1Si le xvi^e siècle marque le commencement d’une nouvelle phase dans l’histoire du pont d’Avignon, c’est bien à cette époque que prend également fin le rêve du pont médiéval, commencé dans les dernières décennies du xii siècle.

2L’impossibilité de garder en l’état l’ouvrage conçu aux temps des consuls devient une dure réalité. Les travaux, qui augmentaient déjà de façon exponentielle au courant du xv^e siècle, ne peuvent plus freiner la ruine du pont. Dès lors, les constats d’échec se multiplient. Dans une séance du conseil de ville, le 14 décembre 1601, les consuls et les assesseurs présents sont obligés d’écrire dans leur registre de délibérations une constatation qui désormais ne faisait plus de doutes. « La ruyne du pont (…) est tele, qu’il n’est à la puissance de la ville d’Avignon d’y pouvoir y remédier à l’entière réparation¹ ». L’évolution des représentations − depuis le premier dessin réalisé par le peintre Nicolas Dipre dans le cadre d’une procédure judiciaire liée à propriété des îles du Rhône (Fermon, 2018 ; Hollard, 2010) − rend compte d’une dégradation progressive qui surpasse les dégâts, pourtant assez réguliers, des époques précédentes (voir ill. n^o 11, [p. 155 pour la version imprimée]).

Illustration n^o 11 : Plan du port, du pont et du cours du Rhône, xvii^e siècle

3Progressivement s’estompent aussi les bagarres et les affrontements entre les hommes de la rive droite et ceux de la rive gauche. La juridiction du pont et du fleuve est désormais encadrée par une procédure judiciaire qui se joue devant un tribunal. Pour la première fois depuis les contestations de la fin du xiii^e siècle, un tribunal prend en charge la dispute qui concerne la propriété du fleuve et, par conséquent, la propriété du pont qui le traverse. En 1493, puis en 1500, le tribunal du parlement du roi est appelé à juger le différend entre les deux souverains, le roi de France et le pape. Les anciennes controverses sur les limites de leurs territoires et sur la propriété du cours du fleuve prennent une direction nouvelle. L’histoire précise de ces procès, esquissée par Maurice Falque, est délicate et mériterait une étude approfondie.

4Parcourir l’histoire du pont d’Avignon depuis la fin du xii^e siècle jusqu’à l’ouverture du procès du Rhône à l’extrême fin du xv^e siècle permet de reconsidérer l’histoire de la ville et de la région tout entière sous un nouvel angle. Si pour certains la présence d’un pont médiéval sur le Rhône rappelle à tort le rôle capital joué par la ville d’Avignon en tant que demeure des papes ou comme carrefour cosmopolite et culturel, elle révèle au contraire les étapes, non linéaires, complexes et souvent oubliées, des constructions politiques, territoriales et religieuses médiévales.

5Le projet de relier les deux rives du Rhône face à Avignon a été, assurément et constamment, un projet collectif. Ce projet a été bien évidemment stimulé, au départ, par une œuvre caritative, au sein de laquelle le rôle du fondateur et ministre, frère Bénézet, fut décisif. Il fut décisif dans les années initiales du projet, lorsqu’il s’agissait de trouver les moyens financiers pour entreprendre un chantier coûteux. Mais il a été décisif surtout après sa disparition. La construction d’un pont en pierre sur le Rhône était une œuvre si prodigieuse et colossale, à la fin du xii^e siècle, qu’elle a frappé profondément l’esprit des contemporains. C’est la grandeur de cette entreprise qui a placé Bénézet au cœur du projet. C’est elle qui a conduit à l’élaboration, puis à la réinvention de sa vie, une vie sans cesse façonnée et refaçonnée et ce, jusqu’au cœur même du xix^e siècle. La légende du mythique fondateur et sa vénération rapide ont permis de mobiliser, par la dévotion qu’elle a su susciter, les ressources nécessaires pour continuer sa mission première.

6Au-delà de la légende − pourtant si liée à l’histoire du pont qu’elle ne peut lui être dissociée −, le projet de relier les deux rives du Rhône a pu voir le jour grâce à la participation et à la volonté des institutions et de la communauté urbaine tout entière. À partir de l’époque des consuls et de l’évêque Rostang, la communauté avignonnaise, ses édiles, ses évêques, ses artisans ont sans cesse accompagné, appuyé, protégé, soutenu financièrement l’existence du pont sur le Rhône. C’est la conscience de l’utilité d’un tel ouvrage, ainsi que la conscience du prestige qu’il pouvait apporter à la ville, qui ont stimulé les efforts colossaux pour préserver l’ouvrage de siècle en siècle.

7Toutefois, en suivant le rythme des destructions et des réparations qui ponctuent la vie de cette société de bâtisseurs, il apparaît que les Avignonnais n’ont pas, à eux seuls, la maîtrise complète de la destinée de leur pont. Ce passage sur le Rhône a joué, depuis sa construction, un rôle politique majeur dans l’histoire de la région.

8Le constat est indéniable. Le pont, encore partiellement édifié, est le décor de l’une des grandes batailles de la croisade albigeoise, quand le roi de France Louis VIII assiège la ville qui bloquait son chemin en juin 1226. Ses entrées sont au centre de multiples querelles entre les officiers français de Philippe le Bel et les hommes du comte de Provence au début du xiv^e siècle, des contestations qui touchent le droit de passage et la juridiction des rives du fleuve. Sa chapelle, où reposait la dépouille de saint Bénézet, devient une limite majeure entre les terres du pape et le royaume de France lorsque les souverains pontifes séjournent en ville. Sur son tablier se décide le sort de Benoît XIII, le dernier pape à résider à Avignon pendant le Grand Schisme d’Occident. Au-dessous de ses arches se mettent ensuite en scène les nombreuses bagarres entre soldats, hommes du roi et Avignonnais au cours d’un xv^e siècle où chacun tentait de faire valoir ses propres droits.

9Dès sa construction, l’édifice provoque donc, directement ou indirectement, des conflits et permet aux pouvoirs, proches ou lointains, de mûrir l’idée, soutenue par le droit savant de l’époque, que posséder le pont signifie tenir le fleuve et être, avant tout, un souverain. Un souverain qui, de ce fait, garderait le contrôle des routes, du passage, des échanges et des eaux courantes. C’est ce symbole-là qui concentre, sur ce pont fragile et souvent inutilisable, les nombreux intérêts des puissants, des comtes, des rois, des papes et des magistrats locaux. Voilà la raison même qui a poussé les autorités municipales avignonnaises à le garder toujours en fonction.

10Si le projet initial visait à unifier deux rives d’un fleuve situées – il faut se le rappeler – sur un seul et même territoire (celui du diocèse auquel se superposait partiellement celui de la commune), cette liaison a fini par devenir, au fil du temps, et malgré l’objectif initial, le lieu même où se matérialisait une frontière. Une frontière toujours contestée par les Avignonnais, qui savaient lire les anciennes chartes des consuls ou les diplômes des empereurs, mais aussi une frontière sans cesse revendiquée par les agents du roi de France et même avancée depuis la rive droite, au milieu du passage, à la chapelle de saint Bénézet, avec la prétention, parfois, de la voir placée aux pieds des remparts de la ville.

11Après les destructions des xvi^e et xvii^e siècles et à la suite du rattachement d’Avignon à la France, le pont d’Avignon perd son intérêt, son utilité et son rôle mémoriel. Que faire donc d’un vieux pont médiéval ? Certains suggèrent de le reconstruire, d’autres de le détruire entièrement. D’autres encore proposent une médiation et expriment le souhait de sauver d’une ruine assurée le tronçon le moins abîmé : les quatre arches près des remparts de la ville, dont la chute aurait de surcroît compromis la navigation sur le Rhône. Une consolidation, si ce n’est une véritable reconstruction, s’impose.

12Cette dernière décision a été gagnante : le pont d’Avignon est devenu tout autre chose. Désormais, il s’agit d’un pont qui ne mène nulle part et qui fait rêver, pour cette même raison. En oubliant quelque peu les luttes et les violences qui l’ont accompagné, les querelles liées à ses droits de passage, à sa propriété, à son utilisation et à ses réparations, les quatre arches du pont d’Avignon sont devenues, comme tous les édifices médiévaux de la ville, les vestiges de la cité qui avait été, de façon provisoire, le siège de la papauté.

13Plutôt que de se pencher sur la longue lutte pour son contrôle, on préfère désormais mettre l’accent sur la légende de son bâtisseur, ou sur l’idée que le pont sur le Rhône a, de tout temps, relié Avignon au royaume de France. Bien sûr, ce dernier récit cache tout de la longue histoire de l’ouvrage, de cette histoire faite de constructions, de destructions et de reconstructions incessantes. C’est une autre histoire qui est ainsi en train de s’écrire. L’époque du vieux pont sur le Rhône est terminée ; elle a laissé sa place à l’âge du pont Saint Bénézet.