1J’ai attiré l’attention un peu plus haut sur certains repères mémoriels par lesquels la saga banataise est entrée dans la conscience collective, au croisement du mythe, de la mémoire et de l’histoire.

2Le fait d’avoir recherché et interviewé à La Roque les personnes qui témoignent ici m’a permis d’explorer un Banat différent de celui d’origine et pourtant reconnaissable comme tel.

3Au moment de leur installation, la presse, en Allemagne comme en France, évoquait ces Banatais qui « ont fait renaître le village de ses propres cendres », « ont transformé des lieux désertiques en une heureuse vallée florissante », « ont fait fleurir les pierres », « ont réalisé une des plus magnifiques reconstructions ». En écoutant ces acteurs non officiels de la mémoire, nous passons du récit de leur réussite à l’évocation du prix payé pour réussir toutes ces choses. Chacun évoque le chemin personnel parcouru, compliqué et douloureux, ce qu’il a fallu laisser derrière soi, oublier, ce qu’on décide de se rappeler.

4Les Méridionaux de la région furent probablement surpris lors de l’arrivée des Banatais. Ils ne pouvaient pas savoir, dans les années 1950, qu’un demi-siècle plus tard, « la différence » des nouveaux venus ne serait plus qu’un souvenir. Aujourd’hui, les nouveaux venus d’antan sont les anciens du village. Leur présence, à l’époque très visible et importante, est désormais discrète, davantage signalée comme un élément pittoresque, juste bon à faire de la publicité au village et à éveiller la curiosité des touristes ou des voyageurs occasionnels. Pour les jeunes, ce qu’ils racontent n’est qu’une histoire lointaine, une sorte de conte d’antan.

5Que trouve-t-on au-delà de « l’aventure fascinante » dont on parle, du « destin étonnant » sur lequel Pierre Gonzalvez allait écrire un livre en 2003 : « Un récit historique », comme il le dit, pour lequel il s’est documenté dans les archives ministérielles et de l’État (c’est la part de nouveauté du livre).

6Pour lui, le Banat est une terre lointaine et exotique, située quelque part dans une Europe danubienne (qu’il est intéressant de comparer avec les images que se font du Banat des voyageurs étrangers, analysées par Docea, 2007) vers laquelle il voyage comme s’il allait au bout du monde ; la recherche entreprise ressemble aux grandes expéditions qui se terminent par le triomphe de l’explorateur. Le modèle à travers lequel il lit le destin des Banatais est rapporté aux grands déplacements de populations en Europe, à la fluctuation des frontières, aux départs et aux retours forcés, ce qui l’amène à évoquer jusqu’à l’histoire de ses propres ancêtres qui, à la fin du xix^e siècle ont pris le chemin de l’Algérie.

7Tandis que le maire Joseph Bernhardt cherche dans le livre de Gonzalvez « de l’information objective » et le voit comme « une fresque historique », un rappel émouvant de ceux qui ont été acteurs de « cette épopée » et qui ne sont plus en vie (Gonzalvez 2003, p. 9‑19), les gens déjà âgés, ayant vécu l’installation à La Roque, cherchent surtout, quant à eux, des informations plus précises, une preuve que la mémoire et l’histoire se confirment réciproquement. Mais, plus que cela, l’inclusion de leur histoire dans un livre est l’occasion de faire passer les faits du registre du souvenir à celui de ce qui est mémorable, de situer le lieu de la petite communauté banataise dans la grande histoire, à laquelle elle s’est heurtée sans le vouloir.

8N’oublions pas que dès le début, très peu de temps après son arrivée à La Roque, Jean Lamesfeld a lui-même travaillé à ce projet. Il incita les Banatais à construire, sur les ruines d’une ancienne forteresse, une tour du Banat (probablement une réplique de la Tour lorraine de Saint-Hubert). À côté de cet édifice, on célébrait les événements les plus importants. On installa à l’intérieur un petit musée présentant des objets apportés des maisons banataises (dans la limite de ce que pouvaient posséder des réfugiés), objets plus tard disparus, éparpillés, on ne sait comment (même si ma discussion de 2007 avec la fille de Jean Lamesfeld, M^me Giry, ne m’a pas apporté d’éclaircissements supplémentaires, cela vaudrait la peine de revenir sur son récit à une autre occasion). Il paraît que dans l’intervalle entre mon dernier voyage, en 2007, et l’année où est parue l’édition roumaine de ce livre (2012), on a refait un petit musée à La Roque. La façon dont la mémoire devient un objet de patrimonialisation ou participe à un tel processus est un fait digne d’intérêt pour le chercheur, car les enjeux de cette transformation sont en premier lieu identitaires. La rhétorique a cependant changé : il ne s’agit plus de la nation qui, les bras ouverts, reçoit ses fils errants, les Français du Banat, mais de l’action beaucoup plus terrestre et démythologisante de la « fixation des Banatais à La Roque-sur-Pernes », expression que le maire emploie lui aussi depuis 2003.

9Dans cette « petite histoire », reléguée au second plan par les dates, les statistiques, les enjeux politiques (ou autres) des groupes en interaction, beaucoup de choses concernent les individus, leur univers quotidien, familial et une histoire personnelle partiellement effacée par les urgences du présent et du coup difficilement accessible. Pénétrer dans cet univers revient à aller au-delà des projets, des stratégies, des solutions imaginées par les acteurs principaux du processus historique dans lequel étaient pris les Banatais, et du discours des élites sur lui. Pour essayer de rendre familier ce qui ne l’est pas, il faut notamment trouver le bon guide.