1La croisade albigeoise, le siège d’Avignon de 1226 et le traité de Meaux-Paris de 1229 ont permis aux rois de France d’étendre leur influence dans le Midi et aussi dans les terres proches du Rhône du diocèse d’Avignon et ce, en dépit des frontières et des limites anciennes. À partir de la fin de la croisade, cette partie méridionale du Rhône commence à devenir une frontière. L’identité impériale de ces terres s’estompe et laisse la place à l’idée polémique que ce secteur stratégique faisait partie du royaume de France bien avant les conquêtes militaires du xiii^e siècle. Un processus de réécriture du passé commence aussi à cause, évidemment, des nouveaux rapports de force liés à l’issue de la croisade albigeoise.

2Le pont d’Avignon se trouve au centre de ces nouveaux enjeux. Les conséquences du siège changent à jamais les destins de la région et donc du projet commencé au xii^e siècle. D’entreprise communale, financée par les magistrats de la ville et par les aumônes récoltées par l’œuvre, le pont devient un symbole politique nouveau, un ouvrage convoité et un objet de revendications croisées. D’autant plus que de nouveaux acteurs entrent en scène et relèguent au deuxième plan l’action des consuls et des évêques : les rois, les comtes et les papes prennent place sur les rives du Rhône.

Des nouveaux acteurs

3Au milieu du xiii^e siècle, les vieux coseigneurs d’Avignon et éternels rivaux, le comte de Provence Raimond Bérenger V et le comte de Toulouse Raimond VII, décèdent à quelques années d’intervalle et laissent derrière eux l’épineuse question de leurs héritages.

4Du côté des comtes de Provence, Raimond Bérenger V prépare sa succession avec quatre héritières. Des quatre, c’est la plus jeune, Béatrice, qui est l’héritière désignée du comté de Provence. Elle est très convoitée. Ses prétendants sont les grands de son époque : Charles d’Anjou, frère du roi de France Louis IX, Conrad IV, fils de l’empereur Frédéric II, Jacques I^er, roi d’Aragon. Même le quinquagénaire Raimond VII de Toulouse, vieux et fatigué, tente sa chance ! Tous réclament une dispense du pape Innocent IV pour pouvoir épouser la fille du comte, car, de près ou de loin, tous ont des liens familiaux avec la future épouse. C’est Charles d’Anjou qui est le plus rapide à l’obtenir. Son mariage avec l’héritière de Provence est en effet encouragé par le pape Fieschi, qui s’est réfugié à Lyon pour éviter les pressions de l’empereur Frédéric II et du roi Louis IX qui avait déjà épousé la première des filles de Raimond Bérenger, Marguerite. En janvier 1246, Charles se rend à Aix suivi d’une grande armée et épouse Béatrice. Il faut se garder de penser, comme l’avaient fait les historiens d’Ancien Régime, que ce mariage signifie une intégration pure et simple de la Provence au royaume de France. Même si l’historien de la Provence Honoré Bouche écrivait en 1664 que « par cette alliance [la Provence commença à] retourner sous l’obéissance de ses premiers Maîtres les Rois de France et de se remettre sous l’ombre salutaire des fleurs de Lys¹ », la Provence demeure toujours une principauté d’empire, entièrement distincte de l’administration française. C’est la dynastie comtale qui change et non pas l’appartenance territoriale du comté.

5Raimond VII avait perdu son dernier combat. Dépouillé de ses terres, il avait tout perdu. Il avait même été obligé de marier sa fille Jeanne à Alphonse de Poitiers, l’autre frère du roi Louis IX. En septembre 1249, après son décès, l’Église confie en garde les anciens droits avignonnais des comtes de Toulouse à Alphonse. Celui-ci devient comte de Toulouse et ajoute à son apanage le Toulousain, le Rouergue, le Quercy, l’Agenais et le marquisat de Provence.

6Les deux frères, Charles et Alphonse, se rendent en Provence au printemps 1251 pour prendre pleinement possession de leurs territoires méridionaux. Après des démonstrations militaires assez limitées, les communes du Bas-Rhône font acte de soumission. Arles capitule le 30 avril 1251, cédant tous les droits de la commune à Charles. Le 7 mai 1251, Charles d’Anjou et Alphonse de Poitiers rencontrent les représentants de la communauté d’Avignon au château de Beaucaire². Dans ce bourg devenu siège d’une sénéchaussée royale, Charles d’Anjou et Alphonse de Poitiers écrivaient l’acte final du combat pour l’indépendance mené par les habitants d’Avignon. En raison de sa désobéissance, ces princes s’octroient la juridiction que l’ancienne commune avait sur la cité et son district, ainsi que toutes les propriétés et tous les droits qu’elle détenait.

7Même en l’absence de combats, la reprise en main de la région par Charles et Alphonse est violente. Elle met fin à plus d’un siècle de gouvernement libre de la part des communes. Le contrôle mis en place par les nouveaux souverains, par le biais de viguiers étrangers, ne laisse pas la même marge d’autonomie aux groupes dirigeants de la cité que celle qu’ils avaient connue durant l’expérience communale. Avignon cesse d’être une commune, un organisme politique autonome ; aux yeux des comtes, elle devient une universitas, un ensemble d’habitants qui résident et qui doivent prêter hommage à ses seigneurs. Cette nouvelle organisation implique l’abrogation de toute association politique citadine et un renouvellement de l’élite de gouvernement. Un viguier, un vicarius, est désormais choisi par les comtes, qui s’assurent ainsi un représentant fidèle dans la ville. Comme pour le podestat, le viguier ne doit être en aucun cas lié aux familles citadines et doit rester un an à la tête de la communauté. Toutefois, à la différence du podestat, ce dernier n’est pas élu par le conseil de ville mais imposé par le prince. Il sera secondé par deux juges élus pendant un an, et assisté par des clavaires et des syndics. Ces dernières charges sont les seules à être progressivement laissées à des Avignonnais, qui jouissaient encore d’une faculté réduite de représentativité au sein de la cité grâce à l’assemblée générale, le parlamentum civitatis, instance qui, au départ, avait une fonction uniquement consultative. Les conseillers, encore divisés selon l’ancienne tradition, en deux groupes, les milites et les boni homines, étaient choisis par le viguier, qui en présidait les séances (Balossino, Portier-Martin, 2013, p. 341‑344 et p. 353‑355).

8L’année 1251 signe donc la fin des grandes manœuvres militaires dans la basse vallée du Rhône, mais un climat de conflit latent règne encore jusqu’à la fin du siècle, en Provence ou plus au nord. La présence des armées, qui était bien visible en cas de croisade ou de lutte contre des cités rebelles comme Avignon, Arles ou Marseille, reste importante dans la seconde moitié du siècle sous prétexte de la protection des conciles à Lyon en 1274, à Vienne en 1311-1312, à l’occasion du passage des souverains ou lors d’épisodes de pressions graduées visant à faire accepter plus facilement des gardes ou des paréages, ces compromis issus de la pratique féodale permettant de diviser la juridiction sur une terre. Ils deviennent, aux mains de la royauté, et surtout sous le règne de Philippe le Bel, un véritable moyen d’administration utilisé à des fins différentes : fondation de bastides, extension du pouvoir royal, aide des seigneurs.

9Alphonse hérite des droits sur le marquisat, c’est-à-dire sur ces terres qui sont appelées de plus en plus souvent le Venaissin (bien que l’identité de ce comté du Venaissin soit beaucoup plus ancienne) et sur une partie d’Avignon. Avignon continuait à avoir deux coseigneurs. Ces droits sont toutefois transitoires. À la mort du prince (Alphonse meurt en 1271 en Italie au retour de la croisade et son épouse, Jeanne, ne lui survivra que quelques jours), c’est son neveu, le nouveau roi de France Philippe III le Hardi, qui recueille l’ensemble de la principauté. Sous la demande de Grégoire IX, le roi restitue cette terre au pape. L’ancien accord de garde temporaire le prévoyait. Pour formaliser cela, une cérémonie fixe la passation de pouvoir entre le roi de France et les représentants du pape qui se déroule entre le 27 janvier et le 16 février 1274. À partir de cette date, cette terre devient pontificale, au même titre que les fiefs du pape en Italie centrale. Une nouvelle étape d’organisation politique et territoriale commence alors (Theis, 2016).

10Les droits avignonnais, au contraire, sont gardés par Philippe III le Hardi et, à partir de 1285, par son fils Philippe IV le Bel. En septembre 1291, ce dernier les cède à Charles II d’Anjou à la suite d’un traité entre cousins. Un an auparavant, en effet, un accord pour le mariage du frère de Philippe le Bel, Charles de Valois, avec la fille de Charles II, Marguerite, avait été conclu. Dans ce cadre, Charles II cédait à l’époux les deux comtés d’Anjou et du Maine, tandis qu’en échange, le roi de France abandonnait sa part indivise d’Avignon à son oncle Charles.

11À cette date, Avignon est entièrement retournée dans les mains d’un seul comte de Provence, désormais aussi roi de Naples. Bien qu’assez lointaine des projets politiques des Angevins, la cité d’Avignon représente encore un enjeu économique important pour ces souverains. De plus en plus en difficulté à manifester une présence réelle et incisive en Provence − bien que, depuis Charles I^er, la Provence soit insérée dans un réseau qui multiplie les contacts avec le Piémont, la Savoie, ou les comtés septentrionaux du Viennois −, la maison d’Anjou revendique l’ancien héritage impérial des princes provençaux. Le gouvernement des nouveaux comtes de Provence reprend pleinement les vieilles revendications des Avignonnais impériaux d’avant la conquête. Les nouveaux maîtres s’opposent à la présence, considérée comme illégitime, des Français sur la rive droite de leur fleuve.

Sur la rive droite : une tour pour le roi

12Quelle est la situation sur cette rive du Rhône ? Ici, la présence du roi de France est désormais très concrète. Après le siège de 1226, les Capétiens, grâce au contrat signé avec l’abbé de Saint-André, ont obtenu la faculté de protéger la rive ouest du fleuve face à Avignon avec des forteresses et d’y placer une garnison armée. Il est évident que la présence de l’armée des croisés avait permis aux religieux et aux hommes de Saint-André de s’émanciper de la tutelle avignonnaise, de réparer les anciennes fortifications – que les consuls d’Avignon avaient fait détruire en 1210 – et de bâtir une place forte qui, dans l’optique de la croisade, devait servir à la défense de leur terre, « pro negotio fidei Christiane et pro deffensione terre », tout en annulant les droits que la cité d’Avignon avait depuis longtemps sur ce territoire.

13Il est impossible de savoir si cette décision est suivie de modifications concrètes au cœur de l’ancien bourg abbatial. Il est probable que les fortifications n’ont concerné que des sections réduites de l’abbaye de Saint-André et du bourg voisin. Les chartes postérieures n’indiquent aucun fort ni château bâti après la signature du premier paréage. L’intérêt de la monarchie pour ce territoire était toutefois fort : surtout à partir du règne de Philippe le Bel (1285-1314), le petit bourg situé sur les pentes du mont Andaon devint un endroit stratégique.

14Les ambitions absolutistes de Philippe le Bel sont bien connues. Le souverain, quelques années à peine après son couronnement, s’était engagé dans plusieurs épreuves de force : avec les nouveaux empereurs de la famille de Luxembourg, avec ses voisins et cousins les comtes de Provence et rois de Naples et surtout avec la papauté : un bras de fer. Ce dernier aura pour point culminant, mais non pour conclusion, le célèbre « attentat d’Anagni », c’est-à-dire la brève arrestation du pape Boniface VIII dans une de ses résidences du Latium en septembre 1303. Soutenu par des juristes brillants, comme Guillaume de Nogaret ou Guillaume de Plaisians, Philippe inaugure une politique très agressive d’empiétements systématiques sur les juridictions civiles et l’Église (Théry, 2004).

15En 1290, dans une lettre expédiée au sénéchal de Beaucaire, Adam de Montcéliard, Philippe le Bel exprime ouvertement le projet de détenir une place forte face à la cité provençale près de l’abbaye bénédictine³. Cette ambition trouve une confirmation deux ans plus tard, en 1292, lorsque le roi signe un nouveau traité de paréage avec l’abbé du lieu. Le long contrat signé par les deux parties est beaucoup plus complexe que celui voulu par Louis VIII en 1226. Il prévoit la possibilité pour la couronne de construire deux châteaux sur le territoire de l’abbaye. Le premier sur la colline du monastère, le mont Andaon, et le second sur le « port vieux », « in portu veteri », à l’emplacement choisi par le souverain et dont la propriété serait cédée par l’abbé. Où se trouvait ce « vieux port » ? Les recherches de Bernard Sournia permettent de situer le port vieux de Saint-André à proximité de ce qui devait être la dernière pile du pont, un vieux port qui s’étendait donc le long de la berge sur quelques centaines de mètres. Les observations archéologiques des vestiges sur le mont Andaon vont aussi dans ce sens. Plus que la fortification de Saint-André, qui n’est pas l’œuvre de Philippe le Bel comme on l’a longtemps soutenu, mais de Jean le Bon, c’est le château près du pont qui compte parmi les priorités du souverain (Sournia, Vayssettes, 2006, p. 59). Le roi de France contrôlait désormais militairement la rive droite du Rhône et une partie du franchissement du fleuve.

16Un peu plus au nord, à Saint-Saturnin (le futur Pont-Saint-Esprit), le contrôle du pont sur le Rhône passe également par un paréage. Ici, Philippe le Bel signe un accord, avec le prieur clunisien du lieu entre 1302 et 1308. L’enjeu est évidemment le contrôle du pont et de l’œuvre du pont – qui finit par donner son nom au bourg (Le Blevec, 2000, p. 350‑356) –, mais également de l’accès au fleuve, pour asseoir la souveraineté du roi. C’est le juriste Guillaume de Plaisians qui justifie ce paréage en invoquant – avec une subtile argumentation technique – le besoin de dompter l’impétuosité du fleuve pour servir l’utilité publique et permettre la circulation des biens et des hommes⁴. Saint-Saturnin était dans le royaume de France, dans le diocèse d’Uzès. Ici, le paréage, tout comme les nombreux autres accords conclus en France, a surtout pour effet de renforcer l’implantation locale du roi dans son royaume. Cependant, peu avant ce traité, dès 1292, on voit dans les comptes royaux que des sommes d’argent sont engagées pour bâtir une tour à la tête du pont sur la rive gauche du Rhône (« ultra Rodanum »), c’est-à-dire sur la rive du Venaissin désormais pontifical⁵. Cela entraine, le 14 mars 1296, la réaction de Boniface VIII qui, en conflit avec le roi, observe de près tout ce qui concerne la gestion du Venaissin. Il requiert au prieur de Saint-Saturnin la destruction des deux bastides construites au bout du pont dans les limites du Comtat⁶. Cette exigence semble avoir été suivie d’effets, si l’on en croit un acte passé à Sarrians un an plus tard, en avril 1297. L’on y rappelle que ces constructions se sont faites « avec grand préjudice du comté Venaissin » tout en soulignant que ces destructions ont été radicales, jusqu’aux fondations : voilà qui montre bien que c’était la souveraineté du pape sur ces terres qui était alors en jeu (Theis, 2012, p. 40‑41).

17Aussi à Saint-André, le programme capétien ne peut que constituer un sujet de conflits avec la ville voisine, qui revendique encore la juridiction et la propriété de ce territoire. Le différend éclate ouvertement en 1302, bien qu’il fût préparé dès les années 1280-1290. Le 2 août, Charles II d’Anjou écrit à son sénéchal afin d’enquêter sur certains travaux de fortification, qui concernaient deux tours, sur la rive occidentale près du pont. Il s’agissait d’une tour-porte commandant l’accès au pont sur le Rhône et d’une tour plus en amont qui dominait l’ouvrage, comme les recherches archéologiques l’ont bien démontré. D’après les plaintes conservées par les Provençaux, les édifices étaient bâtis sur une terre qui appartenait toujours, et depuis longtemps, à la cité d’Avignon⁷.

18Les justifications du roi et les garanties de respecter les droits du comte de Provence Charles II ne servent à rien. Une première tour est construite rapidement. Elle est terminée avant septembre 1302 et payée grâce aux revenus des vigueries voisines de Roquemaure, Uzès, Saint-Esprit et Beaucaire, avant juin 1303 (Maigret, 2002). Est-ce que la construction si rapide de la tour est en lien avec le voyage de Philippe dans les terres méridionales ? De décembre 1303 à février 1304, le roi est dans la sénéchaussée de Beaucaire, à Nîmes et Alès. Le 22 mars 1303, il envoie même à son cousin Charles II une épine de la couronne du Seigneur afin de lui prouver sa bonne foi. Il promet également de lancer une enquête afin de prouver les droits de la monarchie sur la rive droite⁸. Comme promis, entre le mois d’août et le mois d’octobre, Philippe Le Bel envoie au sénéchal de Beaucaire l’ordre d’enquêter si la tour commencée au bout du pont d’Avignon portait préjudice à la cité d’Avignon. La tension s’élevait de plus en plus.

19En vue d’un procès, le sénéchal de Provence tente également de rassembler des pièces afin de prouver la propriété de cette terre. À la fin de l’année 1303, les notaires d’Avignon préparent un long dossier à propos des prérogatives judiciaires du tribunal du comte de Provence à la demande de Guillaume de Alsona, juge de la cité. Une commission avait recherché dans les archives et transcrit sommairement tous les procès présidés par les magistrats d’Avignon. Il s’agit d’une liste, écrite sur un long parchemin, qui compte 15 affaires judiciaires des années 1252-1290. Les sentences, portant sur des crimes survenus sur les îles du Rhône et sur la rive droite du fleuve, font état de vols, agressions, meurtres…, mais l’élément constant, et utile aux fins de l’enquête, est qu’elles aboutissent toutes à des peines corporelles infligées dans les territoires occupés désormais par le roi de France. Pour cette raison, on précise, avec un soin particulier, les lieux où étaient dressées les fourches patibulaires utilisées pour les exécutions, ou encore les localités où les coupables étaient habituellement punis. L’objectif était, sans conteste, de montrer que la juridiction des magistrats avignonnais s’étendait sur les terres autour de l’abbaye de Saint-André. Une pièce maîtresse de ce dossier est une enquête réalisée en septembre 1291. Elle visait, une année avant le paréage entre le roi et l’abbé, à préciser l’étendue du territoire d’Avignon. Les témoins sollicités par les juges avignonnais reconnaissent tous que le territoire de la ville s’étendait sur la rive droite et que les juges d’Avignon y exerçaient naturellement les droits de justice. Des fourches patibulaires établies vers le chemin de Montaut, sur la route qui mène aux Angles, étaient utilisées par les juges d’Avignon pour exécuter les criminels. Un témoin se souvient d’avoir vu suspendus, pendant plusieurs jours, les cadavres des assassins de deux moines de Saint-André et plusieurs autres malfaiteurs condamnés à mort. Des crieurs publics déclamaient les publications sur le pont de pierre construit sur le Rhône et jusqu’au pont du Vallat, qui débouchait aux marais des Angles et jusqu’à la Croix-de-Bargette. De plus, le territoire d’Avignon comprenait l’église de Saint-Pons et le chemin de Candau⁹. Toute la terre entre Saint-André, les Angles, et presque jusqu’à Rochefort, était donc sous la juridiction des magistrats d’Avignon.

20Le premier jour de février 1307, alors que depuis quelques jours déjà le juge-mage de la sénéchaussée de Beaucaire et de Nîmes, Arnulf de Croix-Gimeaux, tient avec le procureur du roi, Matthieu de Masnia, une enquête dans la tour afin d’attester les droits du roi, le procurateur et avocat de Charles II Jacques Ardoyn, accompagné de plusieurs officiers avignonnais, conteste la présence des hommes du roi au bout du pont d’Avignon, in capite pontis, dans la tour déjà édifiée à l’intérieur du territoire de la cité d’Avignon. Ils demandent l’arrêt immédiat de l’enquête, de l’inquisitio, car les agents du roi ne peuvent prétendre exercer leurs prérogatives judiciaires en ce lieu. L’audition des témoins dans le cadre d’une enquête était une prérogative du maître du lieu, à savoir le comte de Provence¹⁰.

21Le 4 octobre 1307, quatre ans après la pose des premières pierres de la tour principale, les ouvriers français avaient recommencé le travail, après une période de pause : cette fois-ci c’est un mur entre les deux tours qui surgit de terre. Le lieutenant du trésorier de la ville d’Avignon, Raimond Johannis, accompagné par trois autres citoyens assermentés, se présente sur le chantier et met en demeure la poursuite des travaux. Il demande en outre la destruction totale de l’ouvrage, en utilisant une procédure spécifique, tirée du droit savant, la dénonciation de nouvel œuvre, « operis novi denunciatio » (Duhamel, 1879, p. 310‑311). Cette procédure pouvait être entamée lorsqu’un bâtiment était encore en cours de construction. Tous les individus qui s’estimaient lésés pouvaient, au moyen d’une opposition faite en suivant une forme établie, obliger le constructeur à suspendre les travaux jusqu’à la fin de l’enquête sur les éventuels dommages. En présence d’un bon nombre de témoins, les officiers d’Avignon mesurent la construction. L’ouvrage en cours devait pourtant être bien modeste, car, d’après l’évaluation des experts, les murs ne dépassaient pas trois mètres de long chacun (12 palmes et un quart) et ne mesuraient que trois palmes d’épaisseur, c’est-à-dire 75 centimètres¹¹. D’après les estimations de Bernard Sournia, il ne s’agissait pas d’un ouvrage défensif. Il pouvait s’agir d’un bâtiment annexe qui servait d’habitation ou d’écurie. Toutefois les ouvriers français, encadrés par maître Radulphe de Moruel sont arrêtés et interpellés. Le lieutenant, en suivant à la lettre la procédure, lance une pierre sur l’ouvrage et proclame, trois fois de suite, la formule rituelle : « Annuncio novum opus », « je dénonce un nouvel ouvrage en cours ». Il rappelle également que la communauté d’Avignon détient la propriété du sol sur lequel les tours et le mur ont été construits, et conteste que le juge-mage du roi puisse exercer sa juridiction en ce lieu¹². Ce qui est en jeu ici, c’est moins la construction d’un édifice qui sert la défense du territoire du roi, que le « mère et mixte empire », c’est-à-dire le pouvoir de dire la loi, de juger et donc d’avoir la pleine souveraineté.

22Quelques jours plus tard, le 17 octobre, un nouveau groupe d’Avignonnais s’empare par la force de la tour du roi de France (Maigret, 2002, p. 6‑7)¹³. D’après une relation très postérieure, écrite par César de Nostredame au xvi^e siècle, les Avignonnais « se saisirent bien et beau par force d’armes et voye d’hostilité, de la tour du pont du costé de Villeneuve¹⁴ ». La situation s’éternise et pendant neuf mois la tour et l’accès au pont sont contrôlés par les gens d’Avignon (Duhamel, 1879, p. 81‑87). La tour est finalement rendue au roi le 29 juin de la même année, grâce surtout à l’intervention directe du sénéchal de Beaucaire, Bertrand Jourdain de l’Isle. L’issue de l’affaire de la tour reste toutefois embrouillée : il est probable que le rapport de force entre les deux princes jouait encore en faveur de Philippe ou que la mort de Charles II en mai 1309 donna un coup d’arrêt aux procédures. Les protestations des Avignonnais n’ont pas fait reculer le roi. La tour de Philippe, en association avec la tour-porte à l’entrée du pont, permet au roi de contrôler et de tirer des bénéfices sur une construction pour laquelle il n’avait pas déboursé un sou : le pont sur le Rhône.

Les tensions du xiv^e siècle

23Au moment où Angevins et Capétiens livrent une lutte à coup d’enquêtes interposées pour l’appropriation ou la défense du territoire avignonnais, la situation politique se complique avec la décision des successeurs de saint Pierre de prendre résidence à Avignon. La Papauté avait déjà mis un pied dans les terres de Raimond VII dès la croisade contre les albigeois en 1209. Si la souveraineté des papes sur le comtat avait reçu une corroboration depuis 1274, elle n’incluait pas la ville d’Avignon.

24En effet les premiers intérêts du pape ne concernent pas Avignon mais le comtat. Le rapprochement du pape avec les terres conquises à Raimond VII avait commencé dès la fin du siècle en même temps qu’une présence accrue du souverain pontife le long de la vallée du Rhône, à Lyon ou à Vienne entre 1244 et 1312. Si Clément V (1305-1314) ne fait que passer à Avignon et dans le comtat lors de la préparation du concile de Vienne de 1311-1312, son successeur, Jean XXII (1316-1334), s’établit dans la ville dans le palais de l’évêque et c’est depuis le haut du Rocher, fortement réaménagé (Carru, 2004), que ce pape commence la véritable organisation de ses territoires comtadins avec notamment la construction d’une résidence pontificale à Pont-de-Sorgues (Theis, 2012).

25L’histoire est bien trop connue pour qu’il soit nécessaire de l’approfondir ici. Aujourd’hui, il est communément admis que la décision de résider, de façon très progressive de 1305 à 1378, voire jusqu’en 1410, sur les bords du Rhône tient moins à la proximité avec les rois de France, présentés en protecteurs-dominateurs d’une papauté contrainte d’abandonner Rome en proie aux plus grands désordres (Paravicini Bagliani, 1995), qu’à des facteurs géopolitiques locaux et aux intérêts très forts que les souverains pontifes avaient dans les terres provençales. Grâce aux travaux de Jacques Chiffoleau, les historiens savent désormais que la région était, depuis la croisade albigeoise, un lieu idéal pour expérimenter de nouveaux modes de gouvernement par le biais de la croisade, de la lutte contre l’hérésie et du contrôle de terres. La vallée du Rhône au xiii^e siècle a été un laboratoire pour la théocratie, utile au pape pour tester son pouvoir et pour manifester la supériorité temporelle de l’Église romaine, même par l’intermédiaire des évêques ou des abbayes (Chiffoleau, 1994).

26Dans les récits de cette installation temporaire, on ne met toutefois pas suffisamment en avant le fait que les papes décident de séjourner dans une ville qui était sous la domination des rois de Naples et qui continue de l’être pour au moins 40 ans après le premier passage de Clément V devant les murs d’Avignon. L’alliance entre Angevins de Naples (et de Provence) et la papauté est bien solide depuis le dernier quart du xiii^e siècle. La création d’une université à Avignon par Boniface VIII en 1303 est appuyée par Charles II d’Anjou qui, depuis des années, soutenait déjà les écoles locales. Il s’agit là d’une prise de position ferme face au roi de France Philippe le Bel avec qui le pape était en plein conflit à propos des décimes, de l’autonomie des églises et de la toute-puissance royale. Avec l’appui des Angevins, l’installation des papes à Avignon en 1309 et le déplacement progressif des offices de la curie pontificale, très concret à partir de 1316, rendent très évidents les enjeux des successeurs de Saint-Pierre dans cette région. Mais il ne faut pas oublier que les princes angevins restent les maîtres d’Avignon jusqu’au 9 juin 1348, quand Jeanne, reine de Naples et comtesse de Provence, constatant l’amenuisement des droits comtaux depuis l’installation des pontifes et ayant désespérément besoin de remettre en état ses finances, cède les droits des comtes au pape Clément VI pour 80 000 florins (Theis, 2012, p. 206‑208). Les princes angevins tenaient toutefois leurs droits et privilèges de l’Empire. C’est pourquoi, le 1^er novembre 1348, le jeune roi des Romains et de Bohême, Charles IV, valide la pleine cession que Jeanne avait faite en faveur de Clément VI tout en confirmant le transfert des droits royaux¹⁵. Ce qui montre bien que la référence impériale demeurait encore tout à fait d’actualité au milieu du xiv^e siècle.

27Loin de l’image chère à la littérature anglo-saxonne, d’une petite et paisible ville provençale, Avignon est, au début du xiv^e siècle, une ville dynamique qui profite d’une augmentation constante des échanges et qui bénéficie d’une administration fonctionnelle et moderne (Balossino, Portier-Martin, 2013). À première vue, Avignon n’avait pas vraiment changé entre la conquête de Charles d’Anjou et d’Alphonse de Poitiers en 1251 et l’arrivée des papes. Elle s’étendait encore sur la même superficie qu’au milieu du xiii^e siècle. Les limites de la ville étaient principalement constituées par la double courtine des remparts élevés au cours des siècles précédents. Bien que souvent ruinées et de plus en plus entourées d’habitations, elles renfermaient encore la presque totalité des habitants.

28Toutefois, pour un regard plus attentif, la ville d’Avignon poussait les limites des vieux murs d’enceinte et de nombreux signes de prospérité en expliquent l’expansion. Une innovation est représentée par l’installation définitive de nouveaux ordres religieux dont la vocation à la pauvreté séduit les habitants, surtout les plus aisés. Ces ordres mendiants avaient commencé à s’installer à Avignon depuis le début du xiii^e siècle bien que leur implantation précise en ville présente encore un bon nombre d’interrogations. Logés au départ dans les maisons (domus) prêtées ou achetées pour leur utilité par les pouvoirs publics, les frères mendiants commencent à élever leurs couvents et leurs églises aux quatre coins de la ville. Les Franciscains, établis tout d’abord en centre-ville, près de l’église Saint-Pierre, probablement à partir des années 1226-1230, s’installent, après 1265, à l’extérieur de murs, au-delà du portail Imbert (Lenoble, 2013). Les Dominicains, après avoir abandonné la lourde tâche d’inquisiteurs dans les années 1235-1249, se sont installés au-delà de la porte Brianson, sur la route qui menait au Rhône. Leur couvent, aujourd’hui complètement disparu, dépassait par son faste et son extension les autres monastères urbains (Girard, Requin, 1912). C’est ici, hors des murs de la ville, que le premier pape d’Avignon Clément V réside lors de son passage dans la région. Les Carmes et les Augustins choisissent l’ouest de la ville et se placent, autour des années 1260-1270, aux côtés des deux importantes carreteriae, l’une qui débouchait au portail Matheron et l’autre au portail des Infirmières (Guyonnet, Truel, 1982-1983). Les Sachets avaient fondé le prieuré des frères de la pénitence de Jésus-Christ en 1268 hors de la porte Aurose : avant leur suppression par Jean XXII en 1316, ils avaient choisi un espace extra-urbain en pleine activité, entièrement occupé par les activités portuaires près des berges du Rhône et celles du tressage de l’osier (Pansier, 1912). Les Clarisses, au contraire, attestées à Avignon dès les années 1230-1240 dans un quartier très central, à la confluence des paroisses Saint-Génies, Notre-Dame-la-Principale et Saint-Didier, font une arrivée plus modeste, mais sont rapidement dotées tout au long du xiii^e siècle par les papes, notamment Alexandre IV et Urbain V.

29La cité s’était donc considérablement agrandie depuis le temps des podestats. Parcourir les nombreuses enquêtes foncières et les comptes des trésoriers de la ville, qui restent encore pour la plupart inexplorés, permet de se rendre compte d’un vaste mouvement d’extension de l’habitat¹⁶. Les parcelles de terre non bâties semblent disparaître presque totalement dans certains quartiers. Les jardins à l’est de la ville, très nombreux au début du xiii^e siècle, se réduisent aussi et, au milieu du xiv^e siècle, il n’y en a plus aucune trace. Les quartiers situés à l’ouest, où se trouve le noyau le plus ancien de la ville, proche de l’église de Saint-Didier, restent des lieux prisés par les familles aristocratiques anciennes, les Mauvoisins, les Retrans. Mais la dynamique d’accroissement est encore plus évidente dans les quartiers industrieux, tous proches des couvents mendiants : près des Dominicains, proches de la porte de Brianson où deux nouveaux bourgs sont attestés à partir des années 1317 (un bourg, au nord de la porte, appelé les Olliers ou Oulles à cause de la présence des marchands d’huile, et un deuxième au sud, près de la porte dite de l’Évêque), et près des Franciscains, en dehors du portail Imbert (Hayez, 1975). Ce dernier est un quartier particulièrement actif : les documents qui permettent d’étudier ce secteur de la ville attestent de nombreux travaux d’aménagement pour favoriser la présence d’ateliers qui dynamisent l’extérieur des remparts et exploitent la force hydraulique du canal de la Sorgue. Dans ces quartiers (voir ill. n^o 8, [p. 152 pour la version imprimée]), et entre la porte Imbert et le portail Mathéron − mais aussi vers le Rhône dans le quartier de la porte des Infirmières − s’installent par conséquent au cours du xiv^e siècle bon nombre d’immigrants, en particulier des Italiens (Balossino, Portier-Martin, 2013).

Illustration n^o 8 : Avignon au début du xiv^e siècle

30Le quartier du pont est incontestablement le quartier le moins prisé au début du xiv^e siècle. La partie de la ville qui longe le Rhône, notamment entre la porte Aurose et le vieux quartier de l’Estel, renferme des terres soumises aux risques d’inondation venant des débordements du Rhône. C’est là que les zones portuaires de la ville étaient aménagées. La première était située devant la porte Aurose − qui, après des reconstructions et des déplacements, deviendra au xv^e siècle la porte de la Legne puis de la Ligne (Pansier, 1930, p. 307) − en amont du pont et du Rocher à l’emplacement actuel de la rue Banasterie, entre l’église des Pénitents noirs et la rue des Trois-Colombes. Elle débouchait sur une esplanade localisée entre le Rocher et le Rhône, non loin du port où le bois était chargé sur les navires. Là s’entassaient toutes les denrées venant du Nord et les cargaisons de bois. Un article ajouté aux statuts de 1247-1248 nous informe que la circulation au-delà de cette porte était malaisée à cause de la quantité de bois entreposée à la sortie de la ville (de Maulde, 1909, p. 203)¹⁷.

31En aval du pont se trouvait la deuxième zone portuaire où l’on déchargeait les produits de luxe, où l’on amarrait les bateaux venant du Sud et où accostaient les barques remplies de pierres venant des carrières sur la rive droite près la porte dite des Periers (Pansier, 1930, p. 197). Ce port n’était pas loin de la porte dite Ayguière, un axe principal d’accès à la ville pour les voyageurs arrivant par bateau. Elle était, à l’origine, située plus en amont qu’aujourd’hui, près de la rue des Grottes et de la rue de la Balance (Pansier, 1930, p. 185). C’est non loin de cette porte que le pont s’insérait dans les vieux murs d’enceinte. Des fouilles réalisées en 1982 ont permis de découvrir une pile sur la face externe du châtelet d’entrée actuel du pont qui laisse supposer une continuation plus ancienne en amont, vers le rocher des Doms. Une arche de plus devait donc relier le pont des xiii^e et xiv^e siècles aux remparts qui se situaient plus en retrait par rapport à ceux que l’on connaît d’aujourd’hui (Thiriot, 1988). Il faut cependant reconnaître qu’il n’est pas aisé de reconstituer, dans ce secteur, le tracé ancien des remparts et des portes, car les aménagements de la fin du Moyen Âge et de l’époque moderne ont beaucoup modifié la topographie d’origine. Il s’agissait là d’un secteur exigu que les rues très étroites et les débordements du fleuve rendaient difficile à exploiter, comme le montre une plainte déposée au trésorier en 1333 afin de recevoir un dégrèvement de cens pour un terrain situé près de la porte Ayguière et inutilisable, car inondé par les eaux du Rhône¹⁸.

32Les bords du fleuve sont des quartiers très malfamés : entre la maison des frères de Saint Bénézet et le quartier des fustiers, c’est l’espace réservé des nautoniers, des ribayriers, de ce monde suspect de la navigation, dont Jacques Rossiaud a décrit les caractéristiques (Rossiaud, 2007, p. 228‑277). C’est un monde féroce où la violence règne, à l’image de Pierre Vigoureux et de Raimond Barbaran, condamnés à payer quatre livres d’amende pour avoir poignardé brutalement (« evaginarunt ») deux pontonniers du pont du Rhône (Chiffoleau, 1980, p. 351). Ce quartier, avec ses bourgs gagnés au fleuve, reste essentiellement artisanal, car les principales fondations religieuses − ou les demeures cardinalices − sont toutes situées plus à l’est dans les limites des remparts communaux. C’est ici le quartier des fustiers, des artisans du bois, qui constituent à Avignon une corporation puissante et ancienne. En 1247, les fustiers obtiennent des autorités communales la rédaction des statuts qui règlent leur profession : il s’agit de la première association professionnelle dont les règles sont mises par écrit. Elles concernent aussi bien les horaires de travail (comme l’interdiction de travailler le dimanche) que la réglementation du marché du bois. En 1265, ces statuts sont renouvelés, mais l’agrandissement de leur espace de travail est bien visible. À une Fusterie ancienne ou Petite Fusterie qui englobait toute la pente descendante de la ville vers le Rhône qui se trouvait en amont de la porte Ayguière, s’associe une Fusterie neuve attestée dans les chartes depuis 1233. Les fustiers entreposaient le bois sur un terrain appelé le limas, un terrain boueux près de la porte de Pertuis et qui laissera dans la toponymie la dénomination actuelle de rue du Limas. Avec la construction de la dernière enceinte pontificale dans la décennie 1360-1370, la configuration sociale du quartier évolue progressivement. Les nouveaux remparts englobent les anciens quartiers et bordent désormais le lit du fleuve. Les activités artisanales sont poussées en amont et englobées dans la nouvelle « Grande Fusterie », qui n’apparaît que vers 1362 quand les artisans sont déplacés de leurs maisons de la Fusterie vieille à cause de l’arrivée massive des familiers de la cour pontificale. Le quartier du pont laisse par conséquent la place aux nombreuses auberges prisées des voyageurs descendant des bateaux ou arrivant par voie terrestre et aux habitations de prestige (Le Pont d’Avignon, 2016, p. 37).

33Les premiers papes trouvent donc une ville en plein développement, insérée dans un réseau international et occupant une position déjà considérable dans les échanges fluviomaritimes grâce à son port et à ses infrastructures. Bien que souvent cité comme atout majeur pour la papauté, le pont sur le Rhône ne peut pas vraiment être considéré, au début du xiv^e siècle, comme le moteur économique de la cité. La traversée est souvent empêchée à cause des écoulements, des destructions et de l’instabilité récurrente du tablier. Les traces de cette faiblesse structurale sont rares, mais incontestables. En 1289, Raimonde Garnier, épouse d’Hugues de Sade, réserve dans son testament une somme pour la reconstruction d’une arche du pont qui s’était écroulée. S’agit-il là des dégâts provoqués par l’inondation qu’un témoin d’une enquête du début du xiv^e siècle assure avoir eu lieu vers l’année 1281¹⁹ ? En 1324, le pont est de nouveau brisé. Deux arches sont tombées dans les eaux du Rhône et le passage se fait par bac à traille. En 1331, les réparations ne sont pas encore terminées et le tablier est de nouveau hors d’usage²⁰. En 1339, le roi d’Aragon Pierre IV est obligé, sur les conseils des ambassadeurs de Benoît XII, de traverser le Rhône à Beaucaire pour arriver à Avignon depuis Montpellier. Le 11 octobre 1345, un nouvel écroulement emporte une arche et deux familiers du cardinal Bertrand qui avait fondé le prieuré de Montaut sur la rive droite²¹.

34Il faut avouer que, jusqu’en 1348, les papes s’intéressent peu de l’état du pont. Il sortait tout simplement de leurs compétences. Il est vrai que cette même attitude vaut aussi pour l’ensemble de la ville. Il n’existe pas de véritable plan d’aménagement ou de politique édilitaire programmée et mise en œuvre par les papes du début du xiv^e siècle (Hayez, 1975). Les pontifes ne sont pas encore chez eux et ne possèdent pas suffisamment de biens et de droits pour engager des travaux d’envergure. Leur attention est dirigée au départ vers l’achat d’immeubles et de terrains pour augmenter leur espace autour du quartier de la cathédrale. En 1316, Jean XXII s’approprie le palais épiscopal, la sacristie, l’aumône et la maison du prieur de Saint-Étienne (Carru, 2004). Ce sont les premiers travaux préparant la construction du palais apostolique à partir de 1335. Les besoins des membres de la curie pontificale et des cardinaux occupent aussi les efforts de l’administration pontificale, qui impose la réquisition d’un grand nombre de logements dans l’ensemble de la ville ou l’assignation d’habitations. Il s’agissait là de préoccupations pressantes, car la ville attirait désormais les clercs et les pèlerins de la Chrétienté tout entière, mais aussi les marchands, les hommes de lettres ou les artistes. Cela conduit, bien évidemment, à l’augmentation des protestations de la part des habitants, réfractaires à la domination du pape, et à la multiplication des conflits de juridiction avec l’administration angevine.

35Cela ne signifie pourtant pas que les papes du début du xiv^e siècle ne s’intéressent pas au sort du pont sur le Rhône. Leurs actions vont dans deux directions parallèles. En premier lieu, les pontifes se concentrent sur la valorisation de l’espace religieux du pont avec la promotion de la dévotion à Bénézet et la réformation de l’œuvre du pont (Le Pont d’Avignon, 2016, p. 32). Jean XXII hérite d’une situation compliquée chez les frères de l’œuvre du pont. Après une décision attribuée à l’évêque Zœn Tencarari au milieu du xiii^e siècle, les frères de l’œuvre du pont n’ont plus la faculté d’élire leur prieur. Désormais ce dernier est nommé directement par l’évêque, ce qui fait surgir des contestations parmi les frères (Le Blevec, 1978). La conduite de certains prieurs, comme Raimond Hugues, chanoine de Saint-Paul-de-Mausole à Saint-Rémy, qui ne respecte pas la vie commune et qui dilapide le patrimoine de l’œuvre, témoigne d’une lente décadence de l’institution charitable. Les interventions pontificales se multiplient et modifient progressivement l’activité de l’œuvre, qui connaît ainsi une évolution nouvelle.

36Les autorités municipales reprennent en main la gestion de l’œuvre du pont. La gestion matérielle de la structure et son administration passent à des recteurs élus sous le contrôle des syndics de la ville. Issus de la notabilité urbaine et contrôlés par les institutions municipales de la ville, les recteurs exercent la tutelle et gèrent les aumônes faites à l’œuvre depuis au moins 1278 (Pansier, 1922, p. 18‑23). Dans un souci de transparence, ils instituent même un procureur pour gérer les dons et les aumônes que l’institution continue, malgré les difficultés, à percevoir. En effet, l’élan de charité publique initial vit un moment d’essoufflement en cette fin de siècle. Pour remédier à cette situation, les papes octroient des bulles d’indulgence pour ceux qui soutiennent l’œuvre du pont avec des dons et des aumônes ; c’est le cas de Martin IV en 1281 puis de Nicolas IV en 1290 (Riper de Monclar, 1912). Dans ce climat de difficulté financière est aussi rédigée la vie avignonnaise de saint Bénézet et les témoignages de ses miracles. La voie vers la sécularisation était cependant tracée. Jean XXII, en 1321, sépare le patrimoine du prieuré, qui est uni au chapitre de Saint-Agricol et devient ainsi un bénéfice ecclésiastique, du patrimoine de l’œuvre, dont les frères étaient désormais sous la tutelle des autorités municipales. Le pontife tente de raviver la dévotion à Bénézet : il offre des ornements sacerdotaux à la chapelle sur le pont − qui sera aussi dotée d’une relique de la sainte épine − et il fait composer, en 1331, un office en l’honneur du saint, qui soutient et approuve la vénération des fidèles (Saint Bénézet, 1984, p. 109). L’œuvre développait également un rôle hospitalier depuis sa fondation (Brun 2017). L’ancien hospice servant de refuge aux pèlerins augmente sa dotation et un hôpital dédié à saint Bénézet, attesté à partir de la fin du xiii^e siècle, se fixe près du pont ; il sera bientôt absorbé par un nouvel hôpital fondé par le cardinal Audouin Aubert, neveu du pape Innocent VI, qui laisse en 1363 au nouvel hôpital à l’entrée du pont 200 florins annuels (Saint Bénézet, 1984, p. 113).

37En parallèle, les papes avignonnais accompagnent, timidement et indirectement, les travaux de réparation que le pont nécessite. Jean XXII est le premier à soutenir les quêtes des frères de l’œuvre pour les réparations de l’ouvrage. En mars 1317, une lettre mentionne une convention passée entre les trésoriers du pape, Adémar Amiel et Gasbert de Laval, et deux lapicides d’Avignon sur le mode de construction du pont²². L’année 1325, le pape demande aux péagers de la ville de permettre le passage aux ouvriers et ministres de l’œuvre du pont qui sont partis acheter 87 pièces de bois au-delà de Lyon²³. Les papes s’intéressent donc aux réparations, mais ces travaux ne s’accompagnent pas d’un plan d’urbanisation concertée du quartier fluvial ou d’un projet de renforcement définitif de la structure pont.

38Un changement de stratégie s’opère avec Clément VI (1342-1352). Les historiens ont mis bien en évidence la vision extensive de la cour de ce pape qui se prolongeait des deux côtés du Rhône et qui culmine avec la construction d’une résidence entourée de palais cardinalices à Villeneuve-lès-Avignon (Theis, 2004). À partir du milieu du xiv^e siècle, la vie de cour s’organise régulièrement sur les rives du Rhône en fonction des moments de l’année. Il était essentiel de renforcer le pont afin de permettre les échanges et la circulation des deux côtés du fleuve. En 1343 et en 1345, au début de son pontificat, Clément VI confie 230 puis 300 florins au cardinal d’Ostie afin de les utiliser pour des réparations au pont (Saint Bénézet, 1984, p. 110). À cette époque le pont est de nouveau hors d’usage. La même année, le pape paye 100 sous aux bateliers pour passer le fleuve avec ses familiers²⁴. Mais il n’y a encore aucune intervention directe du pontife sur la gestion de l’ouvrage. Les papes restent extrêmement discrets dès qu’il s’agit des questions des relations avec leurs voisins de la rive droite. La situation devait pourtant changer en 1348, lorsque Clément VI récupère les droits sur la ville d’Avignon et sur son pont.