1En avril 1452, Georges de Fontanelle, trésorier général de la ville d’Avignon, est envoyé auprès du pape Nicolas V à Rome pour une importante mission diplomatique. Le mandat que les syndics et le conseil de ville lui ont donné est clairement défini : le souverain pontife doit prendre en compte les difficultés financières de sa ville et la soutenir économiquement. Face au pape, le trésorier énumère les travaux qui mettent sous pression les finances municipales. Parmi les principales difficultés évoquées figurent les travaux de réparation du pont sur le Rhône et notamment de certaines arches qui demandent des travaux récurrents. Une partie du pont, proche des remparts, a été bâtie en bois et nécessite, tous les deux ans, « de biennio in biennio », une reconstruction complète. Le trésorier expose donc le projet de la ville de solidifier cette partie et de la reconstruire en pierre afin de disposer, enfin, de belles arches en pierre de taille, « archate de lapidibus ». Il estime à 8 000 florins la somme nécessaire pour effectuer les travaux : une somme que la ville est, à l’évidence, incapable de lever. La mission auprès du pape démontre clairement ce que la lecture des sources financières locales − les nombreux prix faits, les quittances de payement, la levée extraordinaire des fonds − laissait imaginer : le pont sur le Rhône devient, encore plus que dans les siècles passés, un gouffre financier, dans lequel est engloutie une bonne partie des recettes de la ville et la totalité de celles de l’œuvre.

2Toutefois, pour convaincre le pontife de l’utilité d’une aide extraordinaire, le conseil de ville met en avant un nouvel argument : la richesse de la ville est liée à la bonne conservation du pont qui est un objet de gloire pour la cité pontificale (« in conservatione dicti pontis consistit quasi tota salubritas sue civitatis¹ »). Cet argument a vraisemblablement dû produire un effet positif sur le pape. En effet, Nicolas V monte sur le trône de saint Pierre à un moment favorable pour une relance de l’action pontificale. Le concile de Bâle puis ceux de Ferrare et de Florence ont affirmé la place centrale du pontife romain au sein de l’Église, même si elle doit désormais composer avec de nouvelles théories selon lesquelles l’autorité suprême appartient à l’assemblée des clercs réunie en concile (Payan, 2009, p. 273‑286). Nicolas V se retrouve, de toute manière, à la tête d’une Église de nouveau unie après plusieurs décennies de division. De plus, ce pape, érudit et habile diplomate, est un véritable humaniste. En Italie, il tente d’associer l’image de l’ancienne Rome impériale à celle d’une Rome pontificale, dont le pape est désormais le souverain. Il couronne Frédéric III de Habsbourg en tant qu’empereur, le dernier à être couronné à Rome, à la mode des anciens souverains. Il lance un vaste programme de fouilles afin de mettre en valeur tout ce qui peut redonner au peuple romain la fierté de sa grandeur passée (Gualandi, 2001, p. 123‑160). Cet esprit humaniste se fait sentir également en dehors de la péninsule. Nicolas V s’extasie, dans une lettre envoyée aux magistrats avignonnais, en parlant de cet ouvrage magnifique, avec 22 arches grandes et sublimes et dont les techniques de construction restent admirables. Il soutient donc deux campagnes de travaux sur les deux arches qui étaient détruites (« duo ex eisdem arcubus magna cum ruina collapsi et prostrati »). Ainsi, en juillet, il accorde les revenus de l’évêché de Carpentras à la réparation du pont sur le Rhône². Même si les arches sont rebâties provisoirement en bois − et laissent donc les problèmes structurels entiers − cette correspondance résume bien l’histoire du pont sur le Rhône tout au long du xv^e siècle. Si d’un côté les autorités prennent conscience de l’importance stratégique du pont pour la ville, au moment où les tensions avec le royaume de France augmentent, de l’autre côté les faiblesses structurelles du pont s’aggravent et obligent les magistrats de la ville à un suivi constant des travaux.

D’innombrables travaux

3La situation du pont au terme de la crise du schisme oblige les édiles de la ville à procéder à des travaux de réfection importants et récurrents, en accord avec les recteurs de l’œuvre du pont, qui sont désormais placés sous la gestion directe de la municipalité. L’histoire du pont sur le Rhône au xv^e siècle se lit à travers les livres de comptes qui attestent, très précisément, les efforts faits pour ne pas voir sombrer dans le fleuve l’ouvrage placé sous le patronage de saint Bénézet. S’agit-il simplement d’une déformation due à la documentation comptable, plus abondante et certainement plus rigoureuse à partir de la fin du xiv^e siècle que dans les siècles précédents ? En réalité, il est presque impossible de dresser une liste exhaustive des travaux de soutènement, de reconstruction, de remise en état ou encore de réfection tellement leur rythme est effréné.

4En 1418, la ville avait financé la reconstruction d’une partie du pont et d’une arche détruite pendant la guerre contre le pape Benoît XIII et les Catalans schismatiques (« guerre novissime contra Cathalanos et alios schismaticos »). Cette arche du pont, en bois, menaçait de s’écrouler et rendait mal aisées les communications vers et depuis le royaume de France. Après les combats du schisme, le pont était en si mauvais état que certaines parties n’étaient plus seulement réparées mais reconstruites ex novo (« refficcienda et redifficanda de novo »). Les travaux de 1418 sont bien connus, car le prix fait de la reconstruction des premières arches a été édité et traduit à plusieurs reprises (Pansier, 1974, t. II, p. 123‑126 ; Saint Bénézet, 1988, p. 141‑145). Les travaux sont attribués à Jean Bastier, un charpentier connu à Avignon et engagé à plusieurs reprises au sein de la corporation des fustiers. Le coût des travaux, estimé à 2 300 florins, est validé par les syndics de la ville et les recteurs de l’œuvre réunis dans une maison située rue de l’Argentière (l’actuelle rue Bancasse) où se réunit le conseil de ville après avoir été délogé de l’ancien palais communal devenu le siège de la Vice-Gérance. Pour faire face à cette dépense, les syndics prolongent l’aliénation de la gabelle du sel et, afin d’augmenter les entrées municipales, font installer un tronc à l’entrée du pont pour que tout le monde puisse concourir à cette œuvre d’utilité publique. Dans un cahier de charges très précis, l’on fixe ainsi la durée du chantier, les matériaux à utiliser – et, notamment, les « bonnes pierres » des carrières de Saint-André avec lesquelles les autres arches du pont ont été bâties − ainsi que les modalités des travaux. L’accord entre les syndics, les recteurs et Jean Bastier est ratifié chez le notaire Guillaume Matthieu, en présence de témoins et d’autres juristes de renom. L’engagement final est même validé par l’épouse du fustier, Bartholomée. Cela indique que les responsabilités économiques du maître d’œuvre pouvaient entraîner la faillite de sa famille tout entière (Mognetti-Breton, 1988, p. 199‑206).

5La première arche n’est pas la seule à avoir besoin de travaux de soutènement. De nombreux autres chantiers sont ouverts peu après, entre 1424 et 1427, lorsque deux autres piles nécessitent des travaux urgents. En 1424, les syndics Joan Cabassole et Giorgio de Bricconi, en accord avec le recteur de l’œuvre Jacques Pellerin, sollicitent le tailleur de pierre français Guillaume Vital, dit le « Gentilhomme de Villeneuve », pour qu’il mette à disposition les pierres nécessaires³. Ce dernier propose, avec l’accord de l’abbé de Saint-André, de les transporter depuis la carrière du Cabrion, située à quelques kilomètres au nord de Villeneuve près du Rhône. À la même occasion, deux cents poteaux en chêne sont commandés à un fustier de Montélimar, un certain Mermet Morelli. Ce sont les syndics Hugues de Sade et Pierre de Burgo qui signent le prix fait de cette reconstruction. Les travaux sont confiés à Guillaume Allegre, un maître d’œuvre originaire d’Orange qui s’engage à procéder aux travaux d’assèchement des fondations des piles et à rechercher les ouvriers dont il estime avoir besoin. De leur côté, les autorités avignonnaises fournissent tous les outils nécessaires au bon fonctionnement du chantier. Au mois d’octobre de cette même année, les syndics payent aussi Jacques Guimelli afin qu’il procède à la réalisation d’une nouvelle calade sur les parties réparées de l’ouvrage⁴.

6Quelques années plus tard, la solidité du pont est de nouveau mise à rude épreuve. Le 17 avril 1434, une inspection est réalisée pour observer des piles qui s’étaient écroulées, « pilas fractas pontis ». Nous ignorons les raisons de cet effondrement. Il est tentant d’y voir la conséquence de l’assaut de la part des troupes du cardinal Pierre de Foix, que les Avignonnais avaient refusé de recevoir comme légat (Labande, 1920, p. 53). Le siège, qui a duré sept semaines, avait dû laisser le pont dans un très mauvais état, tout comme d’autres édifices situés près de l’ancien palais pontifical. Les inspecteurs ordonnent de brûler le bois des pieux de soutènement, car ces derniers sont désormais inutilisables. Les comptes de la ville recensent, une fois de plus, les frais pour les besoins du chantier tels que l’achat du bois, le transport des pierres, la réalisation des fours à chaux sur le rocher des Doms. Aux travaux de maçonnerie s’ajoute cette fois le pavage de l’ouvrage, suivi de la restauration des garde-corps, des caniveaux pour les eaux pluviales et des gargouilles. En 1444, un autre prix fait est réalisé pour la fabrication de deux pontons en bois, le premier proche de Villeneuve et le second proche de la rive avignonnaise, ainsi que pour la réfection du pavage abîmé à plusieurs endroits⁵. La liste pourrait continuer. Des travaux urgents sont réalisés entre 1454 et 1456, quand une partie du pont menace de tomber, en 1459, en 1477, entre 1481 et 1485, et ils deviennent encore plus nombreux à l’extrême fin du siècle.

7Que nous apprennent les nombreux prix faits, contrats ou quittances conservés par les institutions de la ville ? En premier lieu que l’état général de l’ouvrage posait de sérieux problèmes. Le pont sur le Rhône au xv^e siècle est une structure instable, parfois inutilisable, toujours en travaux et menaçant souvent de s’effondrer. Les opérations militaires − très fréquentes entre la fin du xiv^e et le début du xv^e siècle − ont certainement contribué à sa dégradation. Les documents disponibles portent toutefois à penser que le pont sur le Rhône était déjà fortement fragilisé, même dans les secteurs éloignés des combats de la rive gauche, à savoir dans ses parties centrales, et ce, dès la fin du xiv^e siècle. En conclusion, il serait vain de vouloir dresser une image précise du pont durant ces années : aucune source comptable ne précise dans quelle section du pont les travaux ont lieu, sur quelle pile ou quelle arche.

8L’intérêt de cette documentation − qu’il nous faut encore mieux exploiter − réside plutôt dans sa capacité à évoquer la vie d’un chantier ainsi que de donner des renseignements utiles sur l’administration fiscale de la ville à la fin du Moyen Âge. Un grand nombre d’informations sur les techniques de construction, sur la gestion et l’organisation de la main-d’œuvre, sur la durée et le coût des travaux ressortent des comptes de la ville et complètent celles, mieux connues et mieux étudiées, du palais des Papes ou des remparts au xiv^e siècle (Bernardi, 2002, p. 47‑54 ; Michel, 1910).

9La pierre et le bois sont, sans surprise, les deux matériaux les plus utilisés pour la construction et la reconstruction du pont (Bernardi, 2011, p. 127‑137) : ils requièrent donc le plus d’investissements économiques de la part des autorités municipales. Les parties en pierre du pont sur le Rhône viennent avant tout des carrières situées sur la rive droite du fleuve. Il est bien connu que les carrières des collines de Villeneuve sont les principales sources d’approvisionnement des travaux réalisés à Avignon. Le prix fait de 1418 précise que les moellons, les « postoyra », utilisés pour bâtir les arches tombées doivent être achetés dans les carrières de Saint-André, les « peyreras de Sant-Adrieu », d’où étaient sorties également les autres pierres du pont désormais écroulé. L’extraction dans les carrières de Villeneuve se poursuit tout au long du siècle et les autorités avignonnaises cherchent sans cesse de nouvelles sources d’approvisionnement. Vers les années 1450, les consuls de la ville, préoccupés par la grande quantité de pierres que demande la réfection continue des arches instables, donnent mandat aux recteurs d’acheter une nouvelle carrière à Villeneuve au prix le plus bas du marché. Ce souci d’économie porte à la réutilisation des vieilles pierres : au lieu de procéder à un nouvel achat, on prévoyait de réutiliser les moellons tombés dans l’eau, si le maître d’œuvre jugeait qu’ils étaient encore en bon état et prêts à être réutilisés (voir ill. n^o 9, [p. 153 pour la version imprimée]).

Illustration n^o 9 : Reconstitution du tracé du pont

10Certains chantiers d’extraction sont creusés et gérés par des “entrepreneurs” privés − il suffit de citer l’exploitation réalisée dans la propriété d’Austorge de Saint-Geniès de Villeneuve en 1453 ou dans celle de Guillaume Vitalis − par des tailleurs de pierre venus d’ailleurs, comme c’est le cas d’un groupe de lapicides de Caromb, Humbert Le Moine, Siffrein Roani et Alisier Malinhoni, actifs vers les années 1453-1454, ou encore par des ouvriers travaillant au nom des moines bénédictins de Saint-André. En juin 1434, Jean André, sacristain du monastère de Saint-André de Villeneuve, vend à l’œuvre du pont et aux syndics d’Avignon la carrière dite de la « Vila Vielha », près de la résidence du cardinal d’Amiens sur la route qui menait au mont Andaon. De cette carrière les ouvriers sortent de grosses pierres qui doivent servir à chausser des piles en mauvais état et qui mesurent une canne de long, trois palmes de haut et une palme et demie d’épaisseur. Les pierres de Villeneuve étaient généralement acheminées près du pont et amassées dans un pré « sous le pont du Rhône ». De là, les tailleurs de pierre rejoignent le chantier grâce au transport par bateau en utilisant un système de plateformes, des « pontons », exploités aussi pour installer les engins du chantier, préparer le mortier et effectuer le travail à l’abri des eaux. En 1453, les recteurs du pont demandent la construction de deux grands pontons pour transporter les pierres utiles à la réparation d’une arche située au milieu du pont. Une grande quantité de bois est achetée à cette occasion par divers fustiers avant de procéder à la construction et à la mise en fonction des pontons. En règle générale, l’acheminement par bateau est financé par les recteurs avignonnais, comme par exemple en 1448, date à laquelle les recteurs s’engagent à trouver un bateau, un « navigium », apte à transporter les pierres de taille⁶.

11L’autre matériau indispensable dans le chantier du pont est le bois (Bernardi, 2011, p. 137‑142). Le bois sert à réaliser les cintres qui soutiennent les voussoirs en pierre des arches, à renforcer les fondations des piles et à accomplir la plupart des travaux de maçonnerie. N’oublions pas, en outre, que le pont avignonnais restait, encore au xv^e siècle, en bonne partie en bois. Très souvent, les chartes évoquent les sections du pont en bois, « lo pont de la fusta ». Un pont de bois est mentionné près de la rive d’Avignon au moins jusqu’en 1450. En 1445, une partie du pont en bois est réparée du côté de Villeneuve jusqu’à la tour-porte près de la tour de Philippe le Bel. Cette section devait être depuis très longtemps en bois, étant donné qu’en 1450, le notaire qui rédige le prix fait d’une énième réparation précise que, si autrefois un pilier en pierre devait se dresser au milieu des pieux plantés dans le lit du fleuve, de mémoire d’homme, cette section du pont était en bois. Le constat est clair : le pont sur le Rhône est, encore au milieu du xv^e siècle, un ouvrage mixte, qui associe des parties en pierre et des sections en bois parfois désolidarisées les unes des autres⁷.

12Le bois du chantier, très souvent acheté chez des fustiers d’Avignon, vient principalement des régions alpines, de Savoie, mais il est aussi récupéré dans les campagnes proches, à Carpentras ou à Bollène. En 1434, on fait appel à un marchand d’Orgon, Guillaume Cogorde, pour l’achat de 12 longs piliers en bois et à Bernard de Sisteron pour une grosse cargaison à livrer près la porte Ayguière. En règle générale, le bois était amassé en amont de la porte Ayguière, près des remparts sur une partie de la rive entièrement recouverte de galets⁸.

13L’utilisation du métal est, elle aussi, bien documentée. La structure, en pierre et en bois, devait être fréquemment renforcée par des éléments métalliques tant durant la phase de construction que pour en assurer une meilleure stabilité. Un grand nombre d’étriers, de bandes, de tirants ou de chevilles en fer sont commandés par les maîtres d’ouvrage. En 1444, les recteurs prévoient même de changer tous les éléments en métal de la construction, les « ferramenta », pour renforcer la tenue des matériaux. En 1450, ils ordonnent l’achat de six tonnes de chevilles et de clous pour une réparation du pont en bois du côté de Villeneuve. Il ne faut pas oublier l’outillage léger, qui était, très souvent, en métal et qu’il fallait entretenir, comme les nombreux « picas et martels » qu’il était nécessaire de faire « ferar, rodar e adobar⁹ ».

14Pour le bon fonctionnement du chantier, il faut ajouter enfin les autres matériaux comme le sable, « arena », la chaux pour préparer le mortier, « la mescla per le pont », ou le gravier pour préparer la calade. La chaux est réalisée près du lieu de travail. Les pentes du rocher des Doms sont utilisées pour y placer des fours à chaux que les lapicides doivent creuser, bâtir et sécuriser (« cavare, bastire et ponere ad statum »). Il faut ajouter à cette liste − bien évidemment non exhaustive − les dépenses relatives à l’achat d’outillage léger, tout aussi indispensable. Dans les comptes, on dénombre l’achat de sceaux, « por traire l’agua », pour le transport du sable ou du mortier, ainsi que de marteaux, de cordes, de pelles, de pics ou encore de caisses, de clés et de chaînes pour enfermer les outils et éviter ainsi les vols, si fréquents dans le chantier¹⁰.

15La lecture de cette documentation permet enfin d’avoir des informations sur le statut des ouvriers, sur leurs salaires et sur les questions relatives à ce qu’aujourd’hui on pourrait définir comme le “droit du travail” (Bernardi, 2011, p. 103‑123). Le maître d’œuvre avait sous son contrôle et sa responsabilité toute une série d’artisans, de maçons, de fustiers, de transporteurs qui étaient souvent payés à la journée. De leur côté, les recteurs du pont ou les syndics de la ville devaient assurer à cette main-d’œuvre une habitation décente en ville, une « domus habitabilis », à occuper pendant la durée du chantier¹¹. La situation du maître d’œuvre, qui jouissait d’une large autonomie dans les décisions utiles à la bonne progression des travaux, impliquait un véritable engagement auprès des autorités urbaines au moment de la rédaction du prix fait. Les contrats sont tous très précis à propos des coûts, des délais à respecter et du résultat final. Souvent, les architectes s’exposaient à des amendes importantes lorsqu’ils ne respectaient pas les délais impartis ou lorsque le travail n’était pas jugé conforme aux attentes des commanditaires. En 1426, les auditeurs et correcteurs des comptes de la ville refusent, par exemple, de payer Jean Allegre à cause de dépenses excessives non mentionnées expressément dans le cahier des charges initial. Allegre avait été déjà mis en cause pour la perte des piles en bois qui avaient été emportées par les eaux du Rhône pendant la nuit¹². En effet, le maître d’œuvre devait aussi garantir la mise en sécurité des matériaux et des ouvriers à l’intérieur du chantier. En juillet 1434, le notaire judiciaire de l’œuvre ouvre une « information secrète » après le vol de pierres du chantier du pont. Une enquête est ouverte et les témoins accusent formellement un poissonnier d’Avignon, un certain Casals, qui, une nuit, a soustrait des pierres de taille en les transportant avec sa charrette¹³. La même année, un Juif d’Avignon, un certain Moïse Bonac, est jugé coupable d’avoir ralenti les travaux pour avoir battu un tailleur de pierre. À cause de cela, il est obligé de payer dix florins ou de travailler huit jours sur le chantier, en portant des pierres, de la chaux et du sable¹⁴.

16Aux problèmes structurels et aux dommages dus aux guerres, il faut bien sûr ajouter les dégâts causés par le Rhône. Quand la documentation le permet, on se rend compte que la fragilité de l’ouvrage était aussi due « aux eaux de la (…) rivière du Rosne, qui devenoit fort grande¹⁵ ». Jacques Rossiaud a dénombré 108 crues à Avignon entre le xiv^e siècle et la fin du xvi^e siècle. Tous les 15 ans, les eaux des fleuves avignonnais, le Rhône mais aussi la Durance¹⁶, laissent derrière elles un pays dévasté (Rossiaud, 1979, p. 65). Certaines inondations sont mentionnées dans les lettres ou dans les chroniques anciennes. Dans une lettre du 24 septembre 1384, le marchand toscan Tieri Di Benci écrit à ses proches que « le Rhône a tant grossi que tout Avignon était sous l’eau et que tout ce pays est noyé d’eau¹⁷ ». L’eau avait envahi la nouvelle enceinte et avait submergé les faubourgs jusqu’aux vieux remparts et même jusqu’à l’église Saint-Didier. Même si le xv^e siècle semble avoir été plutôt épargné par ces épisodes, entre 1400 et 1850, l’optimum thermique médiéval cède la place à ce que les climatologues ont défini comme le « petit âge de glace ». En plus d’une augmentation du niveau des eaux, le refroidissement des températures entraîne la formation d’énormes blocs de glace flottants sur le Rhône jusqu’à la gelée totale des eaux (Le Pont d’Avignon, 2016, p. 40).

17À partir de la fin du siècle, les mentions de dommages au pont causés par la fureur des eaux se multiplient. En 1471, une inondation du Rhône emporte deux arches et une partie des remparts de la ville. Cet épisode est particulièrement violent à cause de la « merveilleuse et excessive influence des eaux de la Durance ». D’après les témoins, les « eaux, de mémoire d’homme vivant, ne furent veues si haultes ne si grosses ». Le quartier du Limas est complément submergé (Pansier, 1929, p. 116). En 1479, le roi Louis XI lève des fonds extraordinaires pour réparer le pont endommagé à cause d’une grande inondation. Le pont « a esté desmoly et abatu de deux arches entierement ». En 1506, le sénéchal de Beaucaire et de Nîmes constate les fortes gelées, attestées depuis le tout début du siècle. La charpente en bois des deux arches est en si mauvais état que le tablier doit être recouvert de dalles pour permettre le passage¹⁸. C’est peut-être en 1580 que la plus grande crue du Rhône est attestée : les eaux touchent le haut de la chapelle, de nombreuses pierres sont emportées et les moulins d’eau, qui étaient accrochés aux piles du pont, sont entièrement démolis. La communauté s’efforce de maîtriser la violence du courant en renforçant les chaussées et en édifiant digues et palières (Rossiaud, 1979, p. 66). Ces œuvres d’endiguement sont toutefois accusées de produire des dégâts supplémentaires, notamment à partir de 1484-1485, car elles modifient le cours naturel du fleuve. Fragilisée par les guerres de la fin du xiv^e siècle, la structure du pont subit de plus en plus de dégâts causés par les eaux du Rhône qui en entraîneront la destruction quasi complète tout au long de l’époque moderne.

Les efforts économiques de la cité

18Malgré les difficultés financières amplifiées par les nombreux travaux de réfection, Avignon reste, au xv^e siècle, une ville riche. Le départ du pape n’a pas plongé la cité dans le déclin, comme on se l’imagine encore trop souvent. Il suffit de rappeler que, tout autant qu’à l’époque de Clément VI, Avignon continue à être une ville cosmopolite, dynamique et active. De nombreux étrangers, venus à Avignon pour profiter de l’augmentation des commerces au temps des papes, ont décidé d’y fixer leur demeure ou, dans d’autres cas, ont laissé des correspondants ou un comptoir sur place afin de profiter de l’importance stratégique du lieu. Les banques et les gros capitaux sont aux mains des Italiens, des Florentins surtout mais aussi des Génois, des Piémontais, des Catalans ou des Aragonais (Castelnuovo, 2020, p. 12‑32). Le commerce de l’argent a profité, quand même, aussi à des familles d’origine locale, comme les Sade ou les Pellegrin, qui peuvent concurrencer les grandes familles ibériques et italiennes. L’artisanat est tout aussi cosmopolite : les Piémontais s’occupent du commerce des draps et les Vénitiens, les Génois et les Milanais du tissage de la soie. Les artisans des métiers du bâtiment sont principalement originaires de France ou de Savoie et les architectes, les artistes-peintres, les constructeurs viennent surtout des pays de Flandre. Les principaux fustiers sont issus de Genève, de Lausanne et de la Tarentaise. L’orfèvrerie est au contraire une activité dominée par les familles originaires des régions du nord de l’Europe, de Cambrai, Tournai, Utrecht ou Cologne (Labande, 1920, p. 16‑20).

19Un tel afflux d’individus et de familles crée un mélange bien visible dans la composition du conseil de ville, qui a repris, après le départ du pape, une place importante dans la gestion des affaires politiques de la cité. Le conseil − initialement de 48 membres réduits, à partir de 1411, à 40 − est divisé en trois nations ou groupes selon l’origine géographique. Le premier est celui des originaires, nés à Avignon ou d’une mère qui était avignonnaise au moment de la naissance. Le deuxième est celui des ultramontains, c’est-à-dire des Italiens originaires d’au-delà des Alpes. Le dernier est composé par les citramontains, c’est-à-dire de tous ces individus venant des lieux en deçà des Alpes, et donc de Provence, de France, de Savoie, de la péninsule Ibérique mais aussi, bien évidemment, du Comtat Venaissin. De ces 40 membres, 14 sont désignés par le viguier et les autres sont élus par les 13 classes d’habitants qui composent la société avignonnaise active des nobles, des bourgeois, des docteurs, des juristes et des autres corps de métiers (Labande, 1920, p. 20‑25).

20Avignon n’est donc pas une capitale délaissée. Certes, avec le départ de la cour pontificale, le gouvernement de la cité a quelque peu changé d’organisation. Désormais le pape est représenté sur place par des vicaires et des légats. Ces représentants du souverain pontife ont été envoyés dans la ville avec des pouvoirs spéciaux dès le début du xv^e siècle : pendant la guerre des Catalans, en 1409, le pape Alexandre V avait mandaté à Avignon le cardinal Pierre de Thury en qualité de vicaire général au spirituel et au temporel. Le camérier du pape François de Conzié, qui devient aussi gouverneur des États pontificaux, lui succède. Il faut cependant attendre 1433, et la nomination du cardinal Pierre de Foix par le pape Eugène IV, pour qu’un légat permanent du pape soit institué à Avignon. Le choix de Pierre de Foix, qui intervient lors des phases complexes et délicates du concile de Bâle pour trouver une solution au schisme de l’Église, avait posé problème au sein de la communauté. Les représentants de la ville d’Avignon avaient été informés en retard de cette décision du pape Eugène IV et prétextaient que la bulle de confirmation de cette légation avait été antidatée. Au début de l’année 1433, les Avignonnais avaient donc refusé de recevoir ce prélat, préférant le légat envoyé par les pères conciliaires de Bâle. Dans la ville, on espérait encore revoir un pape résider dans le palais désormais vide et on appuyait le projet de transfert du concile de Bâle à Avignon afin de retrouver la centralité politique d’antan. Le cardinal de Foix est obligé de s’emparer de la ville par la force. Le 8 juillet 1433, Pierre de Foix entre finalement à Avignon à la tête d’une armée (Histoire d’Avignon, p. 290).

21À défaut d’un pape, Avignon obtient un légat dont la fonction change à plusieurs reprises au fil du temps (Thomas, 2002, p. 135‑138). Le nouveau légat dispose, au temps de Pierre de Foix, d’attributions très étendues. Il a des pouvoirs importants dans les provinces ecclésiastiques d’Arles, Aix, Vienne, Embrun, Narbonne, Toulouse et Auch. Dans la cité d’Avignon et dans le Comtat Venaissin − deux États qui continuent à rester séparés −, il cumule les fonctions de juge en première instance ou en appel, de législateur, d’administrateur, de commandant militaire. Du légat relève aussi la Vice-Gérance, c’est-à-dire le tribunal institué le 7 mars 1413 grâce à une bulle de l’antipape Jean XXIII, qui traite aussi bien des causes judiciaires qui concernent des opérations fiscales que toutes causes civiles et criminelles portées devant les juges par des citoyens citramontains.

22Les magistrats espèrent recevoir l’aide du nouveau légat pour permettre la poursuite des chantiers. Pierre de Foix, dès son entrée à Avignon, ordonne la levée d’une contribution extraordinaire pour la réfection de deux arches du pont. Les chefs de famille de la paroisse Saint-Agricol, de la Saunerie et du Plan-de-la-Saule (une rue qui, de la Juiverie, allait jusqu’au Four de la Terre ; cf. Pansier, 1930, p. 221) sont appelés à payer entre deux et dix florins par tête pour la mise en place de cette fabrique. Le 9 août 1434, après avoir célébré la messe dans la chapelle de Saint-Nicolas sur le pont, le légat pose la première pierre d’une nouvelle arche, qui doit être réalisée, comme les autres, en pierre¹⁹. En 1452, il concède à l’œuvre du pont l’autorisation d’utiliser les revenus du prieuré de Montfavet pour procéder aux réparations de l’ouvrage. Cette mesure n’est toutefois effective qu’en 1485 (Pansier, 1928). Enfin, en 1458, il confie à la ville 500 florins à utiliser pour faire avancer les travaux sur le pont. Malgré ces décisions, l’implication financière du légat reste limitée. Pierre de Foix soutient et accompagne les travaux, mais les dépenses sont assumées encore et toujours par la communauté citadine.

23Les recteurs et les syndics pouvaient également compter sur le soutien des pontifes, ravivé après les troubles du schisme. En 1431, le pape Eugène IV, élu dans les premiers jours du mois de mars, promulgue une lettre d’indulgence extraordinaire pour l’œuvre du pont que son prédécesseur, Martin V, n’avait pas eu le temps d’édicter. À la bulle d’indulgence, le pontife ajoute l’ensemble des privilèges accordés par ses prédécesseurs depuis Martin IV en 1281. Cette lettre − appelée « bulle de sept papes » − offre aux frères de l’œuvre la possibilité de réactiver les quêtes et les dons pour la préservation du pont sur le Rhône²⁰. Grâce à cela, les bulles d’indulgence en faveur de l’œuvre se multiplient : Nicolas V promulgue deux bulles, Calixte III confirme les dispositions de la première lettre d’Eugène IV, Pie II renouvelle les indulgences précédentes en 1458-1459 et Sixte IV accorde de nouveaux privilèges en 1477.

24Malgré la générosité de ces dispositions, les pontifes réservent souvent une partie des sommes récoltées aux besoins de la chambre apostolique : c’est le cas en 1462, lorsque Pie II réclame aux consuls de la ville le versement d’un tiers des fonds. Mis en demeure par le pape et forcés par les consuls, les recteurs de l’œuvre versent 100 florins, c’est-à-dire un tiers des sommes encaissées pendant trois ans, au trésor pontifical. Sixte IV réserve aussi une partie des revenus des indulgences pour financer la croisade contre les Turcs, projet abandonné en 1477 (Marié, 1958, p. 45).

25Stimulées par les bulles pontificales, les quêtes s’intensifient. Des quêteurs sont envoyés dans les contrées les plus lointaines afin de recueillir les dons, recevoir les aumônes ou encore vendre les indulgences en faveur de l’œuvre du pont. Après la disparition de l’ordre des frères du pont, les recteurs réorganisent le droit de quête et confient les campagnes de quêtes à des particuliers pour un prix déterminé à l’avance. La mise en ferme des quêtes se développe fortement au xv^e siècle et permet aux quêteurs de lever des sommes importantes dans des pays lointains : en 1426, un certain Tropel Machari de Nice est chargé de quêter au nom de l’œuvre du pont en Italie, en Savoie et dans le Comtat, en Dauphiné et en Provence pour la somme de 300 florins ; un an plus tard, Étienne Rolleguy donne 100 écus au recteur pour aller quêter en France, entre Bretagne, Normandie et Poitou (Pansier, 1922, p. 20‑22). Malgré les études très riches de Pierre Pansier qui a montré le fonctionnement de ce système, la comptabilité précise de ces quêtes reste à faire : elle témoigne du besoin de trouver de nouveaux moyens afin de soutenir les travaux de réfection d’une structure qui est devenue l’emblème de la cité.

26Malgré l’activité et les capitaux apportés par les dons, quêtes et indulgences, les finances de la ville souffrent au xv^e siècle. Elles sont constamment soutenues par des prélèvements extraordinaires. Le conseil de ville, pour faire face à l’augmentation des dépenses de gestion, est obligé de s’endetter auprès des particuliers et de nombreuses banques étrangères. En 1457, il emprunte 3 000 florins pour réparer certaines arches en pierre. L’année suivante, on demande de nouveau 4 000 florins à un taux d’intérêt de 8 %. En 1459, les consuls de la ville dépensent plus de 4 000 florins pour effectuer des travaux pour les arches tombées²¹.

27L’opacité de ces transactions est grande, même au sein d’une société où le contrôle des comptes devient une pratique fortement réglementée (Lenoble, 2017, p. 21‑47). Le contrôle des transactions touchant le pont sur le Rhône fait émerger un grand nombre de cas de corruption et de détournements de fonds. En 1434, les anciens recteurs de l’œuvre, Pons Astoaud, membre d’une ancienne et illustre famille avignonnaise, Étienne Assaiant et Guillaume Grichaud sont mis en cause. On les accuse de s’être approprié indûment des recettes de l’œuvre. Les trois anciens recteurs sont tenus de payer une amende de 100 florins, même si, d’après les juges, Pons Astoaud semble être le véritable instigateur, « instigator et promotor », de la fraude²². Le contrôle des comptes est réalisé par les nouveaux recteurs et, après l’audition d’un bon nombre de témoins, le constat tombe sans pitié : l’administration financière des anciens recteurs a été défaillante. Le même sort est réservé à un autre ancien recteur, Jean de Cassagne, accusé, lui aussi, d’avoir soustrait de l’argent destiné à la réparation du pont²³. La communauté juive de la ville, qui prête souvent des sommes importantes, est soumise à un contrôle accru. Les poursuites contre des Juifs pratiquant des taux trop élevés d’usure se multiplient et les amendes en cas de fraude sont reversées à l’œuvre du pont. Les Juifs étaient déjà soumis à des prestations calculées sur la base du travail d’un certain nombre d’hommes par an. En 1435, la communauté devait mettre trois hommes à disposition de l’œuvre du pont. Mais les représentants de la juiverie avignonnaise protestent et affirment ne pas pouvoir faire un tel effort car les familles sont pauvres, « sunt pauperes et non possunt tanta facere²⁴ ». L’attention pour la malversation financière devient très grande et l’audition des comptes se transforme en un moment important pour la vie de l’institution municipale. En 1443, on arrive même à lancer une excommunication à l’encontre des notaires qui ne déclarent pas correctement les legs faits à l’œuvre du pont²⁵. C’est pour cette raison que les trésoriers sont désormais appelés solennellement à rendre les comptes de l’œuvre sans erreurs. Le 7 février 1480, le trésorier Jean de Tulhe s’engage solennellement auprès des consuls à « rendre en bona forma lo conte et reliqua » qu’il avait tenus durant l’année précédente²⁶.

Vers un procès

28Les difficultés dans l’entretien du pont sur le Rhône ne viennent pas uniquement des frais, de plus en plus élevés, de reconstruction ou du contexte variable de la dynamique fluviale et de la mobilité du lit du Rhône. Elles sont encore accrues par les relations tendues qu’Avignon entretient avec ses trois voisins : les recteurs du Venaissin, les comtes de Provence et les rois de France. Les relations avec les terres du Comtat ne sont pas apaisées : le rétablissement des taxes de transport des marchandises, notamment du blé, plonge la ville d’Avignon dans une situation difficile et casse les anciens privilèges acquis avec les marquis de Provence, qui avaient autrefois exempté les Avignonnais du payement des tonlieux. La ville risque dangereusement de manquer de blé et d’autres victuailles (Labande, 1920, p. 125). Les dispositions des officiers du roi Louis XI en Languedoc ou en Dauphiné ainsi que celles du roi René en Provence ne sont pas meilleures et bloquent les citoyens d’Avignon dans les limites de leur juridiction. Cette juridiction est sans cesse contestée. Au-delà de la Durance, les limites du territoire avignonnais sont disputées face aux officiers du roi René. Il faut dire que le franchissement de la Durance et les séparations de la juridiction entre les communautés dans ce secteur posent des problèmes depuis l’époque où les consuls d’Avignon avaient planté des bornes pour marquer le territoire de la commune en 1234²⁷. Si la fin du xiv^e siècle a représenté une période d’accalmie dans les contestations sur les droits de passage, la nouvelle organisation politique de la ville d’Avignon avec la mise en place d’un légat marque le retour des violences entre officiers avignonnais et officiers du roi autour du Rhône et du pont. En simplifiant une situation en réalité très complexe, on pourrait dire qu’au xv^e siècle, le passage du fleuve n’est qu’un prétexte pour avancer les anciennes prétentions sur les eaux du Rhône et pour ouvrir des querelles, jamais résolues, de juridiction territoriale.

29Par exemple, l’effondrement de certaines arches du pont en 1431 impose de remettre en fonction un bateau afin de permettre la traversée. Cette fois-ci, probablement à cause de la détérioration des conditions climatiques qui rendent malaisés les travaux sur le pont, les officiers français préfèrent mettre en place une série de bateaux afin de pouvoir permettre la traversée en deux temps. De la rive droite, du lieu-dit Aubetez, partiront les « barques et grans navires qui y seront mis les gens à rame pourront passer et repasser à pié et à cheval, bestes chargés et non chargés, charretes, merchandises et aultres du royaulme en Avignon, et d’Avignon ou royaulme ». Une halte est prévue sur l’île de l’Argenton, qui est « entre Villeneuve et Avignon ». Après avoir déchargé les passagers, une seconde barque permettra la traversée du bras qui, de l’île de l’Argenton, touche les murs de la ville près du rocher des Doms. Un tarif règle les nouveaux droits de passage : un homme à pied paye deux deniers, à cheval huit deniers, les chevaux et les mules chargés de marchandises dix deniers tandis que les animaux moins chargés − ceux qui transportent par exemple du bois ou du charbon − ne payent que six deniers²⁸. Les Avignonnais s’opposent à la mise en place de ce droit de pontonage.

30En réponse à cette objection, les officiers de la sénéchaussée, accompagnés par le capitaine royal de la tour du pont, débarquent sur la rive papale, tentent, par la force des armes, d’imposer le port sur la rive avignonnaise et dressent devant celui-ci un poteau portant l’écusson du roi. Ils déclarent solennellement que les habitants d’Avignon ne peuvent pas naviguer sur le Rhône car ce droit est réservé uniquement aux hommes du royaume. Les autorités avignonnaises, accourues sur place, retirent rapidement les insignes décorés de la fleur de lys. Pour ne pas porter atteinte à la dignité du roi, les syndics déposent, avec le plus grand respect – avec « honore et reverentia » –, ces emblèmes dans la sacristie de l’église des Célestins. L’emplacement n’est pas choisi au hasard. L’église et le couvent des Célestins sont, dans l’Avignon du xv^e siècle, un lieu symbolique de la présence française en terre pontificale. En effet, peu après la construction d’un lieu de culte dans le cimetière où avait été enterré le jeune cardinal Pierre de Luxembourg, Charles VI avait revendiqué la paternité de la fondation avignonnaise voulue en réalité par l’entourage de Clément VII. En 1393, le roi se définit fondateur du monastère d’Avignon et donne 4 000 francs d’or pour continuer les travaux. Ce lieu cristallise et rend visibles les relations ambiguës, d’attirance et d’opposition, que les Avignonnais entretiennent avec le souverain français tout au long de l’Ancien Régime (Rouchon, 2008, p. 39‑59).

31Malgré ces précautions, l’affaire s’envenime : plusieurs écussons, du pape et du roi, sont brisés, sur les deux rives, en signe d’hostilité et les soldats du roi situés à Villeneuve tirent, avec des balistes et des canons, des coups contre les remparts d’Avignon en criant, en français bien évidemment, « à mort, à mort chevallies ! ». Tout au long de l’année, les accrochages continuent et augmentent en intensité. Les soldats du roi s’emparent, à plusieurs reprises, des biens et des hommes circulant sur le fleuve. Des chevaux sont enlevés à Pierre Roux sur l’île de l’Argenton ; un troupeau de brebis est aussi confisqué par les soldats français, qui jettent le berger avignonnais dans les eaux du Rhône ; des nautoniers sont bloqués sur les rives et leur barque est réquisitionnée. À la fin du mois de mai, un illustre citoyen d’Avignon, Jean de Sade, est bloqué par les soldats du capitaine Pierre Prévost alors qu’il se rendait au château de Saint-André, puis est brutalisé par la foule. Les soins prodigués par le chirurgien Pierre Lebreton, dépêché d’Avignon, ne permettent pas de le sauver. Il succombe le jour même²⁹.

32Au mois d’août 1431, c’est au tour d’une barque chargée de sel d’être attaquée par les soldats du roi. Pendant l’embuscade, le capitaine perd le contrôle de la barque qui finit contre une pile du pont. De nombreux marins et soldats se noient dans l’accident. Les rescapés français, parmi lesquels se trouve le capitaine du port de Villeneuve, Mathieu de Villebresme, sont conduits à Avignon et sont jetés dans les prisons pontificales. Ils sont mis en prison par ordre des deux consuls de la ville, le très réputé Ortigue d’Ortigue et Guillaume Cogorde. L’affaire est grave et remonte jusqu’au roi et au pape. Dans une lettre envoyée au roi de France, au nom du souverain pontife, le légat pontifical évoque la brutalité des officiers français et revendique la fin de cet état de fait.

33Le 10 novembre de la même année un traité de paix est enfin signé. Les communications entre Avignon et le royaume sont ainsi rétablies et la navigation sur le fleuve peut reprendre son cours. Cet accord, accompagné d’un nouveau tarif majoré du péage qui permet la traversée du fleuve en bateau, est destiné à accélérer les travaux de restauration du pont. Toujours en bonne partie détruit, ce dernier est en effet hors d’usage. Les recettes ainsi obtenues sont divisées en deux parts et déposées dans une caisse à deux clés : l’une est confiée aux officiers du roi, l’autre à un officier désigné par le légat (Falque, 1908, p. 33‑38).

34Au-delà des événements et de la conclusion − très provisoire – des hostilités, il est intéressant de remarquer que, durant la préparation de cet accord, les magistrats d’Avignon commencent une longue campagne de recherche, d’accumulation et d’étude des anciennes chartes et privilèges concernant le fleuve et le pont.

35C’est pour cette raison que l’ancienne documentation qui s’était accumulée dans les dépôts archivistiques depuis les enquêtes communales et angevines commence à être réorganisée, travaillée, mobilisée, recopiée en fonction de l’impératif du moment : disposer de titres fiables, attestant les anciens droits contre les prétentions étrangères. Dans cette optique, les syndics d’Avignon ordonnent la réalisation d’un registre, dénommé Iura pontis Avinionis, « les droits du pont d’Avignon ». Ce registre est composé de copies d’actes de procédure, de dossiers d’enquêtes, d’instruments de travail administratif, de recueils de témoignages ou encore de procès-verbaux de reconnaissances de limites territoriales. Il s’agit du même registre qui renferme les premiers documents utiles à comprendre l’origine du pont sur le Rhône (voir ill. n^o 10, [p. 154 pour la version imprimée]).

Illustration n^o 10 : Registre Iura pontis Rodani

36Une idée du travail effectué dans les archives de la ville est donnée par un mémorandum divisé en 95 brefs articles, préparé par le procureur du pape, Guichard de Rougemont, en 1432, soit un an après la fin des violences³⁰. Les premiers articles, qui concernent le territoire de la cité, semblent s’appuyer sur le Liber iurium de l’ancien podestat Perceval Doria rédigé à partir de 1232 : le procureur rappelle que le territoire d’Avignon s’étendait, depuis un temps immémorial (« ab antiquissimo et vetustissimo tempore »), bien au-delà du Rhône, du côté du royaume de France et jusqu’à Roquemaure, Rochefort, Pujaut, Saze et Saint-Pierre-des-Termes. Le procureur, en s’appuyant encore sur les anciennes chartes conservées dans les registres et dans les sacs des archives de la ville, prouve aussi que les consuls, les podestats puis les syndics exerçaient une juridiction complète sur tout ce territoire. Ces magistrats levaient des impôts, contrôlaient les péages, exerçaient la justice, élevaient des fourches patibulaires sur les îles du fleuve ou sur la rive droite. L’affaire est donc claire : il y a des preuves tangibles du fait que les magistrats d’Avignon détenaient le mère empire, « habebant plura signa meri imperii », sur ce vaste territoire, de part et d’autre du Rhône.

37Le procureur aborde ensuite la question du pont. Au-delà de la légende de saint Bénézet, aucun autre document n’a mentionné de façon claire les raisons qui ont conduit à la construction d’un tel ouvrage. Guichard de Rougemont explique en revanche que le pont sur le Rhône a été bâti à cause du danger que constituait la traversée des eaux, après la noyade d’un grand nombre de personnes. La communauté d’Avignon et son évêque auraient donc décidé de construire un pont fixe entre Avignon et Saint-André − que le procureur appelle déjà, en se trompant, Villeneuve (« consulerunt pontem construere super dicto flumine Rodani inter Avinionem et Villanovam »). Le projet revient donc aux seigneurs de la ville, c’est-à-dire à la communauté elle-même. Cependant, à cause de la rapidité du courant et de la fureur du fleuve la construction est entravée. C’est grâce à l’intervention divine que Bénézet permet aux magistrats de connaître le bon emplacement pour bâtir l’ouvrage, « locum monstravit et designavit in quo dictus pons construeretur ». Bénézet entreprend donc la construction et place le pont sous la responsabilité de la communauté citadine, « sub nomine dicte universitatis ». Placée sous le patronage de Bénézet et commencée par la volonté de la communauté citadine, la construction du pont est une affaire exclusivement avignonnaise. En premier lieu le pont aboutissait à l’emplacement actuel de la tour de Villeneuve, puis dite de « Philippe le Bel », qui était, à l’époque de Bénézet, une terre totalement avignonnaise et municipale. En deuxième lieu, aucun pouvoir – que ce soit le duc de Narbonne et marquis de Provence ou le roi de France − n’a soulevé d’objections au moment du début des travaux. Par la suite, les armes des papes sont sculptées à l’entrée du pont, de même que du côté de Villeneuve. Et si, parfois, les officiers du roi ont essayé de s’approprier la juridiction sur ce passage, les hommes de la cité sont intervenus pour les en empêcher ! La cité d’Avignon doit donc avoir, sans aucune contestation, l’administration, la gestion et la souveraineté de l’édifice tout entier (« administrationem, regimen, et gubernationem »). Ce dernier est confié à l’œuvre du pont et, par la suite, aux recteurs nommés par le conseil de ville (Falque, 1908,p. 129‑140).

38Au xv^e siècle, l’histoire du pont sur le Rhône se fonde donc sur les preuves du temps des anciens consuls et podestats, sur les enquêtes du début du xiv^e siècle voulues par les comtes de Provence ainsi que sur la réputation de l’œuvre de Bénézet, qui, plus encore que dans les décennies précédentes, est pleinement associé à la mémoire et à la dévotion citadine. Un long travail d’archéologie des fonds archivistes attend encore les historiens et doit prendre en compte ces aspects : l’état actuel de conservation des documents et les opérations de retranscription des anciennes chartes faites en fonction d’une procédure judiciaire qui peut parfois − il ne faut pas l’exclure − altérer la réalité historique du passé. Tout au long du xv^e siècle, les affaires qui concernent la propriété du fleuve, l’appropriation des droits de péage et la possession des rives ne semblent pas aboutir à une issue judiciaire claire. Nous assistons, au contraire, à une multiplication des procédures ouvertes à plusieurs niveaux : les conflits entre le roi de France et les souverains pontifes ou les bagarres entre les communautés frontalières, soutenues par les officiers locaux.

39Un grand nombre de disputes surgissent, en effet, lorsque l’on modifie l’état du fleuve − avec la construction de digues ou de palières − ou quand on touche à la structure du pont. Cela se produit, par exemple, en 1474, quand les Avignonnais, « sans le vouloir et la licence du roi », érigent un mur en pierre entre le rocher des Doms et le pont afin de calmer les eaux particulièrement violentes du Rhône. Le fait de bâtir un mur à l’intérieur du fleuve fait resurgir les prétentions françaises sur la propriété totale de son lit. En effet, le procureur fiscal du roi va jusqu’à affirmer que tout ce qui est construit dans la « rivière du Rosne » est « dedans le royaulme et la juridiction du roy ». Un autre problème est posé par le nouveau mur qui augmenterait le niveau des eaux de la rive droite en quittant « son alveu ancien, de la partie de l’impère³¹ ». La situation est si tendue que les consuls d’Avignon doivent payer le capitaine des sergents et 16 soldats afin de garder la rive proche des remparts à cause « de las gens d’armas de Fransa³² ». Il suffit de lire les réclamations des ambassadeurs avignonnais envoyés auprès de leur nouveau légat, Julien de La Rovère, qui est, à ce moment-là, en route vers Avignon. En allant à sa rencontre avec des instructions précises écrites par le conseil de ville, les ambassadeurs exposent les difficultés qu’ils subissent depuis plusieurs années, en commençant par les incursions armées des Français jusque sous leurs murs. La question du Rhône, des îles et du pont préoccupe donc toujours les habitants qui demandent de plaider auprès du roi afin qu’ils puissent jouir de la pleine liberté des eaux du Rhône ; et, si cela n’est pas possible, au moins jusqu’à la deuxième arche du pont (Labande, 1920, p. 287‑289). Décidément, la situation n’avait pas beaucoup changé depuis l’enquête du bon roi Louis qui avait laissé en 1263 aux gens d’Avignon les arches du pont après la chapelle de saint Bénézet !

40Quelques années plus tard, en 1480, le maître des ports à Villeneuve et aussi receveur général de la gabelle en Languedoc, est Bernard de Béarn, bâtard de Comminges que les témoins à son procès décriront comme un « homme avide et attaché à ses intérêts personnels ». En profitant d’une série de pieux plantés devant le pont pour atténuer le courant, il édifie, en défiant tout interdit, un moulin à eau attaché à une pile du pont proche de la rive de Villeneuve : une pile que les sources définissent comme « l’une des meilleures et plus belles arches du pont³³ ». Mis à part le fait de rendre difficile la navigation (le navire d’un certain Gobin est renversé et lui-même se noie dans le Rhône), le travail du moulin fragilise considérablement les piles. Les plaintes des Avignonnais permettent d’ouvrir un procès contre l’officier malhonnête et de retirer le moulin de la pile du pont. Le 2 août 1484, une sentence définitive autorise la démolition du moulin mais les frais du procès, ainsi que ceux du déplacement du moulin, restent à la charge des magistrats d’Avignon³⁴. Le succès est de courte durée. Pour signifier que, malgré l’enlèvement du moulin, le roi de France reste le maître du fleuve, les officiers du sénéchal plantent des fourches patibulaires sur l’île de la Flèche, qui se trouvait non loin de la rive pontificale, et enlèvent les palières qui permettaient de réduire la rapidité des eaux : en réduisant le cours d’eau, l’île se trouvait rattachée au territoire d’Avignon. La dispute qui s’ouvre permet aux Français de réaffirmer les droits du roi sur le Rhône. Après avoir certifié que l’île de la Flèche est « du royaulme, soubz la juridiction du roi », le sénéchal de Beaucaire prétend que, quand le pont ne peut être emprunté, les droits sur le passage du fleuve sont de la compétence du souverain, sans partage (Falque, 1908, p. 41).

41Après le rattachement de la Provence au Royaume de France (1481), les différentes procédures judiciaires sont rassemblées en deux grands procès qui s’ouvrent en 1493 et en 1500. Le procès entre le roi et le pape, à propos de la propriété d’Avignon, se double d’une deuxième procédure judiciaire entre le procureur général du parlement de Toulouse et le procureur du même roi en Provence sur la possession du fleuve. On parlera dorénavant du « procès du Rhône » (Falque, 1908). La question de la propriété du Rhône, du pont et de la ville est extrêmement débattue tout au long de l’Ancien Régime, à Avignon comme ailleurs.

42À partir de ce moment-là, de nombreux érudits, littérateurs, publicistes, juristes et avocats se lancent dans des recherches pointues afin de démontrer les droits du pape ou les prérogatives du roi, en écrivant des œuvres qui ne font pas toujours référence aux spécificités régionales ou urbaines, ni même à la réalité de l’histoire politique médiévale.

43En réalité, dans une Avignon entrée dans l’orbite pontificale depuis la croisade albigeoise et assujettie à la papauté depuis 1348, siège des souverains pontifes au xiv^e siècle et gouvernée par des légats et des vice-légats depuis le xv^e siècle, l’historiographie et l’interprétation du passé se nourrissent d’un héritage ancien pour faire valoir des positions politiques. Certains militent soit pour l’autonomie par rapport au royaume (les papes remplaçant les anciens empereurs dans ce rôle), soit, au contraire, mais moins fréquemment, pour un rattachement. En effet, plus encore que pour le reste de la Provence, les enquêtes juridiques sur la possession du Rhône, les travaux des frères Dupuy sur les droits des rois de France ou, plus tard, les remarques de Baluze dans les Vitae paparum tentent de prouver que les titres anciens permettent de rattacher fermement la ville et le Comtat Venaissin au royaume de France et non pas au pape (Chiffoleau, 2008, p. 237‑243).

44Dans un contexte d’exaltation des positions gallicanes qui conduit à une rupture politique entre le roi de France et la cour de Rome (entraînant trois réunions, temporaires, des territoires pontificaux d’Avignon et du Comtat Venaissin au royaume de France, en 1662-1664, en 1688-1689 et en 1768-1774, étudiées par Rouchon, 2013), la question − on le comprend bien − n’est pas uniquement savante. Les historiens et les juristes contribuent activement à redécouvrir, mais aussi à altérer, le passé avignonnais, tout en fournissant des preuves, à l’une et à l’autre partie, pour soutenir les prétentions respectives du pape et du roi. Le procès du Rhône prendra officiellement fin en 1726, mais aucune partie ne se déclarera jamais satisfaite. Il faudra attendre le 12 septembre 1791 pour que les querelles prennent réellement fin. À cette date, l’Assemblée nationale constituante vote l’annexion d’Avignon et la réunion du Comtat Venaissin à la France. Le Rhône qui coule sous le pont d’Avignon avait cessé d’être une frontière.