour les plus petits marchés, aujourd’hui les marchés de moins de 25 000 € HT, il n’y a potentiellement aucune information disponible.
7Il existe deux sources d’information, auxquelles tout un chacun, citoyen, entreprise, chercheur, a accès. La première est liée à la dématérialisation des procédures de passation de la commande publique. Avis de publicité, dossiers de consultation des entreprises, avis d’attribution, toutes ces pièces sont disponibles en ligne dans des formats lisibles et librement accessibles. Vous voulez savoir si votre commune a fait le choix d’externaliser son service de restauration scolaire ? Rendez-vous sur https://www.boamp.fr/recherche/avancee, et vérifiez par vous-même ! Vous saurez en quelques minutes si un prestataire a été sélectionné pour réaliser cette mission, et lequel. Vous saurez également pour quel montant cette prestation est réalisée. Vous connaîtrez, enfin, les critères qui ont été retenus pour sélectionner le lauréat (le prix ? l’efficacité technique ? le respect d’engagements environnementaux ?), ainsi que le poids accordé à chacun de ces critères.
8Deux sites offrent cette opportunité. Le BOAMP* (version électronique du Bulletin officiel des annonces de marchés publics) assure, en France, la publicité des avis d’appel à la concurrence et des avis d’attribution (résultats de marchés) de l’État, des collectivités locales et de leurs établissements publics. On y trouve les marchés en cours, mais également l’information sur des marchés passés, principalement depuis 2015. La base de données TED (Tenders Electronic Daily : https://ted.europa.eu/TED) est quant à elle la version en ligne du supplément au Journal officiel de l’Union européenne consacré aux marchés publics européens. Elle publie 676 000 avis de marchés par an, dont 258 000 appels d’offres d’une valeur globale de 670 milliards d’euros environ.
9La seconde source d’information correspond aux données essentielles de la commande publique. L’arrêté du 14 avril 2017, modifié par l’arrêté du 27 juillet 2018, est entré en vigueur le 1er octobre 2018, et avec lui l’obligation pour les acheteurs publics français de publier les données essentielles de leurs marchés (objet du marché, procédure de passation utilisée, identification de l’acheteur, nom du titulaire du marché, montant du marché notamment). Ces données sont dites essentielles, car elles sont nécessaires à la description d’un marché. En l’occurrence, il s’agit pour l’instant des données issues de la phase d’attribution d’un marché, c’est-à-dire de la phase qui se conclut par l’annonce des entreprises qui ont remporté le marché. Conscients de leur valeur, la mission Etalab* et les ministères économiques et financiers ont entrepris de rassembler ces données dans un même ensemble afin d’accroître leur visibilité et stimuler leur réutilisation par la société civile et les acheteurs eux‑mêmes.
L’open data
10Qui décide d’ouvrir ces données de la commande publique et pour quel motif ? Les deux sources évoquées plus haut relèvent de deux logiques assez différentes. Dans le premier cas (BOAMP, à l’échelle nationale, TED, à l’échelle européenne), des données sont ouvertes parce qu’il existe des infrastructures numériques, des plateformes, qui dématérialisent les procédures de publicité des avis de mise en concurrence et des avis d’attribution, et qui ont fait le choix d’organiser la transparence des documents administratifs. Ces plateformes les rendent disponibles au plus grand nombre. Dans le second cas, des données sont ouvertes par l’obligation faite aux administrations de mettre à disposition du public des informations jugées essentielles. C’est la loi qui contraint les acheteurs à produire a posteriori des données, en définit le format et les modalités de publicité. Ce processus d’open data de la commande publique est en fait à l’interface de plusieurs évolutions législatives. Les saisir, c’est comprendre les enjeux liés à l’ouverture de ces données, et les promesses qui y sont associées.
11La première loi ne date pas d’hier, et encore moins de la révolution numérique que nous connaissons. On ne parlait pas, alors, ni de données ni a fortiori de data. Il s’agit de la loi no 78-753 du 17 juillet 1978 portant diverses mesures d’amélioration des relations entre l’administration et le public et diverses dispositions d’ordre administratif, social et fiscal, dite loi CADA*, codifiée dans le Code des relations entre le public et l’administration. L’État, les collectivités territoriales ainsi que les autres personnes de droit public ou les personnes de droit privé chargées d’une telle mission sont tenues de communiquer les documents administratifs qu’elles détiennent aux personnes qui en font la demande, dans les conditions prévues par la loi. Les marchés publics et les documents qui s’y rapportent sont considérés comme des documents administratifs soumis à ce droit d’accès. Une fois le marché signé, les documents composant la procédure de passation deviennent, en principe, communicables à toute personne qui en fait la demande, y compris à un candidat évincé. En revanche, les éléments qui reflètent la stratégie commerciale d’une entreprise opérant dans un secteur d’activité et dont la divulgation est susceptible de porter atteinte au secret commercial ne sont, en principe, pas communicables. L’accès aux données de la commande publique s’inscrit donc en premier lieu dans une volonté d’amélioration des relations entre l’administration et ses administrés.
- 3 Loi no 2016-1321 du 7 octobre 2016, article L300-4.
12La seconde loi est plus récente. Il s’agit de la loi du 7 octobre 2016 pour une République numérique, dite loi Lemaire. Si elle ne modifie pas radicalement la logique de la loi CADA, la loi Lemaire a consacré de nouvelles modalités d’accès aux documents administratifs. En effet, cet accès peut désormais s’effectuer, dans la limite des possibilités techniques de l’administration, via une publication des informations en ligne. La communication en ligne des documents administratifs doit se faire « dans un standard ouvert, aisément réutilisable et exploitable par un système de traitement automatisé3 ». Ici, c’est la capacité d’un environnement numérique de la donnée publique à créer de la valeur qui est consacrée. La loi entend encourager l’innovation et l’économie numérique, promouvoir une société numérique protectrice et garantir l’accès de tous au numérique.
- 4 Compte rendu du Conseil des ministres du 30 mars 2016 (consulté le 24 mai 2022, https://www.gouvern (...)
13Enfin, la loi du 9 décembre 2016 relative à la transparence, à la lutte contre la corruption et à la modernisation de la vie économique, dite loi Sapin 2, « a pour ambition de porter la législation française aux meilleurs standards européens et internationaux » en matière de lutte contre la corruption, « et de contribuer ainsi à une image positive de la France au plan international.4 » La transparence s’érige ici en outil de contrôle. Parce qu’on impose à la puissance publique une transparence sur ses pratiques, on peut espérer en retour limiter les abus qui pourraient survenir lorsque le secret camoufle ces mêmes pratiques.
14Se dessinent ainsi les trois fonctions possibles de l’open data de la commande publique.
-
Pour l’entreprise potentiellement candidate ou l’acheteur public soucieux d’améliorer ses achats, c’est la possibilité de saisir les opportunités du marché, de comparer les prix, d’identifier les bonnes pratiques en analysant et en recoupant les données.
-
Pour le chercheur ou la puissance publique, c’est la condition sine qua non de notre capacité à évaluer, à analyser, à comprendre la commande publique, ses évolutions, ses impacts, sa bonne ou sa mauvaise gestion.
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Pour le citoyen, il s’agit d’un outil incomparable de contrôle de l’action publique. Et in fine, c’est la promesse d’une amélioration de nos pratiques si nous nous en saisissons.
Bibliographie
Pour en savoir plus
M. Carmes, « L’Open Data Territorial dans ses tensions. L’ouverture des données de marchés publics comme instrument techno-politique », Revue internationale d’intelligence économique, 8, 2016, p. 17-36.
S. Goëta, C. Mabi, « L’open data peut-il (encore) servir les citoyens ? », Mouvements, 3, no 79, 2014, p. 81-91.
S. Saussier, J. Tirole, « Renforcer l’efficacité de la commande publique », Notes du conseil d’analyse économique, 3, no 22, 2015, p. 1-12.
Notes
1 Les mots en gras italique suivis d’un astérisque sont expliqués dans le lexique de fin de volume, pages 107-113.
2 S. Saussier, J. Tirole, « Renforcer l’efficacité de la commande publique », Notes du conseil d’analyse économique, 2015, p. 1-12.
3 Loi no 2016-1321 du 7 octobre 2016, article L300-4.
4 Compte rendu du Conseil des ministres du 30 mars 2016 (consulté le 24 mai 2022, https://www.gouvernement.fr/conseil-des-ministres/2016-03-30).
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Titre | Vue 1 : Interface de consultation du TED |
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Titre | Vue 2 : Page du portail DECP sur data.economie.gouv.fr |
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