Les premières années : un chantier invisible

1Si l’activité de l’œuvre avignonnaise et les mentions de son premier ministre se multiplient à partir des années 1180-1190, les évocations des travaux effectifs sur les berges du Rhône sont rares et il est extrêmement difficile de savoir si le pont reliait déjà, dans ces premières années, la cité d’Avignon à la rive droite du fleuve, près de la route qui menait au bourg de Saint‑André.

2À la fin du xii^e siècle, le franchissement du Rhône se faisait vraisemblablement par le biais d’une structure mixte qui associait des parties maçonnées, où d’ailleurs reposait le corps de Bénézet, et des parties en bois qui assuraient un passage conjointement ou en liaison avec le bac à traille. Les coûts de la construction, les matériaux utilisés ou encore l’organisation du chantier restent, dans les premières années, absents des documents. Les études et les relevés archéologiques sur la partie qui reste aujourd’hui visible pâtissent également des reconstructions faites aux époques postérieures, moderne et contemporaine. C’est uniquement grâce à la comparaison avec d’autres ponts de la même époque qu’il est possible de se faire une idée de la technique de construction d’origine (Mesqui, 1986).

3On l’a déjà évoqué : les Avignonnais ne pouvaient pas utiliser une structure existante. Une hypothèse tenace, qui remonte au xix^e siècle et qui a encore aujourd’hui une certaine renommée, évoque l’existence d’un pont ancien, d’origine romaine, à l’emplacement de l’édifice actuel (Histoire d’Avignon, 1979, p. 102‑103). Des éléments architecturaux englobés dans les piles du pont actuel − il s’agit de départs d’arcs aujourd’hui pour la plupart immergés − laissent en effet penser à une construction préexistante. Les grandes dimensions des dalles de pierre et l’absence presque totale de mortier dans ces structures ont été comparées à celles des ponts romains de la région, comme par exemple le pont d’Ambrussum dans le Gard. Mais la datation des dépôts des galets du lit du fleuve sous les fondations des piles, l’évaluation du niveau des eaux du Rhône aux époques anciennes, associées à l’absence de témoignages d’un franchissement du fleuve avant le Moyen Âge, portent à exclure l’existence d’un pont romain (Le Pont d’Avignon, 2015, p. 19). Denis-Marcel Marié attribuait ces départs d’arcs à un possible pont bâti à l’époque de Bénézet et modifié par la suite (Marié, 1953, p. 141‑144). Rien n’est moins sûr. Par contre, il n’est pas exclu que certaines pierres utilisées pour les fondations des piles proviennent d’édifices romains avignonnais détruits et souvent remployés pour d’autres constructions.

4Le pont d’Avignon, compte tenu de la largeur du fleuve, était pensé comme un pont à tablier plat. Si les piles étaient, dès le départ, réalisées en pierre, le tablier, au moins dans les premières années, devait être pour une bonne partie en bois, associant éventuellement des parties maçonnées à des parties provisoires, probablement sur pilotis.

5Le bois utilisé à Avignon pour effectuer ces travaux de fondation était du sapin, une essence qui n’existe pas dans la région (Ghilardi et alii, 2015, p. 336‑354). Les troncs étaient donc acheminés depuis le Haut-Rhône, l’Isère ou la Savoie grâce au courant du fleuve. Les attestations d’énormes flottages de bois, des radeaux atteignant à la fin du Moyen Âge les 100 mètres de long, sont nombreuses, mais souvent de beaucoup postérieures aux premières années de construction. La plus ancienne mention d’achat de bois pour la réparation du pont, « pro reparatione pontis », date en effet de 1325. L’œuvre du pont du Rhône achète, à cette occasion, 87 fustes de bois afin de réparer l’ouvrage endommagé¹. Les cargaisons de bois posaient de réels problèmes d’acheminement, qui concernaient aussi bien la constitution des flottements que la conduite, qui devait être réalisée selon des temps et des techniques bien précises. Le climat jouait cependant en faveur des travaux : de l’an 1000 jusqu’en 1300, le débit des eaux du Rhône reste assez stable et les températures atteignent, dans l’Occident entier, des valeurs plus élevées que dans les siècles précédents. L’industrie rhodanienne de la descente du bois mobilisait donc des hommes et des structures en grand nombre qui, au début du xiii^e siècle, n’apparaissent qu’en contre-jour, grâce aux mentions des taxes et des tarifs des péages. Ce sont les documents des siècles suivants qui permettent de se faire une idée précise de l’utilisation du bois pour la construction du pont d’Avignon, non plus seulement pour la réalisation des fondations des piles mais aussi pour la construction ou la réparation des arcs par le biais de cintres, ces formes provisoires en bois, destinées à soutenir les voûtes pendant les travaux. En 1480, par exemple, les recteurs du pont font descendre de Sassenage, près de Grenoble, un énorme radeau de bois qui comptait 2 000 grosses pièces ainsi que 3 500 poteaux pour le prix de 2 151 florins (Rossiaud, t. II, 2002, p. 286‑292).

6Les récentes observations archéologiques ont permis de retrouver les traces de fondations de certaines piles : elles se composaient de blocs de maçonnerie qui reposaient sur des nappes de galets accumulés par les eaux du Rhône. Les parties maçonnées, construites de blocs de calcaire et de mortier, étaient réalisées dans des structures en bois qui, en constituant un caisson, permettaient de travailler à l’abri de l’eau courante. Pendant le Moyen Âge central, le lit du fleuve était formé d’une épaisse couche de galets et de graviers. Des buttes devaient donc, en saison sèche, permettre de disposer d’une bonne partie du lit et ainsi faciliter la construction. La forme particulière, longue et sinueuse, du pont d’Avignon était due à la conformation du lit du fleuve en face de la ville. Il était plus aisé de planter des pieux, d’installer des plateformes en bois et de réaliser les parties maçonnées en exploitant les parties émergées du fleuve que de devoir investir trop longuement sur la mise en place de caissons étanches au milieu des eaux.

7Cela obligeait toutefois à adapter l’écartement entre les piles (entre 25 et 30 mètres environ) et le tracé du tablier à la forme naturelle du paysage fluvial et à la forme d’anciens chenaux (Le Pont d’Avignon, 2016, p. 26‑29). Le coude vers la gauche qui constituait la dernière partie vers Saint-André s’explique en effet par l’existence d’un bras du Rhône qui avait cette trajectoire. Les anciens témoignages écrits ainsi que les dessins des vestiges du pont relevés à l’époque moderne ne laissent absolument aucun doute sur la forme de l’axe du pont qui s’étalait sur une ligne sinueuse et non droite. Cependant, l’ouvrage maçonné bâti dans une conjoncture climatique particulière ne tenait pas compte des éventuelles dégradations du climat. Les eaux du Rhône, de plus en plus violentes à partir du xv^e siècle, et le changement des courants endommageront de façon irréparable la structure médiévale pensée trois siècles auparavant.

L’hérésie aux bords du Rhône ?

8Comme tout autre pont, celui d’Avignon n’est pas une structure uniquement en proie aux eaux agitées du fleuve et aux changements climatiques. Le pont subit également les dégradations dues à son utilisation et aux dommages volontaires. Au début du xiii^e siècle, un événement imprévu vient interrompre l’édification progressive de l’ouvrage et catapulte Avignon dans une guerre où le passage et la possession du Rhône devient l’un des enjeux névralgiques : la croisade albigeoise.

9En 1208, le représentant du pape en Languedoc, le légat Pierre de Castelnau, est assassiné à Trinquetaille par un individu reconnu comme l’un des écuyers du comte de Toulouse Raimond VI. Ce dernier est désigné rapidement comme étant le commanditaire de ce meurtre, sans que sa responsabilité n’ait jamais été prouvée.

10Ce meurtre s’insère dans une vague croissante de contestations qui s’était manifestée, déjà à la fin du siècle précédent, dans les régions méridionales de Provence et de Languedoc où l’autorité des évêques ou des abbés était écrasante. L’objet des protestations visait, en effet, la forme de la domination politique que les représentants de l’Église exerçaient et qui avait des répercussions directes sur l’augmentation des taxes dues et des dîmes. La présence de légats du pape s’était en effet intensifiée au milieu du xii^e siècle dans le midi de la France afin de coordonner une vaste entreprise de pacification et de contrôle de la société, comme le montre la campagne de prédication, très connue, accomplie par l’abbé cistercien et légat pontifical Henri de Marcy. Les prédicateurs et les légats du pape avaient interprété ces mouvements de contestation comme autant de symptômes, graves, d’une diffusion massive de l’hérésie (Théry, 2010). La dissidence assume alors une dimension plus politique, contribuant à étendre considérablement ces marges pour englober l’ensemble de la société. Les dispositions prises par le pape Innocent III jouent en effet un rôle capital, notamment la lettre Vergentis in senium. Ce texte célèbre, qui concernait au départ la seule commune italienne de Viterbe, est envoyé aux évêques de toutes les régions contaminées par l’hérésie. On la retrouve aussi dans le Midi, recopiée dans le cartulaire des Guilhem, seigneurs de Montpellier (Chiffoleau, 2015). En assimilant l’hérésie au crime de lèse-majesté, la bulle d’Innocent III permet de mobiliser les ressources du droit aussi bien contre les coupables que contre tous ceux qui ne collaboreraient pas dans cette recherche. Dans l’Italie du Nord et du Centre, tout comme dans bon nombre de villes provençales et languedociennes, cette mesure touche surtout une grande partie des élites dirigeantes.

11Dans ce contexte et à la suite du meurtre du légat, Raimond de Toulouse est excommunié par le pape qui appelle, en même temps, les pouvoirs séculiers à une croisade contre les hérétiques du Midi et leurs partisans. L’histoire de cette épopée est bien connue (Roquebert, 2006). Cela dit, elle mérite d’être rappelée, car Avignon et son pont sont des lieux importants dans cette croisade qui a été trop souvent racontée et étudiée à partir de Toulouse, d’Albi ou de Béziers.

12À partir de 1209, l’armée des croisés – composée principalement de soldats français et conduite par un seigneur d’Île-de-France, Simon de Montfort – envahit le Midi et prend Béziers, puis massacre une partie de ses habitants et détruit la ville. Le comte Raimond est obligé de faire pénitence en juin 1209 devant Milon, le nouveau légat du pape. C’est à Saint-Gilles, près du Rhône mais en terre française, que les places fortes du marquisat de Provence sont confisquées par le légat. L’Église souhaite contrôler les terres de ce seigneur en Empire pour se préserver du risque de nouvelles contestations. Avignon relève de ces territoires qui font l’objet d’une attention particulière de la part de l’Église, car le comte Raimond VI tenait une partie des droits et des biens de la ville en tant que marquis de Provence. Les châteaux de Beaumes, d’Oppède, de Mornas, sur la rive gauche mais aussi de Roquemaure, de Fourques, de Fanjau et de Montferrand sur la rive droite du Rhône sont saisis et confiés, en garde, aux prélats locaux (Mazel, 2015). Par la même occasion, Milon demande leur soumission aux communautés urbaines proches du comte Raimond. Les villes et les consulats du marquisat, du Valentinois, du Vivarais ainsi que celles d’Arles et de Beaucaire sont obligées de prêter le serment de fidélité à l’Église.

13À Saint-Gilles, le comte de Toulouse ressort particulièrement affaibli. Ce n’est qu’après cette importante pacification que la croisade se déplace vers les terres des vicomtés languedociennes. La capitulation de Carcassonne signe en effet le début d’une série d’opérations militaires qui deviennent endémiques pendant une vingtaine d’années dans le Midi (Les Grandes Batailles, 2005, p. 26‑51). Dès les premières décennies du xiii^e siècle, la guerre, initialement conduite par les grands seigneurs français puis par le fils du roi de France en personne, aboutit à la saisie progressive des possessions du comte de Toulouse qui se termine en 1215, au terme d’une phase de combats particulièrement rudes. Le pape remet les possessions languedociennes des comtes de Toulouse à Simon de Montfort et l’archevêque d’Arles, Michel de Mourèse, un prélat ouvertement procapétien, lui concède en fief Beaucaire et la terre d’Argence². Raimond VI se voit ainsi privé des principaux centres urbains de son domaine comme Narbonne ou Toulouse. En novembre de la même année, Innocent III écrit à Simon de Montfort, choisi pour guider l’armée des croisés, et lui confirme la cession des cités et du pays de la vicomté de Béziers-Carcassonne³. Mais cela n’est pas un butin de guerre : Simon doit le conserver et le défendre face à la menace hérétique qui plane toujours sur ces terres.

14Au retour de l’important concile de Latran IV, Raimond VI et son fils reçoivent un soutien politique important de la part des cités du Midi provençal. En effet, Marseille, Avignon, Tarascon et d’autres localités du Venaissin prêtent serment de fidélité au comte et n’hésitent pas à mettre à son service les ressources militaires dont elles disposent. Les vers, très connus, de la Chanson de la croisade albigeoise dans lesquels la population d’Avignon, au moment de l’entrée en ville du comte, s’élance dans les rues en criant son nom et en promettant de l’aider de toutes ses forces pour reconquérir sa terre, sont particulièrement éloquents. C’est à l’occasion d’un passage à Avignon que la population entière promet au comte de l’aider à reconquérir sa terre. Le soutien des Avignonnais est ainsi prononcé par les nobles de la ville : « Que nos darem l’aver et metrem los cors bos/Tros que corbez la terra o que muram ab vos ». La population entière pousse des cris de joie « Tholosa ! » et « La joia ! c’oimais er Dieus ab nos » (La Chanson, 1989, p. 245‑247). L’évêque d’Avignon Guillaume, ouvertement rangé du côté des croisés, ne peut empêcher les habitants d’acclamer le comte de Toulouse et son fils.

15Il s’agit probablement d’une exagération. Cependant, les difficultés et les défaites des croisés se multiplient à partir de cet épisode. En 1216, les soldats français sont chassés de Beaucaire. En 1218, les Avignonnais massacrent le prince d’Orange Guilhem de Baux, qui s’était emparé des terres du Venaissin placées sous la surveillance et la protection de l’Église en attendant la fin des hostilités. Ils sont aussitôt excommuniés par le pape : de forts soupçons d’hérésie commencent à peser sur la ville rhodanienne. En 1219, les Français sont à nouveau battus à Baziège dans le Lauragais et le prince Louis, fils du roi Philippe Auguste, échoue devant Toulouse. Raimond VII, le fils du vieux comte, peut reconquérir la plupart des terres occupées par les Français depuis le début du siècle.

16Le soutien apporté par les Avignonnais au comte de Toulouse n’est bien évidemment ni codifié ni sanctionné par quelque traité ou accord écrit que ce soit. Malgré cela, les cités du Bas-Rhône obtiennent des avantages patrimoniaux et fiscaux importants en échange de l’appui, surtout militaire, offert à Raimond et son fils. En septembre 1225, Marseille profite du passage de Raimond VI et de son fils pour se faire renouveler certaines concessions et les anciens privilèges. Quant à Avignon, elle acquiert, en contrepartie de sa fidélité et d’un prêt d’argent considérable, la garde du Venaissin et des châteaux de Beaucaire et de Malaucène. Cela s’ajoute à une large série de privilèges fiscaux et commerciaux que Raimond, en tant que marquis de Provence, n’avait cessé d’élargir aux Avignonnais depuis 1220⁴. Au-delà de ces avantages, très concrets et utiles pour améliorer les finances de la ville, rallier la cause de Raimond de Toulouse permettait aux Avignonnais de freiner, une fois de plus, les interventions de l’Église, de plus en plus fréquentes, dans la région (Chiffoleau, 1994).

17Le roi de France Philippe Auguste, luttant contre l’Angleterre et contre l’Empire, et le plus souvent en mauvais termes avec la papauté, n’avait pas voulu intervenir directement dans la guerre en Languedoc. Son fils et successeur, Louis VIII (roi de 1223 à 1226), se tourne au contraire vers le Midi, auquel il s’était vivement intéressé dès le règne de son père (Petit-Dutaillis, 1894). Après une énième excommunication du jeune Raimond VII par le concile de Bourges, le 28 janvier 1226, et le ralliement de nombreux seigneurs méridionaux, le roi répond à l’appel du pape et décide de diriger personnellement la croisade. Il prend la croix le 30 janvier 1226. Pour la première fois, un roi de France descendait, à la tête d’une armée, dans le sud du pays.

18Les croisés se décident à passer par la vallée du Rhône, axe traditionnel des expéditions militaires dans le sud du pays, déjà empruntée par le roi lorsqu’il était encore prince en 1209 et en 1215. Ce passage permettait à l’armée, après un arrêt à Lyon, de profiter des eaux du fleuve pour transporter les marchandises et l’intendance militaire et continuer ainsi jusqu’à Avignon, où le pont en construction et les îles étaient censés permettre à l’armée le franchissement du fleuve vers les terres languedociennes comme l’affirment les chroniqueurs de l’époque : l’anonyme de Tours, Philippe de Mousket ou encore Guillaume de Puylaurens (Zerner, 1988, p. 43‑47).

19Quand, le 7 juin 1226, l’armée française arrive aux portes d’Avignon, dans le village de Pont-de-Sorgue, plusieurs villes du marquisat de Provence et du Languedoc qui étaient sous l’autorité du comte de Toulouse, comme Nîmes ou Saint-Gilles, avaient fait acte de soumission à Louis VIII, par peur de représailles. Il semblerait que les Avignonnais aient également envoyé des représentants pour discuter avec le roi lorsqu’il était encore à Montélimar et exprimer ainsi leur soutien. Les ambassadeurs s’étaient même engagés à permettre au roi, à 100 chevaliers français et aux prélats qui accompagnaient le souverain d’entrer dans la ville, moyennant la révocation de l’excommunication qui pesait sur la cité depuis l’assassinat de Guilhem de Baux⁵. Le gros de l’armée aurait dû passer sur le pont que les Avignonnais avaient récemment préparé en dehors des remparts, « extra villam ». Les sources précisent que ce passage était un pont en bois. Est-ce qu’il s’agit du pont sur le Rhône ou d’une passerelle en bois qui rejoignait, de l’extérieur, le pont en pierre, et qui permettait le passage direct de l’armée sans qu’elle dût emprunter les ruelles étroites à l’intérieur des remparts ? Impossible à dire.

20Contrairement à leur promesse, le 10 juin, lorsque le roi est devant les murs de la cité, les hommes d’Avignon ferment les portes des remparts, empêchent le passage de l’armée sur le pont et agressent une partie des soldats du roi (Zerner, 1988, p. 47). Aux yeux du roi et du légat pontifical qui l’accompagne, le refus des citoyens de permettre le passage de l’armée du roi ne signifie qu’une seule chose : la ville milite encore pour le comte de Toulouse Raimond VII malgré les promesses de ses représentants. Le légat Romano Bonaventura Frangipani, cardinal-diacre de Saint-Ange accuse, en fin diplomate, les Avignonnais d’être des hérétiques et construit savamment un dispositif juridique permettant de les punir.

21Par ce biais, il autorise ainsi Louis VIII à assiéger et à faire la guerre à une ville située hors de ses terres. Le pape, Honorius III, avait en effet formellement interdit à l’armée du roi toute conquête ou action militaire hors des frontières du royaume. Le danger hérétique permet, en revanche, de créer un état d’exception et oblige l’armée croisée à « exterminer » − littéralement à « chasser hors des limites » − les dissidents. Les Avignonnais ne pouvaient pas être accusés d’être des hérétiques languedociens, c’est-à-dire des albigeois. Ils sont en effet qualifiés de vaudois : une hérésie très présente dans la vallée du Rhône, selon les sources antihérétiques, déjà à partir de la fin du xii^e siècle.

22Les Avignonnais sont-ils réellement des vaudois ? Là aussi, les preuves nous manquent. Comme seule évidence, il nous apparaît que les Avignonnais ne sont pas des albigeois et que la nature et le contenu de cette hérésie vaudoise ne sont pas ici précisés. La seule caractéristique visible de l’hérésie des Avignonnais est un refus formel d’obéissance, qui est très général et sans aucune caractérisation doctrinale. Cela plaçait tout Avignonnais peu enclin à obéir aux règles ecclésiastiques ou à payer des dîmes sous la menace de cette accusation d’hérésie (Balossino, Chiffoleau, 2009).

23Après un blocus total de la ville, des machines de sièges spectaculaires sont placées devant les murs de la ville rebelle (voir ill. n^o 7, [p. 151 pour la version imprimée]). Le passage sous les remparts d’Avignon s’était transformé en un véritable acte de guerre. Nonobstant les protestations du pape et de l’empereur Frédéric II, Avignon est assiégée pendant l’été de la même année et doit se rendre au mois de septembre à l’armée guidée par le roi (Zerner, 1988).

Illustration n^o 7 : Grandes Chroniques de France

24Louis VIII et le cardinal Romano Bonaventura peuvent entrer en ville. Louis VIII toutefois repart rapidement vers Beaucaire et ne rencontre plus aucune résistance. Il sillonne tout le Sud-Ouest, Béziers, Carcassonne, Pamiers, Castelnaudary, Puylaurens, Lavaur, Albi, en ne négociant qu’avec des villes et des seigneurs soumis. Le roi décède de maladie en route vers l’Auvergne, le 8 novembre 1226 à Montpensier. Cette mort inopinée ne changeait pas le cours des choses. En quelques mois, la royauté française venait de reprendre le contrôle du Midi languedocien. Et affirmait sa présence sur les terres conquises.

25Après le siège d’Avignon, le roi et le légat prennent deux décisions capitales et qui devaient conditionner le futur politique de la région pour de nombreux siècles. La première mesure, très lourde, est la mise en place d’un système de contrôle des territoires situés autour de la cité d’Avignon. Louis VIII impose une garnison armée aux environs d’Avignon sur la rive droite du Rhône dans le territoire de l’abbaye de Saint-André. Il conclut un premier paréage, c’est-à-dire un accord bilatéral pour la gestion d’un territoire, avec l’abbé du monastère de Saint-André⁶. Cela permet aux hommes de Saint-André de réclamer l’ancienne liberté perdue à cause de la tutelle avignonnaise. Les religieux et les hommes de Saint-André ont également la possibilité de réparer leurs anciennes fortifications – que les magistrats de la commune d’Avignon avaient fait détruire en 1210 – et de bâtir une forteresse qui dans l’optique de la croisade, servait à « défendre la foi chrétienne et sa terre ». Cela exclut, tout simplement, les droits que la cité d’Avignon avait manifestés sur le territoire de ce bourg depuis le début du xiii^e siècle. La fin des opérations militaires à Avignon autorise donc l’implantation durable des Français face à Avignon, avec pour conséquence d’entériner cette présence sur une terre d’empire et de faire du Rhône, pour la première fois, un fleuve séparant artificiellement deux pays.

26Le légat prend ensuite une série de mesures qui comprennent l’annulation de tous les privilèges que la cité avait antérieurement obtenus ou qu’elle avait injustement acquis, la remise en état des églises citadines, qui avaient visiblement été utilisées comme des places fortes en fonction défensive, l’intronisation d’un nouvel évêque, Nicolas de Corbie − un Français, moine de Cluny − et la destruction des symboles matériels qui représentaient l’autonomie et la supériorité du gouvernement communal, c’est-à-dire les remparts, un grand nombre d’habitations et les tours les plus imposantes⁷. Les remparts d’Avignon sont les premières cibles de cette décision. En 1226, ils étaient constitués d’une double courtine de murs séparés par un fossé. La distance entre les deux murs était d’environ 38 mètres et entre les remparts et l’ouvrage de retranchement se trouvait un canal qui protégeait une partie de l’agglomération urbaine (Rolland, 1989, p. 173‑208). Le légat ordonne qu’ils soient rasés, les lices démolies, les fossés remplis. La ville est condamnée à rester sans aucune protection militaire, étant donné que le légat ordonne aussi la confiscation des machines de guerre et la destruction des maisons des plus importants chevaliers urbains, obligés de surcroît de prêter leur service militaire en Terre sainte, « au service de Jésus‑Christ ».

27Romano Bonaventure ne fait que mentionner rapidement les ponts de la ville. C’est un passage important de sa sentence qui a créé bien des incompréhensions. Il souligne que « la ruine et la démolition des ponts, la conservation ou la garde de ceux-ci, nous les réservons à notre liberté ». Cet article fait référence aux ponts des remparts et aux autres ponts passant sur les Sorgues, nombreuses en ville, ou sur le Rhône. Qu’en est-il du pont sur le Rhône ? Rien n’indique vraiment qu’après le siège il ait été complètement démoli, comme le veut la tradition. Cependant, l’idée que le pont d’Avignon a été détruit de fond en comble lors du siège de 1226 a fait son chemin. Toutes les histoires traitant du pont l’affirment désormais catégoriquement. D’où vient cette lecture ?

La destruction du pont ?

28En réalité, ce n’est que 23 ans après le siège que l’on peut lire un témoignage qui évoque des détails sur la destruction du pont d’Avignon. Louis VIII est décédé. Son fils, Louis IX, continue l’œuvre de ses prédécesseurs afin de renforcer la présence française dans le Midi. À la différence de son père qui a passé la plupart de son temps sur les terrains de combat, Louis IX utilise les armes du droit pour consolider les conquêtes de la croisade.

29La question méridionale, ouverte avec la croisade, commence à être réglée en 1229. La paix devenait une nécessité impérieuse. Le comte de Toulouse accepte, en janvier 1229, un projet de paix négocié à Meaux, près de Paris. L’absolution solennelle de Raimond VII par le légat du pape a lieu le Jeudi saint de la même année, devant le porche de Notre-Dame à Paris. À cette date, les terres méridionales du comté de Toulouse sont récupérées par le roi de France : le Languedoc est intégré au domaine royal. En revanche, les terres que Raimond VII tenait en tant que marquis sont récupérées par l’Église. Même si Raimond peut bénéficier des faveurs de la couronne qui intervient auprès du pape Grégoire IX pour lui faire restituer les terres du marquisat, le Venaissin, il doit accepter le mariage de sa fille avec le frère du roi. Malgré des résistances de la part de Raimond et des tentatives de retour en Provence, par exemple en portant secours à Marseille assiégée par le comte de Provence Raimond Bérenger, ces terres sont enfin données en garde, afin de les protéger, au roi de France. Cela les fait échapper temporairement à la domination impériale.

30Le roi de France avait pris donc possession des terres du comte de Toulouse et s’était établi sur les rives du Rhône, sur des terres anciennement impériales : à Beaucaire, à Roquemaure ou à Saint-André en face d’Avignon. L’ancienne frontière des diocèses avait été ainsi balayée. Le roi de France pouvait désormais contrôler personnellement les eaux du fleuve.

31C’est dans ce contexte qu’au mois de septembre 1263, le roi de France exige une enquête à propos de l’augmentation des taxes sur le sel qui montait par le Rhône. L’enquêteur désigné, Nicolas de Châlons, un clerc du roi trésorier à Évreux, accompagné d’un groupe de juristes, enregistre à Beaucaire, ainsi que dans les villes et villages voisins, une série de dépositions afin de dénoncer l’augmentation de la gabelle sur le sel venant de France. Il s’agissait d’un péage que l’on payait à Albaron, à quelques lieues au sud d’Arles, lors de la remontée du sel à travers le Rhône. Cet impôt avait été levé à partir des années 1235-1240 par les comtes de Provence de la dynastie barcelonaise, mais il avait été augmenté de façon arbitraire par le frère même du roi de France, Charles I^er d’Anjou, devenu en 1246 comte de Provence. La taxe contestée touchait les bateaux chargés de sel qui remontaient le fleuve depuis les salines situées entre Narbonne et Notre-Dame-de-la-Mer, l’actuel Saintes-Maries-de-la-Mer. L’augmentation de cette nouvelle taxe avait une répercussion importante sur le trafic de cette marchandise et un impact très direct sur les routes commerciales qui, de la mer, allaient jusqu’à Saint-Saturnin-du-Port, l’actuel Pont-Saint-Esprit, où à partir de 1265 un pont en pierre verra le jour.

32Quel est le rapport entre l’augmentation de la gabelle du sel par le comte de Provence et le pont d’Avignon ? Lors des auditions des témoins, un habitant de Beaucaire, un certain Raimond de Loubières, se souvient que lors du siège d’Avignon imposé par le bon roi Louis en 1226, le pont d’Avignon avait été détruit jusqu’au milieu du fleuve, où se trouvait la chapelle qui conservait le corps de saint Bénézet. Au-delà de cette église en effet se trouvait, selon son témoignage, la partie impériale du pont (Raimond de Loubières parle d’un « pons de imperio ») et le roi de France n’avait aucun droit sur cette partie de l’ouvrage⁸. Louis VIII semble donc avoir détruit la partie en deçà de la chapelle pour montrer qu’il était maître de cette partie du passage et, en tant que seigneur, il pouvait agir selon sa volonté. Le roi imposait désormais l’idée qu’une frontière entre le royaume et la cité d’Avignon passait au milieu du fleuve. D’autres témoins, comme Pierre Roubaud Ferrencus de Vallabrègues ou Bertrand de Luc, seigneur d’Aramon, citent cet événement et, à la différence du Beaucairois Raimond, précisent d’avoir vu le roi détruire le pont à Avignon.

33La lecture littérale de ces passages de l’enquête − forts réduits en réalité – a porté à supposer une destruction massive du pont commencée à l’époque de Bénézet (de Romefort, 1930). Quand on sait que cette chapelle se trouvait sur la quatrième pile du côté d’Avignon – donc, soit dit en passant, très loin du milieu du fleuve, malgré le fait que la brassière navigable du Rhône était large à l’époque environ 80 cannes − et que le pont comprenait, au moins dans son projet initial hypothétique − si tant est qu’on soit en mesure de le restituer −, environ 22 arches ou sections charpentées, il faut admettre une destruction aux deux tiers de l’ouvrage. Est-ce que cela est possible ? Faut-il croire ce témoin de Beaucaire ?

34Pour répondre à ces questions, il faut replacer les témoignages des gens de Beaucaire et l’enquête royale de 1263 − qui renferme une bonne centaine de témoignages sur la situation des îles, des rives et des structures construites près du Rhône (tours, ponts, ports…) − dans un contexte plus précis.

35Les enquêteurs du roi, en plus du péage du sel, sont très attentifs aux franchissements et aux ponts sur le Rhône. La propriété des grands ponts – celui de Beaucaire ou celui d’Avignon – ainsi que les plus petits ouvrages – comme le pont présent aux Issarts, non loin de la confluence avec la Durance – est une question essentielle pour la royauté. Il ne faut pas l’oublier : dans la pratique, posséder un pont signifie aussi prétendre à des droits sur les eaux qui passent dessous et, de ce fait, les contrôler. Les questions posées aux témoins à propos du pont d’Avignon sont donc assez nombreuses. Cela étant, si à Beaucaire, désormais siège d’une sénéchaussée royale et donc fermement contrôlé par les officiers du roi, tout le monde se souvient de la destruction de 1226 faite par le roi Louis, « de bonne mémoire », d’autres témoins, vivant beaucoup plus près d’Avignon, n’en ont au contraire aucun souvenir.

36En évoquant la destruction du pont, les témoignages sont exprimés dans les mêmes termes et utilisent les mêmes mots. Il faut dire aussi que la totalité des témoins de l’enquête est choisie unilatéralement parmi les gens du roi, sans donner la parole à d’éventuels contradicteurs. Tous invoquent la sensibilité et la magnanimité du roi qui ne souhaite rien « innover » hors du royaume, en terre d’empire. Ils divisent le pont d’Avignon en deux tronçons : un pont appartenant à l’empire − de imperio − et un pont apparentant au royaume − de regno. Ils prétendent, forts d’une étonnante connaissance du droit fluvial, que le bras principal du Rhône face à Avignon appartient au roi de France.

37Même s’il semble difficile de croire que l’armée du roi, qui repart très vite vers Beaucaire après la capitulation d’Avignon, ait détruit le pont aux deux tiers, comme le suggèrent ces témoins, dire en 1263 que cet ouvrage pouvait être détruit jusqu’à la chapelle, c’était imposer l’idée, assez polémique et avec laquelle les Avignonnais n’étaient évidemment en rien d’accord, que les droits du roi portaient déjà en 1226 sur les deux tiers du pont et du fleuve, autant dire sur le fleuve tout entier !

38Peut-on penser que la détermination de la moitié du pont, et donc du fleuve, était calculée sur la brassière navigable coulant près d’Avignon et large à l’époque de 160 mètres ? Sommes-nous face à une construction rhétorique, qui permet aux juristes de Louis IX de profiter des conquêtes militaires de la croisade, ou nous trouvons-nous au-devant d’une réalité historique ? Le fait est qu’entre 1226 et 1263 la chapelle où repose le corps de Bénézet était devenue une ligne de démarcation décisive, et les enquêtes successives mentionnent souvent cette église en tant que nouvelle limite entre le royaume de France et le territoire de la cité d’Avignon et de Provence.

39Devant Avignon, la royauté française semble avoir utilisé une situation d’exception – la croisade et ses conséquences – pour faire valoir et imposer de nouveaux droits. On voit bien, alors, non seulement l’intérêt économique ou symbolique des ouvrages de ce type, mais aussi, d’un point de vue juridique, l’intérêt casuistique, capable d’imposer une norme.

40Faut-il pourtant rejeter la véracité de toute destruction lors du siège ? Bien évidemment, la guerre avait produit des dégâts aux remparts, à certains édifices de la ville et des territoires environnants.

41De cela, on peut retrouver des traces dans la documentation des années 1230-1240. Le pape Grégoire IX se plaint, à deux reprises, en 1234 et en 1237, que certains édifices, les ponts et les remparts, avaient commencé à être réédifiés sans le consentement du siège apostolique⁹. Au contraire, Frédéric II concède en 1238 à la communauté avignonnaise le droit de percevoir des tonlieux et des péages afin d’utiliser les redevances ainsi perçues à la réfection des remparts de la ville, « pro opus clausure¹⁰ ». Avant de préciser le montant des différents impôts − qui touchaient le vin, le sel, les céréales, l’huile, le bois ou encore l’alun et les métaux −, l’empereur indique que la protection de la cité devait être une priorité pour les magistrats urbains. Dans les statuts de 1247-1248, on établit enfin qu’un quart des péages perçus aux deux portes de la ville, Eyguières et Mataron, devaient servir à la reconstruction des remparts (Leroy, 2008, p. 563). Toutefois le montant de ces redevances devait être assez réduit si l’on considère l’ensemble des péages levés par la commune dans tout son territoire.

42Ce qui est certain est que les travaux de reconstruction après le siège devaient, de toute manière, être assez difficiles à réaliser avec les moyens financiers de la commune après les amendes infligées par les autorités ecclésiastiques. Les maigres sources comptables de l’époque font état de travaux ponctuels d’aménagement de l’espace urbain proche des remparts suivis par l’utilisation des matériaux de remploi pour de nouvelles constructions¹¹. De plus, une reconstruction ex nihilo des remparts sur le même tracé de l’enceinte détruite n’est compatible ni avec les données textuelles ni avec les observations archéologiques. Un redressement des murs aurait dû englober certains quartiers, très industrieux et en pleine expansion à cette époque, par exemple celui qui s’était constitué hors du portail Imbert − près de l’actuelle rue des Teinturiers − où des ateliers sont déjà attestés en 1207, quand le procureur du chapitre cathédral, Geoffroy Du Parc, y acquiert le droit de percevoir des dîmes¹². Nous sommes donc loin des destructions massives que certains documents rédigés a posteriori et en milieu français nous laissent croire. Il est plus probable que des destructions ponctuelles, symboliques, aient visé les portails, éléments particulièrement stratégiques dans la défense, ainsi que quelques sections des remparts et peut-être quelques segments des ponts. Une confirmation ultérieure vient du fait que les sources communales des années 1230-1240 ne mentionnent pas de grands chantiers de reconstruction concernant les remparts ou les ponts.

43Si l’on parle souvent de remparts dans les lettres des papes, aucune mention directe n’est faite au pont sur le Rhône. Grégoire IX n’évoque pas le pont sur le Rhône, mais « les ponts » avignonnais : peut-être se référait-il aux structures qui enjambaient les Sorgues autour des remparts. Bien évidemment, si la guerre avait procuré des dommages matériels aux structures défensives de la cité, elle avait touché probablement aussi au pont sur le Rhône en construction. La chronique française composée dans l’abbaye de Saint-Martin de Tours indique qu’au début de l’attaque, en juin 1226, les Avignonnais avaient détruit eux-mêmes « les deux extrémités du pont » pour empêcher la marche des croisés (Zerner, 1988, p. 50‑52).

44Les découvertes archéologiques récentes semblent toutefois exclure l’hypothèse d’une destruction massive après le siège. Elles soutiennent au contraire l’hypothèse d’une construction progressive tout au long de la première moitié du xiii^e siècle. Michel Berthelot, porteur du projet d’étude et de reconstitution 3D du pont d’Avignon, découvre en 2013, à l’aide d’une équipe d’archéologues et de géomorphologues, des fragments de bois dans les fondations attribuées aux piles centrales du pont, aujourd’hui sur l’île de la Barthelasse. Si, comme on le sait bien, la datation exacte de la maçonnerie s’avère impossible, la possibilité de dater les alluvions sableuses du Rhône, situées au-dessus des blocs de maçonnerie, et surtout les fragments de bois qui semblent correspondre à des plateformes soutenant les piles, existe et permet d’obtenir une fourchette chronologique assez précise. Une méthode de datation par le radiocarbone a été utilisée pour obtenir l’âge des fragments de bois de sapin. Les résultats donnent, comme datation des bois de fondation, une fourchette comprise entre 1220 et 1280 (Le Pont d’Avignon, 2015). En excluant une destruction massive lors du siège, qui aurait touché au plus profond de sa structure et notamment les fondations, ce résultat montre que la construction du pont a été progressive tout au long des xii^e et xiii^e siècles.

45L’ouvrage devait donc être dans un état encore bien provisoire lors du siège de 1226 et les destructions possibles lors de la croisade n’ont pas dû altérer le caractère progressif des travaux. Une confirmation ultérieure vient d’une enquête, toujours royale, lancée quelques décennies plus tard, en 1331. Lors de cette enquête, qui visait à déterminer les droits sur le pont d’Avignon, un témoin centenaire, un certain Alaman de Roquemaure, certifie avoir vu de ses propres yeux, 110 ans en arrière, seulement deux arches du pont dans le Rhône. Elles étaient situées – toujours d’après ce témoignage – du côté français, c’est-à-dire vers la rive droite du fleuve¹³. Les souvenirs d’Alaman de Roquemaure remontent donc à l’année 1221, cinq ans avant le siège. Exagération voulue ou réalité ? Le témoin devait avoir beaucoup plus de 110 ans pour avoir des souvenirs directs, qui devaient être moins précis que ce que son témoignage semble indiquer. Toutefois, si on prend à la lettre les paroles d’Alaman, on doit admettre que la construction du pont n’était pas achevée avant 1226, ni du côté d’Avignon ni du côté opposé.

46La combinaison de sources documentaires, archéologiques et paléo-environnementales permet de mieux situer dans leur contexte les longues phases de construction du pont d’Avignon et soulève un nombre important de questions. Plutôt qu’une rapide finalisation de l’ouvrage, chère à la tradition, suivie d’une destruction massive en 1226 et d’une tout aussi rapide reconstruction, la lecture croisée des sources invite plutôt à combiner de longues phases de travaux avec les aléas politiques, économiques, climatiques et militaires qui ont une incidence évidente – bien que difficile à mesurer de façon précise – sur l’avancement de l’ouvrage.