1Il y a six siècles, les pierres qui abritent aujourd’hui le théâtre du Chêne Noir étaient déjà là (fig. n^o 1). Elles constituaient l’église du couvent de Sainte-Catherine, et préservaient les religieuses cisterciennes qui l’habitaient dans un calme relatif, parfois troublé par les bruits de la ville et les soubresauts du vaste monde.

Fig. n^o 1 : Théâtre du Chêne Noir, ancienne église du couvent Sainte‑Catherine

2En cette année 1411, ces bruits se font plus insistants. À quelques mètres du couvent, le gigantesque palais pontifical est en état de siège. À l’intérieur, une garnison courageuse mais épuisée, composée de 400 à 500 hommes, la plupart catalans, sous le commandement de Rodrigo de Luna, neveu du pape Benoît XIII réfugié en Aragon. Tout autour, des soldats et des mercenaires qui font le siège du Palais au nom d’un autre pape, un certain Jean XXIII, reconnu comme légitime par la plus grande partie de la Chrétienté en tant que successeur d’Alexandre V, désigné par le concile de Pise en 1409 pour tenter de résoudre l’interminable Grand Schisme. Autour de François de Conzié, vicaire de ce pape envoyé à Avignon, il y a là des soldats français, quelques Comtadins, et surtout des mercenaires payés par la ville d’Avignon – 152 hommes d’armes et 182 arbalétriers. C’est la ville qui assume ainsi le plus gros effort d’un siège long et violent qui a débuté au printemps 1410 et a donné lieu à des assauts meurtriers, en février puis au printemps 1411. En mai, on a appris avec angoisse qu’une flotte de vingt-deux navires, envoyée par Benoît XIII depuis la Catalogne, remontait le Rhône pour venir au secours de la garnison assiégée. Dans l’urgence, des chaînes ont été tendues sur le fleuve à Arles pour bloquer le passage des navires. Se sentant isolés après l’échec de cette opération de sauvetage, les Catalans ont enfin accepté un accord conclu le 29 septembre. En échange d’un ravitaillement et de la cessation des hostilités, ils ont promis de livrer la forteresse dans un délai de cinquante jours, espérant peut-être encore une aide extérieure qui ne viendra plus.

3J’ai pensé à cet épisode lorsque Gérard Gelas m’a proposé de venir à l’ombre de son Chêne Noir pour raconter l’histoire des papes venus vivre ici. Lui-même se souvenait d’une pétition lancée comme une provocation pour demander la destruction du Palais devenu le symbole d’un Festival critiqué par la vague printanière de 1968. De la rencontre de ces temps éloignés a surgi le constat qui a guidé ma méditation. À plusieurs reprises, des Avignonnais se sont dressés contre ce Palais, qui a même échappé de justesse à une destruction programmée après le rattachement de la ville à la France en 1791, sauvé par sa transformation en prison et en caserne. Aujourd’hui encore, les relations sont pour le moins distantes entre les habitants et la forteresse qui domine leur ville. Combien d’Avignonnais n’en ont jamais franchi les portes, et ne traversent l’immense place que pour se rendre dans les jardins du Rocher des Doms ? Quant au Festival In, dont la Cour d’honneur est le lieu emblématique, il est parfois perçu comme un corps étranger dans la ville…

4Les pages qui suivent invitent à un assaut d’une autre nature que ceux qui ont été lancés au début du xv^e siècle. Sans bombardes ni trébuchets, il s’agit simplement d’approcher l’immense bâtisse de pierres plantée au cœur de la ville pour comprendre les raisons de sa présence et son rôle dans la construction d’une identité avignonnaise. Un assaut pacifique et amical, à l’image d’Antoine Le Menestrel escaladant lentement le mur de la Cour d’honneur dans le spectacle de Romeo Castellucci, Inferno, un soir de juillet 2008.

5Ce tableau un peu sombre des relations entre les Avignonnais et le Palais peut surprendre et être jugé excessif. Il est vrai que le 700^e anniversaire de l’entrée de Clément V à Avignon a fait l’objet de quelques manifestations en 2009 et le public s’est pressé aux conférences et au spectacle « sons et lumières » organisé sur la place. Mais les hésitations de cette commémoration, tiraillée entre les souhaits de la municipalité, du clergé local, et ceux des universitaires, ont exprimé un certain malaise. Peut-être ne savait-on pas trop quoi fêter… Quant aux approximations historiques du spectacle projeté à cette occasion sur les murs du Palais, elles rappelaient le poids des malentendus et des ignorances qui entouraient encore une telle histoire. Cette tentative malheureuse a été corrigée quelques années plus tard par le très beau spectacle Luminessences, présenté entre 2013 et 2017 à l’intérieur de la Cour d’honneur et montrant un réel souci d’intégrer une histoire revalorisée de la papauté avignonnaise dans une identité locale et régionale. Au risque néanmoins d’une disparition du Palais, devenu un simple écran de projection. Plus récemment encore, en juin 2017, l’accueil chaleureux et consensuel réservé au légat pontifical, le cardinal Poupard, par les communes de l’Enclave des Papes à l’occasion de l’anniversaire de leur rattachement au Comtat par Jean XXII a souligné par contraste les difficultés d’une telle mémoire dans la capitale du Vaucluse.

6On objectera pourtant qu’Avignon est très couramment qualifiée de « cité des papes », et que c’est même ainsi qu’elle est présentée aux automobilistes empruntant l’autoroute A9. Cette expression, qui s’apparente avant tout à un slogan touristique, est en réalité d’un usage assez récent. L’interrogation des moteurs de recherche en ligne permet de constater que son utilisation ne devient fréquente qu’à partir de l’après-guerre. Son origine remonte au xix^e siècle, mais elle est alors utilisée beaucoup plus rarement, et avec réticences : on parle de « l’antique », de « l’ancienne » ou de la « vieille cité des papes », comme pour prendre de la distance avec un passé trop récent et relevant de l’Ancien Régime (fig. n^o 2). Elle apparaît déjà dans un cadre touristique, par exemple dans cet article de la Revue de Paris de 1835 qui décrit la descente du Rhône de Lyon à Marseille, qualifiée de « course fort à la mode » pour « les touristes du monde élégant » :

Ici nous pénétrons sur un sol fécond en paysages. Celui dont Avignon fait partie est surtout riche par les associations d’idées et de souvenirs qu’il comprend. La vieille cité des papes est assise sur la rive gauche du Rhône, avec la moitié de son pont brisé, avec sa gracieuse ceinture de murailles crénelées et leur teinte feuille morte, sur lesquelles de vastes allées jettent une dentelle d’ombre et de lumière. Vis-à-vis, de l’autre côté du fleuve, sont les restes du fort Saint-André, naguère la citadelle la plus avancée des frontières de France. Partout, au milieu de ces paysages, des ruines se mêlent aux riantes productions de la nature champêtre. Sur le front délabré de quelques-unes, on déchiffre Rome païenne ; les autres laissent apercevoir plus lisibles les millésimes du moyen âge : elles sont là pour attester le triomphe de la nature sur les puissances humaines de toutes les époques¹.

Fig. n^o 2 : Isidore Dagnan, Vue d’Avignon et du Pont Saint‑Bénézet, 1833

7Dans ce paysage romantique, on cherche en vain un absent de taille : le Palais ! Il est vrai qu’il est alors en triste état, en partie occupé par les militaires, et que l’on a largement oublié son histoire. Les quelques voyageurs prestigieux qui ont eu la curiosité de franchir ses portes – Charles Dickens, Flora Tristan, Jules Michelet, Prosper Mérimée – en ont donné des récits glaçants, marqués par la personnalité d’une vieille concierge, une certaine madame Gros-Jean, qui faisait frémir ses visiteurs en décrivant un monument d’oppression et de cruauté. La salle des cuisines était présentée comme une salle de torture, dont l’étonnante voûte n’aurait été conçue que pour mieux étouffer le cri des suppliciés !

Regardez, crie Farfadet, c’est là qu’était le four. C’est là qu’ils portaient les fers au rouge. Ces trous servaient à tenir le pieu sur la pointe duquel les victimes, qui pendaient du plafond de tout leur poids, étaient maintenues en équilibre².

8Le Palais, c’est alors un peu une Bastille avignonnaise, le symbole d’un Ancien Régime rejeté et qui n’est là que pour rappeler les souffrances du passé. C’est le regard que porte sur lui le grand Michelet, de passage à Avignon en 1844 :

Celui qui sentira mollir en lui le sens de la Révolution, de la Liberté, qu’il vienne au palais d’Avignon. Quoique le génie militaire ait fait ce qu’il ait pu pour parachever par esprit d’indifférence ce que la Terreur brisa par vengeance, il en reste assez pour l’exécration³.

9Le passé peut être un poids, tout comme les traces qu’il a laissées, ce « Patrimoine » dont la définition et les usages ne cessent d’évoluer au fil des générations : que protéger, avec quels moyens, et dans quel but ?

10Si je propose de partir à l’assaut du Palais, c’est un peu en réaction à une certaine tendance à la sacralisation du patrimoine, figé une fois pour toutes, réservoir de nostalgie pour les adeptes d’une identité fantasmée ou poule aux œufs d’or pour les spécialistes du management culturel. Pour l’historien que j’essaie d’être, il est seulement un témoignage laissé par ceux qui ont vécu avant nous, de manière ni beaucoup plus glorieuse ni beaucoup plus honteuse. C’est en ce sens qu’il est une richesse, puisqu’il permet d’aller à la rencontre de nos frères du passé.

11Cette démarche est possible aujourd’hui, car on profite d’une longue redécouverte du Palais et de son histoire. Elle a été stimulée à la fin du xix^e et au début du xx^e siècle par deux bouleversements majeurs : l’ouverture des Archives vaticanes à une cohorte de chercheurs, dont ceux de la nouvelle École française de Rome, et la remise en valeur du Palais à la suite de l’installation des Archives départementales en 1871, et surtout du départ des militaires en 1906. Débutent alors les grands chantiers de restauration et de reconstruction, menés par Henry Révoil, puis par Henri Nodet et Jean Sonnier. C’est d’ailleurs en 1908 qu’est fondée par le docteur Alfred Pamard la Société des Amis du Palais des Papes, toujours active aujourd’hui.

12Ce long travail, qui se poursuit encore, nous permet de mieux comprendre l’histoire de cet impressionnant Palais et de ses hôtes pontificaux, une histoire qu’il faut maintenant évoquer.

Pourquoi venir à Avignon ?

13Ce que nous dit le Palais, c’est d’abord que des papes ont vécu à Avignon, il y a bien longtemps, au cours du xiv^e siècle. D’emblée cela intrigue, l’Avignonnais comme le visiteur de passage, car ce n’est pas normal : dans l’Église chrétienne dite romaine et catholique, le pape est l’évêque de Rome, le successeur de saint Pierre dont la Ville éternelle conserve les reliques. On s’attend à ce qu’il réside à Rome.

14Mais le siège du pouvoir pontifical est au début du xiv^e siècle bien différent de ce qu’il est devenu aujourd’hui. Le Vatican n’est encore qu’un bourg de Rome autour de la basilique Saint-Pierre – le Borgo –, une excroissance de la ville sur la rive droite du Tibre. Les papes résident alternativement à proximité de la basilique Saint-Jean-de-Latran, qui fait office de cathédrale, et au palais encore modeste du Vatican. Ils sont surtout régulièrement absents de Rome, en général au profit de petites villes de leurs États du centre de l’Italie, Anagni ou Viterbe. On a vu aussi assez souvent des papes venir en France, pour un temps plus ou moins long. On se souvient que c’est à Clermont, en 1095, qu’Urbain II lança son fameux appel à la croisade ; plus récemment, en 1245, c’est à Lyon qu’Innocent IV convoqua un concile pour lutter contre l’empereur Frédéric II qui rendait intenable sa situation en Italie ; et c’est encore à Lyon que se réunit un nouveau concile en 1274, cette fois pour tenter une réconciliation avec les Byzantins.

15Ce qui fait l’originalité de la présence des papes à Avignon, c’est donc moins l’éloignement de Rome que la durée exceptionnellement longue de ce séjour, et surtout la sédentarisation de la curie pontificale dans une solide capitale politique et administrative.

16Pourtant, celle-ci n’était absolument pas préméditée. Il faut le dire clairement : Clément V n’a pas quitté Rome pour s’installer à Avignon. Lorsqu’il arrive sur les bords du Rhône, en mars 1309, il n’a en aucun cas l’intention de s’y établir durablement, et il ne vient pas de Rome où il n’a jamais mis les pieds depuis son élection en 1305. Pendant quatre ans, il n’a fait que circuler en France. Depuis Bordeaux où il était archevêque, il a gagné Lyon pour s’y faire couronner, Poitiers pour rencontrer le roi de France, puis à nouveau Bordeaux et enfin Avignon, une étape parmi d’autres pour préparer le concile qu’il a convoqué à Vienne pour 1311.

17Pour comprendre cet intérêt particulier pour la France et la vallée du Rhône, il faut prendre un peu de hauteur, et considérer l’environnement dans lequel vit Clément V. Son univers, c’est la christianitas, la Chrétienté, un espace géopolitique habité par des sociétés partageant une même culture religieuse et idéologique, celle du christianisme latin. Cet ensemble à l’unité fragile se définit par rapport à ses voisins, détestés ou courtisés.

18L’adversaire principal reste le monde musulman, que l’Occident combat périodiquement depuis plus de deux siècles sur le mode de la croisade, avec Jérusalem comme objectif et comme espérance. Au temps de Clément V, la désillusion l’emporte sur le rêve : tous les États latins fondés au Proche-Orient ont été repris par les musulmans, et le dernier réduit de Saint-Jean-d’Acre est tombé en 1291. Le pape peut encore espérer convaincre les princes de s’engager outre-mer, mais ce projet suscite de moins en moins d’enthousiasme.

19Voisin plus proche, l’Empire byzantin est agonisant. Chrétien lui aussi, mais séparé de l’Église romaine depuis le xi^e siècle, il apparaît comme un frère ennemi. En 1204, les croisés latins se sont emparés de Constantinople, et les Byzantins n’oublient pas cet affront. Au concile de Lyon II, en 1274, la réconciliation était à portée de main, mais elle n’a pas abouti.

20Les Occidentaux préfèrent porter leurs regards plus loin, vers les espaces immenses de l’Orient qu’ils découvrent depuis quelques années. Après l’effroi causé par les hordes mongoles faisant irruption au cœur de l’Europe centrale, il y eut quelques espoirs diplomatiques portés par des ambassades envoyées dans les lointaines steppes, et surtout les expéditions aventureuses des marchands, empruntant l’interminable route de la soie. Au temps de Clément V, les élites occidentales se prennent à rêver à la lecture du Devisement du monde qui relate avec beaucoup de fantaisie les vingt ans passés par Marco Polo en Extrême‑Orient.

21Si l’Europe commence alors à s’ouvrir sur le monde, c’est qu’elle a connu un long essor économique et démographique, depuis trois siècles. Une nouvelle société urbaine, marchande et artisanale se développe, l’argent circule, le monde change et met sous tension les vieilles structures politiques.

22Le pouvoir en Occident n’a jamais été dans les mains d’un seul homme, même si le souvenir de l’Empire romain est resté très fort. On considère que le pouvoir est de deux natures, spirituelle (l’auctoritas) et temporelle (la potestas). L’équilibre entre ces deux pouvoirs et les modalités de leur exercice sont à la racine de la plupart des débats politiques du Moyen Âge. Longtemps, ils ont opposé deux adversaires, le pape et l’empereur. Au xiii^e siècle, un des derniers épisodes de cette lutte a opposé l’empereur Frédéric II aux papes Grégoire IX et Innocent IV. L’empire en est sorti durablement affaibli. En 1302, le pape Boniface VIII peut reprendre à son compte les affirmations théocratiques les plus nettes dans la bulle Unam Sanctam. Mais il se heurte alors à un autre adversaire, le roi de France Philippe le Bel. Lui se veut « empereur en son royaume », prétend par le biais du sacre tenir son pouvoir directement de Dieu, et n’admet pas les ingérences du pape sur son territoire et sur le clergé de France.

23La lutte est sévère, et trouve son apogée à Anagni, en septembre 1303, lorsque le conseiller du roi Guillaume Nogaret, accompagné par l’ex-cardinal Colonna, fait irruption dans la chambre du pape pour lui signifier un acte d’accusation préparé à la cour de France. Le pape parvient à s’enfuir, mais meurt quelques semaines plus tard.

24C’est cette affaire qui occupe l’esprit de tous les dignitaires de l’Église dans les années qui suivent, d’autant que Philippe le Bel s’obstine et veut obtenir une condamnation posthume de Boniface VIII. Cela explique en grande partie le choix des cardinaux, réunis à Pérouse en 1305 après le court pontificat de Benoît XI. Leur hésitation a été longue, mais ils ont finalement choisi d’élire celui qui prendra le nom de Clément V, l’archevêque de Bordeaux Bertrand de Got, pour ses qualités de diplomate et pour sa très bonne connaissance des relations compliquées entre la France et l’Angleterre, l’autre grande opposition politique qui occupe cette période. Voilà aussi pourquoi le pape choisit finalement de ne pas prendre le chemin de Rome et de rester en France pour négocier avec le roi, d’autant qu’un nouveau sujet de discorde surgit en 1307 avec l’arrestation de tous les Templiers par les hommes du roi de France. Clément V parvient à gagner du temps, mais accepte de soumettre ces problèmes à la décision d’un concile, convoqué à Vienne pour 1311. C’est pour préparer celui-ci qu’il prend ses quartiers à Avignon en 1309, sur les terres du comte de Provence Charles II d’Anjou, son vassal en tant que roi de Naples, et tout près du Comtat Venaissin, territoire pontifical depuis le concile de Lyon II de 1274, en vertu du traité de Paris de 1229 qui avait mis fin à la croisade contre les Albigeois.

Les papes à Avignon

25L’affaire aurait pu en rester là, mais voilà que le successeur de Clément V, Jean XXII, difficilement élu à Lyon après deux ans de vacance du pouvoir pontifical, décide, lui aussi, de venir à Avignon où il avait été évêque quelques années auparavant. Il s’installe à proximité de la cathédrale Notre-Dame-des-Doms dans le palais épiscopal qu’il entreprend d’agrandir et qui devient ainsi palais pontifical. Il faut dire que Clément V a profondément modifié l’équilibre du Sacré Collège en y faisant rentrer de très nombreux cardinaux gascons. Désormais, la majorité des cardinaux viennent d’un grand Sud-Ouest français et élisent, pendant plusieurs décennies, des pontifes originaires de ces régions, ne connaissant pas toujours bien l’Italie et dont les réseaux, les contacts et les habitudes sont en France. La situation à Rome et dans les États pontificaux d’Italie étant devenue très tendue, les papes préfèrent gérer de loin cette situation et se construire à Avignon une vraie capitale, en attendant de pouvoir rentrer à Rome.

26C’est pourquoi après Jean XXII (1316-1334), cinq papes se succèdent encore à Avignon : Benoît XII (1334-1342), Clément VI (1342-1352), Innocent VI (1352-1362), Urbain V (1362-1370) et Grégoire XI (1370-1378). Les deux derniers tentent le retour à Rome, et Grégoire XI y parvient en 1377. Mais il meurt un an plus tard et une très grave crise éclate alors, en 1378 : un pape italien, Urbain VI, est élu dans des conditions assez agitées, et il rentre très vite en conflit avec ses cardinaux, encore à majorité français et languedociens. Ceux-ci élaborent un véritable coup d’État et désignent un autre pape en élisant un des leurs, le cardinal Robert de Genève, qui prend le nom de Clément VII. Après avoir tenté en vain de s’imposer en Italie, ce dernier se réfugie finalement à Avignon. C’est le second épisode de la papauté avignonnaise, celui du Grand Schisme, qui oppose pendant près de quarante ans deux papes, et même trois à partir de 1409.

27Cela nous ramène à ce mois d’octobre 1411, à ce siège du Palais, dernier épisode avignonnais de cette lutte. Après la trêve négociée le 29 septembre, les Catalans ne se font guère d’illusion. Retiré à Peñíscola sous la protection du roi d’Aragon, Benoît XIII, le successeur de Clément VII, ne peut plus rien pour le Palais. Le 23 novembre, la garnison évacue, conspuée par les Avignonnais qui se ruent sur les fortifications et détruisent le mur qui avait été élevé entre le Palais et le Petit Palais. Le légat du pape pisan, François de Conzié, a toutes les peines du monde à éviter des pillages plus importants. La forteresse pontificale est ruinée – elle subira même un incendie trois ans plus tard – et la ville est durablement endettée par les frais du siège.

Avignon, État pontifical

28L’histoire ne s’arrête pourtant pas là. Si le pape n’est plus présent à Avignon, ses représentants le sont toujours. La ville a été achetée par Clément VI en 1348 et constitue donc, avec le Comtat Venaissin, un des deux seuls États pontificaux au-delà des Alpes. Le Palais, restauré en partie, devient la résidence des légats, puis des vice-légats. Après l’annexion de la Provence par la France, en 1481, ces États se retrouvent entourés par le royaume, avec toute une série de particularités liées à cette situation, par exemple la présence d’une forte communauté juive, tolérée par le pape alors que les juifs sont interdits de séjour en France.

29En 1536, les Avignonnais et les Comtadins obtiennent le statut de « régnicoles » qui leur permet d’obtenir des offices et des bénéfices ecclésiastiques dans le royaume. Ce geste de François I^er montre que la tentation française de réduire cette « enclave » singulière est toujours présente. Le roi, qui a été reçu à plusieurs reprises à Avignon, n’oublie pas l’intérêt stratégique de la cité dans sa lutte contre Charles Quint.

30Avignon reste pendant longtemps un enjeu dans les rapports de force entre le roi et le pape. À deux reprises au siècle suivant, en 1662-1664 puis en 1688-1689, Louis XIV envahit Avignon, la première fois avec l’appui enthousiaste des habitants qui se sont révoltés contre le pape et ont enfermé le vice-légat dans son palais, pleins d’espoirs dans un rattachement définitif à la France. Mais la ville n’est qu’un élément dans les négociations entre Versailles et Rome, et les Français se retirent lorsqu’un accord est trouvé. Cela confirme néanmoins que le roi garde un œil sur Avignon, et qu’une partie de ses habitants supporte mal la domination pontificale.

31C’est d’ailleurs à ce moment que commence la remise en valeur des papes d’Avignon par l’historiographie française. Les chroniques que le bibliothécaire de Colbert Étienne Baluze publie en 1693 sous le titre Vies des papes d’Avignon constituent une tentative pour rattacher à l’histoire de France le séjour pontifical sur les bords du Rhône.

32Une nouvelle annexion à la France se produit au xviii^e siècle, entre 1768 et 1774, dans le contexte des tensions entre le roi et le pape sur la question de l’ordre des Jésuites. À ce moment, l’intégration culturelle et économique des Avignonnais à la France est devenue très forte, et explique leur ralliement rapide au mouvement révolutionnaire, puis la demande de rattachement, celui-ci devenant effectif en 1791.

33Cette révolution avignonnaise ne se fit pas sans violence. Elle entraîna une guerre avec Carpentras, rappelant au passage la distinction entre les deux États d’Avignon et du Comtat, et une rivalité toujours sensible aujourd’hui. Elle fut marquée surtout par le terrible massacre dit de la Glacière, du nom d’une des tours du Palais dans laquelle une soixantaine de prisonniers accusés de s’opposer au nouveau pouvoir furent brutalement assassinés le 16 octobre 1791. Ce sinistre épisode, qui émut l’opinion jusqu’à Paris, contribua longtemps à nourrir l’image sombre de la forteresse pontificale.

34Le passé contribue fortement à la construction d’une identité. C’est vrai pour un individu, cela l’est aussi pour une société et pour une ville. Un Avignonnais ne connaît pas nécessairement en détail l’histoire de la présence pontificale à Avignon, mais il vit dans des lieux qui ont gardé la trace de son passé, auquel il est donc nécessairement confronté. Les pierres ont une mémoire. La meilleure façon de ne pas en subir le poids est de mettre ce passé en récit, de l’assumer, afin de réaliser que le temps passe, et que nous pouvons observer les gestes de nos ancêtres sans être pour autant condamnés à vivre au xiv^e siècle. Nous comprendrons alors que l’ambivalence qui est la nôtre face au monument qui nous domine n’est pas sans rapports avec la façon dont les Avignonnais ont vécu jadis la présence des papes dans leur ville.