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Cavaillon au Moyen Âge

 | 
Simone Balossino
, 
François Guyonnet

Cavaillon médiévale, une introduction

Simone Balossino

Texte intégral

  • 1 « Cavaglione, città de gli antichi e propri Cavari […] è sede episcopale, piccola di tre mila abita (...)

Cavaillon, cité des anciens Cavari […] est le siège d’un évêché, petite ville de 3 500 habitants environ, avec un grand nombre de familles nobles. Cependant, elle est peu remarquable par ses édifices, mais considérable pour la douceur et les délices de son territoire, même si celui-ci n’est pas le plus beau du Venaissin1.

  • 2 D’après les conseillers municipaux d’Avignon, Fantoni a écrit « une mauvaise histoire […] faite san (...)
  • 3 C.-F. Achard, Description historique, géographique et topographique des villes, bourgs, villages et (...)
  • 4 E. Girault de Saint-Fargeau, Guide pittoresque du voyageur en France, Paris, Firmin Didot frères, 1 (...)

1C’est ainsi que le carme italien Sebastiano Fantoni Castrucci, auteur d’une imposante histoire d’Avignon et du Comtat Venaissin, décrivait la ville de Cavaillon vers la fin du xviie siècle. Il pourrait être accusé – comme cela a souvent été fait, de fait à tort – de mal connaître l’histoire de la région en arguant de son origine transalpine et de son état clérical ; cela l’empêcherait, selon ses détracteurs, de comprendre pleinement les enjeux locaux2. Le portrait de Fantoni n’est pourtant pas isolé. Le docteur Claude-François Achard, que l’on ne peut accuser de peu connaître la situation régionale, affirme également que « la ville est entourée de murs et fermée de quatre portes, est mal propre à cause du fumier que l’on trouve à chaque pas dans les rues. Ses dehors sont agréables et l’on y jouit d’un air pur et frais sous des arbres qui embellissent les cours qu’on y a pratiqué3 ». De même, Eusèbe Girault de Saint-Fargeau, auteur d’un Guide pittoresque du voyageur en France au début du xixe siècle, affirme que, malgré ses vestiges antiques matérialisés par le « grand nombre de médailles qu’on trouve journellement dans les terres […] la ville de Cavaillon est très agréablement située, mais généralement mal bâtie, malpropre et mal percée : le seul de ses édifices qui mérite une mention particulière est l’hôtel de ville4 ».

  • 5 Il suffirait de citer ici l’incessante activité de l’association Kabellion et les nombreuses public (...)

2Le constat semble assez largement partagé. Les commentaires des auteurs d’Ancien Régime évoquent sans ménagement une ville mal bâtie, mal percée et qui, de surcroît, garde bel et bien une architecture et un urbanisme proches d’un gros bourg rural. Ce jugement sévère, qui s’est souvent perpétué jusqu’à des temps très récents, a beaucoup pesé sur les politiques de conservation et de mise en valeur du patrimoine ancien ainsi que sur les choix des historiens dans leurs études sur le passé de Cavaillon. Bien que les érudits régionaux, les associations patrimoniales et les collectivités locales se soient constamment efforcés de mettre en valeur l’histoire de la ville en n’arrêtant jamais d’interroger son passé5, il faut avouer que, longtemps, les recherches se sont concentrées avant tout sur les périodes protohistorique et romaine, et ce, au détriment des temps médiévaux.

  • 6 En 2006, une exposition et un catalogue organisés par la conservation des musées et le service d’ar (...)
  • 7 À ce sujet se référer au riche inventaire du mobilier sacré réalisé par F. Reynier, « Le mobilier d (...)
  • 8 Voir par exemple F. Meyer, « Être évêque à Cavaillon dans la seconde moitié du xviie siècle. Jean-B (...)

3Il est bien connu que Cavaillon a un prestigieux passé antique, en particulier lorsque l’agglomération, colonie de Marseille, se structure définitivement en profitant du passage de la voie Domitienne au pied de la colline Saint-Jacques6. Le site s’était en effet établi dès la plus haute Antiquité en tant que passage obligé sur l’itinéraire conduisant des Alpes aux Pyrénées, ce qui lui confère une continuité d’occupation depuis des temps très anciens. Pour les époques plus récentes, les regards se sont portés surtout sur les xvie et xviiie siècles, une période fortement marquée par l’action des prélats et des religieux appuyant les principes de la Contre-Réforme tridentine et qui a laissé de nombreuses traces, notamment dans les lieux de culte7. L’étude des œuvres de certaines personnalités locales éminentes, à l’image de César de Bus, fondateur de la congrégation des Pères de la doctrine chrétienne en 1592 et canonisé en mai 2022, ou, encore, de Jean-Baptiste de Sade, évêque de 1665 à 1708, éclairent d’un regard rénové la perception de Cavaillon durant les siècles d’Ancien Régime ainsi que sa vie religieuse foisonnante, dont la prolifération d’ordres nouveaux est un signe tangible8.

  • 9 Voir la contribution de F. Guyonnet et É. Porcher, « L’apport de l’archéologie à la connaissance de (...)
  • 10 Voir R. Guild, F. Guyonnet, É. Sauze, « Cavaillon, Notre-Dame et Saint-Véran », dans Codou Y., Péco (...)

4Le Moyen Âge n’a pas eu le même succès. Bien évidemment, l’incontestable effacement des vestiges de la ville médiévale a beaucoup pesé sur ce manque d’intérêt. Que reste-t-il aujourd’hui de la ville du Moyen Âge ? À première vue, pas grand-chose n’a été épargné, entre les destructions du passé, les transformations urbaines du xixe siècle et surtout les restructurations récentes, celles des années 1970-19809. Durant cette décennie, des portions entières du centre-ville ont été détruites, à l’image du quartier de Fangas qui représentait près d’un sixième de l’intra-muros ancien et qui a été rasé pour faire place aux immeubles actuels. Même la cathédrale, un témoin architectural malheureusement encore trop souvent méconnu, a été longtemps une source inexploitée pour la connaissance de la ville10.

  • 11 Lire par exemple la description qu’en fait Prosper Mérimée dans ses Notes d’un voyage dans le midi (...)
  • 12 Sur ce sujet, la bibliographie et les exemples sont nombreux. Se référer, pour avoir une vision gén (...)

5Et pourtant, c’est bien dans et grâce à cette cathédrale que se fait la jonction entre la ville antique, tant vantée et mise en valeur, et la civitas du haut Moyen Âge étonnamment moins connue. Ici, le passé romain a servi à renforcer la nouvelle organisation topographique de la cité et à fixer un nouveau lieu de pouvoir urbain, le palais épiscopal, qui avait intégré dans sa construction un arc romain du ier siècle. Aujourd’hui, le palais des évêques n’existe plus : saisi en 1793 et vendu à un particulier, il a été détruit au tout début du xixe siècle afin d’en réutiliser les pierres. De même, l’arc romain de Cavaillon a été fortement altéré : démonté, amputé des parties jugées médiévales, transporté dans un autre secteur de la ville, il n’est plus le témoin de la nécessité de réutiliser le passé, en le transformant11. Pourtant, le souvenir de l’arc antique incorporé au palais épiscopal plaide encore en faveur d’une continuité de prérogatives municipales désormais détenues par les évêques. Ici, le réemploi n’a sûrement pas que des raisons décoratives ou symboliques ; il est là pour transformer le palatium de l’évêque en un lieu de pouvoir exprimant une autorité ancienne12. Il y a donc une revendication politique – évidemment bien plus limitée à Cavaillon que dans d’autres villes de la région, par exemple à Arles ou à Orange – qui demeure aujourd’hui complètement dissimulée aux yeux du grand public.

6La modification, voire l’effacement, des traces matérielles a trop souvent alimenté une vision qui minimise ou efface le rôle que cette ville a eu entre l’Antiquité tardive et le xviie siècle. En simplifiant beaucoup, on se contente de reprendre la vieille idée que Cavaillon, au moins dans les derniers siècles du Moyen Âge, s’apparentait plus à un gros bourg rural qu’à une véritable civitas épiscopale, surtout en comparaison avec d’autres villes de la région. Or, ce postulat mérite aujourd’hui d’être débattu et rediscuté. Voilà l’objectif de ce livre : répondre à cette question et lever quelque peu cette vision ancienne qui entoure encore trop souvent la ville du Comtat. Une telle approche est possible grâce aux nouvelles découvertes ainsi qu’aux travaux qui se sont multipliés ces dernières décennies. Ces études sont essentiellement liées à l’archéologie pour l’Antiquité tardive et le haut Moyen Âge, et à l’exploitation de la documentation notariale pour la fin du Moyen Âge.

  • 13 Je me réfère aux mémoires de DEA de J.-C. Cassard, J. Chiffoleau, H. Peretti, Études sur la société (...)
  • 14 M. Zerner, Le Cadastre, le pouvoir et la terre : le Comtat Venaissin pontifical au début du xve siè (...)
  • 15 Voir, à titre d’exemple, S. Balossino, G. Butaud, F. Guyonnet, « Les tours en ville. Noblesse et ha (...)
  • 16 M. Ramage, Ville et pratiques d’écriture : l’espace d’une communauté à Cavaillon, mi-xiiie-xve sièc (...)
  • 17 G. Le Dantec, « Crédit et source notariale à Cavaillon (xive-xve siècles). Essai de typologie », da (...)

7Les recherches académiques sur la société et les institutions cavaillonnaises ont commencé véritablement autour des années 1970-1980, avec une série de mémoires de maîtrise qui demeurent encore fondamentaux. Pourtant, si ces travaux ont commencé à éclairer la société et les institutions urbaines des xiiie, xive et xve siècles13, grâce surtout à une redécouverte des archives notariales, aucune recherche monographique n’a investi, jusqu’à des temps très récents, les riches sources locales. Les historiens et les archéologues se sont concentrés davantage sur le Comtat Venaissin et ont considéré Cavaillon en rap­port aux autres villes et villages de la région. Une riche saison d’études a commencé dans les années 1990 avec les travaux successifs de Monique Zerner, de Germain Butaud, de Valérie Theis et plus récemment de Coline Polo14. Ces démarches renouvelées, qui portent sur des questions économiques, militaires, administratives et socioculturelles du Comtat Venaissin, ont permis de multiplier les approches comparatives15. Grâce à ces travaux, la richesse des sources écrites produites à Cavaillon à la fin du Moyen Âge et conservées aux archives municipales et aux archives départementales de Vaucluse – rappelée dans ce volume par ses meilleurs connaisseurs, Hélène Maignan et Bernard Thomas – a pu être enfin appréciée à sa juste valeur. Cela a nourri de nouvelles études, cette fois-ci monographiques. Maëlle Ramage, dans une thèse récente, a décrit avec soin le processus de constitution de l’espace – et de sa gestion par la documentation écrite – entamée par la communauté cavaillonnaise, par l’universitas, aux xive et xve siècles16. Enfin, Gaëlle Le Dantec s’est intéressée à étudier les pratiques du crédit et les stratégies d’endettement qui émergent des sources notariales17.

  • 18 Je renvoie surtout à F. Guyonnet, « Quelques réflexions sur Cavaillon et sa topographie religieuse (...)
  • 19 M. Ferrand, La Maison « des chanoines » de Cavaillon. Histoire, archéologie, histoire de l’art au c (...)
  • 20 F. Guyonnet, « Cavaillon – Mikvé (ou bain rituel juif) », Archéologie de la France-Informations, Pr (...)
  • 21 F. Guyonnet, « Archéologie des juifs du pape en Comtat Venaissin : acquis et perspectives », dans S (...)

8Du côté archéologique, le service d’archéologie du département de Vaucluse a multiplié et approfondi, depuis 2005, les investigations sur la ville médiévale. Ces travaux ont surtout permis d’améliorer les connaissances sur l’organisation du territoire et sur la christianisation des campagnes de l’Antiquité tardive et du haut Moyen Âge, notam­ment grâce aux fouilles des chapelles des Vignères et de Saint-Ferréol18. Les prospections ont investi également le centre-ville, et notamment la cathédrale, sur laquelle manquait encore une étude approfondie. L’étude du bâti a permis de mieux comprendre l’évolution de l’édifice et son articulation avec le reste de l’habitat urbain. L’évolution des résidences seigneuriales structurées autour d’un logis central a ainsi été observée par le biais d’approches ponctuelles, par exemple pour la maison dite « des chanoines » sur la place Cabassole19. Ces travaux ont été complétés par la fouille du mikvé effectuée en 2007, qui a également permis de révéler l’ancienneté de ce bain rituel et, en conséquence, de la présence d’une communauté juive qui, tout en demeurant encore mal documentée20, est de plus en plus connue grâce à la multiplication des découvertes et des études sur les lieux juifs en Comtat durant ces dix dernières années21.

9On comprend bien que, par rapport aux connaissances que l’on avait à la fin du xxe siècle, un grand nombre de dossiers se sont ouverts et des apports nouveaux ont comblé d’anciennes lacunes. Aujourd’hui, il a paru utile de réunir dans ce livre les contributions les plus innovantes qui découlent de cette riche saison d’étude et de recherche. L’ensemble de ces travaux donne l’impression que Cavaillon est, tout au long du Moyen Âge, une ville non négligeable, bien au contraire. Cavaillon apparaîtrait, ainsi, comme un centre inséré dans un réseau régional fort actif.

  • 22 Chiffoleau, « L’espace urbain… », art. cité, no 2, p. 287.
  • 23 À titre de comparaison pour la fin du xiiie et le début du xive siècle : É. Baratier, La Démographi (...)

10Les enquêtes menées par Alphonse de Poitiers sur le Venaissin dans la seconde moitié du xiiie siècle font état d’une agglomération comptant un peu plus de 600 feux dépendants de la coseigneurie du marquis de Provence et de l’évêque. Cavaillon peut donc compter sur une population d’un peu plus de 3 000 habitants vers la seconde moitié du xiiie siècle, 3 500 environ au xive siècle ; cette population se réduit drastiquement, presque de moitié, après la peste de 134822. Il est vrai que ces chiffres situent Cavaillon en dessous d’autres centres de la région, et notamment de Carpentras, de L’Isle ou de Malaucène, mais ils s’inscrivent dans un contexte régional assez homogène, dans lequel les villes disposant de plus de 1 000 feux sont peu nombreuses23.

11Cavaillon bénéficie de certains éléments de dynamisme, mais subit également une gestion politique qui affaiblit son développement interne. Un élément de dynamisme est, sans conteste, le culte d’un saint légendaire, Véran. Ce saint est reconnu et vénéré par la population locale, mais son rayonnement se répand dans les Alpes et suit même les chemins alpins jusqu’au cœur de l’Italie. Le dossier de saint Véran est remarquable. Au-delà des relations importantes qui existaient entre la cathédrale de Cavaillon et l’église de Fontaine-de-Vaucluse où, peu après l’an mil, le corps du saint est vénéré, le rayonnement de son culte atteint d’importants foyers culturels du royaume de France : Fleury, le Val de Loire, la région d’Orléans dans son ensemble.

  • 24 Sur cette charte bien connue : L. Duhamel, Le Canal de Saint-Julien (historique et documents), I : (...)
  • 25 Cela était rappelé aussi par É. Baratier, Enquêtes sur les droits et revenus de Charles Ier d’Anjou (...)

12Cavaillon fonde aussi sa prospérité sur un grand nombre de ressources naturelles, dues principalement à une position très favorable non loin de la Durance et au pied du Luberon. Il n’est pas anodin que l’un des premiers documents conservés pour cette ville se rapporte à une donation faite en mai 1171 par Raymond V, comte de Toulouse et marquis de Provence, à l’évêque Benoît. Cette concession concerne des moulins édifiés sur la Durance, avec l’autorisation de dériver l’eau de cette rivière et l’interdiction de creuser des canaux sans la permission du même prélat. Par la même occasion, Raymond V concède à l’église de Cavaillon un port sur la Durance et des droits de leyde et de tonlieu sur les bois vendus en ville24. Il s’agit très probablement d’un droit public que le comte avait reçu des empereurs. En effet, dans les diplômes concédés aux seigneurs ou aux évêques de Provence, les droits de passage des marchandises sur les cours d’eau (tonlieux ou leydes) faisaient systématiquement partie des droits de l’empire appelés regalia25. Avant même que l’entourage impérial ne précise lors de la diète de Roncaglia de 1158 la définition et les contours de ces droits souverains publics, les seigneurs de la vallée du Rhône lient systématiquement les droits de péage aux concessions impériales.

13Une soixantaine d’années plus tard, en février 1235, l’évêque Rostan Belinger cède à son tour une partie de ces droits à la communauté de Cavaillon, ainsi que les droits d’usage des eaux cou­lant par le béal du moulin près du portail de Saint-Julien (chaque année, du 1er avril jusqu’à la Saint-Michel) pour les besoins de l’irrigation. Si cet important document montre la capacité des habitants à agir en commun – bien que la communauté, l’universitas, ne semble pas encore avoir des représentants légaux, comme cela arrive dans les autres cités à la même époque –, il nous indique également la force du contrôle des évêques sur la cité. Face à l’évêque, la communauté, l’universitas, ne semble pas disposer des moyens pour développer, à cette époque, un véritable dynamisme politique, artisanal ou commercial. En se concentrant surtout sur l’agriculture, elle construit patiemment un territoire, un « terroir de la ville de Cavaillon », qui ne sera bien défini qu’au cours du xve siècle.

  • 26 « Haec sunt statuta Cavellicensi facta per Alphantum Romeum, Raimundum Botinum, Hugonem Isnardum, P (...)
  • 27 AM de Cavaillon, AA 1, no 1 (copie dans AD de Vaucluse, 4 G1, no 27bis).
  • 28 Voir par exemple J. Chiffoleau, « Les gibelins du royaume d’Arles : notes sur les réalités impérial (...)

14Ce « retard cavaillonnais » est-il dû au poids de l’évêque et du chapitre cathédral sur la vie politique citadine ? Bien évidemment, la présence d’un évêque puissant permet aux vieilles familles nobles de Cavaillon de maintenir une prééminence du xiiie jusqu’au début du xve siècle. Au fond, ce qui réunit ce groupe nobiliaire c’est bien sa présence constante au sein du chapitre cathédral et, plus encore, au cœur des conseils municipaux : deux institutions qui, comme le rappelle ici même Germain Butaud, constituent autant d’importants facteurs d’unité de ce groupe nobiliaire. Mais cette unité autour de l’évêque ne constitue-t-elle pas aussi un frein ne permettant pas à Cavaillon de devenir ni un organisme politique autonome, comme un consulat – à l’image d’autres cités épiscopales ou même de petites villes comme L’Isle ou Ménerbes – ni une ville artisanale et commerciale de premier plan ? Ce n’est pas un hasard si le 1er juin 1241, en profitant de l’absence de l’évêque et s’appuyant sur la présence de Raymond VII, qui réside pendant quelque temps à Cavaillon, les hommes de Cavaillon se donnent des représentants, des consuls, des consules Cavellicensis, et rédigent des statuts26. Cette organisation est toutefois remise en question quatre ans plus tard. Lors d’une assemblée générale, l’évêque Rostan Belinger conteste le choix de la communauté et notamment la réglementation judiciaire mise en place par les habitants27. Devant toute la population réu­nie, les quatre consuls en fonction et le parlamentum citivitatis abandonnent la gestion de la cité et tout type de représentation poli­tique autonome de la communauté. La communauté n’est pas la seule institution à subir ce contrôle ferme de la part des prélats. On sait, depuis longtemps, que le contrôle de l’évêque empêche ici l’implantation d’ordres religieux, qui préfèrent des villes voisines. Jacques Chiffoleau a observé que les Franciscains ne s’installent pas à Cavaillon, mais à L’Isle28. Les Franciscains ne sont pas les seuls à préférer une ville où le contrôle de l’évêque n’est qu’indirect. C’est aussi le cas des Cisterciens de Sénanque qui s’installent à L’Isle, où ils ont une maison et des infrastructures importantes, tout en ne gardant que des liens assez faibles avec Cavaillon.

  • 29 Voir la contribution de M. Ramage, « Appropriation du sol et construction de la communauté de Cavai (...)
  • 30 Je renvoie ici aux travaux de Zerner, Le Cadastre, le pouvoir…, op. cit.

15La place importante de l’évêque est encore visible aux xive et xve siècles et se fonde sur un réseau social bien constitué, ainsi que sur un arrière-plan économique favorable. C’est dans ce cadre que commence une lente affirmation de la communauté des habitants et de leur capacité à définir un territoire qui passe par la mise en place d’un droit spécifique malgré les résistances du système seigneurial et du gouvernement pontifical. Ce territorium de Cavaillon est déjà mis en valeur à partir du xiie siècle selon des modalités économiques, sociales et sans doute techniques, qui dépendent de la situation politique. Comme le montre Maëlle Ramage dans ce même volume, ce sont les relations entre la communauté et ses seigneurs – l’évêque et, à partir de 1274, le pape – qui permettent à la communauté d’obtenir une reconnaissance juridique effective et de prétendre à une certaine autonomie dans la gestion des biens communs29. Cela passe avant tout par l’utilisation de l’écrit, bien visible grâce, par exemple, à la réalisation d’un livre d’estime réalisé entre 1414 et 1417 par les membres de la communauté30 ou par le recours extrêmement fréquent aux notaires. Le recours particulièrement fréquent à une documentation écrite centrée sur le crédit de la part des habitants de Cavaillon ne cesse de nous surprendre. Ce crédit était géré, avant la peste de 1348, par des banquiers italiens, des Lombards, puis par des Juifs, ou encore par des familles nobles ou par les notaires eux-mêmes. En suivant les analyses de Gaëlle Le Dantec, on découvre une intense activité fiscale au sein de la ville, signe d’un dynamisme certain malgré l’horizon local de la majorité des transactions.

  • 31 Sur Gui de Cavaillon voir S. Guida, « Per la biografia di Gui de Cavaillon e di Folco d’Avignon », (...)

16Au Moyen Âge, Cavaillon est donc une ville d’évêques, de chanoines et de notaires. C’est ce passé qui est ici dévoilé par une série d’approches nouvelles. Les contributions qui composent ce livre dévoilent l’histoire particulière de la cité au Moyen Âge : une histoire qui permet d’interroger Cavaillon dans son espace régional – économique, social, culturel, et politique – mais qui dépasse largement et fréquemment ces frontières géographiques. C’est à Cavaillon que séjourne le marquis de Provence, Raymond VII de Toulouse, lorsqu’il prépare ses expéditions en terre d’empire ; c’est à Cavaillon que s’arrête le pape Innocent IV, qui y consacre, en 1251, la cathédrale ; c’est à Cavaillon, enfin, que vivent de véritables personnalités régionales et « internationales » de leur époque. Voici Gui, le troubadour, qui reçoit le titre vicomtal en 1225 et qui, à cause de son engagement politique en Languedoc et en Provence pour les comtes de Saint-Gilles, perd tout le patrimoine familial. Voilà Philippe Cabassole qui, en suivant les traces de son père, Jean, fait une belle carrière ecclésiastique et politique : chanoine de la cathédrale, évêque de Cavaillon, puis vice-chancelier du roi de Naples en 1333-1334, recteur du Venaissin en 1362, évêque de Marseille en 1367 et enfin cardinal jusqu’à sa mort en 137231.

17Bien évidemment, il reste encore beaucoup à faire, notamment pour les xiie et xiiie siècles qui, dans l’histoire de Cavaillon, sont des siècles fondateurs méritant d’être mieux interrogés dans le futur, et ce, malgré une réelle pénurie documentaire. De fait, les sources conservées aux archives municipales, aux archives départementales de Vaucluse ou encore à l’Archivio Apostolico Vaticano peuvent encore dévoiler d’agréables surprises, tout comme cela pourrait être le cas des recherches archéologiques et des études du bâti urbain. En l’état, ce recueil entend faire un point sur les connaissances actuelles sur Cavaillon et rendre hommage à l’histoire médiévale d’une ville encore trop souvent oubliée.

Notes

1 « Cavaglione, città de gli antichi e propri Cavari […] è sede episcopale, piccola di tre mila abitanti in circa, ne le mancano molte famiglie nobili, contuttociò è poco riguardeuole nè suoi edifici, ma riguardeuolissima per l’amenità e delizie del suo territorio, che non pure è il più bello di tutto il Venesino, ma eziandio non cede ai più pingui e più vaghi d’altre Provincie », S. Fantoni Castrucci, Historia de la città di Avignone e del Contado Venesino, Venise, Gio. Giacomo Hertz, 1678, p. 86.

2 D’après les conseillers municipaux d’Avignon, Fantoni a écrit « une mauvaise histoire […] faite sans ordre et pleine d’erreurs ». Sur la polémique qui entoure le projet d’écriture d’une histoire d’Avignon à la fin du xviie siècle, voir G. Bayle, Léon Ménard, auteur de l’Histoire de Nîmes, à Avignon, Nîmes, F. Chastanier, 1895, p. 13.

3 C.-F. Achard, Description historique, géographique et topographique des villes, bourgs, villages et hameaux de la Provence ancienne et moderne, du Comté-Venaissin, de la principauté d’Orange, du comté de Nice, etc., pour servir de suite au Dictionnaire de la Provence, Aix, Pierre-Joseph Calmen, 1787, I, p. 432. Sur sa méthode : R. Bertrand, « Un savoir régional : le Dictionnaire de la Provence du docteur Claude-François Achard (1785-1788) », dans Briquel D. (dir.), Écriture et transmission des savoirs de l’Antiquité à nos jours, Paris, Éditions du Comité des travaux historiques et scientifiques, 2020, p. 165‑178.

4 E. Girault de Saint-Fargeau, Guide pittoresque du voyageur en France, Paris, Firmin Didot frères, 1844, p. 494‑495 [1re édition 1838].

5 Il suffirait de citer ici l’incessante activité de l’association Kabellion et les nombreuses publications issues des rencontres qu’elle a organisées. On peut aussi citer, à titre d’exemple, la tentative de synthèse de G. Jau, Cavaillon, pages d’histoire, Aix-en-Provence, Édisud, 1990.

6 En 2006, une exposition et un catalogue organisés par la conservation des musées et le service d’archéologie du département de Vaucluse ont mis en exergue la singularité et l’importance de Cavaillon dans l’Antiquité. Voir P. de Brun, A. Dumoulin, La Colline Saint-Jacques de Cavaillon (Vaucluse) avant l’occupation romaine, Nîmes, Larguier, 1938 et Aux origines de Cavaillon, archéologie d’une ville antique. Catalogue d’exposition, Avignon, Publication du conseil général de Vaucluse, 2006.

7 À ce sujet se référer au riche inventaire du mobilier sacré réalisé par F. Reynier, « Le mobilier du xviie siècle dans la cathédrale de Cavaillon », In Situ. Revue des patrimoines, 1, 2001, p. 1‑26.

8 Voir par exemple F. Meyer, « Être évêque à Cavaillon dans la seconde moitié du xviie siècle. Jean-Baptiste de Sade-Mazan (1665-1707) », Provence historique, 66, 2016, p. 137‑151.

9 Voir la contribution de F. Guyonnet et É. Porcher, « L’apport de l’archéologie à la connaissance de Cavaillon au Moyen Âge », dans ce volume, au chapitre 8.

10 Voir R. Guild, F. Guyonnet, É. Sauze, « Cavaillon, Notre-Dame et Saint-Véran », dans Codou Y., Pécout T. (dir.), Cathédrales de Provence, Strasbourg, La Nuée bleue, 2015, p. 271‑285, ainsi que le chapitre 9 de ce volume.

11 Lire par exemple la description qu’en fait Prosper Mérimée dans ses Notes d’un voyage dans le midi de la France, Paris, Librairie du Fournier, 1835, p. 208‑209 : « L’arc romain de cette ville était autrefois enclavé dans le palais épiscopal ; les évêques en voulaient aux monuments antiques. Aujourd’hui ce palais est démoli, et l’arc, engagé par une de ses faces latérales dans un mur d’enceinte du Moyen Âge sépare le jardin de la cure d’un pensionnat de demoiselles. »

12 Sur ce sujet, la bibliographie et les exemples sont nombreux. Se référer, pour avoir une vision générale, à A. Renoux (dir.), Palais médiévaux (France-Belgique) : 25 ans d’archéologie, Le Mans, Publications de l’université du Maine, 1994, notamment p. 114‑118.

13 Je me réfère aux mémoires de DEA de J.-C. Cassard, J. Chiffoleau, H. Peretti, Études sur la société à Cavaillon et dans sa région au début du xive siècle d’après les actes notariés, mémoire de DEA (dir. J. Heers), ENS Saint-Cloud/Paris X-Nanterre, 1973 et de J.-P. Bony, L’Administration de la ville de Cavaillon 1240-1592, mémoire de DEA, faculté d’Aix-en-Provence, 1981. Voir surtout la synthèse de J. Chiffoleau, « L’espace urbain et l’espace régional de Cavaillon vers 1320-1340 », Provence historique, 106, 1976, p. 287‑300.

14 M. Zerner, Le Cadastre, le pouvoir et la terre : le Comtat Venaissin pontifical au début du xve siècle, Rome, École française de Rome, 1993 et M. Zerner, « Mise en valeur des terres et population dans le midi de la France à la fin du Moyen Âge : comparaison avec le xviiie siècle, d’après les cadastres de Cavaillon et sa région », Provence historique, 26, 1976, p. 3‑19 ; G. Butaud, Guerre et vie publique en Comtat Venaissin et à Avignon (vers 1350-vers 1450), thèse de doctorat (dir. M. Zerner), université de Nice-Sophia-Antipolis, 2001 ; V. Theis, Le Gouvernement pontifical du Comtat Venaissin, vers 1270-vers 1350, Rome, École française de Rome, 2012 ; C. Polo, Les Résidences aristocratiques dans le Comtat Venaissin (xive-xve siècles), thèse de doctorat (dir. G. Castelnuovo), université d’Avignon, 2021.

15 Voir, à titre d’exemple, S. Balossino, G. Butaud, F. Guyonnet, « Les tours en ville. Noblesse et habitat à Avignon et dans la région comtadine (xie-xve siècle) », Provence historique, 260, 2015, p. 403‑430, et G. Butaud, F. Guyonnet, « Le développement urbain en Comtat Venaissin (xie-xve siècle) », dans Chave I. (dir.), Monuments d’Avignon et du Comtat Venaissin : empreinte et influence de la papauté (xive-xviiie siècle). Congrès archéologique de France, 175e session, 2016, Paris, Société française d’archéologie, 2018, p. 33‑54.

16 M. Ramage, Ville et pratiques d’écriture : l’espace d’une communauté à Cavaillon, mi-xiiie-xve siècle, thèse de doctorat (dir. C. Gauvard, B. Laurioux), université Paris 1-Panthéon-Sorbonne, 2014. Voir aussi M. Ramage, « Le notariat, pratique juridique et sociale : les lieux de souscription des actes à Cavaillon au début du xve siècle », Médiévales, 59, 2010, p. 127‑143.

17 G. Le Dantec, « Crédit et source notariale à Cavaillon (xive-xve siècles). Essai de typologie », dans Menant F., Redon O. (dir.), Notaires et crédit dans l’Occident méditerranéen médiéval, Rome, École française de Rome, 2004, p. 307‑335.

18 Je renvoie surtout à F. Guyonnet, « Quelques réflexions sur Cavaillon et sa topographie religieuse dans l’Antiquité tardive et haut Moyen Âge », Dix ans d’archéologie en Vaucluse. Études vauclusiennes, 77‑78, 2011, p. 63‑71.

19 M. Ferrand, La Maison « des chanoines » de Cavaillon. Histoire, archéologie, histoire de l’art au cœur d’une topographie urbaine (xiie-xvie siècle), mémoire de master (dir. G. Castelnuovo), université d’Avignon, 2016.

20 F. Guyonnet, « Cavaillon – Mikvé (ou bain rituel juif) », Archéologie de la France-Informations, Provence-Alpes-Côte d’Azur, 2007 (journals.openedition.org/adlfi/6271, consulté le 12 mars 2022).

21 F. Guyonnet, « Archéologie des juifs du pape en Comtat Venaissin : acquis et perspectives », dans Salmona P., Sigal L. (dir.), L’Archéologie du judaïsme en France et en Europe, Paris, La Découverte, 2011, p. 115‑128.

22 Chiffoleau, « L’espace urbain… », art. cité, no 2, p. 287.

23 À titre de comparaison pour la fin du xiiie et le début du xive siècle : É. Baratier, La Démographie provençale du xiiie au xvie siècle, Paris, SEVPEN., p. 109‑115.

24 Sur cette charte bien connue : L. Duhamel, Le Canal de Saint-Julien (historique et documents), I : 1171-1818, Cavaillon, Mistral, 1901, p. 5‑9. Voir aussi L.-H. Labande, « Les chartes de l’évêché et les évêques de Cavaillon au xiiie siècle », Revue d’histoire de l’Église de France, 1, 1910, p. 82‑104, et notamment p. 83.

25 Cela était rappelé aussi par É. Baratier, Enquêtes sur les droits et revenus de Charles Ier d’Anjou en Provence (1252 et 1278), Paris, Bibliothèque nationale, 1969, surtout p. 36.

26 « Haec sunt statuta Cavellicensi facta per Alphantum Romeum, Raimundum Botinum, Hugonem Isnardum, Petrum Chauvennam, Bertrandum Gaufridum, Franconem consules Cavellicensi […] et tocius eiudem civitatis consilii », AM de Cavaillon, AA 1, no 1. Sur les statuts cavaillonnais, voir É. Anheim, P. Bernardi, M. Ramage, V. Theis, « La notion de libri statutorum : “tribut philologique” ou réalité documentaire ? Les statuts communaux du Moyen Âge conservés pour l’actuel département de Vaucluse », Mélanges de l’École française de Rome - Moyen Âge, 126/2, 2014, p. 85‑103.

27 AM de Cavaillon, AA 1, no 1 (copie dans AD de Vaucluse, 4 G1, no 27bis).

28 Voir par exemple J. Chiffoleau, « Les gibelins du royaume d’Arles : notes sur les réalités impériales en Provence dans les deux premiers tiers du xiiie siècle », dans Guichard P., Lorcin M.-T., Poisson J.-M., Rubellin M. (dir.), Papauté, monachisme et théories politiques : études d’histoire médiévale offertes à Marcel Pacaut, Lyon, Presses universitaires de Lyon, 1994, p. 669‑695.

29 Voir la contribution de M. Ramage, « Appropriation du sol et construction de la communauté de Cavaillon, 1275-milieu du xive siècle », Hypothèses, 2011/1, 2014, p. 195‑205.

30 Je renvoie ici aux travaux de Zerner, Le Cadastre, le pouvoir…, op. cit.

31 Sur Gui de Cavaillon voir S. Guida, « Per la biografia di Gui de Cavaillon e di Folco d’Avignon », Cultura Neolatina, 32, 1972, p. 189‑210 et M. Aurell, « Le troubadour Gui de Cavaillon (vers 1175-vers 1229) : un acteur nobiliaire de la croisade albigeoise », dans Les Voies de l’hérésie : le groupe aristocratique en Languedoc (xie- xiiie siècle). Actes du 8e colloque d’histoire médiévale du Centre d’études cathares René-Nelli, Carcassonne, 28 août-1er septembre 1995, Carcassonne, CVPM, 2001, II, p. 9‑36. Sur le parcours de Philippe Cabassole, voir M. Hayez, « Cabassole, Philippe », dans Dizionario biografico degli italiani, XV, Rome, Istituto della Enciclopedia Italiana Treccani, 1972, p. 678‑681.

Auteur

Simone Balossino est médiéviste et maître de conférences à l’université d’Avignon. Ses recherches portent sur l’histoire politique et sociale des cités de la France méridionale au Moyen Âge. Parmi ses travaux, on rappelle I podestà sulle sponde del Rodano. Arles e Avignone nei secoli xii e xiii (Viella, 2015) et le livre publié en 2021 aux Éditions Universitaires d’Avignon, Le Pont d’Avignon : une société de bâtisseurs (xiie-xve siècle). Il a été directeur d’équipe du programme ANR PAVAGE. Le pont d’Avignon : archéologie, histoire, géomorphologie, environnement, reconstruction 3D.

© Éditions Universitaires d’Avignon, 2022

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