1Si l’œuvre du pont a eu un rôle certain dans l’accompagnement du projet de construction d’un pont sur le Rhône, et peut-être même dans l’impulsion de celui-ci, elle n’avait ni l’autorité juridique, ni la capacité politique, ni même les ressources financières pour l’assumer entièrement.

2La situation politique de la ville au temps de frère Benoît était complexe et souvent négligée. Avignon faisait partie de l’empire, et l’empereur en était le seigneur incontesté. Au niveau local, le relais était assuré par des représentants : l’évêque et les comtes (Labande, 1908, p. 12‑14). Ils exerçaient tous des pouvoirs à différentes échelles, mais disposaient de droits et de responsabilités politiques en tant qu’agents délégués de l’empereur.

3La population d’Avignon ainsi que celle des villes et des villages environnants participait également aux décisions des autorités et pouvait, de plus en plus souvent, en conditionner les choix. Tous les habitants avaient intérêt à maîtriser l’exploitation du fleuve, son trafic et son franchissement. La construction d’un pont fixe − donc permanent − était un réel enjeu politique avant d’être un atout économique pour un territoire.

4Pour saisir cet enjeu, qui dépasse largement les intérêts et les possibilités de l’œuvre du pont, il est nécessaire de se tourner vers les acteurs évoqués dans les premières chartes : la population, en plein essor à la fin du xii^e siècle, et ses institutions.

Un territoire d’empire

5Même si l’identité impériale des terres provençales reste un élément parfois oublié et très souvent minimisé dans les récits locaux ou nationaux, l’appartenance d’Avignon à l’empire est un aspect capital (Chiffoleau, 1994). Elle offre à l’élite politique locale un outillage culturel, idéologique et technique efficace pour mener à bien ses projets. Il s’agit avant tout d’un facteur d’unification politique.

6Ceci n’est pas un détail. Un grand nombre d’historiens, français et étrangers, négligent, lorsqu’ils s’intéressent au midi de la France, l’identité impériale du Bas-Rhône. Sous la plume de certains érudits français d’Ancien Régime, les spécificités de la Provence médiévale, notamment celle d’être une principauté séparée du royaume de France, semblent même s’effacer, au profit d’un récit où le jeu de successions généalogiques relie les Capétiens – qui ont saisi le comté avec Charles d’Anjou – aux anciens Carolingiens. En considérant ces grandes narrations françaises et parisiennes où sont présentées les prétentions illégitimes, les empiétements territoriaux et les usurpations ou encore « les illusions » des empereurs, les premiers historiens de Provence plaident, tout à fait consciemment, pour une sorte de longue continuité française des régions du Sud-Est, qui commence avec les dynasties mérovingienne et surtout carolingienne et qui, en passant par le soulèvement de Boson contre les successeurs du roi de Francie occidentale au ix^e siècle, interprété le plus souvent comme une usurpation, se poursuit jusqu’à leur époque. Dans les récits généraux et les manuels, on ne dit pas assez clairement que ces terres, tout comme celles de la Provence, étaient, depuis le règne de Conrad le Salique au xi^e siècle, des terres d’empire.

7Si la raison principalement évoquée pour expliquer ce manque d’intérêt pourrait être l’absence physique des souverains sur ces terres, il faut dire aussi que les travaux des historiens français sur les batailles languedociennes de la croisade albigeoise, des Italiens sur l’histoire des Angevins de Naples ou des Espagnols sur l’entreprise provençale des comtes catalans, ont, en quelque sorte, détourné l’attention de l’identité du Bas-Rhône en tant que terre d’empire (Chiffoleau, 2008, p. 237‑243).

8Toutefois, la cohérence de cette terre, notamment au xii^e et au xiii^e siècle, passe par une appartenance, directe et profonde, à un ensemble politique ancien de matrice romaine. Il faut le rappeler : même si l’Empire durant ces siècles est gouverné par une maison germanique, les Hohenstaufen, il est, et il reste, avant tout un empire romain.

9Le Bas-Rhône est donc une terre “romaine”, qui fait partie d’un ancien royaume que les sources définissent encore, parfois, « royaume d’Arles et de Vienne » (Fournier, 1891). Tout dans ces terres rappelle que l’héritage romain est bien vivant. D’un point de vue juridique et culturel, les légistes de la vallée du Rhône connaissent fort bien le droit du Bas-Empire, composent un commentaire au Code de Justinien en provençal, rédigent des sommes et des résumés, savent utiliser les enseignements des jurisconsultes de la République. Après les études d’André Gouron, la pénétration et la diffusion du droit romain dans les terres situées de part et d’autre du Rhône est connue dans les détails. En 1130, des écoles de droit sont attestées à Arles, à Avignon, à Valence et, quelques années plus tard, en 1150, le maître bolonais Rogerius enseigne à Montpellier (Gouron, 1977 et 2002).

10Loin des gloses et des commentaires des juristes, la culture et les réminiscences de la romanité sont tout autant visibles dans l’art et dans l’architecture. L’art roman de la région est avant tout un art inspiré de la Rome antique. Bien évidemment, ce qui reste des amphithéâtres, des forums, des arcs de triomphe présents un peu partout dans les villes du Midi a incontestablement servi à fournir une source d’inspiration aux décorations des édifices religieux ou civils. Cela est bien visible à Orange, à Arles, à Saint-Rémy, à Vaison, mais aussi à Saint-Gilles ou à Nîmes sur la rive droite du Rhône. À Avignon, moins pourvue en vestiges romains, les références sont cependant les mêmes (Hartman-Virnich, 2015). La façade de la cathédrale de Notre-Dame-des-Doms, avec son porche flanqué de deux demi-colonnes qui supportent un fronton triangulaire, renvoie distinctement aux temples antiques de la région : il suffirait de comparer ce portique à ce qui reste du forum de Vienne, ou les colonnes et les chapiteaux de l’église au temple d’Auguste dans cette même ville d’Isère (Labande, 1907). Le trône épiscopal de l’évêque d’Avignon, aujourd’hui encore conservé à l’intérieur de la cathédrale, ou ce qui reste du cloître des chanoines de Notre-Dame-des-Doms − qui exprimait avant sa destruction le goût antiquisant des ateliers d’Avignon, en utilisant des chapiteaux corinthiens dans la pure tradition romaine − témoignent aussi des influences italiennes, aussi bien dans les motifs décoratifs que dans les techniques de réalisation (Thirion, 1977, p. 87‑164). Grâce à l’appartenance commune à l’Empire, les liens avec l’Italie sont déjà constants, deux siècles avant l’arrivée des papes.

11Un dernier exemple est tout aussi parlant. Les bulles des évêques d’Avignon arborent avec fierté les insignes impériaux. Ils représentent d’un côté la figure de l’empereur, à mi-corps et avec la couronne sur la tête, le sceptre dans la main droite et le globe crucifère, symbole du pouvoir temporel sur le monde, dans celle de gauche. La devise est claire : la bulle représente l’empereur du Saint Empire romain, « Sancti Romani imperatoris ». Et lorsque les magistrats de la ville d’Avignon, les consuls, choisissent de se faire représenter eux aussi sur leurs propres bulles de plomb, dans la seconde moitié du xii^e siècle, ils puisent, naturellement, dans les modèles inspirés par l’antiquité romaine et dans les références impériales. Sur leurs bulles, les consuls sont parés d’une sorte de toge, un paludamentum, ce manteau de guerre romain qui s’attachait à l’épaule droite par le biais d’une fibule. Ils sont figurés dans une pose classique, recherchant ainsi une référence claire aux anciens magistrats de la République (Labande, 1908, annexe 1). La solennité des figures, en position frontale, de même que les manteaux d’apparat agrafés sur l’épaule sont peut-être moins un costume de fonction qu’une référence à cette culture qui anime les villes de l’ancien royaume d’Arles et de Vienne.

12Pourquoi, alors, tendons-nous à oublier que ces terres font partie d’un Empire aux traditions anciennes ? Cela vient de loin.

13Pour beaucoup d’historiens, d’hier et d’aujourd’hui, qui méconnaissent les sources de la région et simplifient les situations locales, l’Empire avait perdu toute réalité politique concrète sur ces terres. Même lorsqu’on ne nie pas son existence, on la minimise. Il n’était plus qu’un nom, une fantasmagorie politique. Les chercheurs, jusqu’aux dates les plus récentes, ont toujours atténué ou oublié l’importance des diplômes, très nombreux, délivrés par les empereurs aux villes, aux évêques ou aux princes de la région. On n’a jamais étudié attentivement la signification de la présence, quasi systématique, des prélats et des puissants laïcs aux diètes impériales ou dans les contingents militaires lorsque les empereurs requièrent une aide en cas de guerre. Les travaux de Jacques Chiffoleau l’ont pourtant bien montré : l’Empire est, et il reste, étroitement lié à l’histoire des villes du Bas-Rhône de même qu’à celle des principautés de Provence, du Dauphiné ou de Savoie (Chiffoleau, 1994).

14Allons même plus loin : à partir de la seconde moitié du xii^e siècle, au moment même le projet du pont d’Avignon prend forme, l’influence impériale revient en force sur les rives du Rhône. Depuis Conrad III, en effet, les empereurs ne cessent d’adresser aux évêques, aux princes et aux villes de la région des diplômes, des bulles d’or, qui confirment leur intérêt pour ces contrées géographiquement éloignées des centres de gouvernement. Frédéric Barberousse prend très au sérieux le titre de « roi de Bourgogne et de Provence ». Il est le premier empereur du xii^e siècle à visiter la Provence. En 1178, il se fait couronner par l’archevêque d’Arles roi d’Arles et de Vienne dans la cathédrale Saint-Trophime. Son petit-fils, Frédéric II, bien que ne venant jamais dans ses terres provençales, porte bien le titre de roi d’Arles quand il expédie des bulles d’or. Son règne, en particulier, marque un véritable tournant dans la politique impériale dans le royaume d’Arles, comme d’ailleurs dans le reste de l’Empire. À partir des années 1235-1238, l’empereur intervient directement dans les affaires locales grâce à ses officiers mandatés sur place et non plus par l’intermédiaire des évêques (Chiffoleau, 1994).

15Frédéric II refuse très fermement les empiétements de l’Église romaine et entre en concurrence directe avec la politique pontificale, par exemple dans les rapports avec les cités ou au cœur même de la lutte contre les hérétiques. Cette politique nouvelle conduit bientôt Frédéric à donner de nouveaux privilèges aux cités, concernant la liberté législative, l’autonomie politique, l’exonération ou la récupération des anciens péages. Il en arrive même à reconnaître l’immédiateté d’Empire à certaines cités, qui relevaient directement de l’empereur et de ce fait n’étaient pas assujetties à un seigneur local. Entre la fin du Moyen Âge et le début de la Renaissance, Charles IV se fera de nouveau couronner roi à Arles en juin 1365, comme l’avait fait Barberousse, son lointain prédécesseur ; Sigismond de Luxembourg séjourne volontiers à Arles et à Avignon lors de ses missions dans les terres méridionales au début du xv^e siècle et Charles Quint, en 1536, reprendra l’ancienne couronne des rois d’Arles, cette fois-ci à Aix-en-Provence, la nouvelle capitale de la région.

16On pourrait multiplier les exemples. L’Empire en Provence est bien réel et il occupe pendant des siècles une place centrale, politiquement et stratégiquement. Le pont à Avignon ne pouvait pas se bâtir sans prendre en compte les droits et l’autorité de son principal seigneur.

Comtes et évêques : un pouvoir partagé

17En dépit de son éloignement physique, l’Empereur gouverne ces terres grâce à un système de pouvoirs délégués. En Provence, les évêques et les comtes exercent, au niveau local, le gouvernement en son nom. Leurs compétences sont partagées et vont de l’administration de la justice, prérogative souveraine par excellence, fondement et instrument de tout pouvoir seigneurial, à la fiscalité grâce aux droits de marché, de vente, de tonlieu ou de douane, et au contrôle des armées (Poly, 1976, p. 172‑212).

18À Avignon, les évêques sont les principaux bénéficiaires de ces droits publics et jouent un rôle de premier plan dans l’administration de la cité et de son territoire. Depuis longtemps en effet, la puissance des évêques est liée à la concession des regalia, c’est-à-dire des privilèges reçus des empereurs, et aux bénéfices octroyés par les papes. Les documents du xii^e siècle qualifient avec précision le rôle de l’évêque et montrent qu’il dispose d’une autorité totale sur les citoyens. Il est donc une référence importante, détenteur d’un pouvoir ancien et bien reconnu.

19Ses biens et ses privilèges sont nombreux. En 1157, Frédéric Barberousse avait concédé à l’évêque Jaufré un grand nombre de droits sur des localités et des biens à Avignon et dans les territoires environnants, comme dans les villages de Bedarrides, de Noves, de Châteauneuf-Calcernier (l’actuel Châteauneuf-du-Pape) et d’Agel. Dans ces lieux, l’évêque détient une juridiction complète, une « plenariam jurisdictionem¹ ». Ce même empereur renouvelle, en juin 1161 dans un nouveau diplôme, les droits régaliens, les regalia, et une vaste gamme de juridictions temporelles².

20En plus des droits impériaux, les évêques bénéficient de privilèges pontificaux. Une lettre du pape Adrien IV envoyée en 1155 permet de saisir l’étendue du patrimoine des prélats avignonnais. L’évêque possède les églises urbaines et les droits attachés à celles-ci, ainsi que le monastère des bénédictines de Saint-Laurent. Il détient un nombre considérable de biens qui lui permettent de tirer des profits économiques notables : la moitié des taxes perçues sur les marchandises descendant le Rhône ; le tiers du port de la ville et des bourgs importants, près de l’église de Saint-Agricol, la Vinea Episcopalis, et près de Notre-Dame-la-Principale où se trouvent les quartiers dynamiques de Pelliparia et de Scoffaria. En dehors de la ville, il peut compter sur une série de fondations ecclésiastiques et religieuses comme l’abbaye des chanoines réguliers de Saint-Ruf sur la route d’Arles, l’abbaye bénédictine de Saint-André sur la rive droite du Rhône, Saint-Paul-de-Mausole à Saint-Rémy et le prieuré de Saint-Michel-de-Frigolet. Il possède aussi une île dans le Rhône près de la confluence avec la Durance³. Il a enfin un dominium, c’est-à-dire un pouvoir éminent, dans les villages de Verquières⁴, dans le château de Bédecjun, à Bedarrides, à Noves, à Châteauneuf-Carcernier, sur quelques villages situés sur la rive droite du Rhône comme Saze, Saint-Laurent-des-Arbres et Saint-Geniès-de-Comolas ainsi qu’un grand nombre d’églises et de chapelles⁵.

21Résumons-nous. Les évêques d’Avignon possèdent une autorité considérable et peuvent compter sur un soutien constant de la part des empereurs et des papes. Cela leur permet de manifester un pouvoir stable dans deux sphères différentes : l’une constituée sur la possession des biens et de la terre et l’autre sur la capacité de juger, de contrôler et de disposer des hommes.

22Les évêques ne sont pas toutefois les seuls à disposer ou à bénéficier de droits et de responsabilités publiques. D’autres droits sont partagés, en régime de coseigneurie, par des princes laïcs, le comte de Provence, le marquis de Provence et, au début du xiii^e siècle, le comte de Forcalquier. À la différence de bien des principautés françaises, la Provence était gouvernée depuis le haut Moyen Âge par les membres d’une seule et même famille comtale. Au tout début du xii^e siècle, les ayants droit, frères ou cousins, partageaient ainsi le titre et exerçaient le pouvoir au sein d’une principauté indivise, faisant référence à un certain Boson, premier comte d’Avignon, d’Arles et de la Provence du milieu du x^e siècle (Poly, 1976, p. 31‑39). Mais en 1110, le comte Gerbert de Gévaudan meurt sans héritiers mâles pour lui succéder. Trois nouvelles dynasties, venues de l’extérieur, se retrouvent alors à se disputer le titre convoité de comte de Provence.

23La première est la branche catalane des comtes de Barcelone. Grâce au mariage avec Dolça, fille du comte Gerbert, Raimond Bérenger, le comte de Barcelone, se voyait attribuer un important héritage. Sur le principe, il avait obtenu tous les droits sur le comté de Provence, mais dans les faits, nouveau dans la région, il n’avait que peu de partisans prêts à le soutenir. C’est pour cette raison qu’une deuxième famille, profitant de la faiblesse des nouveaux maîtres, avance des droits anciens. Il s’agit de la maison de Saint-Gilles. Bertran de Saint-Gilles et son fils Alphonse étaient en effet des cousins lointains du comte de Provence décédé. Leur ancêtre, Guilhem Taillefer, s’était uni, au tout début du xi^e siècle, avec Emma, fille de Roubaud, comte de Provence de l’époque (Macé, 2000). De ce fait, ils pouvaient revendiquer les droits sur le territoire que Gerbert avait laissé à sa mort. Mais une dernière famille s’était constituée après un autre mariage : celui d’Adélaïde, fille d’un cousin du comte de Provence, avec le comte d’Urgel, Ermengaud. Cette branche s’était installée au nord du comté et portait le titre de comte de Forcalquier, mais pouvait, dans une certaine mesure, prétendre elle aussi au gouvernement de la région (Poly, 1976, p. 318‑340).

24On peut imaginer la suite : une guerre pour revendiquer le pouvoir régional éclate aussitôt entre ces lignages. Les combats s’étendent rapidement aux grandes familles régionales et produisent des découpages territoriaux successifs et importants à l’intérieur d’un comté qui avait été jusqu’alors unifié (Mazel, 2002, p. 247‑248).

25La première phase de ce conflit se termine par un accord signé au mois de septembre 1125 entre les deux principaux antagonistes. Raimond Bérenger de Barcelone et Alphonse Jourdain de Saint-Gilles s’accordent pour se partager les terres méridionales de l’ancien royaume d’Arles et de Vienne. Au Barcelonais Raimond revient la partie méridionale du comté, située entre la Durance et la mer Méditerranée, ainsi qu’une moitié de la cité d’Avignon et des bourgs de Pont-de-Sorgues (l’actuelle ville de Sorgue), Caumont et Le Thor. Il hérite également du titre de comte de Provence. Alphonse, déjà comte de Saint-Gilles et de Toulouse, étend son autorité sur les terres septentrionales situées entre la Durance et l’Isère, ainsi que sur l’autre moitié d’Avignon, Pont-de-Sorgue, Caumont et Le Thor. Mais le nouveau marquis associe à cette terre un secteur important, plus au sud, qu’il tenait en fief de l’archevêque d’Arles depuis le xi^e siècle : la terre d’Argence, constituée autour de l’ancien château d’Ugernium, à Beaucaire. Il s’agit d’une région stratégique qui s’étend de Beaucaire jusqu’à Fourques, au carrefour des diocèses d’Arles, Avignon, Uzès et Nîmes (Carraz, 2019, p. 337‑372). Il peut alors se parer du titre, rare mais repris pour l’occasion, de marquis de Provence. Un détail saute aux yeux lors de ce compromis : les terres autour d’Avignon ont été au cœur de la guerre entre les deux comtes et jouent un rôle central dans l’accord trouvé (voir ill. n^o 3, [p. 147 pour la version imprimée]). Gagner la fidélité des hommes qui y résident est donc un enjeu capital.

Illustration n^o 3 : La Provence rhodanienne au xii^e siècle

26Une troisième lignée profite de ce long conflit. La famille des comtes de Forcalquier, qui n’est pas associée à ce premier partage, s’enracine dans un territoire qui, depuis les rives de la Durance, s’enfonçait entre les deux autres principautés jusqu’à la région de l’Isère et comprenait des cités importantes comme Cavaillon, Manosque, Sisteron, Gap et Embrun. Un deuxième accord, signé en 1195, entre le nouveau marquis de Provence Raimond VI et Guilhem II, comte de Forcalquier, définit leurs domaines respectifs et contigus⁶. Le comte de Forcalquier conservait ainsi sa seigneurie et gagnait, de surcroît, une troisième part des droits sur la ville d’Avignon et une portion des droits sur l’important bourg de L’Isle-sur-la-Sorgue (Mazel, 2011).

Qui s’intéresse au Rhône ?

27L’imbrication de ces pouvoirs n’est pas toujours simple à déceler. Il y a un aspect qui est toutefois central. Dans ces partages, le réseau hydrographique et les fleuves sont des éléments essentiels. La Durance forme une véritable ligne de démarcation entre le comté de Provence au sud et le marquisat au nord. Mais contrairement à ce que les historiens ont souvent pensé − depuis le xvii^e siècle et parfois encore aujourd’hui − le Rhône n’est pas, à ce moment-là, la frontière occidentale des terres provençales. La limite entre les principautés de Provence et les terres du comté de Toulouse suivait, dans cette portion de la vallée, plutôt l’ancien contour des diocèses, d’Avignon, d’Uzès, de Nîmes ou d’Arles, et se situait, à certains endroits, à plusieurs dizaines de kilomètres du fleuve. Une partition bien différente de ce que l’on connaît aujourd’hui. Les partages administratifs contemporains font du Rhône une frontière administrative entre départements et régions et de ce fait provoquent, indirectement, une déformation dans notre vision du passé. Penser que le Rhône représentait une frontière politique, au moment des partages du comté de Provence au xii^e siècle, signifie désavouer une réalité bien attestée par les sources.

28Dans un tel contexte, tout ce qui touchait à l’eau était l’objet de réflexions juridiques précises. Le Corpus Iuris Civilis, la grande compilation de droit romain voulue par l’empereur Justinien du vi^e siècle et travaillée sans cesse par les excellents juristes de la basse vallée du Rhône dès le milieu du xii^e siècle, précise que si « l’air, l’eau courante et la mer sont communs à tous (…), les fleuves et les ports sont publics⁷ ». Cette théorie classique avait été reprise en Provence et se retrouve dans des œuvres qui étaient très répandues, comme par exemple dans les Libri feudorum (Giordanengo, 1992).

29La question se précise toutefois en 1158, très loin d’Avignon, dans une toute petite bourgade du nord de l’Italie, non loin de Plaisance, connue surtout pour avoir accueilli une importante diète impériale. Après une période d’affrontements très durs contre les villes de l’Italie du Nord, l’empereur Frédéric Barberousse promulgue à Roncaglia une constitution portant sur la nature des droits impériaux. Aidé par des juristes de l’université de Bologne, il fait établir une liste des droits régaliens, c’est-à-dire des droits qui appartiennent de manière exclusive au souverain (Minnucci, 2007). Bien évidemment, ils pouvaient être concédés, mais ils étaient indispensables pour l’exercice d’un pouvoir éminent, de l’imperium.

30À Roncaglia, le contrôle des eaux courantes devient l’un de ses regalia fondamentaux⁸. Désormais, tout ce qui touchait aux eaux touchait à l’Empire. L’eau du Rhône, en tant que fleuve d’empire, devenait bien plus qu’un revenu financier ou un moyen commode pour transporter des marchandises. Elle était désormais la marque même d’un pouvoir souverain.

31Un tout autre discours concerne les rives des fleuves. En effet, et toujours d’après Justinien, si les eaux sont publiques, les rives − et même le lit du fleuve, au cas où l’eau venait à disparaître − peuvent être privatisées. Comme cela a été dit, au xii^e siècle, la traversée du fleuve à Avignon se faisait en partie par un système de bac à traille et en partie à pied, en profitant des nombreux créments, ces terrains instables et inondables, mais qui fournissent en temps de sécheresse des îlots pratiques pour faciliter le passage (Hayez, 1978). Passer d’une rive à l’autre impliquait la mise en place d’une série d’infrastructures qui, à cause de leurs coûts de construction et de gestion, appelaient au payement d’une taxe. L’accord de 1185 entre les consuls, l’archevêque et les seigneurs du pont d’Avignon avait bien montré cette gestion complexe. Et cela justifie l’appropriation du sol des rives par un ou plusieurs seigneurs. À Avignon, la taxe de franchissement du Rhône, appelée pontonage, était un système d’imposition partagée entre plusieurs bénéficiaires qui conservaient souvent de très petits pourcentages sur l’ensemble des revenus. Il est impossible de calculer le nombre effectif d’individus et de familles impliqués dans ce trafic lucratif : aucun document ne contient une liste précise et exhaustive des bénéficiaires.

32Il est toutefois possible de se faire une idée de cette société du fleuve, en assemblant des documents fort disparates et rédigés à des dates parfois très éloignées. L’évêque percevait la part la plus importante des revenus générés par le passage des marchandises sur le fleuve. Cela est compréhensible : il disposait sur la rive droite de fiefs importants qui lui fournissaient des revenus considérables, à l’image des habitants du village de Saze qui, pour payer leurs impôts à l’évêque, franchissent le Rhône en 1157, à la mi-août, et se présentent devant le palais de leur seigneur avec plusieurs setiers d’orge⁹. L’évêque possédait également de nombreuses propriétés situées sur les berges du Rhône face à Avignon ou dans le fleuve lui-même : ce qui provoquait des diminutions importantes de sa seigneurie lorsque les eaux engloutissaient les terres et rendaient impossible le prélèvement des taxes¹⁰.

33Les comtes, de Provence, de Toulouse, puis de Forcalquier, bénéficiaient aussi de parts importantes de ce droit de passage. La circulation des marchandises restait une prérogative souveraine et les comtes la géraient en tant que représentants du pouvoir public. Si l’évêque et les comtes tenaient le gros des recettes, une foule de plus petits bénéficiaires tirait également profit de cette circulation. Le chapitre cathédral de Notre-Dame-des-Doms détenait un pourcentage, en réalité assez réduit, sur les recettes du passage. L’attention du chapitre avignonnais pour l’eau, et pour tout ce qui pouvait être attaché à l’exploitation des rivières ou des sorgues, est fort ancien : un registre, commencé par les prêtres de la cathédrale peu après l’an 1000 et nommé Livre de la Sorgue, recense les nombreuses propriétés et les droits de cette communauté sur le réseau hydrique du territoire d’Avignon (Duprat, 1932)¹¹. Cette entreprise place le groupe de prêtres réunis autour de la cathédrale dans une concurrence économique et politique vis-à-vis de l’évêque. Il faut avouer qu’à Avignon les relations entre le chapitre cathédral et les prélats sont souvent mauvaises. En 1305, certains chanoines vont jusqu’à organiser un complot pour assassiner leur pasteur, Bertrand Aimini, qui risque de mourir empoisonné dans son château de Noves (Labande, 1913).

34En dernier lieu, il y avait aussi un nombre très consistant de familles qui avaient dû investir des sommes non négligeables dans le système de franchissement ou qui avaient hérité d’anciens droits seigneuriaux. Elles réclament, aussi, un pourcentage sur les revenus du passage.

35Quelles sont ces familles ? Elles forment un groupe assez homogène. Leurs membres sont essentiellement des chevaliers, des milites. Grâce à leur influence et à leurs ressources, ils participent, à côté des évêques, à la gestion des affaires de la cité (Aurell, 1997). Ils assistent, par exemple, les évêques ou les officiers du comte lors des procès et administrent leurs biens dispersés sur le territoire. Les chevaliers urbains fondent essentiellement leur supériorité sociale et économique sur la pratique de la guerre. Ils forment le gros de l’armée urbaine et la défense de la ville demeure le principal devoir de leur groupe. Les armes font partie de leur quotidien.

36Il ne faut pas imaginer de grandes batailles où montrer sa bravoure et sa valeur. La pratique des armes est faite dans ce contexte urbain par des guerres privées, des rapines, des expéditions en bandes, des demandes de rançons : tout cela assurait à ces professionnels de la guerre des revenus considérables (Maire Vigueur, 2003, p. 56‑90). Les rares testaments de l’époque offrent un portait peu glorieux du chevalier urbain provençal, à l’image du vieux avignonnais Pons Bremon, décédé le 13 mars 1232. Afin de préparer convenablement sa mort, il fait ajouter un codicille à un testament qu’il avait déjà fait rédiger¹². Il regrette certaines actions et comportements délictueux qui l’amènent à se défaire d’un bon nombre de biens mal acquis. Il fait une liste précise de ses gains tirés, entre autres, d’une agression en bande armée faite près de Baume, de l’enlèvement d’un autre chevalier, Gancelme de Spinale, d’une incursion faite près de Courthézon (Balossino, 2015, p. 84‑86). Pons Bremon est assez loin de l’image classique du chevalier médiéval si bien retracée par Georges Duby, pour lequel la prouesse, la loyauté, la largesse et le mépris des richesses étaient des valeurs supérieures (Duby, 1984), mais il incarne bien, avec ses activités et ses comportements, la réalité d’un aristocrate urbain méridional.

37Les familles des chevaliers avignonnais détenaient aussi des patrimoines fonciers considérables et des droits seigneuriaux parfois très anciens aux alentours de la ville. On compte parmi eux les Rainoard, les Du Pont, originaires de Pont-de-Sorgues, les Augier, les de Noves, les Barbentane (Leroy, 2010, p. 539‑551). À côté de ces biens et de ces activités, une autre partie considérable des revenus des chevaliers est assurée par la gestion d’infrastructures liées aux cours d’eau (moulins, foulons, bacs à traille, etc.) et à la pratique du commerce fluvial au niveau local. Les chevaliers jouissent donc d’un bon nombre de privilèges fiscaux, utiles aux fins des échanges.

38À Avignon, ce sont les Amic, les Malvezin et les Boulbon qui figurent parmi les familles les plus impliquées dans cette juteuse affaire. Géraud Amic était le plus gros “actionnaire” de cette entreprise : en 1196, il cède à l’œuvre du pont ses droits de pontonage pour une somme considérable, 25 000 sous melgoriens¹³. Les Malvezin et les Boulbon avaient commencé à disputer à l’évêque les revenus de la traversée du fleuve, le pontonage, en 1168, peu d’années avant la construction du pont¹⁴. Les Boulbon aussi finiront par vendre leurs parts de seigneurie.

39Toutefois, à partir du début du xiii^e siècle, les rachats des parts de seigneurie du port d’Avignon engagées par l’œuvre du pont du Rhône montrent, à côté des seigneurs traditionnels, comme les Augier, les Amic, les Avignon, les Imbert, les Raimond, les Aramon et les de Garde, une foule de très petits détenteurs qui vendent ou cèdent des portions parfois très infimes de ce droit. Le comte de Forcalquier fait lui aussi don de ses droits sur le port en 1202, ainsi que les institutions ecclésiastiques d’Avignon, comme le chapitre cathédral, qui avait une petite part dans cette affaire, et l’évêque (Pansier, 1922).

40Pourquoi toutes ces ventes et cessions ? Il faut dire que la fin du xii^e siècle n’est pas favorable aux anciennes familles aristocratiques et aux petits seigneurs urbains. Les aliénations de biens, privilèges ou droits, en échange d’argent comptant, sont nombreuses et provoquées par un contexte économique particulièrement inédit. Tout passe désormais par le commerce. Le métier des armes et le train de vie des nobles coûtent cher et les familles de l’aristocratie ancienne doivent rivaliser avec un nouveau groupe d’habitants, marchands et artisans, en mesure de mobiliser de gros capitaux. De plus en plus de familles avignonnaises − mais aussi celles des villes environnantes − vivent, de près ou de loin, de la richesse du fleuve. Cette ressource était le vrai moteur du développement de la ville. Toucher à son utilisation signifiait rompre les anciens équilibres, provoquer des résistances importantes parmi les anciens détenteurs des droits et les obliger ainsi à changer d’habitudes et de style de vie. L’appropriation des rives d’un fleuve et la mise en place d’un système fixe de passage, qui annulait les anciens privilèges liés à la traversée, étaient avant tout une affaire politique. Une affaire qui nécessitait une volonté et une détermination capables de casser les anciennes traditions. Le mérite de cette révolution revient aux citoyens d’Avignon au moment où ils forment un organisme politique autonome : la commune.