1En 2008, l’artiste Douglas Gordon présentait une double exposition, à la Fondation Lambert et au Palais des Papes. Dans la Grande Chapelle, des installations vidéo montraient les lieux investis par des animaux, des ânes qui urinent sur les dalles et un charmeur de serpents officiant sur l’autel. Pour la conservatrice Sophie Biass-Fabiani, il s’agissait de redonner de la sacralité, de manière décalée, à ce vaste espace dénudé. Dans le catalogue de l’exposition, Jacques Chiffoleau évoquait un « rafraichissement du palais » par une réactivation de son pouvoir symbolique¹.

2L’entreprise était audacieuse. Et pourtant, il n’y eut aucun scandale, aucun vandalisme, guère d’hostilité. Rien de comparable aux manifestations provoquées trois ans plus tard par le Piss Christ de Serrano ou aux pétitions demandant le départ de l’éléphant de Barceló qui ornait la place du Palais.

3Bien sûr, le scandale obéit à des mécanismes complexes et on ne peut guère prévoir quand il se déclenchera. J’ai pourtant envie de voir dans la relative indifférence qui a accompagné l’exposition de Douglas Gordon un signe du désintérêt des Avignonnais pour un espace qu’ils fréquentent peu et dont ils ont oublié qu’il fut jadis investi d’une certaine sacralité. Peut-être même s’agit-il moins d’un oubli que d’une séparation radicale entre le Palais et la ville : au xix^e siècle, lorsque Viollet-le-Duc forma le projet de transférer la cathédrale dans la Grande Chapelle, il se vit opposer un refus catégorique du clergé local. Il était impensable de délaisser l’antique cathédrale pour un palais de sinistre mémoire.

4Ces réactions contemporaines invitent à poser un nouveau regard sur l’histoire de la présence à Avignon du chef de l’Église, en réfléchissant à l’impact de ce séjour sur la ville et ses habitants. On a souvent présenté le xiv^e siècle comme l’âge d’or d’Avignon. Est-ce vraiment le cas, et les Avignonnais de ce temps ont-ils tous partagé cet enthousiasme ?

Accueillir le pape

5Le 20 février 1309, quelques jours avant l’arrivée de Clément V à Avignon – il y fait son entrée le 9 mars – des plaintes sont déposées devant le conseil de ville au sujet de multiples constructions sommaires qui encombrent les rues, les places publiques et les lices. Elles ont été aménagées à la hâte par des clercs, des marchands, des courtisans, qui savent depuis quelques mois que le pape va arriver. Le conseil décide leur destruction, avec « l’accord des cardinaux et du camérier du pape », en préservant néanmoins les constructions préparées pour les cardinaux. Tout le monde pense que la cour ne sera que de passage, et qu’il suffira de se serrer un peu pendant quelques mois, voire quelques années.

6Quelle est donc cette ville, que l’on présente un peu facilement comme un havre de paix pour le chef de l’Église dans le contexte compliqué du début du xiv^e siècle, mais qui dispose d’un conseil de ville capable de négocier les conditions de l’installation de la curie ?

7En réalité, Avignon a déjà une longue histoire, et les habitants qui accueillent le pape en 1309 ont probablement entendu les anciens leur raconter les luttes violentes du siècle passé. Ils avaient pris l’habitude de dépendre de souverains lointains, et partagés : le comte de Toulouse et le comte de Provence. L’autonomie de la ville était forte, et elle avait été sanctionnée dès le début du xii^e siècle par la mise en place d’institutions communales dominées par des consuls – un phénomène assez général au monde urbain de ce temps, mais particulièrement précoce ici. À la fin de ce siècle, le lancement de l’ambitieux chantier du pont était le signe d’un fort dynamisme économique et d’un orgueil urbain grandissant. Mais celui-ci fut bientôt rattrapé par les grands mouvements de l’histoire occidentale. En 1226, lorsque le roi Louis VIII descendit la vallée du Rhône pour châtier le comte de Toulouse, décidément obstiné à défendre les hérétiques albigeois – ceux que l’on appellera « cathares » –, les Avignonnais crurent pouvoir lui tenir tête et lui fermèrent les portes du Rhône. Mauvais calcul, car la vengeance du roi, après le siège d’un été, fut violente : murs abattus, amende énorme, humiliation…

8Et pourtant les Avignonnais relevèrent vite la tête, et prétendirent même jouer un rôle dans le grand conflit politique qui opposa le pape à l’empereur Frédéric II. Le comté de Provence étant terre d’Empire, Avignon misa sur l’aigle. Sentant le danger, le pape envoya sur les bords du Rhône des hommes de confiance : un cardinal légat accompagné d’un très bon juriste de Bologne, Zoen Tencarari. Celui-ci se fit élire évêque d’Avignon en 1241, avec la ferme intention de reprendre la ville en main. Mais le parti hostile au pape le chassa cinq ans plus tard, et constitua avec Arles et Marseille une ligue pro-impériale. Le pari était audacieux, car le concile de Lyon de 1245 avait prononcé la déchéance de Frédéric II. Il fut en tout cas perdu : après la mort de l’empereur en 1250, Avignon dut faire sa soumission.

Avignon intramuros vers 1400

Avignon intramuros vers 1400

9Une nouvelle fois, l’humiliation fut sévère : le consulat fut supprimé et le gouvernement de la ville placé sous l’autorité d’un viguier, représentant le pouvoir comtal et contrôlant étroitement le conseil. Deux syndics remplacèrent les consuls, avec un simple rôle d’exécutants. L’évêque Zoen Tencarari put revenir en triomphateur et consolider l’autorité de l’Église, intervenant même dans la nomination du viguier. Il mourut en 1261, et se fit enterrer dans une chapelle du couvent de Sainte-Catherine. Son tombeau existe toujours et son souvenir habite encore le théâtre du Chêne Noir.

10À la fin du xiii^e siècle, Avignon a vu se rapprocher des autorités puissantes. Celle de la papauté, triomphant des hérétiques albigeois puis de l’empereur, et prenant possession du Comtat Venaissin à partir de 1274 – une prise de guerre héritée de la soumission du comte de Toulouse en 1229 ; celle du roi de France également, désormais bien présent sur la rive droite du Rhône, et disposant même d’un relais familial dans le comté de Provence, confié à Charles I^er d’Anjou, frère de Saint Louis.

11C’est donc une ville apaisée qui accueille le pape en 1309, une ville ne dépendant plus désormais que du comte de Provence. Mais c’est surtout une ville qui a été mise au pas, humiliée à deux reprises en quelques décennies, par le roi de France et par le pape, et qui a vu ses libertés communales rognées par les luttes politiques.

12Elle s’est pourtant relevée de ses difficultés du xiii^e siècle. L’enceinte a été reconstruite et protège une communauté de quelques milliers d’habitants dans un espace encore bien lisible sur le plan de la ville actuelle. Il se structure depuis plusieurs siècles autour de sept paroisses installées sur les anciennes artères romaines : Saint-Étienne, Saint-Agricol, Saint-Didier, La Principale, Saint-Geniès, Saint-Pierre, Saint-Symphorien. Mais on y trouve aussi plusieurs monastères féminins, une commanderie de Templiers, une d’Hospitaliers de Saint-Jean-de-Jérusalem, ainsi que les couvents des quatre nouveaux ordres mendiants, installés précocement à la périphérie immédiate de la ville : Dominicains, Franciscains – ou Cordeliers –, Carmes et Augustins.

13En outre, la ville accueille depuis 1303 une université, en vertu d’une bulle du pape Boniface VIII et à la volonté du comte de Provence Charles II d’Anjou. De taille modeste et centrée sur l’étude du droit, sa présence est tout de même étonnante dans une ville de cette dimension. Elle s’explique une fois encore par la situation stratégique d’Avignon face au royaume de France, à un moment de tensions très vives entre Philippe le Bel et Boniface VIII.

14De ces enjeux politiques qui se rapprochent, les citoyens d’Avignon sont sûrement conscients et tentent à la fois d’en tirer profit et d’en conjurer la menace. En 1307, deux ans avant l’arrivée de Clément V, ils protestent énergiquement contre le chantier lancé par les hommes du roi au débouché du pont, sur la rive droite, pour bâtir ce qui est aujourd’hui la tour Philippe le Bel. Pour eux, il s’agit d’un scandaleux empiétement sur un territoire et un édifice qui leur appartiennent. Les soldats du roi resteront, mais les Avignonnais, avec l’aide du comte de Provence, obtiennent tout de même un ajournement du chantier, et probablement une modification du projet initial.

15Ce sont les mêmes qui, deux ans plus tard, s’inquiètent des bouleversements entraînés par l’arrivée du pape et des quelques centaines de personnes qui l’entourent. Il s’agit certes d’une formidable aubaine économique, mais aussi d’une source considérable de difficultés matérielles. Le temps de Clément V est encore celui de l’improvisation, car l’on pense son passage éphémère. Le pape s’installe au couvent des Dominicains, le plus vaste de la ville, et son entourage est contraint de négocier des loyers avec des propriétaires qui n’hésitent pas à faire monter les prix et à se plaindre des mauvais payeurs auprès du pape.

16Tout change avec Jean XXII, à partir de 1316. Il investit le palais de l’évêque qu’il avait occupé quelques années auparavant, fait construire un palais somptueux tout près d’Avignon sur ses terres comtadines, à Pont-de-Sorgue – aujourd’hui quasiment disparu – et se préoccupe très rapidement de mettre en place une organisation plus rationnelle du logement des courtisans, preuve supplémentaire de sa volonté de s’installer assez durablement. Une commission composée de trois cardinaux – tous italiens – et de trois délégués du conseil de ville élabore une réglementation du logement en quatorze articles. Elle prévoit un groupe d’assignateurs – deux nommés par le conseil de ville et un par la cour pontificale – et un groupe de taxateurs – deux nommés par la ville, deux autres ainsi qu’un président désignés par la cour pontificale. Le premier groupe se chargera d’assigner un logement à chaque curialiste, en fonction de son état, et de fixer un loyer au mois dont le paiement sera ensuite contrôlé par les taxateurs. Les propriétaires contraints de « livrer » leur maison – c’est l’origine du terme de « livrées » désignant les palais cardinalices d’Avignon – se verront assigner un autre logement.

17Ce système permet d’éviter l’emballement de la spéculation immobilière, et assure en contrepartie aux propriétaires la garantie de paiement des loyers : si un curialiste quitte son logement sans payer, il devra verser quatre fois le montant de sa dette, la moitié au propriétaire et la moitié à la chambre apostolique.

18On devine le souci de ne pas s’aliéner la population, en associant étroitement le conseil de ville à l’organisation du logement et en assurant le versement des loyers. Cela se traduit néanmoins par un véritable entassement dans la vieille ville, qui déborde rapidement de son enceinte du xii^e siècle. On se rend compte peu à peu que le pape renonce à un retour à court terme en Italie et que l’installation à Avignon va durer. À l’exemple du pape qui agrandit le palais de l’évêque, les cardinaux se mettent donc à acheter des maisons qu’ils démolissent ou transforment pour construire de véritables palais (fig. n^o 14).

Fig. n^o 14 : Ancienne livrée du cardinal Annibale di Ceccano

19Désormais, la ville moyenne des bords du Rhône est devenue une capitale.

Vivre dans une capitale

20En peu de temps, la population d’Avignon se trouve profondément bouleversée par l’arrivée de nouveaux venus : les fonctionnaires de la cour – 500 à 600 personnes au minimum –, l’entourage des cardinaux – une bonne cinquantaine pour chacun des quelques vingt cardinaux –, des quantités de marchands, d’artisans, italiens ou français, qui viennent profiter de l’activité économique. Avignon devient une ville cosmopolite, une ville d’immigrés.

21Cela entraîne la cohabitation d’habitants relevant de statuts différents : les citoyens d’Avignon d’une part, qui relèvent de l’autorité du viguier ; les nouveaux venus d’autre part, qualifiés de courtisans et qui relèvent directement de la cour pontificale, à savoir du maréchal de justice ; sans oublier enfin une communauté juive assez importante, qui existait déjà mais qui grossit du fait des expulsions temporaires subies en France puis dans le Comtat. Quelques rares documents permettent d’évaluer l’importance de cette population. En 1358, une liste de citoyens venus prêter serment à leur nouveau seigneur pape, dix ans après l’achat de la ville à la reine Jeanne de Naples, comporte 1 062 noms de chrétiens et 209 noms de juifs. Il s’agit seulement de chefs de famille, à la tête de foyers comportant femme, enfants et serviteurs, ce qui permet d’évaluer à 5 000 ou 6 000 personnes cette population proprement avignonnaise.

22Les courtisans sont connus grâce à un précieux document, le Liber divisionis, confectionné à partir de 1371 en prévision du retour à Rome de Grégoire XI. Celui-ci aurait souhaité que tous ceux qui ne le suivent pas deviennent citoyens d’Avignon, mais le choix de chacun est finalement respecté et soigneusement consigné. Sur 3 830 courtisans interrogés, 2 359 choisissent de le rester, et 1 471 préfèrent devenir citoyens d’Avignon, ce qui donne l’impression d’une intégration encore assez faible de cette population. Avec 15 000 à 20 000 personnes, ce groupe dépasse largement le nombre des citoyens d’Avignon. Il faut en outre rajouter des catégories qui ne rentrent pas dans ces décomptes : les fonctionnaires pontificaux – environ 600 personnes – et le clergé avignonnais, comportant peut-être 200 à 300 membres.

23On peut donc évaluer autour de 25 000 habitants stables la population avignonnaise dans les années 1360-1370, auxquels il faut encore ajouter les pauvres et les visiteurs de passage, pour un séjour plus ou moins long. Mais ce chiffre est celui de la population après les ravages de la Grande Peste, frappant très durement en 1348, puis à nouveau en 1361. À son apogée, au début des années 1340, la ville d’Avignon a donc pu accueillir plus de 40 000 personnes, ce qui en faisait une ville assez considérable, bien loin néanmoins du niveau de Paris ou des grandes villes italiennes qui dépassaient les 100 000 habitants. Il est intéressant aussi de se souvenir que l’intramuros avignonnais ne regroupe plus aujourd’hui qu’environ 15 000 habitants…

24Il apparaît ainsi que les nouveaux arrivants sont devenus rapidement plus nombreux que les citoyens. L’intégration économique et sociale est réelle, et se manifeste notamment dans le dynamisme des confréries. La plus importante, celle de Notre-Dame-de-la-Major, regroupe la plupart des Italiens, qui constituent le groupe le plus important parmi les immigrés. Néanmoins, ces nouveaux venus se sentent sans doute davantage habitants de la « cour romaine » qu’Avignonnais, et cela s’exprime dans le choix de la majorité d’entre eux de conserver le statut de courtisan au moment du départ du pape.

25Cette affluence a naturellement des conséquences dans l’espace urbain. La ville déborde rapidement de ses anciennes murailles. De nombreux lotissements sont créés à l’extérieur, formant des bourgs dont le parcellaire régulier est encore bien visible sur le plan actuel de la ville, par exemple dans le quartier du Bourg Neuf – un toponyme hérité de cette période –, ou à proximité de la porte Saint-Lazare. Le contraste est sensible entre la vieille ville surpeuplée aux rues très étroites et enchevêtrées – deux à trois mètres de large au maximum – et les nouveaux quartiers à l’urbanisme plus rationnel, où les espaces verts, les vergers, les jardins sont encore très présents.

26Les nouvelles constructions sont nombreuses, les églises et les couvents sont agrandis, la ville est un chantier permanent, mais la structure des édifices religieux reste bien en place, ce qui montre les limites de l’appropriation de la ville par le nouveau pouvoir. Même si l’église Saint-Étienne est déplacée pour faire place à la chapelle du palais pontifical, le réseau des sept paroisses reste inchangé et les établissements monastiques étaient déjà présents avant l’arrivée du pape. La fondation par Jean XXII de la chapelle Notre-Dame-du-Miracle, à l’extérieur de la vieille ville, fait figure d’exception.

27L’ambiance de cette ville d’immigrés est marquée par la multitude des auberges, des tavernes, qui accueillent les voyageurs de passage, toujours plus nombreux. Ceux-ci peuvent visiter aussi les « bordels » qui se sont installés dans les nouveaux quartiers pour encadrer une prostitution relativement importante et assez bien tolérée.

28Ce n’est que tardivement, dans les années 1350 sous le pontificat d’Innocent VI, que commence la construction de la nouvelle enceinte, particulièrement ambitieuse par sa taille, et qui marque aujourd’hui le paysage et la vie de la cité. À ce moment, le pape est devenu de plein droit le seigneur d’Avignon, et les difficultés s’accumulent.

Subir ou agir : crises et aléas politiques

291348 est une année marquante, pour l’ensemble de l’Occident et particulièrement pour la ville d’Avignon. Le 13 février, une ambassade menée par Jean d’Aurons, syndic d’Avignon, et un certain Dalmas Brotinel, envoyés par le conseil de ville, se présente à Aix devant la reine Jeanne, comtesse de Provence.

30Les deux ambassadeurs la supplient :

[…] de promettre avec serment et avec bienveillance que la dite dame reine ne vendra ni n’échangera ni ne donnera en gage ou transférera sous quelque titre que ce soit la dite cité d’Avignon à quelque personne, collège ou communauté de quelque état ou prééminence qu’il soit, qu’elle leur promette et jure s’il lui convient, qu’elle n’aliénera jamais la dite cité d’Avignon ni ne la vendra ni la donnera² […].

31Et si quand même elle se décide à le faire,

[…] qu’elle convienne avec serment avec lesdits syndics et ambassadeurs et par eux à la dite communauté et son conseil, qu’elle-même ou celui auquel la cité serait transférée ou aliénée, ne pourrait contraindre la dite communauté ou les personnes particulières à prêter quelque hommage ou serment de fidélité³.

32En effet, Jeanne a l’intention de vendre. Elle a besoin d’argent et du soutien du pape dans ses démêlés napolitains. Elle est accusée du meurtre de son premier mari, André de Hongrie, et elle a besoin d’une dispense pontificale pour épouser son amant Louis de Tarente.

33Visiblement, les Avignonnais ne sont pas enchantés de cette perspective. Ils avaient l’habitude d’un seigneur lointain, et craignent sans doute le passage sous l’autorité d’un pape qui vit dans leurs murs, protégé par une forteresse qui ne cesse de grandir. L’insistance des ambassadeurs à éviter un nouveau serment de fidélité paraît significative.

34Jeanne, pourtant, ne les écoute pas. Elle fait son entrée à Avignon au mois de mars, et la vente est conclue le 9 juin, pour la jolie somme de 80 000 florins. Ce changement de main n’entraîne cependant aucun bouleversement immédiat pour la population, dont la diversité des statuts persiste. La ville reste sous le gouvernement d’un viguier, désormais nommé par le pape. Elle constitue dès lors un État pontifical, au même titre que le Comtat qui reste bien distinct. On remarque tout de même qu’il faut attendre dix ans pour que le serment de fidélité au nouveau seigneur soit exigé des Avignonnais, signe peut-être d’une volonté d’apaiser les craintes qui s’étaient manifestées en 1348.

35Comme un malheur n’arrive jamais seul, à la fin du mois de janvier, quelques jours avant l’ambassade des Avignonnais à Aix, la Peste noire a débarqué à Avignon, faisant des ravages en quelques mois. On peine à imaginer la violence du fléau, la pire catastrophe qu’ait connue l’Occident. La maladie oubliée depuis des siècles frappe de plein fouet les villes surpeuplées, décime les populations. Il est impossible d’en dénombrer les victimes, et les chiffres donnés pour Avignon par quelques chroniqueurs sont démesurément exagérés, signe de l’affolement des témoins. Mais il n’est pas impossible de croire que plus d’un tiers de la population ait été fauché en quelques semaines. Toutes les solidarités traditionnelles vacillent, on fait appel à de pauvres et robustes gaillards pour enterrer à la va-vite des milliers de corps loin de la ville, à Champfleury. Le désarroi semble total. Et pourtant, en dépit de la mort de six cardinaux et d’une centaine d’officiers pontificaux, les affaires continuent et ce terrible contexte n’empêche pas la conclusion de la vente de la ville à la reine Jeanne. Enfermé dans son palais, le pape Clément VI organise des processions pour implorer la grâce divine et parvient à garder suffisamment de raison pour protester énergiquement contre les persécutions frappant les communautés juives injustement accusées. Et son médecin Guy de Chauliac se démène pour tenter de comprendre les origines du mal et en trouver des remèdes. Au bout de quelques mois le mal s’estompe, mais il reviendra bientôt de manière récurrente, en 1361, en 1374, en 1381… Avec l’ensemble de l’Occident, Avignon entre en résilience.

36Pour ne rien arranger, les bruits de la guerre commencent à se faire entendre quelques années plus tard. Des compagnies de mercenaires, ces bandes de « routiers » démobilisés après les premières défaites de la France contre l’Angleterre, descendent le long de la vallée du Rhône, pillant et rançonnant. La menace n’est pas directe, mais la tension monte et oblige à des mesures. Les caisses de la Chambre apostolique servent à éloigner quelques bandes, mais des défenses plus durables s’imposent pour une ville qui a débordé depuis longtemps de ses vieilles fortifications. Le chantier d’une nouvelle enceinte, très ambitieuse par sa longueur, est donc lancé en 1356 afin de protéger les nouveaux quartiers, les bourgs, les couvents, les jardins.

37Tout cela coûte cher, et la fiscalité commence à peser sur les habitants d’Avignon qui doivent regretter le temps où leur seigneur était lointain.

38Il est évidemment difficile, voire impossible, d’imaginer le sentiment des habitants face à la présence du pape, surtout compte tenu de la diversité des communautés, animées d’intérêts différents.

39On devine néanmoins des tensions, des sentiments contradictoires, qui s’expriment particulièrement à l’occasion du Grand Schisme, quand le pape qui revient à Avignon à partir de 1379 n’est plus reconnu que par la moitié de la Chrétienté.

40En 1387, les Avignonnais se passionnent pour un jeune cardinal de dix-sept ans, Pierre de Luxembourg, qui meurt avec la réputation d’un saint et à qui l’on attribue des centaines de miracles (fig. n^o 19). Certes, cela sert la réputation du pape Clément VII, mais ce que l’on admire surtout chez ce jeune homme, c’est la piété, la charité, l’humilité, autant de vertus dont sont habituellement dépourvus les cardinaux. Le malaise est perceptible dans cette frénétique dévotion.

Fig. n^o 19 : Anonyme, Pierre de Luxembourg (fin xv^e s.)

41Les choses se durcissent vraiment quelques années plus tard, sous le pontificat de Benoît XIII. En 1398, lorsque la France décide de ne plus lui obéir, lorsque la plupart de ses cardinaux l’abandonnent, les Avignonnais, après une courte hésitation, se rangent du côté des Français et des cardinaux rebelles, et participent à l’assaut du Palais puis à son siège, qui dure plus de quatre ans (fig. n^o 21).

Fig. n^o 21 : Chronique de Giovanni Sercambi (v. 1400)

42La crise fait apparaître de fortes dissensions au sein de l’élite urbaine, qui éclatent à l’automne 1401. En septembre, on apprend que des enfants sont fouettés pour avoir crié : « Vive le pape, au nom du roi ! » En novembre, un assesseur de la ville, François de Cario, est exécuté, nous dit un chroniqueur, « pour ce qu’il voulait trahir la ville et faire crier : Vive le pape Benoist XIII ! et faire abolir la gabelle et faire mourir plusieurs personnes⁴ ». La sentence est spectaculaire : décapité, son corps est découpé et exposé à travers la ville. Le bras droit orne la porte Saint-Lazare, la jambe droite le portail Imbert, le bras gauche la porte Saint-Michel, la jambe gauche la porte des Miracles, la tête placée sur un bâton place Saint-Didier, et ses entrailles à la « forche de Saint-Pierre dans un cabas⁵ ». Ces restes morbides resteront en place jusqu’au 27 février 1403, date à laquelle ils sont enterrés dans l’église des Carmes. On recherche alors l’apaisement : les pièces de son procès sont brûlées, et l’héritage remis à ses enfants.

43À ce moment, on a compris que le siège ne viendra pas à bout de la résistance du pape. Quelques jours plus tard, une nuit de mars 1403, Benoît XIII s’enfuit, discrètement. Très vite, les Avignonnais envoient une ambassade dans son refuge de Châteaurenard pour implorer son pardon. Les commerçants espèrent déjà un prompt retour.

44Mais la méfiance s’est installée : Benoît XIII ne met plus les pieds à Avignon, et s’occupe de loin de la mise en défense du Palais, dégageant un glacis devant la forteresse, à l’origine de la place actuelle, et ordonnant l’édification d’une muraille pour relier Grand et Petit Palais. Ce sont ces nouvelles défenses qui seront mises à l’épreuve en 1411, pour un nouveau siège plus violent encore que le premier.

45Après le départ du pape et la chute de la garnison catalane du Palais, les Avignonnais ont cherché à profiter de la crise et de l’affaiblissement du pouvoir central pour retrouver une certaine maîtrise de leur gouvernement. Les institutions urbaines sont alors revitalisées, et profondément réformées. On a même pu parler de « révolution démocratique » en 1411. Les nouveaux statuts prévoient trois syndics au lieu de deux, et une élection du conseil de ville par les citoyens répartis en treize groupes de métiers, ce qui restreint considérablement le pouvoir de l’élite. L’expérience ne dure cependant pas longtemps. Dès 1421, l’élection se fait au sein de trois « nations » : les « originaires », les ultramontains, c’est-à-dire les Italiens, et les citramontains, à savoir les nouveaux citoyens venant de l’ouest des Alpes. Peu à peu, les notables reprennent le dessus, et les Italiens s’intègrent dans la population avignonnaise.

46L’autorité du pape est toujours présente, par l’intermédiaire du légat, mais la communauté urbaine a retrouvé une organisation solide, et peut-être une identité.

47On a sans doute tort de parler des « papes d’Avignon ». Les papes, au xiv^e siècle, ont séjourné à Avignon, mais ils n’ont jamais été d’Avignon. « Là où est le pape, là est Rome », et lorsqu’un clerc, un marchand ou un voyageur, venait à Avignon, il disait se rendre « à la cour romaine ». Il n’y a donc pas eu d’investissement pontifical dans l’identité de la ville, ce qui explique sans doute la faible intégration des nouveaux arrivants dans le corps des citoyens, du moins avant le Grand Schisme. Ceux-ci ont largement profité de l’activité économique liée à la présence de la cour pontificale, mais ils ont subi plus qu’accepté la nouvelle autorité, et ont perdu un peu de leur particularité et de leur autonomie. Cela permet de comprendre les tensions de l’époque du Schisme, et les efforts ultérieurs pour réaffirmer une identité, entre la papauté et la France.

48Il y a peut-être encore un écho de ce malaise dans le regard que portent les Avignonnais sur la forteresse qui domine leur paysage.